L`écrivain DH Lawrence, lecteur de l`Apocalypse

Transcription

L`écrivain DH Lawrence, lecteur de l`Apocalypse
L’écrivain D. H. Lawrence,
lecteur de l’Apocalypse
JACQUES JULIEN
Résumé : La théologie repose sur les actes de lire et de produire des
textes. Il existe à ce sujet plusieurs théories concernant la lecture et
l’interprétation. Cet article se réfère surtout à l’implication du lecteur
au sein d’une communauté interprétante. Ce lecteur, D. H. Lawrence,
est également un écrivain qui lit, avec ses préoccupations et ses
attentes professionnelles, un texte, l’Apocalypse, d’un autre lecteur-écrivain, Jean de Patmos ». L’examen des documents relatant les circonstances qui ont mené Lawrence à la rédaction de sa propre Apocalypse ne permet pas d’étudier tous les paramètres d’une lecture dans
laquelle s’implique le lecteur. Cependant, l’observation du travail fait
par le lecteur-écrivain suggère des questions à approfondir en ce qui
concerne les contextes de la lecture, en particulier la liturgie et la lectio divina, la communauté interprétante, culturelle et croyante.
«
Summary: Theology is built upon the acts of reading and producing
texts and there are many theories concerning reading and interpretation. This paper is interested in the self-implication of a reader who is
also a member of an interpreting community. D. H. Lawrence is a reader and a writer studying, with his own préoccupations and professional expectations, a text, the Apocalypse by another reader-writer, "John
of Patmos." The examination of the documentation about the circumstances that led Lawrence to the writing of his own Apocalypse will not
lead to an exhaustive study of all the parameters defining the work
done by a self implicated reader. However, the observation of what is
done by this reader-writer (Lawrence) puts forward a list of questions
that would need to be considered regarding the contexts of any reading, especially liturgy and lectio divina, and the interpreting community as a community of culture and faith.
Dans le dernier livre qu’il 6crivit, Apocalypse (1930), David Herbert Lawrence nous fait le récit de son parcours de lecteur des Ecritures : d’abord
enfant, « imbibe » de la Bible, impregne itisqu’A la natis6e, puis finalement, - bien que malade et mourant - lecteur vigoureux, al1t011oITle et
contestataire a la recherche d’une lecture nourrissante. Que pourra-t-on
Jacques Julien (7, rue des Alizés, Ville de Lac-Brôme, QC JOE 1V0) est
théologie, éthique et philosophie, Université de Sherbrooke, Québec.
©
2001 Canadian
Corporation
for Studies in
doctorant, Faculté de
Religion / Corporation Canadienne des Sciences Religieuses
36
apprendre de son
travail? Cet article s’int6resse moins a la lecture du texte
n6o-testamentaire donn6e par 1’auteur et, de fa~on plus g6n6rale, a son
orthodoxie ». Je suivrai plut6t les traces de son parcours telles que
1’6crivain les a laiss6es dans son texte. Cette figure d’un parcours » deja
fait et dans les marques duquel repassent d’autres lecteurs vient se placer
dans un ensemble theorique gouvern6 par la meme figuration: les
theories des horizons de lecture, de la reception, de l’implication du lecteur (fictif) au sein d’une communaut6
interpr6tante (entre autres: Iser,
Jauss, Fish; voir par exemple Adams et Searle 1986). En particulier, 1’attitude de Lawrence est r6v6latrice de ce que sont les attentes d’un lecteur,
ses interrogations face a un texte, des liens entre ce texte
particulier et
son experience personnelle. La question se
aussi
de
savoir
pose
jusqu’a
quel point cette lecture de ce texte particulier n’est pas la recherche
interessee d’appui a une « these » personnelle. Recherche qui rendrait la
lecture selective, « injuste » et fausse », allant jusqu’a faire omettre des
pans entiers de l’oeuvre a lire.
«
«
«
Amarrages de cette lecture
La matière de cet article est une lecture de la lecture. C’est la suite
donnee et 1’aboutissement d’un enchainement de lectures qui constituent
un réseau, un rhizome pour
reprendre une m6taphore propos6e par
Gilles Deleuze dont le chapitre sur « Nietzsche et saint Paul, Lawrence et
Jean de Patmos (1993) a donn6 lieu à cette étude. L’auteur y met en
parallele le commentaire de Lawrence dont on parle ici et l’Antéchrist de
Nietzsche. Se trouvent en notes, les amarrages que Deleuze fait a d’autres
textes de Lawrence, des renvois par lesquels le critique nous donne le
contexte dans lequel il situe la lecture que Lawrence a faite de 1’Apocalypse.
Une question se posera, mais que nous mettrons de cote aussit6t
qu’6voqu6e. En quoi l’Apocalypsede « Jean de Patmos ( j’adopte, sans le
discuter, ce nom fictif que Lawrence et Deleuze donnent a I’ auteur » de
1’A~ocalvpse), sans dotite compilateur d’apocalypses antérieures, a-t-elle
servi » le systeme de D. H. Lawrence, tout comme l’interpr6tation de
celui-ci « sert
Gilles Deleuze dans sa critique de ses coll~gues « penseurs » et des formes de la societe contemporaine? « Le christianisme,
6crit Deleuze, et Jean de Patmos avant tout, ont fond6 un nouveau type
d’homme, et un type de penseur qui dure encore aujourd’hui, qui
connait un nouveau regne : l’agneau carnivore - l’agneau qui mord, et
qui crie ’au secours, que vous ai-je fait? c’6tait pour votre bien et pour
notre cause commune’. Quelle curieuse figure, celle du penseur
moderne
(Deleuze 1993: 53). Plus précisément, à partir de ses lectures
de Nietzsche et de Lawrence, lecteurs de Paul et de Jean, le philosophe
fran~ais se livre a une severe critique du christianisme en tant que facteur
de civilisation d~bilitante, civilisation de l’individu, de I’abandon de la
puissance et de la promotion du ressentiment. Christianisme qui aurait
»
»
«
»
»
37
le modèle donn6s par le doux Christ, 1’amour du proRouge, le christianisme de 1’auto-glorification de 1’humble et de sa vengeance. « There is Jesus - but there is
]
John the Divine. There is Christian love - and there is Christian envy, [
two
sides
of
the
are
same
medal
(144).
they
Lawrence aurait repris a son compte le martèlement critique de
Nietzsche (qui, 6crit Deleuze, « n’etait pas le premier. Ni meme Spinoza.
