Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs
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Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs
Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs Ioannis KATERELOS Professeur assitant en psychologie sociale, Département de Psychologie, Université Panteion, L. Sygrou 136, 17671, Athènes, Grèce. Émail : [email protected] Résumé – Dans cet article, nous essaierons d’appliquer une approche expérimentale ayant comme but l’étude de la diffusion des drogues chez les adolescents. La théorie des représentations sociales nous procure le cadre théorique justifiant la mise en place d’une manipulation 2x2. Illégalité et addiction sont choisies comme éléments centraux à la représentation sociale de la drogue. Ces éléments, associés ici à une substance fictive, sont soit confirmés soit niés à la présentation d’un texte aux jeunes gens. Juste après la présentation du texte, les adolescents sont invités à catégoriser la substance en lui attribuant des qualités positives ou négatives. Nos hypothèses sont confirmées et l’élément « addiction » semble avoir une position plus importante que l’élément « illégalité ». De plus, dans le cas de catégorisation de la substance comme drogue, il semble que les qualités négatives augmentent proportionnellement aux qualités positives. Enfin, nous examinons l’intérêt provoqué par le texte chez les adolescents dans chaque condition expérimentale. Abstract – In the present article, we attempt an experimental approach of drug among teenagers. The theory of social representations provides the theoretical framework for designing a 2x2 experiment. Illegality and addiction (chemical dependency) were chosen as central elements in the social representation of narcotics. These two elements, regarding an Psychotropes – Vol. 9 no 1 77 Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs imagined substance, are either denied or confirmed, presented to high school pupils in a text. Following the text presentation, the pupils were asked to categorize the substance in accordance with the element that has either been questioned or confirmed and to designate its qualities. Our hypotheses are confirmed and addiction seems to have a larger impact than illegality. In the event that the substance is characterized as a drug, both negative and positive qualities of the substance are reported on a higher level. Finally, we examine the interest raised the text among pupils in regards to each experimental condition. Mots clés – Psychotropes – Produit licite – Prévention – Représentation sociale – Jeune – Grèce. Introduction Certes, la drogue ne fait pas l’objet d’une étude pour la première fois : une pluralité d’approches multidisciplinaires ou interdisciplinaires, de qualité, nous informe et nous renseigne sur ce sujet important, qui touche de près notre société. Cette étude essaiera d’aborder le problème de la drogue en le situant au niveau de la perception : quel regard porte-t-on sur la drogue et quelles sont les propriétés qui lui sont attribuées ? Nous utiliserons la théorie des représentations sociales comme cadre de référence théorique et nous nous pencherons sur la question de la prévention de manière expérimentale. Notre souci est d’éclaircir certains points tels que la dépénalisation de la drogue, l’intérêt qu’elle provoque ou l’effet de la dépendance. Problématique théorique : les représentations sociales La théorie des représentations sociales, introduite par Moscovici au début des années soixante, suppose que l’univers cognitif des sujets est organisé de manière ordonnée autour de quelques objets d’extrême importance pour leur vie sociale. Durkheim (1937) fut le premier à mentionner l’existence d’idées socialement partagées autour d’un objet spécifique, c’est-à-dire de véritables théories naïves concernant cet objet. Ainsi, les sujets peuvent communiquer en s’assurant que l’objet de leur discours est le même au niveau de la signification. Outre la nécessité de donner un sens à la communication, les représentations 78 Psychotropes – Vol. 9 no 1 Ioannis KATERELOS collectives (aux termes de Durkheim) stipulent un ordre