« Le sapeur Gruyer » par Eugène Le Mouël

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« Le sapeur Gruyer » par Eugène Le Mouël
« Le sapeur Gruyer
Eugène Le Mouël
»
par
Eugène Le Mouël, « Le sapeur Gruyer », Imagerie artistique de la maison Quantin, Série 1, planche n° 14,
1886.
(c) MovE – Provincie Oost-Vlaanderen.
Un sapeur en cacherait-il un autre ? Après le rapprochement
que nous avions fait ici avec la première histoire de Little
Nemo, l’imagerie de la maison Quantin serait-elle aussi à la
source de l’un des autres chefs d’oeuvre de la bande dessinée
? C’est ce que laisse supposer « Le sapeur Gruyer », planche
dessinée par Eugène Le Mouël en 1886 ((L’original de cette
planche, sa mise en couleur ainsi qu’une épreuve couleur
polychrome sont visibles sur le site de la Cité internationale
de la bande dessinée et de l’image qui a numérisé le fonds de
l’imagerie de la maison Quantin qu’elle possède.)). Nous
allons en effet examiner comment ce fantassin rappelle de
façon troublante celui bien plus célèbre dessiné par
Christophe, le sapeur Camember. Car avant de paraître en album
en 1896 chez Armand Colin, Les facéties du sapeur Camember
parurent en feuilleton à partir du 4 janvier 1890 dans Le
Petit Français illustré, soit quatre ans après la planche de
Le Mouël.
Christophe, « Comme quoi le sapeur Camember n’a plus froid aux pieds »,
Le Petit Français illustré, n°
45, du 4 janvier 1890.
Source : gallica.bnf.fr
A première vue, cette planche inaugurale du sapeur de
Christophe n’a pas beaucoup à voir avec le scénario de l’image
Quantin. Dans les deux histoires, le bonnet à poils, coiffe
réglementaire de ce militaire de l’infanterie jusqu’à la fin
du Second Empire, est l’accessoire principal du gag : Camember
trouve à se réchauffer les pieds en enfilant son bonnet à
l’exemple de la chancelière de son colonel. Le sapeur Gruyer,
lui, se reposant contre une façade de caserne, se déleste de
son bonnet à poil qu’il dépose à ses pieds. La cuisinière
passant par-là aperçoit cette coiffe au coin du mur et la
prend pour une bête hirsute. Appelé au secours, le colonel du
régiment se méprend également. Il tente de chasser la bête à
coup de canne et lui tire dessus au revolver. Le sapeur caché
derrière le mur rit à se tordre de ce quiproquo. Puis, il sort
de derrière le mur et annonce qu’il a tué le monstre. Le
lendemain, le colonel présente le sauveur à sa famille, lui
promet une médaille et lui offre la main de la cuisinière.
Les deux dessinateurs n’ont pas la même conception quant aux
dispositions intellectuelles respectives de leurs héros… La
roublardise du sapeur de Le Mouël tourne à son avantage, alors
que la simplicité d’esprit de Camember est à l’origine des
nombreuses mésaventures, accidents et autres situations
comiques qui lui arriveront tout au long de sa carrière
(1890-1896). Mais mis à part cette divergence de caractère, le
sapeur de Le Mouël préfigure en de nombreux points celui de
Christophe : tout d’abord, les deux militaires sont affublés
d’une capillarité rousse
((A moins que Camember ne soit
blond, la teinte de sa chevelure n’étant pas vraiment tranchée
dans les albums en couleurs publiés par Armand Colin.)). Mais
surtout ils sont tous deux affublés d’un patronyme tiré d’un
nom de fromage, qui plus est, élidé pareillement de sa lettre
finale !
A la lecture de la totalité des aventures du sapeur Camember
telles qu’on peut les lire réunies dans l’album publié par
Armand Colin, d’autres éléments de l’histoire du sapeur Gruyer
referont surface plus tard chez Christophe. Ainsi en est-il de
la distribution des personnages : en plus du militaire à
bonnet de poils, les deux histoires mettent en scène un
colonel, chef de régiment, et son épouse (nommés Baderne dans
la planche Quantin) mais aussi une cuisinière, prénommée
Victoire chez Christophe et Adèle chez Le Mouël.
On remarquera également que les deux histoires se terminent de
la même et heureuse manière : à chaque fois, le sapeur
s’improvise sauveteur, est décoré pour son geste de courage et
obtient la main de la domestique du colonel
((Chez
Christophe, Camember sauve le colonel lors d’une bataille
contre les Prussiens. De retour à la caserne, Il se marie
quelques temps après avec la cuisinière et se fait décorer
d’une médaille par le colonel lors du dîner de noces.)).
Les dialogues des deux histoires font ressortir la provenance
régionale de certains personnages. Chez Le Mouël, le sapeur «
fils de l’Alsace » s’exprime avec l’accent prononcé de sa
région natale (« Il s’est envui, le monsdre, mais chai gouru
abrès et che l’ai dué »). Chez Christophe, c’est mam’selle
Victoire, la cuisinière, qui écope d’une particularité
d’élocution assez semblable ((Dans sa première apparition le
29 novembre 1890, mam’selle Victoire s’exprime « platement ».