Un certain nombre de &dquo;visionnaires&dquo; ont oppose le Christ comme personne amoureuse et le christianisme comme entreprise mortuaire » (511)
et s’en serait pris au christianisme a propos du renoncement, de 1’amour
et de 1’6galit6. Negation inacceptable de la puissance qui devrait primer
sur ]’amour: , « Man is a being of power, and then a being of love » (Fra~=
ment, App. I, 163). 11 faut ensuite un 6quilibre entre elle et I’amour, tout
aussi important. Le christianisme, pense Lawrence, s’est concentr6 seulement sur 1’amour et sur l’individu. 11 a ainsi perce une brèche irreparable
entre la puissance et 1’amour. Au chapitre trois de son Apocalypse, Lawrence 6crit qu’il existe une energie, un courant de la puissance, et les
hommes sont a leur meilleur quand ce courant passe. Lorsque la puissance est ni6e, puisqu’il faut bien que la societe soit gouvern6e, s’installent ~ sa place I’autorit6 incarn6e par les technocrates, les ministres, les
fonctionnaires, des personnages qui ont de l’autorité mais pas de puissance. Alors que la puissance est collective, I’amour est individuel (ton prochain). Le christianisme en repoussant la puissance au deuxieme rang
(« rendez a Cesar ») a laisse le champ libre aux mediocres « whose motto
is: we have nothing and therefore nobody shall have anything » (Lawrence 1980: 145 [quand elles ne sont pas identifi6es autrement, toutes les
references sont a cette 6dition de 1’Apocalypse] ). Ceux-ci sont des démocrates
( no man must do more than another man » ) (147), alors que seuls les
aristocrates peuvent atteindre les racines de l’âme.
trahi l’intention
et
chain, pour adopter celui de Jean le
...
La
production du texte
David Herbert Lawrence, ne le 11 septembre 1885 dans une region
miniere du nord de 1’Angleterre (Eastwood, Nottinghamshire) est mort
en France le 2 mars 1930, a Vence. Au moment ou s’6veille son int6r~t
pour 1’Apocalypse, vers 1923, D. H. Lawrence a d6jA termin6 des textes porteurs de certains des themes actifs dans 1’Apocalypse: Fantasia of the unconscious, dans laquelle on trouve « un expose plus g6n6ral concernant les
plans, les centres ou foyers, les milieux, les parties de 1’ame » (Deleuze
1993: 66, n. 23) et il a commence, en mars 1923, The Plumed Serpent, un de
ses recueils les plus c6l~bres. En f6vrier et en mars 1924 il fait paraitre
On human desdeux articles importants : « On being religious » et
tiny » (Phoenix II, 628). « These essays, 6crit Mara Kalnins, pose what was
always for Lawrence the central question facing humanity in every age:
«
38
&dquo;How shall Man put himself into relation to God, into a living relation?&dquo;
( On being religious ») (Lawrence: 91 ) .
Au depart du travail de Lawrence sur l’ Apocalypse de Jean, il y a un
manuscrit que lui a fait parvenir au Mexique un certain Frederick Carter
(1883-1967), décrit comme 6tant « an English painter and mystic (MK,
3) dans la tradition ouverte par le grand William Blake (1757-1827) - et
Blake appartenait aussi a la confession « Nonconformist » de dissidents
de
d’Angleterre, tout comme Lawrence. Le texte et les dessins de
Carter raviverent 1’interet de Lawrence pour la Bible et les deux hommes
entretinrent une correspondance a partir de 1923. Cet appel a la collaboration se n6gociera pendant plusieurs ann6es et se terminera par une
m6sentente. N6anmoins, Lawrence 6crira une « Introduction au Dragon
de Carter, un texte de quelques cinq ou six mille mots. Cependant, en
marge de ce travail de commande qui lui impose trop de contraintes, il
d6veloppe sa propre interpretation en un manuscrit personnel qui finit
par grossir jusqu’a 25 mille mots en janvier 1930. C’est pourtant encore
un texte inachev6. A
partir de fevrier, Lawrence, malade, presque moune
rien
rant,
y ajouter. « Have not finished my longer essay on
pourra plus
Revelation - am abandoning it » (Lawrence 1980: 22).
Ce livre, le dernier de la carriere de cet 6crivain, ]’tin des plus
celebres et des plus controvers6s de l’Angleterre contemporaine - sa
propre vie finissante est un combat pour la libert6 d’expression - , est un
livre hautement personnel, humain. Ce serait toutefois une exag6ration
m6lodramatique que de le considérer comme 6tant le « testament de
Lawrence. Son ami Richard Aldington a souligne au contraire 1’6nergie
qui s’en degage : « the remarkable thing is that a book by a dying man
should contain so much energy, physical energy (xxix). Mara Kalnins
suggere que c’est un texte dans lequel, comme chez le po~te americain
Walt Whitman, on fait la rencontre de 1’homme. « He could have echoed
Whitman truly, for who touches Lawrence’s book touches a man (Introduction : xxix). Lawrence ~crit en effect son Apocalypse de façon tr~s personnelle et sa voix y perce souvent le texte, cxclamative, moqueuse, injuste,
ent~t6e et po6tique.
