Alain Leroux and Pierre Livet eds
Transcription
Alain Leroux and Pierre Livet eds
Published in : Alain Leroux and Pierre Livet eds : Leçons de philosophie économique (tome III : Science économique et philosophie des sciences) Economica, 2007 (pg 285-302) LES FONCTIONS DES MODELES ECONOMIQUES Bernard WALLISER Professeur à l’ENPC Directeur d’Etudes à l’EHESS Introduction Dès ses origines, la science économique a raisonné en termes de modèles et a fini par en faire un mode de pensée quasi exclusif. Après une phase de pré-modélisation amorcée par Cournot (1838-1880) et une phase de modélisation classique succédant à Walras (1880-1950), elle est entrée dans une phase de modélisation systématique dans le sillage de la théorie des jeux (1950-2005). Portée par le développement de l’informatique et l’accumulation des données, cette dernière phase voit la coexistence tant de modèles macro-empiriques de prévision que de modèles micro-économiques (sectoriels ou thématiques) plus théoriques et explicatifs. Nombre d’articles de revue ont désormais pour objet exclusif de présenter un modèle en l’agrémentant des justifications empiriques et opératoires appropriées. Par modèle, il faut entendre un module cognitif autonome qui s’exprime sous la forme de relations formelles entre diverses grandeurs. A partir d’un ensemble précis d’hypothèses, il permet de dériver systématiquement des conséquences plus ou moins lointaines. Du point de vue empirique, un modèle possède un statut épistémologique hybride, ni pure conséquence d’une théorie, ni pur résumé des observations. Du point de vue opératoire, il possède un statut praxéologique original puisqu’il associe en son sein des éléments respectivement descriptifs et normatifs. Un modèle est également un objet conceptuel souple qui se prête facilement à un processus d’évolution interne. Il s’avère enfin aisément transmissible et assimilable dans le milieu académique voire en dehors de lui. La présentation qui précède esquisse six fonctions remplies avec plus ou moins d’importance par tout modèle. Les deux premières sont syntaxiques et portent sur le langage d’expression du modèle, garant de ses possibilités d’interprétation et de simulation par le modélisateur. Les deux suivantes sont sémantiques et décrivent ses rapports avec le monde réel, gouvernés par des opérations conceptuelles d’idéalisation et de cumulativité. Les deux dernières sont pragmatiques et concernent l’insertion sociale du modèle, soumis à des processus de contextualisation et de diffusion du savoir. Pour chacune des fonctions, on présentera d’abord le concept central qui la sous-tend, les apports et les limites afférentes de la modélisation et les propriétés correspondantes attendues du modèle. 1 1. Fonction iconique Un modèle est d’abord conçu comme un support de conceptualisation de phénomènes économiques dans un langage rigoureux. Structurellement, le modèle est défini comme un ensemble de relations analytiques (souvent probabilistes) entre des grandeurs (essentiellement quantitatives). Cependant, ces grandeurs ne sont pas purement abstraites et renvoient à un système concret, que ce système soit dûment actualisé ou résolument imaginaire. Tout modèle admet ainsi une ‘interprétation’ en termes littéraires, qui fait correspondre d’abord aux grandeurs, et par induction aux relations du modèle, des éléments et des propriétés d’un système réel ou virtuel. Un modèle a donc l’avantage d’imposer une séparation nette entre sa forme analytique et ses interprétations souvent multiples. Mais cette dissociation peut conduire à une coupure assez radicale, donnant au modèle peu interprété un aspect profondément ‘réducteur’. Les concepts intégrés dans le modèle sont définis de façon plus précise et univoque que dans le langage vernaculaire. D’une part, les concepts sont exprimés par des grandeurs dont l’échelle de mesure (nominale, ordinale, cardinale) est précisément explicitée. Ainsi, l’utilité d’une action est considérée, selon les cas, comme seulement ordinale (seul l’ordre entre deux valeurs a un sens) ou essentiellement cardinale (la différence entre deux valeurs a aussi un sens). D’autre part, si un concept a des connotations multiples, il est décomposé en plusieurs grandeurs distinctes dont la signification devient ainsi plus univoque. Ainsi, le taux d’actualisation d’un acteur peut être décomposé en deux éléments qui traduisent séparément sa préférence pour le présent et son aversion face à l’incertitude. Les relations entre concepts décrites par le modèle sont également spécifiées de façon moins ambiguë que dans le langage ordinaire. D’une part, les relations entre les grandeurs sont exprimées avec un maximum de rigueur et de précision. Ainsi, la fonction de production d’une entreprise, liant les facteurs de production et les produits, peut adopter aussi bien une forme ‘Cobb-Douglas’ qu’en ‘équerre’ (traduisant des facteurs de production substituables ou complémentaires). D’autre part, si une relation est trop condensée, elle peut être décomposée en plusieurs relations élémentaires, moyennant l’introduction de grandeurs auxiliaires. Ainsi, la fonction de consommation d’un consommateur, reliant la quantité totale consommée aux revenus passés, peut être décomposée en une fonction de comportement liant la consommation au revenu futur anticipé et une fonction d’anticipation liant le revenu futur aux revenus passés. Enfin, contrairement au langage naturel, le langage formel permet d’exprimer les modèles à différents ‘niveaux de spécification’ emboîtés. Un modèle est générique (s’il est seulement soumis à des contraintes sur sa forme analytique), paramétrique (s’il revêt une forme analytique précise incluant des paramètres libres) ou spécifique (si les paramètres sont euxmêmes numériques). Cette hiérarchisation est permise par la malléabilité de l’outil mathématique, en l’occurrence les systèmes