Lettres à Chris M

Transcription

Lettres à Chris M
« LETTRES À CHRIS M. »
Il m’écrivait. Des lettres de voyages imaginaires qu’il glissait comme un matin sur le
rebord de la fenêtre. Elles commençaient toutes ainsi : « Chère Chris M ».
Il me donnait un nom.
J’ai trouvé la première à la nuit tombée. Elle s’était transformée en buvard humide et
ses premiers mots étaient déjà transparents. C’étaient des balivernes d’homme de
ménage :
« Chère Chris M,
Il me semble vous connaître comme on connaît un lieu. J’ai peut-être parcouru vos rues dans
le voyage d’une autre vie, et respiré l’odeur de vos marronniers en fleurs.
Je vous souhaite une belle journée,
Alexandre M»
Alexandre M, c’était son nom de cinéma, mais je ne l’ai su que beaucoup plus tard.
J’ai jeté la lettre dans le caniveau. Puis je l’ai ramassée et fourrée dans mon sac à
main.
Je ne quitte mon appartement que le soir vers 20h, trois fois par semaine. Je porte
toujours la même tenue : des ballerines ; une jupe courte évasée, qui m’arrive à micuisses ; un string en coton blanc ; un pull en laine et soie que je porte directement
contre la peau ; en hiver, un manteau en laine bouillie et des bas couleurs chair qui se
hissent tout juste à hauteur de la jupe.
Je marche jusqu’au métro ligne 13.
Je m’installe dans la rame, généralement vide.
Je m’efforce de ne penser à rien.
Je descends à Montparnasse.
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Ce n’est pas le meilleur quartier pour boire mais il y a suffisamment de cinémas. Les
filles, les autres, trouvent que ce n’est pas un quartier assez branché. Je le sais pour
les avoir souvent observées. Elles gigotent en groupe, se passent les doigts dans les
cheveux. Elles boivent nerveusement leurs mojitos en tirant sur leurs Marlboro Light.
Elles voudraient qu’il se passe quelque chose.
Mais avec un peu de rhum, un peu de nicotine et beaucoup de sirop, les princesses
des villes ne vendangent que du vent. Et leurs rires si forts sont des orgasmes
publics.
Quand je les regarde d’un œil trop noir, trop appuyé, Rami, derrière son zinc, se
penche vers moi. Il fait diversion.
« T’as mis du noir à tes yeux ce soir ?
- On dirait.
- Ca te va bien.
- Je croyais que t’avais des problèmes de vue, Rami…
- Quand je te vois, je retrouve tous mes dixièmes.
- Si tu les as tous retrouvés, tu dois pouvoir me resservir la même chose ? »
Rami est le seul barman de ma connaissance qui sache faire les caïpirinhas
correctement. Il faut pour cela une bonne « cachaça », et lui la fait venir directement
du Brésil, par un ami. Je ne bois que de la caïpirinha, depuis que j’ai commencé mes
virées nocturnes. Ca fait un paquet d’années maintenant.
« Voilà la deuxième, beauté.
- T’es lourd Rami, j’aime pas quand on me parle comme ça, tu sais bien.
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- T’es vraiment incompréhensible comme fille, tu sais. Faudra que tu m’expliques un
jour comment t’arrives à trouver chiant qu’on te fasse des compliments.
- Y’a rien à comprendre, Rami. Juste à prendre ou à laisser. »
Il n’y a qu’à la dernière goutte de la dernière gorgée du deuxième verre que je
commence à me sentir bien. Une fois, j’en ai bu une troisième, mais ensuite, j’ai failli
faire de grosses erreurs. Deux, c’est la dose juste, celle qui émousse le décor, et qui
excite le corps : le contact de mes fesses à moitié nues sur le cuir du tabouret. Cette
impression d’être à poil au milieu de tous, comme un prélude. Comme s’ils savaient
que mon cul est à disposition.
A 21h30 je quitte Rami pour le cinéma. Je m’arrange pour entrer dans la salle juste
après le début du film. Je paye toujours mon ticket, sans ça, on risque de se faire
repérer. Quand j’étais étudiante, on filoutait et on s’envoyait trois films à la suite
pour le prix d’un : suffisait de sortir par l’entrée. Aujourd’hui, il y a de la sécurité
partout, on se croirait chez Auchan.
Je choisis en général un film d’action, et une séance bien remplie. Le seul moment
délicat, c’est les deux première minutes : il faut repérer un homme seul, dans
l’obscurité. Il y en a toujours un. Une fois que je l’ai trouvé, tout va très vite. Enfin, je
crois. Dans ma mémoire en tout cas, c’est furtif, millimétrique. Je me glisse près de
l’homme, sur le siège juste à côté. Il est toujours un peu surpris, tourne la tête vers
moi quelques instants. Après, il m’oublie. Au bout d’une dizaine de minutes, je
prends sa main et la pose sur ma cuisse. Là, il a une deuxième réaction de surprise :
mais neuf fois sur dix, il n’essaie pas de l’enlever. Je reste comme ça un bon moment,
le temps qu’il comprenne qu’il est en train de réaliser un fantasme. Dans sa tête, il
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imagine la suite. Et il commence à en avoir très envie. Pendant ce temps-là, je regarde
le film. Quoiqu’il se passe sur l’écran, c’est comme si mon inconscient était projeté
depuis la cabine. Bataille d’extra-terrestres, combat d’avions de chasse, boucherie sur
un champ de bataille médiéval, course-poursuite dans New York : tout est à l’image
de ce que je ressens, intérieurement, depuis toujours : la confusion, le désordre, le
crime, la fureur et les larmes.