La lecture de 1’article de Gilles Deleuze nous avait d’abord dirig6 vers
la traduction fran~aise de 1’Apocalypse de Lawrence établie par Fanny
Deleuze (Balland 1978), traduction malheureusement dépourvue de tout
appareil critique. Les analyses de cet article sont donc plut6t fondees sur
1’6dition du texte qu’a donn6e Mara Kalnins (Lawrence 1980) pour
1’6dition critique des oeuvres completes de 1’6crivain. Au lieu du seul texte
traduit par Fanny Deleuze, cette 6dition nous donne a lire deux groupes
de textes de Lawrence. Trois furent publics : un compte-rendu pseudonyme du Book of Revelation (1923), un livre de John Oman, théologien
presbytérien, donn6 a Adelphi en avril 1924, Introduction to the Dragon of the
Apocalypse bv Frederick Carter, rédigée entre 1929 et 1930, et 1’Apocalypse ellememe. Enfin, cette 6dition critique ajoute trois in6dits qui 6talent des
I’tglise
39
brouillons que Lawrence n’avait pas int6gr6s au manuscrit qu’il destinait à
la publication: les Fragments 1 et 2; et Apocalypse II. Cet ensemble de six
textes nous initie a la fa~on de travailler de Lawrence. Plus pr6cis6ment,
puisqu’il nous donne a lire les notes de 1’6crivain lisant et relisant, la
plume a la main, le livre de Jean de Patmos, on peut mieux saisir, en
action, le processus de va-et-vient qui constitue la d6marche meme de
Lawrence, une attitude qui était familiere a une certaine tradition de la
lectio divina (par exemple: Guillaume de Saint-Thierry, Orationes meditati-
vae).
Re-lire, re-entendre la Bible
Pour D. H. Lawrence, le travail sur I’Apocalypse a 6ti6 d’abord et avant tout
l’occasion de reprendre activement le fil d’une lecture interrompue de la
Bible. Interruption toute apparente cependant, juste sans doute uniquement en ce qui concerne la lecture des textes imprim6s. Pour ce qui
regarde la mémoire des textes entendus toutefois, le fil de la lecture
meditative n’a jamais ete rompu. C’est pr6cis6ment cette mémoire que
r6vellie et que stimule la correspondance inatigur6e par Frederick Carter.
S’il est vrai que toute lecture se fait sous un certain contr6le, une dominance excerc6e par le texte lu ou a lire, il s’agit ici plut6t d’un travail
ravive et poursuivi sur un texte encore tritLir6 par la memoria. Chez Lawrence, le texte prioritaire, originaire et d6finitif, c’est celui qui a ete
entendu et mémorisé dans la liturgie d’autrefois, dans des conditions de
lecture » qui sont tout a fait celles de la lectio divina: annonce, performance de la Parole, avant d’etre - et plut6t que - lecture des yeux :
from earliest years right into manhood, like any other nonconformist
child I had the Bible poured every day into my helpless consciousness, till
there came almost a saturation point [
] these ’portions’ of the Bible
were douched over the mind and consciousness, till they became soaked in,
they became an influence which affected all the processes of emotion and
thought [ ... 1. I was brought up on the Bible, and seem to have it in my
bones» (Introduction: 54).
Le texte que la m6moire avait ainsi enregistre etait porteur de toutes
les composantes de l’oralit6, en particulier des caract6ristiqties de la voix
elle-meme, proclamant et prechant. tcrivain, Lawrence etait sensible aux
niveaux de langue employ6s dans la proclamation et dans la predication.
II avait grave dans la « cire de la memoire » le contraste saisissant entre la
proclamation des tcritures faite dans la langue « royale » (la version King
James de la Bible), sans doute soigneusement - et peut-etre de fa~on ridicule - articul6e, et la langue du pr6dicateur, commune et « vulgaire ~::
the pie-pie mouthing, solemn, portentous, loud way in which everybody
read the Bible, whether it was parsons or teachers or ordinary persons. I
dislike the &dquo;parson&dquo; voice through and through my bones ». Or, c’6tait de
l’ Apocalypse, en particulier, qu’on extrayait le plus volontiers ces grandes
«
«
...
«
40
sonores qui correspondaient bien a la destination
originale de
certaines hymnes du livre de Jean de Patmos.
Cet ancrage de la m6moire du texte dans la performance de la liturgie (cette nidification dont parle Fish : « institutional nesting ») oblige à
tenir compte de la communaut6 interpr6tante (Fish, mais aussi Josiah
Royce), dont l’intervention contextualisante est elle aussi fondue dans la
m6moire du texte. N’est-ce pas la communaut6 interpr6tante qui a d6termine le canon et qui a aussi r6gl6 les paramètres de la proclamation?
D’autre part, le texte qui parvient pour la premiere fois a un nouveau lecteur n’est pas un texte vierge: c’est un texte d6jA parcouru, labour6,
marque par une tradition de strategies d’interpr6tation qui sont port6es,
toujours actives bien que recouvertes par 1’esth6tique des rites, au coeur
de la performance liturgique. Le nouvel interprete qui vient au texte ou à
qui vient le texte ne tarde pas a etre lui-même parcouru, stigmatisé par ces
strategies. A un point tel que « Interpretive strategies, 6crit Stanley Fish,
make texts rather than arising from them (Adams et Searle: 524).
Pour le jeune D. H. Lawrence, la communaut6 interpr6tante était
celle de I’assembl6e passive dans laquelle dominait la voix du pr~cheur.