d’équations. Elle agit sur l’interprétation du modèle, un modèle plus générique ayant aussi un champ d’application potentiel plus étendu. Ainsi, la fonction de demande d’un bien d’un consommateur, liant la quantité demandée au prix du bien, peut simplement être astreinte à des conditions générales (monotonie, concavité, homogénéité), être linéaire avec un coefficient de proportionnalité indéfini ou encore adopter un coefficient précis. Cependant, les concepts introduits sont souvent exprimés sous une forme trop exigeante et réductrice. D’une part, la structure formelle retenue pour les grandeurs est trop forte au regard 2 de son interprétation. Ainsi, l’utilité vNM du revenu d’un décideur est interprétée dans ses dérivées successives de l’ordre 1 (croissance) ou 2 (aversion face au risque) jusqu’à l’ordre 5; de même, le savoir d’un agent est d’emblée supposé additif et est censé s’empiler comme des habits. D’autre part, la modélisation de nombreuses grandeurs économiques rencontre des difficultés formelles. Il en est ainsi de l’apparition de technologies nouvelles ou de biens nouveaux, sauf à supposer qu’ils sont potentiellement déjà là et ne font que s’actualiser; il en est de même pour les temporalités emboîtées (court terme, moyen terme, long terme) qui sont difficiles à appréhender seulement par des variables plus ou moins ‘lentes’ ou ‘rapides’. De même, les relations entre les concepts sont l’objet d’interprétations forcées et incomplètes. Parfois, des équations rigides conduisent à une interprétation ‘mécanique’ des phénomènes en cause. Ainsi, une fonction de production se présente comme une loi d’airain qui néglige l’aspect humain du ‘facteur travail’, tel qu’il se manifeste par exemple dans le phénomène d’absentéisme. Par ailleurs, une équation peut donner lieu à diverses interprétations, insuffisamment discriminées. Ainsi, la relation de Philips, liant prix et salaires, peut être lue causalement dans un sens (l’augmentation des prix crée une pression sur les salaires) comme dans l’autre (l’augmentation des salaires fait monter mécaniquement les prix) sans parler de l’éventuelle influence de facteurs non causaux (rôle des anticipations). Globalement, deux déviations polaires dans l’interprétation des modèles peuvent être considérées. La ‘sous-interprétation’ consiste à aligner des équations en supposant qu’elles se comprennent par elles-mêmes. Ainsi, les aléas (probabilistes) introduits dans la fonction de comportement d’un acteur sont souvent peu commentés et peuvent refléter le libre arbitre de l’acteur, la négligence de variables explicatives ‘cachées’ ou une spécification formelle inadéquate de la relation. La ‘sur-interprétation’ consiste à doter les équations de significations qui vont bien au-delà de ce que le modèle exprime formellement. Ainsi, le ‘mécanisme du réplicateur’ introduit en théorie des jeux évolutionnistes, est censé traduire par une formule unique les mécanismes complexes de sélection naturelle (ou même d’apprentissage ou d’imitation) des agents. Dans sa fonction dénotative, la qualité attendue d’un modèle est son ‘expressivité’, à savoir la faculté qu’il possède de faire coïncider au mieux son formalisme et son interprétation. De ce point de vue, il est nécessaire de bien séparer les critiques relatives au modèle formel et à son interprétation. En effet, un modèle formel est souvent critiqué, de façon trop aisée, à l’aide d’un argument purement interprétatif. Si l’on veut rester conséquent, un formalisme ne peut être critiqué qu’en proposant des formalismes alternatifs et une interprétation en s’appuyant sur des interprétations concurrentes. Dans le même esprit, on peut se demander s’il n’existe pas des formalismes mieux adaptés aux sciences sociales que le formalisme usuel des systèmes d’équations, directement inspiré par la mécanique. Ainsi, les croyances et les raisonnements des acteurs sont actuellement exprimées dans le cadre de la logique épistémique, un formalisme assez proche (en syntaxe) du langage naturel tout en étant plus rigoureux. 2. Fonction démonstrative Un modèle apparaît aussi comme un outil efficace d’explication et de simulation des phénomènes économiques. Le modèle se présente d’abord sous la forme d’un ensemble d’hypothèses qui résument les caractéristiques d’un système extérieur. Mais il permet surtout de déduire systématiquement de ces hypothèses un ensemble de conséquences plus ou moins 3 surprenantes auxquelles le système se doit aussi de satisfaire. Tout modèle fonctionne ainsi comme un moteur d’inférence qui permet la ‘simulation’ des effets de certains présupposés. Le modèle est donc essentiellement l’expression d’une structure explicative qui rend compte de certains phénomènes à partir de principes plus profonds. Mais il peut aussi tourner à vide et inciter à un jeu formel entre hypothèses et conséquences relatives à un univers à jamais virtuel. Les hypothèses du modèle ont l’avantage d’être dûment explicitées, ce qui en permet une manipulation aisée. D’une part, ces hypothèses sont exhaustivement énumérées, bien qu’au terme d’une mise à jour parfois laborieuse. Ainsi, les modèles d’équilibre de marché ont révélé l’existence d’une hypothèse implicite d’information parfaite, hypothèse ensuite formellement explicitée. D’autre part, ces hypothèses sont construites pour être indépendantes, ce qui permet de remplacer facilement une hypothèse par une autre, en particulier dans les modèles directement énoncés sous forme de systèmes d’axiomes. Ainsi, les modèles de négociation portant sur le partage d’une ressource entre divers acteurs reposent sur des axiomes de rationalité collective qui ont été progressivement décantés et isolés. Les conséquences des modèles sont rigoureusement déduites de ses hypothèses, soit par voie analytique (démonstration mathématique), soit par simple simulation (calcul sur ordinateur). D’une part, elles sont obtenues