Vertiges du cinéma du réel

Transcription

Vertiges du cinéma du réel
GAUCHEBDO
No 9
4 mars 2011
8
C U LT U R E L L E
Vertiges du cinéma du réel
GENÈVE • Le Festival du Film et forum international sur les droits humains (FIFDH) présente une série de
documentaires dénonçant les atteintes quotidiennes aux libertés fondamentales et l'exploitation de l'humain.
D
evenu symbole de l'opposition de
gauche à Berlusconi, l'écrivain italien Antonio Tabucchi, invité du
FIFDH, aime à citer cite le texte emblématique de Pasolini, Je sais. Ce que
Pasolini dit de l'écrivain semble pertinent pour la figure du cinéaste documentaire telle qu'elle se dégage de certains films présentés jusqu'au 13 mars
dans le cadre du Festival genevois. Soit
quelqu'un «qui met en relation des faits
même éloignés, qui rassemble les morceaux désorganisés et fragmentaires de
toute une situation politique cohérente
et qui rétablit la logique là où semblent
régner l'arbitraire, la folie et le mystère».
Michael Moore danois au Congo
«Je veux savoir», ne cesse de rappeler le
réalisateur danois Frank Piasecki Poulsen. Caméra à l'épaule, le désespérant
et hallucinant Blood in the mobile nous
plonge avec une noire ironie distanciée
dans les trafics d'une mondialisation
prédatrice. Certains composants des
téléphones portables et ordinateurs
viennent des riches sous-sols africains
(le coltan, la cassitérite et la bauxite du
Nord Kivu). L'argent déversé pour obtenir ses matières premières sert à financer des groupes armés au sein de
conflits civils. Ainsi en va-t-il de la République démocratique du Congo, où les
affrontements civils, instrumentalisés
notamment par le Rwanda et l'Ouganda voisins, ont fait plus de 5 millions
de morts et 300'000 femmes violées
dans l'indifférence quasi générale
depuis 16 ans.
Plus Michael Moore que jamais, le
cinéaste affiche sa fausse candeur éconduite par les chargées de communication de Sony Eriksson, les hommes d'affaires africains et un major des casques
bleus au Congo. Dans la région du Wilikale à la mine de Bisie, c'est l'armée
nationale qui contrôle la zone. Elle perçoit des taxes sur des mineurs souvent
enfants, les enfermant dans une spirale
de dépendance économique mortifère.
L'ensemble est mis en situation par une
caméra subjective. Le documentariste
se demande si la situation est si différente que sous le régime de terreur
coloniale du roi des belges Leopold II.
Qui siphonna, de 1884 à 1908, le Congo
de ses richesses en massacrant la moitié
de sa population. Car Nokia, qui
compte aujourd'hui 100 000 employés,
avoue son impuissance à une politique
de transparence, alors qu'une simple
Film d’animation d’Ali Samadi Ahadi, «The Green Wave» relate la réélection contestée en Iran de Mahmoud Ahmidanejad en juin 2009, la protestation populaire qui s'ensuivit et sa violente répression.
indication sur ses fournisseurs lui est
demandée. La multinationale était au
19e siècle une entreprise de bottes en
caoutchouc dont la matière première
venait précisément du Congo. Qu'en
est-il de sa responsabilité sociale?
Réponse de Nokia: impossible d'assurer
une traçabilité des matières premières
présentent dans le mobile fabriqué.
Mensonge que le documentaire
démonte avec une précision scientifique.
Blood in the mobile est un film-filet
accueillant la totalité des maux qui
enserrent son champ d'investigation.
Simplement la mécanique glacée d'une
sorte de néo-colonialisme économique,
le cauchemar tranquille d'une terreur
aveugle, d'autant plus pernicieuse
qu'elle apparaît ici comme absolument
rationnelle. Sur les principes du
contraste et d'une infernale dynamique
de cause à effet, l'opus parvient à un
remarquable équilibre entre docu choc
façon Michael Moore et objectivité du
constat. Une réalisation qui n'est pas
sans évoquer Le cauchemar de Darwin
d'Andreas Sauper sur l'industrialisation
forcenée de la pêche à la perche du Nil
et les conséquences perverses de son
commerce.
