Hommage Tarkos _je ne comprends rien à ce que je dis

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Hommage Tarkos _je ne comprends rien à ce que je dis
Hommage à Christophe Tarkos
...………..je ne comprends rien à ce que je dis
J’arrive de Zürich en 1992.
Cela fait un an que j’habite là - dans ce village sans importance entourée d’amis qui aiment les balades dans la colline, se promènent sur
les balustrades des balcons, aiment le froid et les coupes de bois, boivent
du chocolat chaud et des verres de vin à moitié vide, fument des
« cravens », roulent des cigarettes avec des machines accrochées à des
étuis d’un cuir sexy, mangent des gratins dauphinois et des fromages de
chèvre, ont des prothèses vraies et des prothèses en lampe, rentrent par
les fenêtres, sont là tout le temps, au début surtout, parlent des mêmes
choses, me présentent des chouchous collés sur des cartes
géographiques, me parlent en Ur son de Schwitters, l’incompréhension
est immédiate. De « l’un à l’autre » se hurlent en écho dans les ateliers,
des « je sais pas quoi faire » à tout bout de champ, « des lignes de
hanches » coincés dans le labo photo noir. Un film presque, un film
français, un film simplement - je n’y comprenais si peu, des mots,
des mots…je ne comprends rien. Ils peignent aussi, écrivent aussi,
parlent beaucoup de copulation, d’homme/requin. Il fait froid, souvent. Ils
discutent sur la ligne continue et d’autres lignes, souvent sur l’espace
temps, le mouvement, roulent leurs chats dans le bleu de Prusse ou alors
leur collent du scotch sur la tête, se collent du scotch sur leurs têtes, se
scotchent le visage, discutent encore, rient autant et forment ensemble le
premier monde que j’ai connu dans ce pays – c’était mon monde, mon
monde surréaliste.……c’est là que je rencontre Tarkos…
Il m’aurait compris, j’aurais pu lui dire, mais, j’aurais pu lui dire quand
même, il aurait compris…
« En allemand je ne sais plus je ne comprends plus je deviens sourd et
niais je suis perdu je n’ai plus de moyen de comprendre je ne comprends
pas un mot je ne sais plus entendre je n’entends plus rien je ne lis plus
rien je ne sais pas lire je ne sais pas un mot je ne comprends pas ce
qu’on me dit je suis têtu et sourd je ne peux plus parler je suis muet je n’ai
pas le moindre moyen de langue… »
« Caisses », Christophe Tarkos, P.O.L 1998
« Tu vois, la poésie, c’est dire la vérité », disait Tarkos.
Il y a aussi une fille. Elle est arrivée plus tard. De longs cheveux noirs, le
visage bouffé à moitié par de grosses lunettes, lèvres sensuelles et
pulpeuses. Je ne me souviens plus de ses dents. Une cage de bouche ?
Mais non, sans rouge à lèvre, les lèvres avec, ça fait pute – avec, ça fait
pute, m’a-t-on dit… Grande, avec des jambes en nœud, assise,
maladroite et timide….mais dès que les mots fusent, le corps s’anime,
ses longues mains se décroisent, les jambes se déplient - elle tonne contre la bêtise – la connerie des autres, des autres, des trous de cul,
tous, des trous de cul des autres – elle oublie, tellement elle s’emporte –
qu’elle en a un – aussi, oui c’est étonnant elle est arrivée là, un jour, et
avec elle, Tarkos.
Je l’ai vu tout de suite, il était beau, homme beau……Je l’ai tout de suite
trouvé beau……
« L’homme beau. Il y a un homme beau. Un homme beau. Avez-vous vu
un bel homme ? Connaissez-vous un homme beau ? Qui est beau ? Où
est le bel homme dont on dit voilà lui est un homme beau ? En avez-vous
vu un ? ……… je veux aller vers la beauté, je sais vers quelle beauté
aller, je vois où on veut aller, je veux être un homme beau. Si vous voyez
un bel homme »
« Caisses », Christophe Tarkos, P.O.L 1998
« Tu vois, la poésie, c’est dire la vérité », disait Tarkos.