par une procédure mécanisée, capable de traiter des relations nombreuses et complexes (rétroactions, non-linéarités). Ainsi, l’hypothèse d’anticipations rationnelles, quel que soit son réalisme, a pu être analysée dans ses conséquences ultimes souvent inattendues. D’autre part, les conséquences sont contrôlées, même si d’éventuelles erreurs de démonstration peuvent être décelées par les utilisateurs futurs. Ainsi, le modèle de localisation de Hotelling annonçait un résultat qui, sans être faux, était néanmoins fondé sur une démonstration inexacte décelée bien des années plus tard. Le processus de simulation permet d’effectuer des ‘analyses de sensibilité’ sur les hypothèses du modèle pour en ‘baliser’ les conséquences et délimiter son champ d’application. Ces analyses portent respectivement sur les conditions initiales et d’environnement, sur les paramètres des relations et sur la forme structurelle des modèles. Elles sont de plus en plus aisées à réaliser du fait du développement des outils informatiques, mais aussi des algorithmes de résolution mathématique. Elles permettent de se familiariser avec les propriétés du modèle, un bon modélisateur étant à même de prévoir ses effets pour toute variante nouvelle sans même le faire tourner. Ainsi, le modèle du duopole conduit à une tarification des biens qui est plus ou moins sensible aux modifications des coûts exogènes de production des entreprises, de la pente de la fonction de demande des consommateurs ou de la forme même de cette fonction de demande. Cependant, les hypothèses des modèles s’avèrent souvent inutilement ou exagérément abstraites. D’une part, le modèle fait intervenir des hypothèses dites ‘techniques’ facilitant la déduction des conséquences, mais dont la signification reste très implicite. Ainsi, l’hypothèse de ‘main tremblante’, qui introduit un aléa dans le passage d’une intention d’action à l’action elle-même, permet certes d’atteindre tous les nœuds d’un arbre de jeu, mais admet une justification en termes d’erreurs dans la mise en œuvre de l’action qui est peu acceptable. D’autre part, le modèle introduit des hypothèses ‘substantielles’, qui ne sont pas suffisamment discriminées en conditions nécessaires et/ou suffisantes. Ainsi, les modèles d’environnement introduisent nombre d’hypothèses à la fois techniques et économiques, qui peuvent être chacune remplacées par d’autres sans que l’on puisse discriminer entre leurs impacts respectifs. 4 Les conséquences des modèles peuvent être gratuites et stériles, le modélisateur faisant ‘tourner’ les modèles comme on fait tourner les tables. D’une part, certaines conséquences ne sont pas véritablement constructives au sens où elles ne découlent pas d’un processus concret d’engendrement. Ainsi, sur le marché du travail, le modèle de ‘salaire efficient’ montre (par résolution d’un point fixe) qu’un état d’équilibre existe, sans pour autant exhiber comment les agents peuvent y parvenir par leurs propres forces. D’autre part, les conséquences sont déduites par une procédure aveugle, si bien qu’elles sont reliées « en boîte noire » aux hypothèses. Ainsi, sur le marché du travail, le modèle de tri des employés de Spence montre l’existence d’équilibres multiples (séparateur, non séparateur) sans fournir de critères de choix permettant de sélectionner tel ou tel d’entre eux. Globalement, deux pathologies opposées peuvent affecter les modèles quant à leur comportement en simulation. Un modèle est ‘sous-réactif’ si des variations appréciables des hypothèses ont fort peu d’effets sur les conséquences étudiées. C’est ainsi que la fonction de demande agrégée des consommateurs est très robuste par rapport au modèle de choix des agents, puisqu’elle s’obtient même en abandonnant la rationalité optimisatrice des agents (théorème de Debreu-Mantel-Sonnenschein). Un modèle est ‘sur-réactif’ si des variations faibles des hypothèses provoquent des variations drastiques des conséquences. Ainsi, les équilibres obtenus dans des jeux répétés se démultiplient de façon spectaculaire lorsque l’on passe d’un horizon fini à un horizon infini (du fait de menaces devenant efficaces). Du point de vue de sa fonction démonstrative, la qualité fondamentale d’un modèle est sa ‘robustesse’, à savoir la faculté qu’il possède de lier solidement hypothèses et conséquences. L’idéal est de vérifier le postulat de ‘continuité des approximations’ (Simon), qui veut que des variations faibles des hypothèses engendrent des variations faibles des conclusions. Pour ce faire, la voie analytique est préférable, la simulation numérique n’intervenant qu’en cas d’impossibilité. Néanmoins, la simulation numérique peut servir de guide pour une démonstration ultérieure, en réalisant une sorte de ‘détour quantitatif du qualitatif’. Dans le même esprit, la simulation permet de construire des ‘explications’ standard de certains phénomènes courants. Ainsi, les ‘cycles économiques’ relèvent de quatre types contrastés d’explications formelles : les ‘cycles exogènes’ naissent d’une influence extérieure elle-même cyclique ou d’un aléa exogène, les ‘cycles endogènes’ naissent d’une non-linéarité du système ou d’un retard temporel d’ordre 2 au moins. 3. Fonction empirique Un modèle s’impose comme un cadre puissant de confrontation des idées théoriques aux données empiriques. Un modèle n’est pas seulement un intermédiaire vague entre des théories pures souvent rigides et des faits stylisés purement locaux. Il peut chercher une adéquation empirique plus précise avec les données existantes (spontanées ou provoquées) concernant un système concret. Tout modèle est néanmoins l’objet d’un processus d’‘idéalisation‘, qui le conduit à n’approcher le système visé que sous certains aspects et dans certaines limites. Le modélisateur peut établir des accroches locales entre la théorie et l’empirie en restant conscient de la nature et de l’importance des éléments négligés. Mais il peut aussi perdre tout contact avec la réalité en ne précisant pas les directions et les intensités des approximations réalisées. 