Errance sans fin
«Les rêves résonnent, imposent au
temps leur rythme. Puis dans un grand
chamboulement intérieur, la solitude
vibre et résonne», écrit au détour d'un
poème, l'écrivaine et journaliste bangladaise Taslima Nasreen, invitée
vedette du FIFDH. Contre toutes les
oppressions et les injustices, cette
moderne Antigone est de ces femmes
qui se battent avec leur plume, parfois
au péril de leur vie. D'une facture
conventionnelle, émotionnelle et peu
analytique, le documentaire Taslima
Nasreen, sans domicile fixe, signé Jenny
Keguigner, dévoile en creux qu'il n'est
guère aisé de devenir une «apatride»
en Occident. Et surtout un symbole de
résistance au fondamentalisme religieux et de la lutte pour le droit des
femmes. D'exil intérieur en déracinement forcé Nasreen, chemine à l'étranger broyée par la Realpolitik et une
administration indienne plus que réticente à la voir revenir. C'est le sentiment de perte irrémédiable d'un lien
organique avec la terre natale qui
domine.
En 1994, dans le sillage de la publication de son roman La honte, Nasreen
est condamnée à mort par une fatwa
issue des fondamentalistes musulmans
de son pays, dont les autorités l'accusent de blasphème. L'ancienne gynécologue au ton compassionnel témoigne
de l'oppression des femmes, considérées, selon elle, comme des «objets
sexuels, des êtres de seconde classe»
dans les pays où les hommes et la Charia, la loi islamique, font justice et
police.
Le FIFDH s'affirme comme «une tribune libre face à l'ONU». Comment,
dès lors ne pas se souvenir que le
Conseil des droits de l'homme de
l'ONU, basé à Genève, émet le 27 mars
2008, une résolution qui contraint sévèrement la liberté d'expression en cas
d'«islamophobie»? Ce, grâce au vote du
Bangladesh, qui a joint sa voix à celle
de 20 autres pays contre les Etats européens membres. Aux yeux de Nasreen
interviewée en 2009, «en condamnant
le "blasphème" et en tentant d'assimiler la critique des religions à la "diffamation" ou au "racisme", ce texte signe
purement et simplement l'arrêt de
mort de la liberté d'expression».
Révolution animée
L'animation moyen-orientale se porte
bien. Après l'Iranien Persepolis, l'Israélien Valse avec Bachir, voici The Green
Wave. Le reportage documente la
réélection contestée en Iran de Mahmoud Ahmidanejad en juin 2009, la
protestation populaire qui s'ensuivit et
sa violente répression. Sur un plan formel, le réalisateur iranien émigré en
Allemagne Ali Samadi Ahadi mêle le
cinéma d'animation à des entretiens,
des vidéos amateurs et des blogs. Le
cinéaste signe une oeuvre aussi étrange
que pénétrante pour documenter la
révolution verte iranienne. Le trait net,
coupant, volontiers simpliste des dessins et des figures d'animation ne
concurrence pas les images d'archives
de protestation populaire ou les interviews de personnalités comme Shirin
Ebadi, Prix Nobel de la Paix. A travers
un journal intime issu d'un blog et délié
sous forme animée, on apprend que des
milliers de victimes sont entassées, violées, battues jusqu'au coma, voire à la
mort.
Cette révolution verte à l'ère de Facebook et Twitter fut jugulée par les autorités iraniennes notamment par des saisies de téléphones cellulaires et d'ordinateurs personnels que ce cinéma du
réel d'un genre hybride éclaire. Le salut
récent d'Ahmidanejad à la lutte du
peuple libyen pour sa liberté apparaît,
en écho, comme une stratégie de communication d'un ordre islamico-militaire suranné aux abois face à une jeunesse inventive et une société civile,
pour une part, ouverte au monde. Par
sa détermination et sa fragilité même,
cette résistance aura préfiguré l'actuel
Printemps des Peuples arabes. La
révolte s'y est propagée via un usage
inédit d'internet et des réseaux sociaux,
comme cela s'est déroulé depuis, selon
des modalités et des motivations parfois
autres, en Tunisie, en Egypte et de
manière beaucoup plus contrariée et
réprimée en Chine.
B E R T R A N D TA P P O L E T
Maison des Arts du Grütli et Alhambra, Genève,
jusqu'au 13 mars. Rens. sur www.fifdh.org
Des compositeurs qui ont marqué le siècle dernier joués à Lausanne
MUSIQUE CLASSIQUE • Après György Kurtag et son chef-d’œuvre «Kafka-Fragmente», le Conservatoire de Lausanne
accueillera le 21 mars les compositions de Pascal Dusapin, Edgar Varèse et Iannis Xenakis.