d’action et d’intervention sur la réalité de cet objet. Le sujet, dans son comportement social, obéit aux règles que cette représentation collective édicte. Moscovici, en reprenant le travail de Durkheim, va plus loin puisqu’il refuse de faire la séparation entre « objet » et « sujet » : l’objet n’existe que par la façon dont le sujet lui donne forme. Ni l’objet ni le sujet ne peuvent exister indépendamment l’un de l’autre. De la même manière que l’objet n’est que ce que le sujet pense, l’objet, de par ses propriétés, transforme et module la pensée du sujet. D’autres exemples mettent en évidence ce clivage entre savoir scientifique et savoir commun et le fait que les sujets disposent de leurs propres schèmes d’action pour vivre la réalité commune d’un objet. En dehors de la présentation anecdotique des lacunes de la pensée naïve 1, l’étude épistémologique du sens commun présente trois avantages : – – – elle permet de connaître le véritable sens de l’objet dans une société donnée, elle rend possible la définition psychosociale de l’objet, et elle clarifie les modes d’action qui lui sont propres ainsi que leur légitimation. En 1976, au sein du courant structuraliste 2, Abric définit une représentation sociale comme un ensemble cognitif séparé en deux zones : le noyau central et la périphérie. Le noyau central est constitué par un nombre restreint d’éléments vitaux pour la structure entière. Le noyau central de la représentation sociale a une double fonction (Abric, 1994) : – – une fonction génératrice, c’est-à-dire qu’il donne du sens à la périphérie, et une fonction unificatrice, c’est-à-dire qu’il tient la structure entière en position. Ainsi, le noyau central est le sens même de l’objet tel qu’il s’exprime par la représentation. Les éléments qui appartiennent au noyau central sont pourvus de quatre qualités (Moliner 1994) : – – 1 2 Une valeur symbolique accrue : ils peuvent s’intégrer à un schéma simplifié de l’objet. C’est à partir de ce schéma que va se constituer la représentation. Une associativité accrue : ils se caractérisent par leur polysémie et leur capacité d’association à d’autres termes. Amusante quelquefois. Autrement dit, une représentation sociale est constituée d´un certain nombre d´éléments mais aussi par les relations qui régissent leur position réciproque au sein de la structure. Psychotropes – Vol. 9 no 1 79 Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs – Une saillance accrue : de par le lien symbolique, l’élément central occupe une place privilégiée dans le discours des sujets. Une connexité accrue : de par sa forte associativité, l’élément central pourra entrer en relation avec un grand nombre d’autres éléments de la représentation. – Tableau 1 : Caractéristiques du système central et périphérique d’une représentation Système central Système périphérique Il est associé à la mémoire collective et à l’histoire du groupe. Il permet l’intégration des expériences et histoires individuelles. Il est consensuel : il définit l’homogénéité Il peut supporter l’hétérogénéité du du groupe par rapport à l’objet. groupe. Il est stable, cohérent, rigide. Il est flexible et il supporte les contradictions. Il n’est pas très sensible au contexte immédiat. Il est sensible au contexte immédiat. Fonctions : - il génère la signification de la représentation, - il détermine son organisation. Fonctions : - il permet l’adaptation à la réalité concrète, - il permet la différenciation des contenus, - il protège le système central. La périphérie est l’autre partie de la représentation sociale : c’est la partie active. Si le noyau central confère du sens aux éléments périphériques, les éléments périphériques en sont l’expression de la réalité. Tous les scripts d’action sont à la périphérie. En résumé, on pourrait décrire les deux parties d’une représentation sociale dans le tableau 1 (Abric, 1993). Il est évident que la connaissance des éléments centraux constitue une étape primordiale dans l’étude des représentations sociales, quel que soit l’objet. En 1988, P. Moliner introduit une méthode pour vérifier expérimentalement la centralité des éléments. Moliner, s’appuyant sur le corpus théorique d’Abric, pose comme hypothèse que si l’on met en cause un élément central, les sujets ne pourront plus reconnaître l’objet de la représentation. 