Un precheur dont la rumeur des fortes exhortations poursuivait les
paroissiens dans leur vie quotidienne. Et Lawrence restait particulierement sensible - et irrit6 - aux faires des chr6tiens provoques par
ces lectures liturgiques. D’abord, il mettait en doute le caractere chr6tien
de ces actions. N’6taient-elles pas les actions revanchardes des d6munis
envieux, de ceux qui n’ont rien, qui regimbent dans leur position
d’esclaves et qui ne souhaitent rien autant que de prendre la place du
maitre, point de vue qu’adopte Gilles Deleuze? « From being bottom dogs
they were going to be top dogs : in Heaven (Lawrence 1932 : 13). ttant
donn6 cette aspiration fondamentale, la proclamation exaltée des visions
tonitruantes de Jean n’6tait-elle pas que la caution accordée au désir le
plus ardent des prol6taires? Et Jean de Patmos n’6tait-il pas Fun d’entre
eux, « une sorte de mineur gallois inculte », « Jean de Patmos, l’ouvrier,
le mineur, qui revendique 1’ame collective et qui veut tout pi-eildre (Deleuze: 59, 67)? Il apparait ainsi que le travail d’interpr6tation qui se
passe au sein de la communaut6 interpretante n’est pas que le d6ployment spirituel, intellectuel, parfois ludique d’un réseau d’interpr6tations
qui seraient n6es de la lecture et de la recherche de sens. Le travail qui
s’est fait IA, sans jamais se donner a d6couvert cependant, en est un de
pouvoir, de puissance, d’imposition de sens. C’est ce que suggère Stanley
Fish : « In the end, Fish’s theory leads to the study of social and institutionnal power, the power to impose meaning (Adams et Searle : 525). La
révolte de Lawrence, la hargne dont il fait montre a 1’egard de Jean de
Patmos, et a travers lui a 1’egard du christianisme et du judaisme - que
dire de la societe prol6tarienne de Eastwood et du pere mineur? - parait
s’etre trouv6e mise en branle par la proclamation dominatrice de la
phrases
»
41
Parole (I’tcriture et son commentaire), entretenue ensuite par la rumination constante de ces premieres auditions.
Chez Lawrence, le choix de 1’Apocaly~se propos6 par Carter se trouvait
donc d6j~ sur-d6termin6 par la proclamation liturgique anterieure toujours profond6ment ruminée par la m~moire. D’autre part, apres avoir
vainement tent6 de subjuguer, sinon de faire taire ce travail d’une
mémoire d6test6e, 1’6crivain cherche un texte qui lui permette de dire,
cette fois, - une derni~re fois - ce qu’il pense vouloir dire de fa~on autonome, originale. A la fin de sa vie, D. H. Lawrence veut 6crire quelque
chose qui soit significatif pour lui. 11 possede 1’habitudo du m6tier qui lui
permet de prendre a son propre compte les mat6riaux que la vie lui offre
et de les modifier en profondeur. Les notes que publient Mara Kalnins
montrent qu’il n’est pas revenu a 1’Apocalypse de Jean sans reticence. Faute
de mieux, pourrait-on dire. L’6crivain cherchait un texte qui lui
convienne, qui lui offrait assez d’aspérités et de crevasses (ces m6taphores
min6rales et minières) pour qu’il puisse s’y aggripper, le fragmenter, y
introduire sa propre vision des choses. Son propre livre, sa « revelation »
inachev6e, est sa tentative d’apporter un antidote a cette lecture ancienne
qui lui a empoisonn6 1’existence.
Cependant, la nausée ressentie par Lawrence ne lui est pas venue
seulement d’un bourrage de crane, d’une mémorisation forc6e. Le
degout vient également du fait que l’interpr6tation de la Parole, d’ou
qu’elle procede, du ministre aussi bien que du forgeron improvise maitre
du dimanche, était toujours la meme : dogmatique et moralisatrice. Lawrence d6testait le fait que la morale ait pris le pas sur le spirituel. La Bible,
pensait-il, n’6tait plus qu’un repertoire de maximes et de proverbes
moraux. Pas de
place pour l’interrogation ou la lecture vivante: on avait
tout compris ce qu’il y avait a comprendre dans les tcrittires. Or, ajoutaitil, il ne peut arriver rien de pire a un livre que la pensee qu’on l’a
penetre, qu’on le possede. C’est sa mort, la mort qui est survenue a la
Bible, dit Lawrence, pour bien des lecteurs qui sont certains de 1’avoir
« comprise
».
Les efforts
qu’il apporte a une nouvelle lecture en convainquent Lawla litt6rarit6 de la Bible comporte des composantes qui peuvent
r6sister;k cet aplatissement logique. En particulier les modes d’expression
dans lesquels les images sont maitresses. Pour les Anciens pr6-logiciens
(avant I’h6g6monie du logos), rappelle 1’6crivain, penser en images,
c’6talt s’impliquer dans le mouvement d’une spirale, d’un remous de
prise de conscience emotive. « We can see it in some of the psalms, the
flitting from image to image with no essential connection at all, but just
the curious image-association. The oriental loved that (96). Dans l’oeil
de ce remous, sur le mode de la r6volution, la decision pouvait se former.
Lawrence affirme que c’est toujours la fa~on de faire en 6tat de crise,
the emotional consciousness [
] revolving more and more rapidly
(93). C’est dire que les penseurs paiens et pr6-socratiques étaient n6cessairence :
«
...
»
42
po~tes, progressant par ce old pagan process of rotary imagethought (95). On est donc bien au-dela de ce que les d6veloppements
modernes vont imposer, cette necessite compulsive de d6velopper des raisonnements qui doivent mener quelque part. Les po~tes/pensetirs
anciens n’iraient nulle part?
They &dquo;get nowhere&dquo;, proteste Lawrence,
rement
«
«
because there was nowhere to get to, the desire was to achieve a consummation of a certain state of consciousness, to fulfill a certain state of feeling-awareness (91), consciousness is an end in itself » (93) .
D’ou l’importance pour lui de faire jouer la dynamique des symboles
contre l’inertie de l’allégorie, les symboles qui sont un mode de perception rattache a la puissance.
The kind of mind that worships the divine
tends
to
think
in
power always
symbols » (84). Ils sont souples, fluides,
mouvants: « The true symbol defies all explanation, so does the true
myth. You can give meanings to either - you will never explain them away.
Because symbol and myth do not affect us only mentally, they move the
deep emotional centres every time » (142). Jean de Patmos avait laiss6 les
symboles intacts dans sa version du texte. Ce sont, affirme Lawrence, les
chr6tiens intervenus apres lui, deniant le paien dans le texte, qui ont
aplati les symboles en all6gories, freinant et bloquant ainsi les sens laiss6s
Fix the meaning of a symbol, and you have
ouverts par la symbolique.
fallen into the commonplace of allegory (101), all6gorie qui survient
alors comme une strat6gie et une figure de la peur, une castration du pouvoir irradiant dans les symboles.