5 L’approche projective, qui consiste à valider un modèle préexistant en le confrontant aux données, se révèle très efficace. D’une part, un modèle permet facilement de dégager des conséquences testables, qui s’expriment sous forme d’une relation simple entre des grandeurs toutes observables. Ainsi, le modèle d’optimisation du consommateur, qui suppose que celuici maximise une fonction d’utilité inobservable, peut être résolu en une fonction de consommation, qui relie directement les biens demandés aux prix, au revenu et à des variables contextuelles. D’autre part, des tests de validation de ces conséquences testables sur des observations de terrain ou des données expérimentales sont disponibles. C’est ainsi qu’un modèle du marché du poisson peut rendre compte de l’apparition de réseaux de fidélité entre consommateurs et producteurs, réseaux qui peuvent être confrontées directement aux observations. L’approche inductive, qui consiste à dégager des observations des structures possibles d’un modèle, s’avère aussi très puissante. D’une part, des outils statistiques permettent de dégager de données brutes nombreuses et contrastées des régularités empiriques constituant des faits stylisés (trends, cycles, corrélations). Ainsi, le modèle de Pareto de distribution des revenus résume de façon fort commode un grand nombre de données quantitatives ou plus qualitatives. D’autre part, diverses méthodes permettent de construire des modèles explicatifs des faits stylisés en donnant des ordres de grandeur aux paramètres des relations. Ainsi, les données relatives aux résultats, à la taille et la localisation des entreprises permettent, sinon de construire un modèle de leur performance, du moins de définir l’importance des facteurs qui en rendent compte. Le processus d’idéalisation modifie précisément les différentes caractéristiques formelles d’un modèle. Il conduit à simplifier les facteurs d’environnement (exogénéité des facteurs, stabilité des facteurs), à modifier les paramètres (négligibilité de certaines influences) ou même les structures analytiques (variables omises, formes simplifiées). Il est facilité par l’existence éventuelle d’un modèle de référence plus complet par rapport auquel sont réalisées les approximations. Il conduit à séparer le modèle proprement dit et les ‘considérations hors modèles’ qui ont précisément pour but d’exprimer littérairement les caractéristiques négligées voire de deviner leur impact. Ainsi, le modèle de localisation d’Hotelling suppose que la vente de glaces sur une plage est isolable d’un marché plus large, que les consommateurs sont distribués linéairement sur la plage, et que les vendeurs s’installent librement sur cette plage. Cependant, l’approche projective reste le plus souvent peu conclusive dans des circonstances concrètes. D’une part, dès lors que les conséquences testables des modèles sont aléatoires, leurs critères de validation sont ‘conventionnels’, par exemple les ‘seuils statistiques d’acceptation’ d’une relation. Ainsi, si la fonction d’investissement d’un producteur est toujours être réfutée avec des seuils d’acceptation exigeants et suffisamment d’observations, elle est toujours confirmée avec des seuils libéraux et peu d’observations. D’autre part, en vertu du problème de Duhem-Quine, la réfutation d’une conséquence testable ne permet pas de sélectionner la ou les hypothèses du modèle à remettre en cause. Ainsi, si un modèle du marché du travail prévoit un salaire des employés qui est contraire aux observations, diverses modifications des hypothèses du modèle permettent d’en rendre compte. L’approche inductive, même fondée sur des données fiables, est souvent inopérante ou au moins fortement contrainte. D’une part, les techniques inductives reposent sur un ensemble d’hypothèses auxiliaires qui ne sont pas isolément testables (hypothèse d’exogénéité, hypothèse de stationnarité). Ainsi, les lois d’évolution de l’activité d’une industrie ne sont valables que si les processus sous-jacents obéissent à un ensemble de conditions 6 préalablement acceptées. D’autre part, l’induction statistique repose sur un modèle préalable, aussi simple soit-il, qui n’est jamais remis en cause dans la procédure inductive. Ainsi, un modèle de concurrence monopolistique suppose a priori que les firmes ne sont sensibles qu’à certains facteurs prédéfinis (prix, parts de marché). Globalement, deux risques opposés apparaissent dans le processus d’idéalisation d’un modèle. La ‘sur-idéalisation’ conduit à simplifier le modèle au-delà de la simple caricature, au point que ‘toute ressemblance avec la réalité est purement fortuite’. Ainsi, le ‘modèle du crime’ de Becker, qui assimile le crime à un bien ordinaire induisant une offre et une demande, se contente de dévoiler une dimension marginale du phénomène en négligeant toutes les études qui insistent sur le poids du contexte social. La ‘sous-idéalisation’ est à l’œuvre quand le modèle ne dégage pas les structures essentielles du système et continue de véhiculer nombre de détails superflus. Ainsi, en économie géographique, un modèle de ville incorpore souvent un nombre élevé de faits qui empêchent de discerner l’impact des phénomènes dominants (externalités, rendements croissants). Du point de vue de sa fonction empirique, la qualité essentielle d’un modèle est sa ‘vraisemblance’, à savoir la faculté à exprimer la structure ‘minimale’ d’un phénomène. On peut remarquer que les écarts du modèle à la réalité s’avèrent plus nombreux et plus importants dans les sciences sociales que dans les sciences de la nature. Dans ces dernières, on peut souvent raisonner en termes d’un phénomène principal et de perturbations. Dans les premières, tous les facteurs d’influence ont tendance à être du même ordre de grandeur. De plus, les écarts du modèle à la réalité sont plus facilement comparables et même mesurables dans les sciences de la nature que dans les sciences sociales. Ainsi, si les frottements mécaniques obéissent à des lois approximativement connues, les coûts économiques de prospection ou de transaction sont plus difficiles à évaluer. 