80 Psychotropes – Vol. 9 no 1 Ioannis KATERELOS La drogue : un phénomène psychosocioculturel La nature des stupéfiants semble revêtir un sombre caractère aux yeux des personnes en charge de la prévention, de la désintoxication et de la réinsertion. La logique suivie jusqu’ici a été influencée par les rapports médicaux, dans la mesure où les premiers à s’être penchés sur le phénomène ont été les médecins. Mais chaque individu en a une conception (prévention sociale) qu’il met en pratique, même s’il n’a jamais touché à la drogue ou encore, même s’il n’a jamais personnellement connu un toxicomane. Or on ne peut pas considérer cette prévention sociale comme unidimensionnelle ; nous pouvons en citer quatre dimensions au moins : A – La perception « morale » : d’après elle, le consommateur de drogue représente le mal, le comportement hors des normes légales. Ce qui est étranger et probablement dangereux. L’usage de drogue entraîne systématiquement une situation d’illégalité et est alors l’aboutissement d’une vie en marge de la société officielle. C’est le trait dominant d’un individu intégré au sein d’un système de valeurs diamétralement opposé à celui qui prévaut. En deux mots, un toxicomane est un représentant du mal et doit être traité en tant que tel. B – La perception « juridique » : elle consiste à considérer que celui qui fait usage de stupéfiants viole les lois de la société. Cependant, cela ne serait pas le cas si les lois étaient différentes, si par exemple certaines catégories de substances n’étaient pas considérées par la loi comme illégales ou si les mécanismes de la justice ne fonctionnaient pas de manière sélective. Parallèlement, le fait que le contrevenant à la loi pour ce qui est des stupéfiants soit montré du doigt ne l’aide pas à sortir du cercle vicieux de l’usage de ces substances. C – La perception « médicale » : selon elle, le consommateur de drogue est un individu malade, soit physiquement soit psychologiquement, qui a besoin d’un traitement médical. Dans cette perspective, il faut nécessairement mettre en place des institutions chargées de soigner les toxicomanes et de protéger la santé publique. Même si les consommateurs de drogue n’en sortent finalement pas désintoxiqués, ils ont au moins été soulagés et ont échappé à la mort. D – La perception « sociale » : on voit le toxicomane comme une victime de la société. L’environnement social au sein duquel il a grandi ne lui a pas offert d’opportunités, mais l’a conduit dans une impasse (pauvreté, chômage, etc.). S’étant trouvé rejeté socialement, il a recherché une issue artificielle, Psychotropes – Vol. 9 no 1 81 Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs ce qui l’a conduit à la drogue. Il s’est intégré à ce système de vente et de distribution de drogue et s’y est retrouvé finalement prisonnier. Sur le plan de l’intervention concernant la prévention ou la thérapie, le chercheur qui se penche sur le phénomène de la drogue, a les perspectives suivantes (liste ni exhaustive ni définitive) : 1. Profil sociologique (et économique) : niveau social de prévention où prévaut la réaction face à la pathogénie sociale qui conduit à la naissance du toxicomane (Caulkins et al. 1997 ; Weatherburn et al. 1997 ; Maynard 1992 ; Maddux et al. 1994 ; Wagstaff 1989). 2. Personnalité pré-maladive : niveau individuel-psychologique de prévention qui se rapporte à des éléments de la personnalité ou à des troubles de celle-ci, tels qu’ils peuvent conduire à l’usage de drogue (Wu et al. 1996 ; Johanson et al. 1996). 3. Réduction de l’usage3 : traitement de la pathologie sociale qui résulte de l’usage de stupéfiants comme la criminalité, le vagabondage et la dégradation plus générale des institutions (Klingermann, 1996). 4. Réduction du risque4 : traitement des symptômes somatiques du syndrome de privation ainsi que des autres dangers résultants de l’usage (HIV, HCV) au sein d’institutions reconnues, soit en autorisant une consommation « raisonnable », soit en ayant recours à des produits de substitution (Crofts et al. 1997 ; Plomb et al. 1996). 