Allegory can always be explained : and
Dans
la
lecture
explained away (142).
all6gorique, aplatissement des virttialit6s du texte,
&dquo;meant
everything just
something&dquo; - and something
moral at that [
] you can put down the meaning flat » (143). Le
linéaire prend le dessus, la proposition, le jugement, la logique « the
mind knows in part, in part and parcel, with full stop after every sentence.
But the emotional soul knows in full, like a river or a flood
(142).
Parmi les livres des tcritures, Lawrence s’6tait résigné a s’en tenir au
livre de Jean de Patmos, faute d’un meilleur tremplin pour sa propre
pens6e. Trop accroch6 aussi, sans doute, par ce texte qu’il portait dans ses
tripes. Les Apocalypses quelles qu’elles soient étaient pour Lawrence un
point d’ancrage et un point de depart pour penser autre chose. All one
cares about is the lead, the lead that symbolic figures give us and their dramatic movement » (19). Un instant, il a donc song6 aussi a 1’A~ocaly~se
d’tnoch qui aurait pu lui offrir un ancrage de lecture. Mais le livre lui
repugnait, trop complexe, trop marqu6 par la lecture juive. Pas assez
paien, alors que ce qu’il cherchait dans l’Apocalypse était ce vieux fond,
This [the Apocalypse] is an esotecette vieille couche paienne mythique.
ric document, elaborate, complex, and concealed, and there is nothing
Christian in it but the name of Christ» (Fragrnent I: 170). 11 méprisait
Jean, 1’auteur, juif et chretien. John of Patmos wants his revenge, final,
heaven after
(Fragment I 171). Sa critique et son aversion a 1’egard de
l’auteur de ]’Apocalypse sont dans la logique de sa critique et de son aver«
«
«
«
«
...
»
«
«
«
»
43
sion pour le christianisme en g6n6ral. Lawrence ne tentera pas d’6tablir
ce que sont fondamentalement la foi juive et la foi chretienne. Sans nouvel examen, il les juge n6gativement et les rejette globalement a partir de
son experience de jeunesse. En d6pit des apparences donn6es par la
d6marche 6rudite a laquelle 1’6crivain se livre alors, il est evident que le
travail de cette relecture ne portera pas seulement ni surtout sur le
texte » de Jean connu sous le titre de 1’Apocalypse, le dernier livre canonique des tcritures chretiennes. Le travail de Lawrence portera avant tout
sur ce « texte » complexe, inseparable, insecable pour lui de la « situation premiere » (pour cette expression, voir Fish 1980) des lectures liturgiques. Et les marques laiss6es, au fer rouge (cette couleur etant associ6e à
jean-le-rouge) par cette proclamation enflamm6e. Richard Aldington a
raison de nous dire de ne pas chercher dans le texte de Lawrence des
notations 6rudites et de nous suggerer que la d6marche savante de 1’6crivain ne peut s’abstraire de la d6marche affective de cette premiere situation (Lawrence 1932: xxviii). Et que 1’activite de cette mémoire ruminante demeure le moteur principal au centre de la lecture la plus r6cente.
La « crux interpretationis » à laquelle se confronte D. H. Lawrence n’est
pas faite des problemes savants que souleve le texte de Jean de Patmos,
mais elle est plut6t le noeud ind6faisable noue lors des proclamations. Les
lecteurs qui ignoreraient ou qui voudraient ignorer (est-ce le cas de
Deleuze?) les paramètres de la Situation premiere ne pourront lire, dans
le commentaire de Lawrence, qu’une exposition plus ou moins erudite
(et demodee) au service d’une intention pamphl6taire virulente.
«
Les strates
L’exegese de Lawrence, au-dela du materiel composite que lui avait fourni
d’abord Frederick Carter, repose sur une nouvelle (1913) traduction du
Nouveau Testament par James Moffat ( The New Testament : A New Translation) puis sur les deux volumes de R. H. Charles (1855-1931), archidiacre
de Westminster, A Critical and Exegetical Commentary on the Revelation of
St.john, publié en 1920 (pour sa part, Gilles Deleuze renvoit « pour le
texte et les commenaires de l’ Apocalypse, cf. Charles Briitsh, La clarti de
l’Apocalypse, Genève » [50, note 1 ] ) . L’écrivain avait également demand6 à
son editeur une copie de L’Apocalypse de fean d’Alfred Loisy et le Rituel
de A. Moret, qu’il n’a pu avoir (Lawrence 1980:12,
journalier en
n. 48). Lecteur des experts de son temps, Lawrence demeure cependant
un esprit indépendant, libre, contestataire. 11 releve chez 1’archidiacre
Charles une familiarite, une appropriation, qu’il estime vulgaire, de
1’auteur de I’Apocalypse dont I’archidiacre parle comme de « notre
auteur ». L’exegete, ironise Lawrence, croit savoir ce que « pense » notre
auteur, comme si Jean de Patmos etait son contemporain et appartenait
au meme chapitre que lui.
Égypte,
44
S’appuyant avant tout sur ses propres intuitions et sur ses convictions,
stimule par le texte de Carter et partiellement confirme dans ses vues par
1’exegese de Charles, Lawrence excave dans 1’Apocalypse le travail de r6daction, de multiples couches, des strates : « It is one book, 6crit-il, in several
layers like layers of civilisation as you dig deeper and deeper to excavate
an old city » 81). Pratiquant une sorte de g6n6tique textuelle ou une
arch6ologie, il voudrait en arriver a du plus ancien, jusqu’au grimoire
paien. Pendant des siecles, 1’6criture a depose ses propres s6dimentations,
des alluvions parfois si 6paisses qu’elles interdisent faeces a 1’original:
And when finally one manuscript was chosen by the Fathers as authoritative, it would be one in which the original thread was sufficiently broken
and tangled to make the scheme irrecoverable. Since the scheme is no
longer there, it is no longer to be recovered entire » (Fragment I:
«
186-187) .