U
ne voix, un violon, un chef-d'œuvre, interprété au Conservatoire de Lausanne par
deux artistes remarquables, Caroline Melzer
soprano et Nurit Stark violon. Les Kafka-Fragmente saisissent par leur intensité, par leur intimité touchant à l'universel questionnement
humain, avec le motif récurrent de la marche, du
voyage, du chemin, ce «vrai chemin» qui «passe
par une corde… presque au ras du sol… plus destinée à faire trébucher qu'à être parcourue». Apre,
bouleversant, drôle aussi par moments.
György Kurtag laisse résonner les textes de Kafka,
juste quelques mots, quelques phrases, en révèle
l'ambiguité, les contradictions, l'ironie, en une
suite de quarante pièces aphoristiques où la
musique devient geste, aveu, complicité entre
deux génies créateurs, juifs l'un et l'autre avec tout
ce que cela comporte de parenté culturel et de
drame vécu. Le choix d'associer un soprano et un
violon est déjà emblématique de leur tradition.
L'autodérision de certains passages aussi. Ainsi la
dernière pièce évoquant deux serpents qui rampent dans la poussière: Marta et moi, signe Kurtag! Marta, c'est sa femme, pianiste, unie à toute
sa vie créatrice.
La musique du compositeur hongrois, né en 1926,
n'appartient à aucune école; mais on y décèle
l'héritage de toute l'histoire de la musique, celle
d'hier et celle d'aujourd'hui, qui induisent une
écriture personnelle, dépouillée et infiniment
expressive. Après des études à Budapest, il travaille à Paris avec Darius Milhaud et Olivier Messiaen, suit les concerts du Domaine musical dirigé
par Pierre Boulez, puis repart en Hongrie où il
enseigne à l'Académie Franz Liszt. Il doit attendre
1981 pour que sa qualité de compositeur atteigne
un renom international.
«La musique a besoin de nouveaux
moyens d'expression»
Autres compositeurs qui ont marqué le 20e siècle
musical, Varèse, Xenakis et Dusapin seront à l'affiche du prochain concert de la Société de
musique contemporaine de Lausanne, le 21 mars,
interprétés par l'Ensemble contemporain de la
Haute Ecole de musique de la ville, l'Ensemble
Numascae, sous la direction de William Blank.
Edgar Varèse, né à Paris en 1922, mort à New York
en 1965, a tenu des propos devenus d'autant plus
célèbres qu'ils annonçaient le futur: «La musique,
qui doit vivre et vibrer, a besoin de nouveaux
moyens d'expression, et la science seule peut lui
infuser une sève adolescente. Je rêve les instruments obéissant à la pensée et qui, avec l'apport
d'une floraison de timbres insoupçonnés, se prêtent aux combinaisons qu'il me plaira de leur
imposer et se plient à l'exigence de mon rythme
intérieur.» Il se trouve que Iannis Xenakis (19222001), qui mettra précisément au point un programme informatique de composition musicale, a
écrit en 1958 une courte pièce en guise d'interlude
pour une œuvre de Varèse présentée lors de l'Exposition universelle de Bruxelles!
La vie du compositeur grec, né en Roumanie, mais
regagnant son pays d'origine à 10 ans, a connu des
heures dramatiques: Xenakis s'engage dans la
Résistance en 1941, rejoint le parti communiste,
sera emprisonné plusieurs fois par les Italiens, puis
par les Allemands, sera blessé par un obus reçu en
plein visage. Il réussit à quitter la Grèce en 1947,
est condamné à mort par contumace pour terro-
risme politique. Il passe par Paris où il entre
comme ingénieur dans l'atelier de Le Corbusier (il
est en effet aussi architecte et mathématicien) et
suit les cours de Messiaen. En 1962 il commence à
composer avec des données calculées par ordinateur. Il en résulte une musique riche, directe, qui
subjugue.
Quant à Pascal Dusapin, son parcours de vie est
moins tourmenté. Né à Nancy en 1955, il fut élève
lui aussi de Messiaen... et de Xenakis, après des
études d'arts plastiques et de sciences. Sa réputation n'est plus à faire. Son but: être entendu, transmettre l'émotion et témoigner de son rapport au
monde sans s'embarrasser de questions esthétiques. Il était au programme de l'Opéra de Lausanne en 2003 avec «Niobé» et «Médée».
Une trilogie de compositeurs qui promet donc une
soirée captivante avec, en prélude, une présentation du musicologue Philippe Albéra
M Y R I A M T É TA Z - G R A M E G N A
21 mars, Conservatoire de Lausanne (HemuL), 2 rue de la
Grotte, à 20h15; présentation du programme à 19h. Prix des
places: Fr. 23.-; étudiants, apprentis, AVS Fr. 15.-

Documents pareils