4. Fonction heuristique Un modèle s’affirme également comme un médium aisé tant de stabilisation que d’évolution du savoir. Les modèles permettent déjà de figer le savoir présent de la discipline en modules simples et autonomes qui s’articulent entre eux. Mais ils servent surtout de point d’appui pour assurer le développement de la discipline, sous l’impulsion tant d’apports externes que de restructurations internes. Favorisés par l’unité de leurs langages et de leurs principes, les modèles constituent un instrument essentiel de l’’accumulation’ du savoir. Ainsi, les modèles peuvent s’enrichir au cours du temps par des opérations de réécriture et de réinterprétation successives. Cependant, les modèles peuvent aussi proliférer de façon anarchique et conduire à une balkanisation du savoir. Du point de vue synchronique, la modélisation facilite la comparaison des savoirs. Quant à leur ontologie, les modèles sont fondés sur des principes communs, qui constituent un socle unifié à partir duquel peuvent se déployer une constellation de variantes. Ainsi, dans la plupart des modèles, le principe de rationalité reste mobilisé pour gouverner le comportement individuel et une notion d’équilibre est conviée pour traduire les interactions collectives. Quant à leur méthodologie, les modèles sont exprimés dans des formalismes semblables, qui permettent de les regrouper en ‘treillis conceptuels’ (Stegmuller, Balzer). Ainsi, les modèles d’échanges de biens manifestent des ressemblances et différences qui permettent de les ordonner en réseaux de généricité décroissante et d’implication successive. 7 Du point de vue diachronique, la modélisation facilite la progression des savoirs. Quant à leur ontologie, les modèles connaissent des phases successives où certains principes sont affaiblis de façon coordonnée pour tous les modélisateurs. Ainsi, bien que leur pertinence ait été reconnue plus tôt, le principe de rationalité limitée ou les principes d’apprentissage ont été massivement introduits lorsqu’il a été considéré qu’ils devenaient véritablement féconds. Quant à leur méthodologie, un modèle fondateur est suivi d’une séquence de modèles qui en constituent des variantes ou des approfondissements, ces filières enchevêtrées formant des ‘arbres génétiques’. Ainsi, le modèle d’Akerlof, qui met en scène un acheteur et un vendeur d’une voiture d’occasion, le second ayant une connaissance plus fine de la qualité de la voiture que le premier, a ouvert la voie à toute une filière de modèles traitant de l’asymétrie d’information entre agents. L’évolution des modèles repose sur trois types d’opérations formelles, en général suivies de réinterprétations sémantiques. Un modèle peut voir son domaine d’application étendu (élargissement), adopter une forme analytique plus générale (affaiblissement) ou recevoir un fondement à un niveau plus profond (enracinement). Dans le contexte de la découverte, de telles opérations reposent sur l’imagination des modélisateurs et désignent de nouveaux candidats à l’explication de certains phénomènes. Dans le contexte de la preuve, ces modèles doivent à nouveau être empiriquement testés et opératoirement expérimentés. Ainsi, pour le choix en incertitude, le modèle de maximisation de l’espérance d’utilité a été étendu des humains aux pigeons, affaibli en modèle IURDP ou en modèle des prospects (KahnemanTversky) et enraciné en le faisant dériver d’un ensemble d’axiomes. Cependant, du point de vue synchronique, la modélisation peut conduire à un émiettement du savoir, tout nouvel article proposant un nouveau modèle. D’une part, les modèles sont introduits individuellement sans chercher à les fonder sur des principes généraux déjà éprouvés. Ainsi, les modèles d’endogénéisation des préférences d’origine sociologique, s’ils traduisent bien un aspect du conditionnement social des acteurs, n’exhibent aucun processus concret par lequel cette influence est susceptible de s’exercer. D’autre part, les modèles perdent l’essentiel de leur force en adhérant à un ‘bon sens formalisé’, fondé sur un pseudoréalisme. Ainsi, divers modèles décrivent avec un luxe de détails les procédures de rencontre et de négociation entre employeurs et employés sans jamais extraire les caractéristiques générales susceptibles de rendre compte des effets collectifs engendrés par ces rencontres. Du point de vue diachronique, la modélisation peut connaître des transferts analogiques sauvages de modèles, censés être validés par leur discipline d’origine. D’une part, on observe un ‘phagocytage’ de nombreux modèles des sciences dures qui ne viennent pas s’articuler conceptuellement avec les modèles économiques déjà existants. Ainsi, issus de modèles de diffusion des maladies, divers modèles de diffusion des connaissances négligent tout bonnement l’aspect stratégique du savoir, pourtant fondamental en théorie des jeux. D’autre part, on observe un ‘entrisme’ de modèles formels en provenance des sciences dures, qui reposent sur des présupposés peu compatibles avec leur nouveau domaine d’application. Ainsi, les modèles inspirés de la physique statistique, outre qu’ils nient la dimension anticipative et intentionnelle des acteurs, vont jusqu’à supposer l’existence d’un hamiltonien global dont dériverait le système. Globalement, deux perversions peuvent ainsi affecter le développement des modèles. La ‘surcumulativité’ provient du constant développement des modèles selon une problématique dominante, ce qui favorise la ‘pensée unique’. Ainsi, le modèle d’équilibre général continue