J’ai une image – forcement – elle est déformée – forcement - il y a si
longtemps - dans ce village sans importance – mon image est forcement
déformée.
Il y a nos amis. Il y a Tarkos. Il y a une performance. Il y a une église –
forcement - en face. Une journée remplit de poètes, de Corses aussi,
avec un lapin écrasé. Le bonheur, quoi. C’est simple le bonheur, je me
souviens vaguement…
Mais je me souviens de lui, de son visage beau d’homme beau qu’on
dira, voilà l’homme beau avec sa face…
«… Les mains posées sur le visage. Les deux mains sur le visage, La
douceur des mains contre le visage. La place des mains sur le visage. La
douceur des mains posées sur le visage. Les doigts fins, sensibles,
fragiles, doux, longs, les mains longues se reposent sur les côtés du
visage, les mains ont la longueur du visage, les mains longues trouvent
une place sur le visage, les deux mains sur les deux bords du visage, la
douceur à l’intérieur des mains, contre le visage… »
« Caisses », Christophe Tarkos, P.O.L 1998
Ce n’est pas difficile de garder cette image là, de ce jour là. Une
performance dans l’église – naturellement - des mots, sa voix, l’excitation,
sa voix dans l’église, Tarkos en Christ, oui, l’image me poursuit encore
aujourd’hui…..poète, christ, christ, poète. Chaque fois que mon esprit
forme une image du christ, certes, ce n’est pas souvent, mais je
m’imagine un christ de temps en temps, où alors, je vois un tableau d’un
christ de temps en temps, peu importe.
Mais - inévitablement son visage se pose, est posé, s’impose à …est sur
le corps de n’importe quel christ, le christ en velours.
« A la recherche d’une valeur veloutée la plus importante du monde qu’il
serait possible de prendre pour du velours véritable pour vrai, une valeur
veloutée variante, une valeur en velours, on la prendrait pour du velours
tant elle varierait, tant elle est variée et veloutée, toute douce la valeur qui
ait la valeur de l’évidence du velours, douce et pourpre vivante, une
valeur vivante que l’on pourrait prendre pour du vrai velours… »
« Caisses », Christophe Tarkos, P.O.L 1998
Je l’ai pris pour du vrai velours, ce christ.
Sous le gros chêne, énorme vieux gros chêne : « Je n’ai pas besoin
d’atelier pour créer, que d’un stylo et du papier, je voyage léger »….Je l’ai
entendu, cette phrase, souvent, phrase de scission d’amis, discussions
de séparation, de plus en plus « Je n’ai pas besoin d’atelier où je vais...
loin de toi, vers la lumière, vers le vite…vers le très vite…vers… » Il y
avait une sorte de – tout d’un coup - il y avait ça, encore et d’un coup
« appartenir à »…avant c’était – faire – faire les mots, faire. Tarkos, lui,
revient sur des choses plus simples, sur l’essentiel sur « formuler le
monde »…mais…
Je ne l’ai plus vu souvent, souvent vu, il ne passait plus à la maison avec
nos amis, nos amis ne passaient plus à la maison, nos amis passaient
plus, « appartenait à » maintenant, faire devenait « ringard ». Des
histoires de mots, de textes, de revues, des « je ne pense pas pareil »,
des mots, des textes et des revues les ont séparé - nous aussi.
Ensuite j’ai toujours su où il était, ce qu’il faisait, qu’il écrivait, « formulait
le monde », que sa langue n’était pas l’allemand, que ça s’appelait la
pâte langue : « Une substance de mots assez englué pour vouloir dire
(…) il y a un certain nombre de composés qui peuvent être mis en tas, la
compote, la neige, les nuages, la merde, la confiture et le mélange de ces
composés entre eux, eux est pâte-mot, eux est heureux, eux voient, eux
peuvent prendre place ».
J’ai toujours su qu’on l’a nommé, sa poésie - comme – « poésie faciale ».