Son accent apparaît dans l’un des épisodes suivants,
probablement celui du 30 mai 1891, intitulé « Camember apprend
l’orthographe ».)).
Le botaniste et le poète
Christophe et Eugène Le Mouël se connaissaient-ils ? Si Eugène
Le Mouël (né en 1859) et Christophe (né en 1856) font partie
de la même génération, leurs parcours sont plutôt différents.
Normalien, professeur de sciences naturelles puis sousdirecteur du laboratoire de botanique à la Sorbonne, le
parcours professionnel de Georges Colomb (le vrai nom de
Christophe) est tout ce qu’il y a de sérieux et d’accompli.
Aussi ressemblants que leurs sapeurs…
A gauche, Eugène Le Mouël, peint par Paul Leroy en 1896 (source wikipedia)
et à droite, Georges Colomb dit Christophe, vers 1915.
(source : Caradec, Christophe, Horay, 1981.).
Eugène Le Mouël, lui, a choisi la bohème et la carrière
d’artiste. Né d’un père breton et d’une mère normande le 24
mars 1859 à Villedieu-les-Poêles, il part à Paris pour faire
son droit et prend un emploi aux Chemins de Fer de l’Etat.
Mais rapidement, il démissionne pour se consacrer au dessin et
à l’écriture. Il fréquente les Hydropathes, les Hirsutes et le
cabaret du Chat Noir.
Dès le début des années 1880, Le Mouël publie des romans, des
recueils de poésie, des ouvrages illustrés mais aussi des
dessins, des affiches et des histoires en images, notamment
dans Le Chat noir, La Caricature, Le Rire. Il écrit et dessine
également aussi pour l’édition et la presse enfantine, comme
pour les revues Mon Journal ou Guignol et pour les imageries
Quantin et Pellerin
((Plus tard, Eugène Le Mouël sera
président de la Société des Poètes Français (1933), viceprésident de la Société des gens de lettres, et président de
La Pomme, société littéraire et artistique bretonne et
normande. Il continuera tout au long de sa vie à travailler
pour les enfants dans l’édition ou la presse. Il meurt à Paris
le 16 décembre 1935.)).
Christophe et Le Mouël partagent tous deux le goût pour
l’illustration enfantine. Ils se rejoignent également sur leur
approche « pédagogique », à savoir faire rire leur jeune
lectorat tout en l’instruisant. En 1887, la revue Mon Journal,
éditée par Hachette, leur ouvre ses pages. Ils y donnent parmi
leurs premiers dessins et histoires pour enfants ((Dans la
livraison du 15 mars 1887, Eugène Le Mouël donne la toute
première histoire en images publiée dans cette revue. Avec ces
nouvelles pages, l’éditeur ne vise pas le pur divertissement
de son jeune lectorat : « L’école Buissonnière » est une
histoire sans paroles que les « petits lecteurs sont chargés
d’interpréter » et ils sont invités à envoyer leur explication
au journal. Les meilleures seront récompensées d’un « joli
livre ». La première histoire en images de Christophe parue
dans Mon Journal est aussi sa première connue. Elle est
publiée quelques mois après celle de Le Mouël, dans le numéro
du 15 septembre 1887 sous le titre « Histoire drôlatique de
Maître Pierre ».)). Christophe travaille également à la même
époque que Le Mouël pour l’imagerie parisienne de la maison
Quantin. Il est donc fort probable que les deux hommes se
connaissaient.
Soldat inconnu
Les patronymes de nos sapeurs renvoient inversement chacun des
deux dessinateurs à leur région d’origine. Christophe, franccomtois d’origine ((Christophe est né à Lure, sous-préfecture
de Haute-Saône, tout comme son sapeur Camember.)), donne à son
héros le nom d’un fromage de Normandie, le camembert, tandis
que le normand Le Mouël baptise son militaire du nom d’une
spécialité suisse, le gruyère, qui est alors également produit
dans la région française frontalière, la Franche-Comté
((Rajouter à cela, le nom de jeune fille de la mère du sapeur
Camember, Cancoyotte (Polymnie de son prénom), homophone d’un
fromage typiquement franc-comtois, vous obtenez une belle
fondue savoyarde peu digeste !)). Faut-il voir ces références
géographiques réciproques comme un clin d’oeil que se seraient
adressé les deux parisiens d’adoption ?
Afficher Géographie native des dessinateurs et du nom de leurs sapeurs sur
une carte plus grande
Christophe a t-il repris le personnage de Le Mouël en le
rebaptisant sans aller chercher bien loin ? En tout cas, il
n’en est pas à son premier changement d’état civil. Ainsi, la
famille Fenouillard a connu une première matrice sous le
patronyme de Cornouillet. La famille Cornouillet apparait pour
la première fois sous la forme d’un texte illustré intitulé «
Une partie de campagne » publiée de février à avril 1889 dans
le Journal de la Jeunesse des éditions Hachette. C’est pour
une revue concurrente que Christophe reprend les mêmes
personnages en changeant leur nom : La famille Fenouillard
démarre dans Le Petit Français illustré éditée par Armand
Colin à partir du 31 août 1889. Soit quelques mois avant la
première planche du sapeur Camember. François Caradec,
biographe de Christophe, parle de Cornouillet comme un « urFenouillard » (le prefixe allemand ur- dénote l’origine et
correspond à l’arché- du grec). A son tour, si l’on considère
que le sapeur de Le Mouël reprend du service quatre ans plus
tard sous le crayon de Christophe et un autre nom, Gruyer est
une sorte de « ur-Camember » ((François Caradec, Christophe,
Paris, Horay, 1981, page 96. A propos de cette nouvelle
dénomination, François Caradec remarque : « De la
« cornouille
n’avait pas
(Ibidem, p.