à être indéfiniment raffiné, malgré les rendements décroissants de la recherche qui se font jour. 8 En sens inverse, la ‘sous-cumulativité’ se traduit par un surgissement anarchique et incontrôlé de modèles d’inspirations diverses, selon l’adage ‘que mille fleurs s’épanouissent’. Ainsi, les modèles évolutionnistes se sont d’abord développés selon des modalités multiples, fondés sur des principes de sélection biologique ou d’apprentissage individuel, incluant ou non des effets de mimétisme, avant d’être dûment catégorisés. Quant à sa fonction heuristique, la qualité principale d’un modèle est sa ‘fécondité’, à savoir sa capacité à engendrer une descendance riche et diversifiée. Un nouvel axe de recherches peut être enclenché par la prise de conscience d’un hiatus empirique, mais impose pour se développer d’autres conditions. D’une part, de nouvelles hypothèses formelles doivent pouvoir capter le phénomène qui est mis en relief. D’autre part, des résultats originaux doivent être obtenus par rapport à ceux de modèles plus classiques. Ainsi, le ‘tournant cognitif’ en économie ne s’est véritablement affirmé que lorsque les travaux de logique épistémique ont permis de mieux formaliser les croyances des acteurs que sous forme probabiliste et lorsque des résultats originaux en ont été dérivés en matière de valeur de l’information ou de transmission d’information. 5. Fonction praxéologique Un modèle est aussi un instrument puissant de prévision et de programmation au service de la décision. Pour ce faire, il doit certes traduire de façon empiriquement satisfaisante la situation sur laquelle on veut agir. Mais, il doit plus avant être associé à des ‘moyens d’action’ pour modifier cette situation et des ‘principes normatifs’ pour juger de la situation. Tout modèle est délibérément soumis à une ‘contextualisation’, qui conduit à l’adapter à certains environnements et à certains problèmes. Le modélisateur peut en tirer un usage opératoire en explorant de façon volontariste des situations connues, des situations non encore examinées, voire des situations inatteignables. Mais il peut aussi lui faire jouer un rôle ‘magique’, ainsi lorsqu’il sert d’alibi pour justifier certaines prévisions et prescriptions décidées par ailleurs. Les prévisions permises par les modèles sont à la fois claires et ciblées. D’une part, un modèle permet de balayer l’éventail des scénarios du futur possibles (scénario rose, gris ou noir), voire de leur affecter des probabilités. Ainsi, la baisse de la durée du travail provoque, par influence directe et par le biais des répercussions sur la productivité, des conséquences en termes d’emplois, exprimées sous forme de ‘fourchettes’. D’autre part, plusieurs modèles de prévision peuvent être mis en concurrence, avec là encore des résultats sensibles à leurs spécifications particulières. Ainsi, des modèles de prévision du trafic permettent d’estimer le trafic entre deux villes en s’appuyant sur des modèles simples de type ‘newtonien’ ou sur des modèles plus sophistiqués explicitant le comportement rationnel des automobilistes. Les prescriptions fournies par les modèles sont simples et applicables. D’une part, les principes normatifs sont proposés et étudiés par la science économique elle-même et traduits en critères d’évaluation opérationnels. Ainsi, les effets économiques de projets de transport sont comparés selon le critère du surplus microéconomique, un critère qui traduit un principe d’efficacité économique et, dans une moindre mesure, de justice sociale. D’autre part, les modèles fournissent un langage unifié de débat entre les experts du domaine soumis à un choix collectif. Ainsi, les discussions sur le choix de politiques d’emploi peuvent s’ordonner autour d’un cadre macroéconomique communément accepté, et doivent porter autant que possible sur les hypothèses plutôt que sur les conclusions. 9 Le processus de contextualisation vise à tirer les approximations d’un modèle (élargi) dans le sens de l’usage que l’on veut en faire. Ces approximations portent respectivement sur les moyens d’action (servant de grandeurs exogènes), sur la structure même du modèle et sur les normes permettant de juger des effets obtenus. Un modèle ‘profactuel’ permet déjà d’explorer des effets potentiels (réalisables dans un contexte nouveau) ou virtuels (réalisables dans un contexte extrême, en s’affranchissant de certaines contraintes). Un modèle ‘contrefactuel’ va plus loin et traite de la possibilité d’un phénomène plus que de sa réalité, en ce qu’il donne une réponse théorique à une question théorique. Ainsi, le modèle d’équilibre walrasien affirme qu’une coordination efficace des agents par les seuls prix est possible et non que les marchés obéissent vraiment à ces conditions, bien que certains s’en rapprochent plus que d’autres (le marché financier est plus concurrentiel que le marché des voitures, lui-même plus concurrentiel que celui du travail). En sens inverse, les prévisions élaborées par les modèles sont souvent incertaines et instables. D’une part, aucune marge d’erreur n’est affichée par les prévisionnistes, alors que ces marges sont souvent très fortes et sont susceptibles d’affecter leur crédibilité. Ainsi, même si les taux de croissance macroéconomique futurs affichés sont toujours positifs, ils pourraient bien, compte tenu des marges d’erreurs, s’avérer négatifs. D’autre part, il existe un ‘effet-Panurge’ qui s’exerce sur les prévisionnistes et qui conduit chacun d’entre eux, par prudence, à préférer un consensus dans l’erreur au fait d’avoir raison (ou tort) tout seul. Ainsi, le prix du pétrole est couramment anticipé par divers prévisionnistes selon un tir groupé dont le barycentre est fort éloigné du prix réel. Les prescriptions issues des modèles peuvent s’avérer superficielles et fragiles. D’une part, les normes de jugement préconisées peuvent rester très floues dans leur