Le Hasard de Kieslowski
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Le Hasard de Kieslowski
Hasard, mémoire et… devenir, Przypadek, de Krzysztof Kieślowski (1981) Le Hasard est l'occasion pour Kieślowski d'expérimenter un nouveau type de narration et de filmer au conditionnel. Ce nouveau procédé est en phase avec les préoccupations majeures du réalisateur polonais qui s'est déjà écarté du documentaire stricto sensu et cherche alors à renouveler son langage dans de grandes fictions : montrer avec fluidité comment un incident, un hasard peut orienter notre destin. Et quelle est notre véritable part de choix et de responsabilité dans la suite des événements. Witek, un jeune Polonais qui vient de perdre son père, s'interroge sur la poursuite de ses études. Il doit attraper un train pour Varsovie. C'est sur le quai de la gare de Łódź que Le Hasard s'en mêle. Trois fois nous reverrons la même scène où Witek demande son billet, bouscule un vagabond et court pour attraper le train qui prend déjà de la vitesse. Selon qu'il l'attrapera ou non, Witek fera des rencontres et des choix de vies radicalement différents. Première option : Witek monte in extremis dans le train où il rencontre une ancienne connaissance de son père, Werner, membre du Parti (communiste) qui le présente à Adam, responsable et ami de longue date. Witek devient membre actif, et l'on utilise sa jeunesse et son inexpérience pour l'envoyer discuter avec le personnel d'un hôpital en révolte contre l'autorité. Cet engagement va à l'encontre de la relation qu'il a renouée avec son ancienne amie, Czuszka. Elle distribue des publications clandestines (les fameux samizdats). Elle est arrêtée en pleine rue, aux côtés de Witek protégé par son nouveau statut, mais ébranlé par l’événement. À sa sortie de prison, il cherche à la revoir, mais elle le fuit : ils sont passés, décidément, chacun d'un côté de la barrière. Witek doit prendre un avion pour Paris, mais les passeports tardent à venir puis u grève retarde le départ. Seconde option : Witek tente d'attraper son train, un agent de la gare l'en empêche, Witek le frappe, ainsi qu'un homme de la milice qui s'interpose. Witek est maîtrisé, puis jugé et condamné à un mois de travaux d'intérêt général. C'est là qu'il rencontre un membre de l'opposition, qu'il rejoint. Parmi eux, il renoue aussi avec la foi catholique et demande à être baptisé. Sur son chemin, une autre femme, Wera, la sœur de son ami parti au Danemark, entraperçu au début du film. Les opposants sont la cible de visites régulières, leurs appartements ou caches sont saccagés. Après un de ces incidents, Witek est soupçonné de trahison, alors qu'il était resté pendant ce temps chez lui avec Wera. Il doit se faire oublier, peut-être en prenant un avion pour Paris… Troisième option : Witek rate à nouveau son train, mais sans rixe. Il revient sur le début du quai où l'attend Olga, étudiante qui deviendra son épouse. Witek a repris ses études, il est médecin, chargé de cours. Il refuse de signer une pétition contre des étudiants menacés pour distribution de samizdats (y compris le fils du recteur). Witek explique qu'il ne veut s'engager, ni pour, ni contre. Le Doyen de la Faculté l'appelle chez lui un soir, lui donne rendez-vous dans une gare où il explique que son fils a été emprisonné et qu'il ne pourra pas assurer des cours qu'il devait donner en Libye ; il propose à Witek de le remplacer, même si c’est, peut-être, « son dernier voyage à l’étranger ». Le jeune homme accepte. Le Hasard fait encore son œuvre : la date du départ étant prévue le jour de l'anniversaire de sa femme, Witek demande à changer le billet pour le lendemain. Au lieu de passer par la compagnie polonaise initiale, il devra prendre l'avion d’une compagnie étrangère qui passe par Paris, ce fameux avion qu'il a déjà raté deux fois dans les deux autres épisodes. Il croise d'ailleurs rapidement à l'aéroport l'hôtesse qui apportait les billets dans la première option, le groupe d'opposants de la seconde option. Witek s'installe dans l'avion qui décolle… et explose. Le Hasard, film de maturité de Kieślowski, au dispositif digne d'une œuvre littéraire, avec ses multiples versions d'un même événement, assurera la popularité de l'œuvre et inspirera plusieurs autres films. Le plus connu est Lola, cours Lola (1998), film de Tom Tykwer (réalisera aussi Heaven, d’après un début de scénario de Kieślowski) où l’héroïne revit plusieurs fois la même scène avec de légères variantes qui mettent en danger sa vie et celle de son ami. Et Sliding doors, de Peter Howitt (1998) qui utilise le même procédé sur le ton de la comédie a été plusieurs fois cité. On voit s'ébaucher dans Le Hasard les versions alternatives mais aussi les croisements et les signes qui peupleront les dernières œuvres de fiction : La Double vie de Véronique, bien sûr, puis