Helen Corke r6sume ainsi ce a quoi Lawrence s’arrête comme 6tant
la g6n6tique de I’Apocalypse. D’abord, « the oldest part (a) : a description
of the ritual of initiation into one of the pagan mysteries, Artemis or
Cybele, east Mediterranean », et sa premiere re-ecriture « this book of
ritual written over by a Jewish apocalyptist with a view to substituting the
Jewish idea of a Messiah and a Jewish salvation for the individual experience of pagan initiation ». Deuxieme r6-6criture et addition au premier
texte, « Writing (b) probably re-written by a Jewish-Christian author who
had extended it in the manner of the Book of Daniel to foretell the utter
downfall of Rome », premiere 6tape du travail chr6tien attribu6 a Jean de
Patmos qui est essentiellement a son tour re-ecriture : « Writing (c) rewritten by John of Patmos, who invented little, but intensified the passages
dealing with the destruction of the Roman power and priesthood et
dernieres interventions 6ditoriales qui seraient all6es, pense Lawrence,
dans le sens d’une censure, d’une 6dulcoration des 6critures ant6rieures
«
Petty mutilation of the work [d] by later Christian scribes, with intent to
cut out the more obviously pagan references » (Corke : 54).
Cette mise a nu de la stratification du texte marque la fin de
1’enqu~te ex6g6tique menee par 1’6crivain. Elle satisfait chez lui le d6sir
d’une descente vers le fond qui serait le lieu du plus vrai, un fond qui est
6galement une regression dans le temps vers une origine, une genese ou
I’humain était encore libre des bandelettes qui lui seront impos6es par le
travail d6cadent, fun6raire de la « civilisation ».
Le fond de
l Apocalypse
I’exegese
du livre n’a pas suffit a Lawrence. Ce n’etait pas
Pour
cherchait.
lui, l’ Apocalypse, dans son fond le plus ancien qui
qu’il
continue de jouer a la surface est un manuel d’initiation corrompu par les
editions juives et chr6tiennes. La lecture studieuse de ce livre est donc
devenue également l’occasion d’exploiter un autre filon, celui des civilisaII est clair que
ce
45
tions les plus anciennes, non contamin6es encore par la culture grecque
ni par la religion juive. Lawrence avait d6jA 6crit sur l’inconscient et fait
des recherches sur les civilisations pr6-6g6ennes. 11 y eut un temps ou
1’homme, microcosme, s’est lu dans le macrocosme avec lequel il vivait
autrement « breast to breast ». C’est cet homme du Zodiaque dont il
cherche les traces brouill6es dans l’Apocalypse.
Get that relation, écrit-il à
and
a
clue
to
Carter, [
]
you’ve got straight
Apocalypsis » ( 18 June
1923, Lawrence 1980: 4). Les systemes paiens gave the true correspondence between the material cosmos and human soul (< The two principles », Phoenix II, 227, Lawrence 1980 : 5).
Pour Lawrence, 1’Apocalypse johannique, qui est fille de la proph6tie
et de la sagesse est 6galement impr6gn6e d’autres cultures, par les
l’Iran. Cette ouverlangues, le commerce, la guerre: la Gr~ce,
ture sur d’autres civilisations lui offre une alternative pour échapper a ce
qu’il con~oit comme un enfermement: la pr6pond6rance exag6r6e du
logos grec. En particulier, il croit trouver cette alternative dans les civilisaThe great down
tions 6gyptiennes, chald6ennes et pr6-hell6niques.
from
to
that
was
old
mind,
direction, away
Egypt. The sceptre, not
power,
the logos» (Letter to Carter, 18 June 1923, Lawrence 1980 : 6-7). Lawrence,
qui a lu plusieurs fois le livre de John Burnet, Early Greek Philosophy (Edinburgh, 1892) et qui le redemande en 1929, s’est donc interesse aux
pr6-socratiques, surtout a H6raclite - « I shall write out Herakleitos, on
tablets of bronze » ecrit-il a Bertrand Russell (13) - dont la pens6e etait
d6jA pr6sente dans ses propres livres : « Two of Heraclitus’ ideas in particular had a lasting influence on Lawrence and are present in most of his
writings after 1915. First, the notion of the duality inherent in the universe
and the concept of the &dquo;Boundless&dquo; - the primary absolute out of which
all duality emerges to form the universe but which itself transcends these
contraries (Lawrence).
Dans les fragments souvent hypoth6tiques ou profond6ment relus des
pr6-socratiques et dans les textes anciens mutil6s lors du travail r6dactionnel de 1’Apocalypse, Lawrence veut trouver ce qu’était l’univers avant le
sixieme siecle de I’~re ancienne, avant qu’on ne le pense dans les termes
orphiques de chute, de salut. I call all these orphecising ’redemption’
mysteries half Christian (à Carter, 29/10/29, Lawrence 1980: 15). Ces
mysteres orphiques qui cherchent a échapper a la « roue de la naissance » en faisant sortir l’âme du corps par 1’extase, la purification. Perte
alors du cosmos pour le profit d’un salut personnel. Fin de cet Age
mythique alors que « the tribe lived breast to breast, as it were, with the
cosmos, in naked contact with the cosmos, the whole cosmos was alive and
in contact with the flesh of man » (130). 11 faudrait, pense-t-il, compenser
les mouvements grec et chr6tien vers 1’esprit par un mouvement vers le
bas : « in the great down direction ». Cette unite qu’il cherchait ne pouvait
etre autre chose qu’une experience religieuse, proche de la declaration
d’lrénée: « la gloire de Dieu c’est 1’homme vivant », « For man, as for
«
...
«
1’Egypte,
«
«
46
flower and beast and bird, the supreme triumph is to be most vividly, most
alive (149). « The only form of worship, devait-il 6crlre, is to
be » (« Nathaniel Hawthorne I », The Symbolic Meaning, Lawrence 1980:
137); « we ought to dance with rapture that we should be alive and in the
flesh, and part of the living, incarnate cosmos [
] » (149). 11 continuait
donc d’affirmer la necessite de la religion, une necessite que le christianisme tel qu’il le connaissait et tel qu’il s’en était fait une image ne pouvait pas satisfaire (« the long light of Christianity is guttering to go out
and we have to get at new resources in ourselves » ( On human destiny »,
Phoenix II 628) .
perfectly
...