expression théorique et limiter leurs applications concrètes. Ainsi, le principe de précaution est loin d’avoir reçu de définition opératoire précise, permettant de dire ce qu’il recommande dans telle ou telle situation, ce qui explique son usage particulièrement laxiste. D’autre part, les normes de jugement doivent être endossées et partagées par les décideurs pour assurer une efficacité des prescriptions. Ainsi, les mesures en matière d’aménagement du territoire issues des modèles sont souvent rejetées parce qu’elles ne sont pas fondées sur les véritables critères d’évaluation (souvent implicites) du décideur, de nature plus politique et institutionnelle. Globalement, la contextualisation des modèles donne naissance à deux déviations opposées. La ‘sur-adaptation’ résulte de l’application aveugle d’un modèle général à un certain problème, sans trop se soucier des caractéristiques spécifiques de la situation en cause. Ainsi, le calcul économique traditionnel est appliqué par le FMI aux choix d’investissement dans les pays en voie de développement en sous-estimant les profonds déséquilibres qui affectent les économies de ces pays. La ‘sous-adaptation’ résulte de la réticence à appliquer un modèle à un problème qui ressort pourtant de son champ d’application, du fait de préjugés quant à sa valeur. Ainsi, un modèle microéconomique calculable permet de simuler une gamme de politiques globales ou sectorielles, mais ne sont utilisés qu’avec parcimonie. Dans sa fonction opératoire, la caractéristique essentielle d’un modèle est sa ‘pertinence’, à savoir sa faculté à traiter avec profit le problème qu’il est censé éclairer. Là encore, les finalités des modèles sont souvent plus claires dans les sciences de la nature que dans les sciences sociales. Dans le premier cas, il existe un décideur unique qui s’appuie sur un modèle assuré et poursuit un objectif univoque. Dans le second cas, un grand nombre de décideurs ont à leur disposition des modèles multiples et poursuivent des objectifs variés et souvent contradictoires. De plus, les rapports entre experts et décideurs sont plus distanciés et méfiants 10 dans les sciences sociales que dans les sciences de la nature. Ainsi, si les études de balistique ont un impact direct sur les décisions des artilleurs, les études économiques ont un impact plus indirect et partiel sur les décideurs, sauf en matière d’économie financière où les recommandations sont rapidement traduites en choix. 6. Fonction rhétorique Un modèle s’impose finalement comme un artefact autorisant une expression concise et une transmission fiable du savoir. Certes, le modèle est un instrument pédagogique utile pour les spécialistes d’une discipline comme pour les étudiants de cette discipline. Mais il constitue aussi un instrument de vulgarisation efficace auprès des non spécialistes, qu’il s’agisse des média ou des milieux socio-professionnels. Il est l’objet d’une ‘communication’ qui favorise sa diffusion de supports en supports avec plus ou moins de perte en ligne. Ainsi, les modèles ont un caractère didactique en mettant en scène de façon simple et imagée des mécanismes économiques issus de la théorie. Néanmoins, ils peuvent fort bien se muer en instruments d’autorité et de sélection au service de certains groupes de pression. Un modèle facilite la diffusion du savoir au sein de la communauté des économistes en employant un langage formel présumé neutre. D’une part, il se présente comme un objet de référence entre les savants, la seule évocation de son patronyme suffisant à en exprimer l’essentiel du contenu. Ainsi, lorsqu’un orateur parle du ‘modèle de négociation de Rubinstein’, l’auditeur y associe immédiatement une représentation formelle particulièrement concise de la négociation entre deux joueurs. D’autre part, il se présente comme un module du savoir transmissible de façon pédagogiquement efficace auprès d’un étudiant ayant les bases formelles nécessaires. Ainsi, le ‘modèle du cobweb’ (modèle de la toile d’araignée) décrit sous une forme imagée le tâtonnement vers un équilibre sur le marché du porc. Un modèle autorise une communication efficace en dehors du milieu des économistes en s’appuyant sur un langage quasi universel. D’une part, il peut être approprié facilement par d’autres sciences sociales, même moins formalisées. Ainsi, le modèle de l’oligopole entre producteurs a été adopté par la sociologie pour traiter de la diffusion des idées entre leaders d’opinion ou des rapports de pouvoir entre organisations. D’autre part, il est pris en compte par les médias et le public sous une forme vulgarisée qui en conserve les messages essentiels. Ainsi, le ‘multiplicateur keynésien’, qui montre qu’un investissement engendre une production supplémentaire qui induit à son tour de nouveaux investissements par un effet de rétroaction positive, est popularisé comme une justification des grands travaux. Un modèle est communiqué d’un émetteur aux récepteurs en imprégnant leurs esprits à trois niveaux. Il utilise des concepts qu’ils reprennent à leur compte, il suggère des relations qu’ils intègrent comme des régularités, il décrit des mécanismes qu’ils assimilent comme des images. D’une part, les agents adoptent un vocabulaire spécialisé, même si celui-ci y perd de son aspect technique. D’autre part, les agents forment des ‘cartes mentales’, à savoir des relations qualitatives dans un réseau de variables, même s’ils distordent aussi les schémas théoriques. C’est ainsi qu’ont été adoptées les notions de coût marginal, de valeur ajoutée ou de pouvoir d’achat et que se sont ancrés des schémas comme la ‘loi quantitative de la monnaie’ (toute augmentation de la masse monétaire provoque une augmentation proportionnelle des prix) ou le ‘principe pollueur-payeur’ (les pollueurs doivent indemniser les pollués en fonction de leur niveau de pollution). 