5. La psychiatrisation : internement au sein d’instituts où le traitement appliqué se situe entre la thérapie et le redressement. 6. Les théories holistiques : appréhension du consommateur de drogue en tant qu’ensemble de comportements fautifs et traitement de ceux-ci via l’instauration d’un nouveau système de comportement socialibilisé. 7. La perception génétique : niveau individuel de prévention où il existe une prédisposition génétique à l’usage de drogue et où, par conséquent, la consommation peut s’avérer prévisible par le biais de l’examen du code génétique. Dans cette étude, nos préoccupations se sont focalisées davantage sur la prévention : le caractère nocif de la drogue est largement connu et pourtant, sa diffusion continue « librement » auprès des jeunes. La question qui se pose alors est de savoir pour quelles raisons ces substances exercent toujours une attraction, même après que les sujets ont été informés de ses propriétés néfastes. Il 3 4 En anglais « Use reduction ». En anglais « Harm reduction ». 82 Psychotropes – Vol. 9 no 1 Ioannis KATERELOS serait donc simplificateur d’admettre que l’attirance pour ces substances soit fondée sur la méconnaissance des dangers qui en résultent. En ce qui nous concerne, nous adoptons comme point de départ l’axiome selon lequel, pour que cette substance puisse exercer une attirance, il faut que lui soient attribuées des propriétés positives : l’usage du mot « attribuées » revêt une grande importance dans notre discours. Bien qu’il existe une conception spécifique à propos des substances psychotropes (quelles sont-elles, de quelle manière agissent-elles sur l’organisme, etc.), il n’est pas nécessaire pour les sujets de l’adopter et de se comporter en fonction de celle-ci. En revanche, il semble qu’une autre conception existe, largement reconnue socialement par les jeunes dans la catégorie d’âge qui nous intéresse (15-18 ans), laquelle détermine la relation adolescentstupéfiant. Nous estimons que l’approche expérimentale socio-psychologique a les avantages suivants : – Elle permet d’appréhender tant l’orientation sociale du problème (son étendue) que son ampleur socio-psychologique (la diffusion de son image). – Elle éclaire les pratiques accompagnant l’objet et donne une image des motivations et des choix qui en découlent. – Elle permet d’analyser la relation entre le sujet-consommateur et l’objetsubstance. – Elle peut être utilisée comme outil de justification des efforts entrepris contre la propagation de l’usage des stupéfiants. Méthodologie : hypothèses, facteurs, modalités, texte inducteur et plan expérimental Notre recherche concerne un échantillon composé de lycéens (16 à 17 ans). Nous avons pris contact avec notre échantillon à l’école, pendant un cours (35’). Les élèves ont disposé du même temps de réponse, toutes les conditions étaient mélangées au hasard et nous avons donné le minimum d’instructions complémentaires. Nos hypothèses expérimentales étaient formulées ainsi – : Une substance qui entraîne une dépendance et, en plus, qui est illégale, doit être identifiée à une « drogue ». On comprend facilement que l’affirmation de ces deux qualités touche directement le noyau central et, elle est, selon nous, spécifique dans une substance typique propre à la représentation sociale de la drogue. Psychotropes – Vol. 9 no 1 83 Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs – Une substance qui n’entraîne pas de dépendance ne peut être perçue comme « drogue », même si elle est légale (c’est le cas de l’alcool ou du tabac, mais aussi de certaines substances volatiles). Les sujets vont donc massivement rejeter la représentation de la drogue comme grille de lecture de la situation donnée. – Une substance qui n’entraîne pas de dépendance et qui n’est pas illégale doit être caractérisée comme « non-drogue ». C’est le cas du Coca-Cola ou de l’Orangina, par exemple. Les facteurs que nous avons utilisés sont ainsi au nombre de deux : – La légalité de la substance qui a deux modalités soit illégale soit légale. : la substance est classée – La dépendance qui peut résulter de l’usage de cette substance (deux modalités) : soit la substance provoque une dépendance, soit elle n’en provoque pas. Le texte inducteur de la représentation sociale de la drogue était : « Le DHT1-10 est une substance produite après traitement spécial de matières premières naturelles. Le code qui lui est attribué est DHT. Les tests montrent que cette substance provoque un état caractérisé par l’angoisse, l’insomnie, la douleur, etc. Or, pendant les tests officiels (toutes les nouvelles substances passent obligatoirement ces tests), on a noté quelques contre-indications qui obligent les scientifiques à nous mettre en garde sur son usage. Ses caractéristiques principales sont : … » On aura compris que le DHT1-10 n’existe pas. Cette substance fictive a été inventée par les auteurs justement pour que les sujets invoquent la représentation de la drogue sans être définitivement sûrs qu’il s’agisse là d’une drogue cette substance ressemble à une drogue mais, sans informations complémentaires, elle pourrait être n’importe quoi. Les informations qui suivaient, devaient conduire les sujets position : le DHT1-10 est-il une drogue ou pas ? 84 Psychotropes – Vol. 9 no 1 à adopter une : Ioannis KATERELOS Tableau 2 : Le plan expérimental Dépendance Illégale Légalité Légale Dépendance Non-dépendance Cette substance provoque une dépendance psychologique et somatique. On la considère comme une substance illégale. Cette substance ne provoque pas de dépendance psychologique et somatique. On la considère comme une substance illégale. Narcotiques « typiques » Des poisons, etc. Cette substance provoque une dépendance psychologique et somatique. On la considère comme une substance légale. Cette substance ne provoque pas de dépendance psychologique et somatique. On la considère comme une substance légale. Alcool, caféine, nicotine, médicament-drogue. Toutes les substances « inoffensives », par exemple, Coca-Cola, etc. Dans les cases du tableau, on voit les informations supplémentaires qui ont suivi le texte inducteur à chaque condition expérimentale. En dessous de chaque case et en italiques, on note les substances qui pourraient entrer éventuellement dans cette catégorie selon les auteurs (liste non exhaustive, information non fournie dans le questionnaire). Le plan expérimental nous montre la répartition des informations supplémentaires (tableau 2). Les sujets devaient répondre en cochant suivantes : une seule réponse parmi les (1) Le DHT est une drogue. (2) Le DHT est une drogue mais ça n’y ressemble pas. (3) Le DHT n’est pas une drogue mais ça y ressemble. (4) Le DHT n’est pas une drogue et ça n’y ressemble pas. Alors que cette échelle nominale dispose de quatre modalités, on n’en utilise habituellement que deux : le DHT est une drogue (1-2 ensemble) et le DHT n’est pas une drogue (3-4 ensemble). La raison de l’utilisation de cette Psychotropes – Vol. 9 no 1 85 Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs astuce est que les sujets se sentent plus à l’aise pour répondre sans ambiguïté, dans le style « C’est comme ça mais, puisqu’il faut répondre par oui ou par non, il serait plus sûr de dire non », réactions que l’on rencontre habituellement avec des réponses du type « oui-non ». La caractérisation de la substance Après que les sujets ont choisi la réponse qui leur convenait, ils étaient invités à caractériser la substance d’après 23 qualités. Le choix de ces qualités est le résultat de notre expérience dans le domaine et il provient soit d’interviews soit d’histoires de vie. Étant donné que la substance est fictive (inexistante), les sujets allaient nous donner des caractéristiques attribuées à une telle catégorie de substances. Les sujets devaient ainsi caractériser la substance à l’aide de 23 items (de 1 à 5, 1 = pas du tout Æ 5 = tout à fait). Résultats Les réponses à la catégorisation de la substance On peut voir les réponses des sujets au tableau 3. Tableau 3 : La catégorisation de la substance selon la condition expérimentale Légalité Illégal Illégal Légal Légal Dépendance Dépendance Non-dépendance Dépendance Non-dépendance C’est une drogue 78,6 % 33,3 % 60 % 34,5 % Ce n’est pas une drogue N 21,4 % 66,7 % 40 % 65,5 % 28 30 30 29 On remarque que les sujets identifient bien la substance illégale et entraînant une dépendance comme une drogue. En revanche, il semble qu’ils hésitent sur la catégorisation des substances comme l’alcool, la nicotine, etc., qui, tout en étant légale, entraînent une dépendance. La substance qui est illégale et n’entraîne pas de dépendance n’est pas identifiée à une drogue, ce qui nous fait penser que la dépendance (addiction) constitue un élément primordial dans la représentation de la drogue (figure 2). 