Les Trois couleurs. Weronika et Véronique vivent deux existences parallèles et doivent prendre des décisions qui influeront sur leur vie et leur mort. Quant au film-testament de Krzysztof Kieślowski , Trois couleurs : Rouge, il mêle les destins d'un ancien juge, Joseph, et de son double jeune, Antoine, le second semblant reproduire le comportement de son aîné, confronté à la trahison et au poids de la Justice. Le Hasard fait aussi la part belle à la mémoire : il a commencé par une série de séquences rapides que l’on peut assimiler à des souvenirs, ou à des vues idéales du passé de Witek. En effet, lorsqu'on revoit une seconde fois les premiers plans tournés dans un hôpital à Poznan, en juin 1956 (date du Soulèvement de Poznań, premier mouvement populaire contre le régime communiste, réprimé dans le sang), il explique qu'il lui semble souvenir de cette scène, le jour de sa naissance, le 26 juin. La scène ultime du film pourrait nous faire penser que ces images correspondent au défilement rapide des événements de sa vie, le travail de la mémoire au seuil de sa mort. Surtout que le film nous apprend qu'elles ne sont pas forcément exactes, par exemple le départ de son ami pour le Danemark, à propos duquel on précise qu'il n'aurait pas dû y avoir d'automobile dans le plan. Pendant ses visites à son père sur le point de mourir, Witek recueille aussi ses impressions du passé, subjectives. Le film est aussi un reportage sur des activités du Parti et de l'opposition : nous assistons à des assemblées des deux camps, à des préparations d'opérations, à des arrestations, à la réception et la distribution des samizdats, aux rencontres dans les lieux publics, où des oreilles et des regards indiscrets semblent aux aguets. Nous recueillons aussi les témoignages des uns et des autres sur leurs désillusions, leurs événements tragiques du passé (Werner et son ami ont été tous deux longuement battus aux jambes, et emprisonnés). La mémoire est donc présente, sans cesse, comme en chacun de nous, et conditionne le présent et les décisions pour le futur devenir de Witek : Hasard, mémoire… et devenir. Car, avec ses trois versions de la vie, Le Hasard est bien un film sur le devenir, et sur la façon dont le Destin, à un moment crucial du quotidien (ici sur un quai de gare) peut modifier notre existence et donc le déroulement même de tout le temps qui va suivre. Pour Kieślowski, qui doutait beaucoup, il y avait tout de même quelques certitudes : notamment l'importance, voire la mainmise de la Fatalité dans les inflexions de notre vie. Souvenons-nous de l'importance de ce même hasard dans les scènes-clés de Tu ne tueras point, épisode célèbre du Décalogue du même réalisateur. Le jeune meurtrier dans sa cellule évoque l’accident fatal pour sa sœur, l’avocat s’adresse au Juge et explique qu’il était à quelques pas de l’accusé avant qu’il prenne le taxi où il a commis son meurtre. Dans les deux cas, ils remarquent qu’à un détail près, la marche du destin aurait pu être arrêtée, s’ils avaient su, et que « tout aurait pu être différent ! » Les principaux acteurs du Hasard sont pour la plupart des grands noms du théâtre ou du cinéma polonais de l'époque : Tadeusz Łomnicki (Werner), Zbigniew Zapasiewicz (Adam, comédien fétiche de Krzysztof Zanussi), et Witek lui-même est interprété par Bogusław Linda qui deviendra rapidement un acteur et réalisateur célèbre. On remarque aussi dans la première partie Jerzy Stuhr (La Cicatrice, l'Amateur, le Calme, Blanc…) en jeune chef du Parti. La musique, au thème entêtant, est de Wojcek Kilar qui a signé toutes les musiques de Zanussi et de nombreux films polonais et étrangers, et dont ce sera la seule collaboration avec Kieslowski. Le Hasard a aussi son histoire : terminé l'année de l'instauration de l'Etat de guerre en Pologne, il a bien failli ne jamais voir le jour, écarté plusieurs années par la censure. Irena Strzałkowska, directrice générale de Tor, à l"époque responsable au Bureau de la Cinématographie, s'était vue notifiée que ce film devait être « mis à l’index et jamais être montré au cinéma, ni en Pologne, ni a l'étranger. » Lorsqu'il sera finalement demandé par Gilles Jacob pour la sélection du Festival de Cannes, six ans plus tard, elle obtiendra l'autorisation de préparer un sous-titrage français et ce film, le premier de Kieślowski présenté à l'Ouest, sera présenté en 1987 dans la sélection Un certain regard. L'année suivante, ce sera le tour de Tu ne tueras point… une version longue d’un des épisodes du Décalogue, qui bousculera la critique et le public et révélera vraiment Krzysztof Kieślowski au public occidental. [Alain Martin c/o IrenKa, mars 2013] En savoir plus sur Kieslowski : www.Kieslowski.eu En savoir plus sur le film Le Hasard et Kieslowski et la Fatalité : Kieslowski, un autre regard par Alain Martin (2010) c/o IrenKa