11 Cependant, les modèles participent d’une hiérarchisation sociale du savoir, les économistes étant classés en fonction de leur capacité à modéliser. D’une part, les modèles induisent une sélection des économistes, seuls les articles formalisés étant considérés comme éligibles au statut de travail scientifique. Ainsi, si la plupart des prix Nobel sont bien des modélisateurs, même ceux qui ne le sont pas sont considérés comme des ‘pré-modélisateurs’ qui ont préparé le travail des autres. D’autre part, les modèles créent des barrières à l’entrée pour les étudiants, en définissant des formes plus ou moins nobles du savoir. Ainsi, les modèles formels sont amenés à jouer le même rôle que les gammes pour les apprentis-musiciens ou que les figures imposées pour les apprentis-patineurs. Les modèles poussent aussi à développer un discours abscons qui joue de la relation d’autorité auprès des non-économistes. D’une part, les modèles économiques ont un rôle impérialiste vis-à-vis des autres sciences sociales en ce qu’ils prétendent à une universalité soutenue par leur formalisme. Ainsi, la notion de capital, simplement soutenue par une idée d’accumulation et de déclassement d’équipements, a été adoptée par les sciences sociales sous la forme d’un capital relationnel ou symbolique. D’autre part, les modèles ont un rôle ostentatoire auprès des médias en ce qu’ils sont censés procéder à des raisonnements imparables. Ainsi, ‘la supériorité du libéralisme est mathématiquement démontrée’ est le titre malheureux d’une interview accordée à un journal par un prix Nobel (Debreu). Là encore, quant à la communication du modèle, deux tendances opposées se font jour. La ‘sous-diffusion’ concerne des modèles qui sont relativement complexes et perdent ainsi beaucoup de leur subtilité lors de leur diffusion. Ainsi, les conditions théoriques d’apparition et de disparition des ‘bulles spéculatives’ sont plutôt sophistiquées, ce qui n’a pas empêché le concept de devenir extrêmement populaire sous une forme très imagée. En sens inverse, la ‘sur-diffusion’ concerne des modèles qui n’ont pas forcément des bases théoriques très solides, mais qui acquièrent néanmoins une grande notoriété du fait de leurs connotations. Ainsi, le ‘développement durable’ est un concept qui est loin de faire l’objet d’une théorie bien stabilisée, mais qui a néanmoins fait florès dans les média et auprès des politiques. Dans sa fonction rhétorique, la principale qualité d’un modèle est sa ‘performativité’, à savoir sa faculté à être accepté comme une connaissance valide par les agents concernés. Un problème majeur naît du caractère éventuellement auto-réalisateur des modèles, un phénomène caractéristique des sciences sociales. En théorie, si des acteurs ont une croyance sur un certain phénomène et prennent en compte cette croyance dans leur comportement, ils peuvent modifier ce phénomène dans le sens de leur croyance. En pratique, le phénomène est assez rare car tous les acteurs doivent être coordonnés sur une seule et même croyance. De plus, l’autoréalisation peut porter sur une anticipation d’une variable, mais aussi sur une relation liant plusieurs variables. Ainsi, si les agents croient qu’il va y avoir une pénurie de sucre, ils peuvent provoquer la pénurie de sucre par des achats massifs ; plus avant, si les agents croient que le prix du sucre est corrélé avec les tâches solaires, ils peuvent provoquer cette corrélation. Conclusion Les modèles sont des objets conceptuels originaux qui poursuivent le raisonnement par d’autres moyens et manifestent leur supériorité sur deux plans. Ils ont un rôle d’ouverture en permettant de simuler de nombreuses situations virtuelles difficilement accessibles autrement. Ils ont un rôle de fermeture en montrant que toute situation ou évolution d’un système n’est 12 pas possible du fait de contraintes incontournables. Malgré leur importance présente, les modèles n’ont pas encore reçu le soubassement méthodologique qu’ils méritent. Les conceptions de l’épistémologie générale doivent être spécifiquement adaptées à la notion de modèle, en particulier les notions d’interprétation et d’idéalisation. L’impact des conditions économiques et sociologiques d’élaboration des modèles doit être précisément étudié, en particulier les mécanismes de concurrence entre modèles. Les modèles restent perçus comme des objets mal identifiés qui suscitent, particulièrement en sciences sociales, des réactions passionnées de deux types. La fascination des modèles naît des explorations brillantes et des résultats subtils qu’ils permettent d’obtenir à peu de frais. La répulsion des modèles naît de la mathématisation forcée du social qu’ils imposent et de leur tendance à donner corps à de pures fictions. Pour assurer une position plus tempérée, une déontologie de la modélisation doit fixer des règles du jeu dans le maniement des modèles. Le passage du modèle de son constructeur à son utilisateur doit s’accompagner d’un mode d’emploi rigoureux, en particulier quant à son domaine de validité. La diffusion du modèle auprès des étudiants et du public doit s’accompagner d’un guide de lecture précis, en particulier quant à ses véritables significations et enjeux. Bibliographie Armatte, M.- Dahan Dalmenico, A. (2004) : Modèles et modélisations, 1950-2000 : Nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Revue d’Histoire des Sciences, 57(2), 245-305. Bouleau, N. (1999) : Philosophie des mathématiques et de la modélisation, L’Harmattan. Grenier, J.Y.- Grignon, C., Menger, P.-M. ed. (2002) : Le modèle et le récit, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme. Israël, G. (1996) : La mathématisation du réel : Essai sur la modélisation mathématique, Seuil Morgan, M. –Morrison, M. eds. (1999) : Models as mediators : Perspectives on natural and social science, Cambridge University Press. Nouvel, P. ed. (2002) : Enquête sur le concept de modèle, Presses Universitaires de France. 13