86 Psychotropes – Vol. 9 no 1 Ioannis KATERELOS La substance légale et qui n’entraîne pas de dépendance, vaste catégorie d’ailleurs, provoque ensuite une méfiance de la part des sujets dont les opinions sont partagées. Figure 1 : Rejet de représentation de la drogue comme grille de lecture de la situation donnée selon les facteurs expérimentaux 1,5 légale 1,0 ,5 Addiction Rejetée 0,0 Acceptée Non-Addiction -,5 Illégale -1,0 GRILLE ADDICT -1,5 -1,0 LÉGAL -,5 0,0 ,5 1,0 1,5 Les réponses sur la caractérisation de la substance Nous avons procédé à une ANOVA multivariée, dans la mesure où les sujets devaient répondre à une batterie de questions sur les qualités de ladite substance. Au tableau 4, on peut voir les résultats de l’analyse à un niveau global. Au tableau 5, on voit les résultats différenciateurs entre les substances. Psychotropes – Vol. 9 no 1 87 Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs Tableau 4 : Les résultats globaux de l’analyse de variance multivariée Effet Effets simples Légalité2 Dépendance2 F (Pillais) Sig. 1.951 2.149 .014 .006 1.717 .038 Interaction S120 < Légalité2 Dépendance 2 > Tableau 5 : La différenciation (one-way analysis of variance) des qualités attribuées à la substance selon la condition (* p < 05) Dépendance Non-dépendance Item F (3,133) Sign. Légale Illégale Légale Illégale ça relaxe ça soulage c’est admis par les copains ça augmente la confiance en soi c’est bon marché ça suscite la peur ça aide au succès social ça provoque des maladies c’est aphrodisiaque* ça devient un besoin* c’est dangereux* c’est indifférent* c’est facile à trouver c’est socialement rejeté* c’est mortel* ça augmente la joie * c’est admis par les parents ça chasse la douleur* ça augmente la sociabilité ça diminue l’insécurité ça diminue les inhibitions ça aide quand il y a des problèmes c’est destructeur* 1,6473 1,4162 ,5113 ,1825 ,2418 ,6753 3,13 3,33 2,63 3,43 3,29 2,29 3,10 2,90 2,38 2,90 2,97 2,47 2,3229 ,0788 2,37 3,00 2,17 2,43 ,8956 ,1188 ,5353 1,7705 4,1938 9,2520 3,3543 4,8043 1,2222 3,8594 3,7252 6,0124 2,2044 2,9424 2,3316 ,6686 2,5929 ,4459 ,9489 ,6590 ,1568 ,0074 ,0000 ,0215 ,0035 ,3050 ,0113 ,0134 ,0008 ,0915 ,0361 ,0780 ,5731 ,0561 2,40 2,63 1,83 3,13 2,40 3,77 3,33 2,00 3,40 2,43 2,80 2,97 3,20 1,87 2,47 2,70 2,57 2,25 2,71 1,61 3,50 3,46 4,21 4,14 3,25 3,46 3,21 3,25 3,93 3,50 1,11 2,04 2,71 2,79 2,28 2,52 1,83 2,76 2,28 2,69 3,34 2,83 3,21 2,24 2,45 2,69 3,00 1,62 1,72 2,34 2,45 2,00 2,63 1,60 2,97 2,63 2,93 3,47 2,47 2,93 3,03 2,23 2,73 2,67 1,40 1,80 2,37 1,90 1,3724 ,2549 2,50 1,93 2,14 1,97 5,4079 ,0016 3,60 4,29 3,10 3,07 On peut remarquer que l’orientation des réponses reste la même pour toutes les questions se rapportant à la caractérisation de la substance selon les conditions (sauf pour l’indifférence) : la substance illégale et entraînant une dépendance tend à être la plus dangereuse, la plus socialement rejetée, la plus fatale et la plus destructrice. Or elle est aphrodisiaque et c’est elle qui augmente le plus la joie et chasse le plus la douleur. 88 Psychotropes – Vol. 9 no 1 Ioannis KATERELOS Les autres substances restent plus ou moins « efficaces »5, mais tout se passe comme si les sujets considéraient la drogue comme « The real thing ». Expliquons-nous : sous l’axiome, très répandu dans notre société, que toute bonne chose a un mauvais côté, les adolescents définissent la drogue comme quelque chose d’interdit, d’extrêmement dangereux, mais aussi de très puissant. Voyons de plus près les résultats qui concernent l’indifférence (figure 2). On remarque alors que notre échantillon considère la substance « légale et entraînant une dépendance » comme étant la plus intéressante de toutes (la moins indifférente). En revanche, la substance « légale et n’entraînant pas de dépendance » est la plus indifférente de toutes. Figure 2 : Les moyennes d’indifférence selon la condition expérimentale. P < 0,001 La substance est-elle indifférente ? 