J’attends que l’action soit au moment le plus fort, celui où toute la salle sera
suspendue, pour accélérer le mouvement : j’attrape la main de l’homme, la fait passer
sous mon pull. Il me caresse les seins avec avidité. Je relève ma jupe, prends la main,
la pose à l’entrée de mon sexe. Je me fais jouir sur ses doigts tendus, en silence. Cela
ne prend que quelques instants. Puis je sors sa queue et je fais le nécessaire pour qu’il
jouisse aussi, le plus rapidement possible.
Lorsque je sors de la salle courbée en deux, je n’ai pas vu le visage de l’homme, mais
je connais l’odeur de son sperme.
C’est ce qui s’est passé aussi avec Alexandre M, sauf qu’il m’a suivie sans que je le
sache, et qu’après, il y a eu les lettres.
Des lettres d’amour.
« Chère Chris M,
Je suis arrivé ce matin à Buenos Aires. En cette saison, la ville est un brumisateur, parfait
pour noyer les chagrins. J’ai mis ces Patagonies entre vous et moi : de longues étendues de
vide striées de barbelés devraient me protéger de mon envie de vous. Il y a ici des vétérans de
la guerre des Malouines (devrais-je dire des Falklands ?) qui chaque jour campent devant le
palais présidentiel pour réclamer réparation. Si même les toutes petites guerres peuvent durer
si longtemps, jusqu’où m’emmènera mon combat contre mes désirs ?
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Baisers embaumés de jasmin sur la blancheur nacrée de vos cuisses,
Alexandre M »
Ce qu’il réclamait, c’était une réponse, quelques mots. On est tous des mendiants
quelque part. Moi, j’offre ce bonheur à mon corps, car je ne sais pas en offrir à mon
cœur. C’est un bonheur qui ne dure pas, mais que je ne renouvelle chaque semaine.
Un petit fil qui me relie encore aux autres. Dans mon appartement, il ne vient
personne, juste un rouge-gorge le matin, près de la fenêtre de la cuisine.
Alors, les mots…
J’ai commencé à faire ça après la mort de mon père. Ce n’est pas qu’il me donnait
beaucoup d’affection. C’est juste qu’après ça, le vide s’est encore agrandi. Il ne restait
plus grand-chose autour.
Un soir, les mots d’Alexandre M se sont fait plus précis :
« Chère Chris M,
Je rentre de New York où j’ai vu tant de gens s’agiter que mon cœur s’en est trouvé, par
contraste, calme, dispos, serein. La tempête que vous avez déclenchée se résout en grandes
vagues régulières. Je me vois nageant en vous comme dans une grande mer salée. Il y a
l’odeur de votre sexe qui est celle de mes vacances de petit garçon. Votre bouche comme un
coquillage carmin. Vos seins, enfin, que je n‘ai fait que deviner, mais que j’imagine enfantins
et joueurs, sensibles à la moindre brise. Les mille et une merveilles que vous offrez au monde,
chère Chris M, vous devez me les offrir une dernière fois. Voilà ce que j’ai décidé dans mes
pensées océanes. Je vous attendrai à chaque séance, chaque soir. Je connais vos habitudes. Je ne
vous demande rien d’autre que l’offrande renouvelée d’un instant de grâce dans l’obscurité.
Alexandre M »
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C’est comme ça qu’il est devenu mon unique amant. Il était partout où j’allais. Dans
chaque salle, à chaque séance : c’était lui. Lui dont j’attrapais la main. Lui qui
caressait ma poitrine. Lui qui soufflait dans ma nuque. Lui qui tendait ses doigts
pour que je jouisse. Lui qui râlait de plaisir. C’était lui au premier rang devant un
policier français. C’était lui au fond de la salle devant un mauvais film de sciencefiction. C’était lui partout, tout le temps : tous les hommes étaient devenus Alexandre
M.
J’avais augmenté le nombre de mes virées nocturnes : je sortais désormais sept jours
sur sept. Les cinémas ne font jamais relâche. Je n’avais plus besoin de passer chez
Rami avant : l’excitation de retrouver Alexandre M me suffisait. Au fond de moi, je
savais qu’un seul était tous les autres, et non l’inverse. Je savais qu’Alexandre M était
là, dans la multitude des hommes étreints. Les lettres, quotidiennes, me le disaient :
« Chère Chris M,
Ce soir encore vous étiez ardente comme une goutte de mercure. Je vous ai pénétrée cent fois,
mais je ne sais pas si c’était vous ; je ne sais pas si vous étiez là, je ne sais pas si nous étions
sur l’écran, où coincés dans un petit carré de pellicule. Trouvez-moi, Chris M, je vous
cherche. »
La quête a duré plusieurs mois. Il y a eu des milliers d’hommes. Tous étaient
Alexandre M, mais aucun ne l’était. J’allais à plusieurs séances chaque soir. Je prenais
chaque main avec une fébrilité insoutenable. J’espérais que ce serait la sienne.
