Hanna Arendt critique de Marx

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Hanna Arendt critique de Marx
Hanna Arendt critique de Marx
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philosophie
Hanna Arendt critique de Marx
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Hanna Arendt critique de Marx
Hannah Arendt a tenu des années durant un journal de travail où elle s'est littéralement exercée à penser [1]. Dans
ce Journal de pensée [2], la philosophe Sylvie Courtine-Denamy, invitée des rencontres philosophiques, s'est plus
particulièrement intéressée aux notes sur Karl Marx qui courent de 1950 à 1958. Le résultat est du plus grand intérêt
car son travail permet de situer la nature exacte de la critique qu'adresse Hannah Arendt au penseur révolutionnaire,
du point de vue du concept de totalitarisme, par ailleurs soumis à critique.
C'est après avoir écrit L'Origine du totalitarisme que la philosophe allemande va chercher à comprendre ce qui, dans
le fond idéologique du bolchevisme, a permis la dérive totalitaire du régime communiste stalinien. Son premier
constat la conduit à distinguer le marxisme, issu de la « grande tradition philosophique », des « courants souterrains
» de pensée qui ont favorisé le totalitarisme en pulvérisant les points de repères éthiques et politiques retenus dans
l'histoire philosophique. Dès lors, il ne s'agit pas d'imputer à Marx les crimes des régimes communistes mais bien de
déceler les mécanismes idéologiques qui, dans le sillon de la pensée politique occidentale (la grande tradition), ont
pu ouvrir sur la dérive totalitaire. Pour cela, Hannah Arendt part de sa propre caractérisation de l'oeuvre de Marx.
Elle tient en trois affirmations qu'elle juge en contradiction avec la tradition philosophique : « le travail a créé l'homme
», « la violence est la sage-femme de l'histoire » et « les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde ; il s'agit de le
transformer ». C'est à partir de la première que Sylvie Courtine-Denamy va montrer comment Hannah Arendt en
vient à distinguer les éléments théoriques qui ont pu porter au totalitarisme dans la pensée de Marx.
La définition de l'homme comme animale laborans, a contrario de la caractérisation classique comme animale
rationale, fait dépendre l'existence humaine du domaine de la nécessité qui est ainsi réduite à ses seuls processus
vitaux. Or aucune existence pleinement libre ne peut en découler dans l'acception philosophique classique. Dans la
sphère de la nécessité, l'homme est isolé du monde véritablement humain et il y est traité essentiellement comme un
moyen. Selon Hannah Arendt, les risques d'une telle définition de l'homme avaient été perçus par Marx qui va
s'efforcer de faire tendre le travail vers l'oeuvre. Mais l'Homo faber ne peut être confondu avec l'animal laborans.
Dans le travail, le moyen (l'outil) a la prééminence sur la fin (le produit) qui va s'éteindre dans la consommation.
Dans la création, la fin (l'oeuvre) et le moyen (l'idée) sont tous deux appelés à durer et à fonder un monde commun.
Travailler et oeuvrer sont donc deux actes différents dans leur nature. Ne pas les distinguer mène en politique à la
fabrication d'une société idéale où les hommes deviennent des instruments pour la réaliser. C'est en quoi le
marxisme, pour Hannah Arendt, ne peut aboutir qu'à un despotisme éclairé qu'elle différencie du totalitarisme.
L'autre conséquence déterminante de cette indécision réside dans la confusion du travail avec l'action. Cette
dernière s'apparente alors à un calcul qui subordonne les hommes pour atteindre un but déterminé, à l'instar des
activités productives. Cela conduit à nier l'imprévisibilité de l'action que supposent la pluralité (on n'agit qu'avec
d'autres) et la singularité (chaque être est singulier) humaines dont elle est tributaire. Les hommes sont alors
dépossédés de leur capacité d'initiative créative et de leur place dans le monde. Ils sont déracinés. Dans ce
processus, la pensée est instrumentalisée et se mue en idéologie. Cette « logique d'une idée » impose ses modes
implacables de penser et devient la légitimation de la terreur.
C'est à ce moment-là qu'on atteint au totalitarisme. Et c'est dans cet enchaînement théorique qu'Hannah Arendt
prête à la pensée de Marx des éléments potentiellement porteurs du totalitarisme bolchevique.
Le débat est ouvert.
Guy Carassus
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[1] 1. Compte rendu de la rencontre du jeudi 19 janvier 2006 avec Sylvie Courtine-Denamy, philosophe, pour la traduction du Journal de pensée.
[2] Hannah Arendt, Journal de pensée, 1950-1973, édité par Ursula Ludz et Ingeborg Nordmann, trad. de l'allemand et de l'anglais par Sylvie
Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 2005.
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