L’interprete et sa communaut6
Tout langage sur I’Apocalypse, 6crit Jacques Derrida est aussi apocalyptique et ne peut s’exclure de son objet (84). Richard Aldington met en
garde les lecteurs de 1’Apocalypse de Lawrence : « If people try to read Apocalypse either as a work of scholarship or of scientific analysis, they make a
mistake, for it is nothing of the kind » (xxviii) . L’~crivain, qui n’avait pas
de pr6tention a 1’6rudition (scholarship), proc6dait a partir de suggestions (hints) et suivait son intuition.
Even then I only remember hints and I proceed by intuition (&dquo;Foreword&dquo; to Fantasia of the Unconscious
[1922]). 11 cherchait, dit-il, un sens plus global, un sens plus signifiant.
What we want is complete imaginative experience, which goes through
the whole soul and body. Even at the expense of reason we want imaginative experience. For reason is certainly not the final judge of life » (Introduction to The Dragon of the Apocalypse, 47). « Release of imagination était
pour lui un concept-cle, « any expansion of the awareness is therefore
both a religious and a poetic action » (Lawrence, 1980: 19).
D. H. Lawrence, 1’homme et 1’6crivain, se jette corps et Ame dans sa
lecture. 11 ne fait pas mystere de ses prejuges, de ses haines memes que
l’on peut lire bien inscrites dans le texte. Sa « faute » impardonnable du
point de vue des intellectuels de son temps, 6crit Aldington, « was simply
that he placed quality of feelings, intensity of sensations and passion
«
«
«
before intellect
» (Lawrence 1932: xviii). Cependant, la « faute » de Law-
expose en meme temps les travers - pris ici davantage au sens de
biais » que dans un sens éthique - de son temps. « Before Lawrence,
ajoute Aldington, the primacy of the intellect had been doubted by Bergson, the psychology of the uncounscious had been formulated by Freud,
and the whole system of values of European civilisation had been rejected
in their different ways by Tolstoy and Nietzsche, and even Dostoievsky »
(xvii). Cette observation est toujours actuelle. Michel Serres, 6crivant au
sujet de Zola (Feu et sigrtaux de brume: Zola [Grasset, 1975]), pr6cise davantage ce contexte culturel dans lequel pensait et 6crivait Lawrence.
Ses observations nous permettent de revenir sur la question de la
communaute interpr~tante. Le philosophe esquisse ce qu’il appelle le
rence
«
47
d6calogue » d’« une oeuvre, quelconque, daté des dix dernieres ann6es
du siecle dernier » (FSZ, 127), - 1890 a 1900, donc. Cependant, le temps
intellectuel du dix-neuvieme siecle s’étend bien ati-dela de la chronologie
et Lawrence en fait certainement partie - « un rescali coherent, dit-il, de
r6p6titions structurales » (f~SZ, 128) qui embrasse non seulement la philosophie de Nietzsche et les romans de Zola mais aussi, mutatis mutandis, La
Sorcière de Michelet et la psychologie de Freud. Ce d6calogLie , » de
Michel Serres comporte les 616ments suivants. II s’agit d’une critique
aigu~ de tout arri~re-monde, rationnel ou religieux, des figures symboliques du prêtre d’id6al ascétique et de I’homme du ressentiment, de
l’affirmation inconditionnelle de la vie. Une méthode genealogique est
con~ue comme une science, apptiyee par un recours a la mythologie
(typologique). Le reve ou I’utopie est celui d’une humanite surhumaine.
La figure terminale de I’Ant6christ et le christianisme comme pathologie.
Le modele thermodynamique. Le cycle annuel et le pere Soleil et la
boucle 6ternelle (Lange 1997: 27-28). A cette communatit6 qui aurait
adhere au « decalogue » note par Michel Serres, a ces lignes de force qui
d6finissent un horizon de reference viendrait se joindre aussi tout le mouvement surr6aliste, litt6raire et pictural - et on a not6 les rapports entre la
peinture d’Andr6 Masson et la po6sie de Lawrence, par exemple (voir
Stanley et Lanchner). D’atitre part, Marcel Jousse, dont toute 1’anthropologle du geste est d6jA mise au point a partir de 1925 (Meschonnic: 692)
cherchait « le primat du cosmique, l’ordre et son harmonie. La logique,
c’est &dquo;les gestes du Cosmos jouant dans les gestes de l’Anthropos 6quilibre&dquo; (Anthropologie du geste: 216) » (Meschonnic : 695). Henri Meschonnic poursuit et conclut que ce dont reve Marcel Jousse - mais n’est-ce pas
la meme chose chez Lawrence (et la meme aspiration chez certains
contemporains? - « c’est [de] la métaphysique du microcosme et du
macrocosme retrouvee » (695) .
«
Conclusion
Dans cet article, nous avons observ6 le travail (un veritable « agon », une
lutte, dans le contexte d’une écriture des derniers jours) d’un ecrivain
aux prises avec la m6moire d’un texte seminal dont il tente une derniere
fois la lecture. Cette lecture étaÎt 6galement un travail d’ecriture, pastiche
et parodie. 11 y a, dans la situation propre a D. H. Lawrence, des composantes fortement personnelles et d’autres qui sont institutionnelles. Cellesci tiennent a la forme austere de protestantisme dans laquelle il a etc
6lev6 et dont il a garde néanmoins un souvenir reconnaissant, a cause de
I think it was good to
l’initiation a la Bible qu’il y a re~ue, precisement.
be brought up a Protestant: and among Protestants, a Nonconformist,
and among Nonconformists, a Congregationalist. Which sounds pharisaic.
But I should have missed bitterly a direct knowledge of the Bible, [
]
(« Hymns in a Man’s Life », Phoenix II600, Lawrence 1980 : 16).
«
...