J’attendais de l’homme qu’il prononce ces deux mots : « Chris M… » Jusqu’au bout
de la jouissance, j’espérais les entendre. Je collais mon oreille à leur bouche pour
mieux les écouter jouir. En fond sonore, c’était souvent la bande-son d’un massacre.
Mais c’était moi que l’on poignardait en plein thorax.
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J’ai commencé à commettre des erreurs de débutante : voir deux fois le même film
dans une soirée, entrer dans la salle pendant le générique, regarder les hommes dans
les yeux, leur laisser voir mon visage. Mon spectacle devenait pathétique.
Un soir, alors que j’étais sur le trottoir devant le cinéma, attendant le moment
d’entrer, deux hommes m’ont désignée du doigt, tout en se parlant à l’oreille. L’un
d’eux avait un rictus au coin des lèvres.
Ce soir là, j’ai trouvé la dernière lettre d’Alexandre M sur le rebord de la fenêtre.
J’ai compris que c’était terminé.
« Chère, trop chère Chris M,
Il n’y a que vous et la violence. Il me semble que chaque soir sur le grand écran, ce sont vos
cuisses écartées que l’on projette. Une salle remplie d’hommes se délecte du délicieux tableau.
La blancheur sauvage de votre ventre, c’est autant de sang qui s’écoule de mes entrailles. Je
suis aveuglé de vous et l’obscurité ne me soigne pas. D’autres que moi sont invités au festin.
Chris M, vous ne me trouvez pas, car vous avez les yeux clos. »
Une année entière s’est écoulée. Je n’allais plus au cinéma, je ne faisais plus l’amour.
Je relisais chaque soir les lettres d’Alexandre M. J’y cherchais la clé de l’énigme. Je ne
la trouvais pas. Je perdais le sommeil.
Je parlais au rouge–gorge.
« Qu’as-tu vu dehors ? Est-ce que ça en valait la peine ? Y’a-t-il des hommes dans la
rue ? »
Le rouge-gorge me répondait.
« Chris M, tu cherches dans le noir ».
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L’excitation me manquait. Le cinéma me manquait. Le son, surtout. Je voulais
entendre à nouveau le bruit des crânes qu’on écrase, des lasers qui brûlent, des cris
de douleur, la rumeur de la bataille rangée.
Un jour, j’ai décidé de retourner au cinéma. C’était un après-midi. Il pleuvait. J’ai mis
un slip en coton, un soutien gorge et un chemisier. J’ai enfilé un jean et des baskets.
J’ai marché jusqu’au métro ligne 13. Il y avait des gens dans la rame, je suis restée
debout. J’ai pensé au film que j’allais voir. Je suis descendue à Montparnasse. A la
terrasse de chez Rami, il y avait deux filles qui discutaient devant un café. J’aurais
aimé être l’une d’elles. J’ai pris mon ticket pour un film d’action, un blockbuster
américain, et je suis entrée dans la salle au moment des bandes annonces.
Je me suis assise au milieu de la salle. J’ai posé mes mains sur mon ventre, et ma tête
sur le dossier, légèrement en arrière. Les lumières se sont éteintes et j’ai fermé les
yeux. Le film a commencé, et je l’ai écouté. Il y avait une musique envahissante qui
venait de l’écran. Elle emplissait mon cerveau, c’était comme un massage intérieur.
Les dialogues étaient en anglais. Il y avait une voix d’homme surtout. Une voix sûre
d’elle. De temps en temps, j’ouvrais les yeux pour assister aux plus grosses scènes
d’action. Je retrouvais la bouillie de sang et la violence que j’avais tant aimées. Puis je
refermais les yeux, et j’imaginais la suite.
Je me suis assoupie. Quand j’ai rouvert les yeux, le film était terminé. C’était la
première fois que je voyais une salle de cinéma éclairée. Je savais à peine que les
sièges étaient rouges. Le projectionniste est descendu de sa cabine. Il s’est avancé
vers moi. J’ai trouvé ça étrange, qu’il prenne la peine de venir me voir pour me dire
de partir. Il s’est avancé dans ma rangée de sièges. Je ne disais rien, je le regardais. Il
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était plutôt jeune, avec des yeux très clairs. Peut-être qu’il voulait simplement
s’asseoir, lui aussi. Il s’est assis sur le siège juste à côté de moi. Il ne m’a pas regardée.
Puis il a pris ma main. Je l’ai laissé faire. Il l’a mise sur sa poitrine. Au bout d’un très
long moment, il a dit « Tu es là, Chris M ».
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