Camembert »,
» au « fenouil », le botaniste Georges Colomb
un grand effort d’imagination à produire »
97). On remarquera que de « Gruyère » à «
non plus !)).
Notre sapeur réapparaît également sous une nouvelle identité
bien des années plus tard. En 1931, Eugène Le Mouël, qui
dessine et écrit toujours pour la jeunesse, participe à « La
page du Jeudi » du quotidien régional L’Ouest-Éclair. Il y
donne quelques histoires en images mais aussi des textes qu’il
illustre lui-même. Ainsi, dans l’édition du 9 avril 1931, Le
Mouël publie « Le brave sapeur Nounou ». Les noms des
personnages ont été modifiés, mais ce court récit est
sensiblement identique au scénario de l’histoire du sapeur
Gruyer (rebaptisé Pifamboul) parue 45 ans avant
((De son
côté, Christophe dessinera également une dernière aventure de
son sapeur dans les années 1930 : « La visite » paru dans
Triptyque, revue des laboratoires Scientia d’octobre 1937, sur
une variante de l’un de ses gags du militaire au bonnet à
poils. Cet ultime épisode est reproduit dans François Caradec,
op. cit., page 48.)) !
Les deux dessins illustrant le texte d’Eugène Le Mouël,
« Le brave sapeur Nounou », dans L’Ouest-Éclair du 9 avril 1931.
Quel lien unit Gruyer et Camember, frères d’armes et presque
jumeaux ? A priori, il ne semble pas s’agir de plagiat,
procédé dont Christophe s’est déjà rendu coupable. Les deux
dessinateurs se connaissant probablement, l’un a-t-il aidé
amicalement l’autre en panne d’inspiration ? S’agit-il d’une
création commune, ou d’une nostalgie amusée et partagée pour
la figure du sapeur, dont chacun a tiré de son côté sa propre
version ? Rien ne nous permet aujourd’hui de dénouer davantage
cette relation. Reste aujourd’hui deux fantassins de papier
qui eurent la destinée qu’on leur connaît : la Gloire
nationale pour Camember, le tombeau du Soldat inconnu pour
Gruyer.
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En prime : Le sapeur Camember dans Le Petit Français illustré
Avant d’être publié en album par Armand Colin en 1896, Les
facéties du sapeur Camember ont paru dans Le Petit Français
illustré en 55 feuilletons entre janvier 1890 et septembre
1896. Une vingtaine de ces livraisons sont actuellement
consultables sur Gallica
((La version album du sapeur
Camember est consultatble dans son intégralité sur le site de
Pierre Aulas.)) :
Comme quoi le sapeur Camember n’a plus froid aux pieds – n°
45, 4 janvier 1890.
Horrible faim du sapeur Camember – n° 49, 1er février 1890.
Camember est indisposé – n° 92, 29 novembre 1890.
Camember est plein d’idées (Fin) – n° 105, 28 février 1891.
Camember apprend l’orthographe – n° 118, 30 mai 1891.
Un fameux remède – n° 133, 12 septembre 1891.
Camember se venge – n° 249, 2 décembre 1893.
Camember accompagne la colonelle – n° 261, 24 février 1894.
Encore une fantaisie orthographique de Camember – n° 265, 24
mars 1894.
Conversation politique – n° 269, 21 avril 1894.
Ce farceur de Cancrelat ! – n° 277, 16 juin 1894.
Camember se fait des cheveux – n° 280, 7 juillet 1894.
Camember se révolte – n° 286, 18 août 1894.
Une erreur de Camember – n°
295, 20 octobre 1894.
Camember conseille Cancrelat – n° 315, 9 mars 1895.
Camember au théâtre. Second début – n° 317, 23 mars 1895.
Où il est question de vieilles connaissances – n° 319, 6 avril
1895.
Maman Camember – n° 321, 20 avril 1895.
Un enfant phénomène – n° 324, 11 mai 1895.
Le nez du sapeur – n° 327, 1er juin 1895.
Rassure-toi, Camember ! – n° 337, 10 août 1895.
Camember initiateur – n° 339, 24 août 1895.
Funeste contre-coup – n° 341, 7 septembre 1895.
Camember aux prises avec la civilisation – n° 343, 21
septembre 1895.
Camember régale – n° 347, 19 octobre 1895.
Camember peintre – n° 349, 2 novembre 1895.
Camember victime de sa complaisance – n° 350, 9 novembre 1895.
Camember diplomate – n° 352, 23 novembre 1895.