»
48
Dans ce contexte croyant, la proclamation de la Parole jouait un r6le
capital. 11 s’agissait d’une Parole faite de passages flamboyants des tcritures, traduits dans une langue fortement marquee (celle de la King
James) et proférés avec une force qui charriait une avidité de puissance a
peine dissimul6e sous 1’esth6tisme des rites. D’autre part, fils de mineur
devenu 6crivain (6voluant encore dans un contexte ou domine
1’esth6tique, 1’exp6rience et I’affectivit6), D. H. Lawrence a privil6gl6 le
travail textuel effectué sous la metaphore de la mine, du filon, de la galerie et de 1’excavation. Une figuration qui lui etait chère de par ses attaches
mais une figuration tres partag6e par d’autres pendu dix-neuvieme siecle et encore pr6sente dans la production
contemporaine sous son extension d’« archeologie ». Or, il semble bien
autobiographiques,
seurs
aujourd’hui que les enjeux intra et inter-textuels subtils echappent a la raideur de cette figuration d’un travail dans la pierre. D’autre part, le texte
de Jean de Patmos devient, dans 1’entreprise d’6criture de Lawrence, une
sorte de carri~re dans laquelle 1’6crivain prospecte et dont il extrait selon
son gre les morceaux qui conviennent a la construction de sa propre Apocalypse. L’écrivain se livre ainsi au travail artisanal tres routinier des
am6nagements intertextuels dont sortent tant de creations intellectuelles
qui paraissent pourtant originales.
En ce qui concerne le livre biblique de I’Apocalypse m~me, le travail
d’interpretation erudit aurait beaucoup progresse aujourd’hui, bien que
sa vulgarisation traine encore. C’est ce que note Michel Gourgues, a propos de la nouvelle 6dition de la Bible de Jerusalem : « toutes [les introductions] ont subi des modifications plus ou moins importantes, sauf l’introduction a 1’Apocalypse, qui n’a pas change d’un iota, malgré la profusion
d’etudes parues au cours des 25 derni~res ann6es, en particulier dans le
monde anglo-saxon, sur ce livre difficile » (96) . Pourtant, hors le champ
de 1’erudition, I’Apocalypse de Jean de Patmos demeure l’un des livres les
plus commentes et l’un de ceux qui re~oivent le plus d’attention du grand
public lecteur : une visite chez un libraire suffit pour s’en convaincre. Lawrence pourrait s’ins6rer dans Ic grand nombre des nouveaux lecteurs. On
trouve chez lui des attitudes que partagent plusieurs de nos contemporains : le recours aux intuitions (« hints ») et aux suggestions, la
recherche de solutions de remplacement aux religions « institutionnelles », le metissage generalise des pratiques religieuses, l’attrait pour
des pratiques exotiques, le retour a des pratiques paiennes, celtiques ou
autres, 1’interet pour les sorcieres, les chamans, 1’edition de grimoires, de
codes secrets, d6chiffr6s ou perces a jour. Le retour aux chakras, la
recherche de l’illumination par le reveil en soi du serpent ou du dragon.
Cette exacerbation d’un individualisme susceptible de lib6ration personnelle par 1’eveil et par le contr6le de ses propres pouvoirs est la contrepartie du d6sint6ressement ~ I’~gard d’une vie collective et d’un destin entrevus comme corrompus et bouch8s. Seduction permanente d’une utopie
dans laquelle la puissance ne serait pas salie par les pouvoirs. 11 était
49
proph6tique, en quelque sorte, d’ecrire en 1930, a la veille de I’apocalypse
du vingtieme siecle : « To have an ideal for the individual which regards
only his individual self and ignores his collective self is in the long run
fatal » ( 147) . Toutes pratiques parmi lesquels se place 1’interet ambigu,
note Jacques Chevalier, qui porte a la fois sur 1’Apocalypse et sur son
contraire, 1’astrologie [ ... ] divination still plays an active role in the
mass production of countless little prophecies adjusted to the hopes and
fears of &dquo;ordinary people&dquo; - to expressions of industrial and post industrial popular culture » (4).
D’un plan formel, pour la lecture de I’tcriture et comme 6pist6moloon
a vu Lawrence dresser une opposition quasi irr6ductible entre le
gie,
symbole et 1’allegorie. Celle-ci est une dimension profondément inscrite
dans deux classiques de la litt6rature spirituelle anglaise : Piers the plowman,
texte medieval, et The pilgrim’s progess de James Bunyan, un texte que Lawrence d6testait. Elle a trouv6 depuis longtemps place dans la cat6ch~se et
dans I’homil6tique et maintenant dans certaines grilles de lecture all6gorique des r6cits grace a laquelle chaque chose trouve sa place et son interpr6tation exacte. Ce qui se pr6sentait au depart comme une force symbolique se transforme rapidement en une derive all6gorique qui vient figer
le jeu des symboles.
Enfin, le travail passionne de Lawrence est exemplaire d’une lecture
de la Parole qui n’est pas faite que d’un contact avec le support imprime
mais qui vient d’une familiarité n6e et entretenue par le travail de rumination d’une m6moire ins6min6e par la proclamation de la Parole dans son
contexte d’un faire. L’expérience de lecture-6criture a l’oeuvre dans le
texte de Lawrence (et qui 1’etait aussi dans la lecture-6criture de celui
qu’on d6signe comme 6tant Jean de Patmos) rappelle a I’attention des
lecteurs contemporains la mise en contexte essentielle de la proclamation
liturgique. Les 6motions violentes toujours ressenties par Lawrence a la
fin de sa vie rappellent 6galement que des enjeux de puissance et de pouvoir sont actifs dans le jeu de la liturgie, et par extension dans I’homilétique et dans la catechese. Tout comme dans le faire social des communautes chr6tiennes interpr6tantes. Alors qu’un certain structuralisme a
«
semble abstraire le texte de sa matrice de lecture, le travail fait par D. H.
Lawrence, dans un contexte certes tres different et tres marque, remet en
cause certains pr6suppos6s contemporains d’une lecture hypnotis6e par
les contours du texte r6duits a la feuille imprim6e et rappelle la n6cessaire
implication autobiographique des lecteurs.
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