3,4 3,2 3,0 2,8 2,6 2,4 ADDICTION 2,2 Addiction 2,0 Non-addiction 1,8 légale illégale LÉGALITÉ Discussion L’idée de départ, qui prend une certaine distance par rapport aux travaux classiques du modèle du noyau central, est d’orienter cette étude dans un quotidien toujours plus complexe que les expériences de laboratoire. Il faut bien 5 On voit bien d’ailleurs que la substance légale et n´entraînant pas de dépendance reste en bas de l´échelle pour toutes les caractéristiques. Psychotropes – Vol. 9 no 1 89 Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs mentionner que ce type de recherche doit être qualifié d’exploratoire, étant donné que l’on n’a jamais supposé une hiérarchie quelconque à l’intérieur du noyau central d’une représentation sociale. Alors que l’on admet la hiérarchie (différentiation qualitative) concernant la différenciation entre la périphérie (les éléments y appartenant sont d’une importance moindre) et le noyau central (éléments d’importance accrue), on n’a jamais constaté (ou encore, vérifié) une taxinomie (hiérarchique) à l’intérieur de ces deux « zones ». Bien que cette taxinomie semble être de nature quantitative (plus ou moins de consensus quand on compare les effets de l’infirmation informationnelle des éléments correspondants), il faut bien poser une certaine problématique au niveau d’une éventuelle diversification qualitative, pour l’instant dissimulée. À un niveau théorique, les items « addiction » et « illégalité » semblent être des éléments centraux pour ce qui est de la représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs. Parmi les deux et selon l’astuce méthodologique adoptée, l’élément « addiction » semble occuper une place plus importante que l’élément « illégalité ». D’autre part, si l’on part de situations dans lesquelles plusieurs éléments d’une représentation sociale sont activés, on se trouve renvoyé à la question (assurément fort complexe) des règles de composition entre éléments « confirmés » ou « infirmés »… Comment commencer à « déblayer le terrain » en ce sens ? Divers tenants du modèle (cf. Flament, 1994) estiment que le changement est initié à la périphérie, lorsque justement plusieurs éléments sont « contredits » et que, les schèmes étranges se multipliant, la régulation n’est plus assurée (sans oublier des facteurs inhibiteurs au changement comme la « réversibilité prévue »). Néanmoins, ces « contradictions », pour avoir un effet « profond », seraient liées aux pratiques sociales et non à l’information, la communication ou la polémique (Flament, 1994, 1994a ; ou Guimelli, 1989). La négation ou l’infirmation d’un élément central (telle que la « dépendance » ou l’« illégalité ») devrait entraîner la « chute » de toute la structure cognitive au point que l’objet ne soit plus reconnaissable : le nouvel objet est quelque chose de différent, ses qualités sont différentes et de ce fait, il ne s’agit plus d’une « drogue typique » ou même d’une drogue tout court… Par conséquent, les sujets ont bien tendance à modifier leur comportement envers cette substance de telle sorte qu’elle devient plus inintéressante, plus nocive ou encore, plus attrayante… C’est ce dont nous allons discuter par la suite. Les « qualités » de la drogue : une défaite annoncée ? La drogue est un des plus grands problèmes sociaux contemporains : il s’agit d’un problème social qui n’a pas uniquement « un passé et un présent » mais aussi, malheureusement, « un futur ». L’astuce adoptée dans cette recherche 90 Psychotropes – Vol. 9 no 1 Ioannis KATERELOS consiste en la présentation d’une nouvelle substance par les circuits illégaux de diffusion des stupéfiants : il s’agit d’un nouveau produit qui est introduit sur un marché déjà existant. Bien sûr, DHT1-10 n’existe pas, mais on ne se trompe pas sur les propriétés qui lui sont attribuées. Par ailleurs, personne ne connaît vraiment ce qu’est le