Avec ma culture d’ailleurs, je pense tout de suite à son visage , au christ,
évidemment, mais, se sont des mots en surface qui glissent sur – le
langage. Pas de fond
le fond n’est pas nommé, ne tombe pas,
alors sa poésie – nage – vole – se pose là.
«L’ombrelle n’est pas une fleur mais une méduse translucide bleuâtre à
la luminescence laiteuse qui flotte dans les océans. L’ombrelle de dôme
globuleux, sphérique, médusoïde, est une ombrelle transparente qui nage
par la contraction violente de la bouche, pousse l’ombrelle. L’ombrelle
nage, battement régulier, pulsation de sa bouche qui s’étend dans le
réseau treillissé de ses fibres élastiques déformées par le battement
régulier, sinon elle coulerait. »
« Caisses », Christophe Tarkos, P.O.L 1998
Que des images du pictural de la performance des images que des
images du pictural de la performance d’images qui passent comme à la
télévision.
Et pourtant on me dit, me re-dit encore que les mots restent à la surface,
que c’est une écriture sans image, que c’est une boucle de mot, que c’est
un rythme, un déplacement de mots en mots, oui, mais la profondeur, je
la vois, elle est là visible, elle forme des images dans ma tête…
Elle est nommée cette poésie, sa poésie, avec la profondeur que je vois,
elle a des noms magnifiques, avec, elle a des noms beaux comme :
Liberté de circulation, damier, poésie semi sonore de partout, un
comment cela s’appelle-t-il déjà, immédiateté, un mot en vaut un autre,
incantation hypnotique et tralala…je suis d’accord avec tout ça, cela
sonne bien de nommer sa poésie ainsi variée.
Je ne sais pas ce que je dis.
« Je ne sais pas ce que je dis. »
D’ailleurs, je sais où sont les chaises bleues et je ne sais pas ce que je
dis.
«Il se trouve que le ciel est entièrement dégagé ce matin cela a dû se
préparer pendant mon absence quand soudain il se trouve que le ciel a
ouvert a semé les filets blancs ils mettront du temps avant de revenir pour
le couvrir vu la distance à laquelle ils sont le ciel est sans nuages le ciel
a donné congé aux nuages il fait beau ce matin je m’en aperçois quand
soudain, cela a dû se préparer pendant que nous n’étions pas là, le ciel a
semé tous les filets de blanc loin avant qu’ils ne reviennent, vu la
distance, il fait beau ce matin…»
« Caisses », Christophe Tarkos, P.O.L 1998
« Peu d’écrivains savent nous introduire avec un aussi imparable
mélange de tendresse subtile et de cruauté pince-sans-rire au malaise de
la langue qui passe comme une lame entre le monde et nous »
Christian Prigent dans « Tarkos/Sokrat ».
« je veux fuir, je veux avoir une fuite, je veux être la fuite, je veux fuir
dans la fuite, je n’existe plus, je fuis, je suis un trou, je fais les nuages, le
trou fuit, l’eau remonte, elle remonte n’importe comment, elle n’a pas
d’ordre, elle remonte, elle ne sait que remonter, elle n’a pas encore de
forme, elle s’élève, elle sort de là où elle se cachait, où elle était, je ne
sais pas où elle était, ce qui était mouillé, où l’eau se cache, s’accroche,
s’était accrochée, se cachait, dans les trous, sous les pierres, sous les
cailloux, là où se cache ce qui est petit, dans le recoin d’un gravier, dans
la nuit qui change le ciel, le jour, le soubassement, l’obscurité, la
fraîcheur, l’air au petit matin, je serai une enveloppe de brume pour
rejoindre les nappes de brumes et les garder dans mes bras
bouet, bleuet, bille, billevesée, la bouillie
je sais que je peux
m’endormir
m’évanouir
m’amollir tomber à plat ventre
devenir confus
avoir le vertige
ne plus arriver à me mettre debout
pencher
m’allonger
rester allongé
devenir liquide
merdeux, boueux, moelleux
je tombe, je disparais »
Extrait du dernier texte adressé par Christophe Tarkos à la revue "Le
Jardin Ouvrier" (paru dans le numéro 24).
© Christine Bauer novembre 2008
2008