MDMA : il s’agit de l’« Ecstasy ». En outre, il y a une vague de « drogues » nouvelles qui, en provenance d’Amérique du Nord et offertes par télévente sur Internet, promettent des résultats meilleurs et ce, sans aucun inconvénient : parfaitement légales, elles se veulent aussi efficaces que les « vraies ». Il semble bien que les adolescents soient persuadés que la drogue est un produit nocif, destructeur et dangereux. Les campagnes contre la drogue ont donc réussi à prévenir les jeunes sur les résultats néfastes de ces substances. La substance-drogue a tendance à être considérée comme la source de tous les maux, mais elle obtient également les « meilleurs » résultats dans les dimensions telles que la douleur (psychique ou somatique) ou bien la joie (qu’elle augmente plus que les autres substances). Ainsi, la drogue peut être la substance qui combine la mort avec l’amour, le danger avec l’éloignement de la douleur, la destruction avec la joie ! Le résultat est une substance qui « vaut la peine que tu prennes des risques pour elle puisqu’elle va te faire monter au ciel » ! Or ces mêmes jeunes continuent à croire que les drogues (substances illégales et entraînant une dépendance) sont les plus efficaces lorsqu’il s’agit d’augmenter la joie, de diminuer la douleur et d’encourager le comportement amoureux. Dès lors, tout se passe comme si les jeunes (sans aucune contradiction cognitive interne) tombaient dans le piège de la drogue tout en sachant qu’elle entraînera leur perte. Dépénalisation de la drogue ? Un autre point très intéressant à propos de la politique contre la drogue est sa légalisation sous diverses formes (légalisation du cannabis uniquement, légalisation de toutes les drogues, etc.). Nos résultats mettent en évidence que, selon le critère de l’indifférence (ou arbitrairement6 à l’inverse, celui de l’intérêt), l’indifférence des jeunes va diminuer si la substance illégale entraînant une dépendance devient légale ! Au contraire, le passage d’une substance à l’illégalité fonctionne comme un facteur dissuasif auprès de certains jeunes. Cependant, il faut bien poser certaines limites à nos résultats : 6 Méthodologiquement (voir les limites de nos résultats). Psychotropes – Vol. 9 no 1 91 Représentation sociale de la drogue chez les jeunes Grecs – Premièrement, on sait bien que toute décision concernant ce sujet est une décision, avant tout, politique. – Deuxièmement, même si on constate une diminution de l’indifférence, cela n’implique pas automatiquement qu’il s’agit d’une augmentation de l’intérêt des jeunes envers ces substances. – Troisièmement, si nos résultats nous incitent à penser que dans un premier temps suivant la dépénalisation de cette substance l’intérêt des jeunes envers elle va augmenter, nous pouvons également supposer que cet intérêt va diminuer à long ou moyen terme ; et ce parce que, comme nous venons de le voir, dans toute substance légale, addictive ou non, les caractéristiques (positives ou négatives) attribuées sont de plus faible intensité. Autrement dit, si la dépénalisation semble augmenter l’intérêt, cela n’est peut-être valable qu’à court terme, puisqu’à long ou moyen terme l’intérêt diminuera. Vers une nouvelle politique contre la drogue ? Selon nos résultats, les adolescents semblent être bien informés sur les effets néfastes des substances illégales et addictives. On a constaté aussi que l’augmentation des qualités dites négatives n’implique aucunement la diminution des qualités à connotation positive. Il apparaît au contraire que les qualités négatives augmentent avec les qualités positives. On pourrait donc proposer, sans mépriser la campagne qui met l’accent sur les effets négatifs de la drogue, de se centrer plutôt sur la réduction de l’intensité attribuée aux effets dits « positifs ». Il semble bien que les jeunes Grecs aient besoin d’apprendre que, non seulement la drogue a des effets néfastes (funestes) mais aussi qu’elle n’a rien à offrir en compensation. Reçu en novembre 2001 Bibliographie ABRIC J.-C., Conflit, coopération et compétition aux représentations sociales, Cousset Suisse, DelVal, 1987. 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