Constitutional Reform - Arab Reform Initiative
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Constitutional Reform - Arab Reform Initiative
ARI Projects Constitutional Reform Juin 2012 Les militaires dans le texte constitutionnel: étude des cas algérien, pakistanais et turc Virginie Collombier * Les relations entre civils et militaires ont fait l’objet de nombreux travaux de science politique . Civils et forces armées peuvent facilement entrer en conflit sur le terrain politique, et ce pas seulement dans les régimes en transition. Parce qu’ils constituent un corps organisé de manière hiérarchique, détenteur de la force et en mesure de l’utiliser, les militaires ont les moyens de s’approprier le pouvoir politique – ou du moins d’exercer une influence prédominante sur le pouvoir – sans avoir été appelés à gouverner par le suffrage populaire. L’intervention des militaires en politique constitue par conséquent un défi majeur pour l’établissement et le fonctionnement de systèmes politiques démocratiques. Dans un contexte de transition, la relation entre civils et militaires et la manière dont celle-ci est organisée par les textes fondamentaux méritent une attention particulière. Le processus de rédaction de la constitution et les règles de droit qui en résultent constituent en effet des éléments déterminants de la transition et de la consolidation démocratiques. Les expériences algérienne, pakistanaise et turque constituent des références intéressantes pour ce qui touche au rôle politique des militaires et, de manière générale, aux relations entre civils et militaires. Même si ce thème a également été central dans les transitions démocratiques en Amérique latine, ces trois « modèles » sont les plus régulièrement invoqués dans les débats en Egypte. L’objectif de cet article est d’analyser les principales caractéristiques des relations entre civils et militaires en politique, en mettant en évidence les éléments suivants : - les circonstances de l’intervention des militaires en politique, - à quel moment et en quoi la constitution devient un enjeu pour ces derniers, * est chercheur au sein de l’Arab Reform Initiative. 2 - les grandes catégories de dispositions utilisées pour institutionnaliser le rôle politique des militaires, nouvelles institutions politiques nationales, les militaires ont cependant rapidement pris le dessus sur les politiques. - l’influence de ces dispositions sur la transition et la consolidation démocratiques. La première constitution algérienne, adoptée par référendum en 1963, se caractérise ainsi par : De manière générale, cette étude fait ressortir l’ambiguïté du texte constitutionnel en tant que cadre régissant l’intervention des militaires dans le champ politique. En effet, suivant les circonstances, celui-ci a rendu possible tant l’institutionnalisation du rôle politique de l’armée que la « civilianisation » du politique après une intervention directe des militaires, en permettant l’octroi à ces derniers de « garanties de sortie » (« exit guarantees »). - les immenses pouvoirs conférés Président de la République, Algérie1 En Algérie, la relation entre civils et militaires a jusqu’à ce jour été fortement marquée par l’expérience de la guerre d’indépendance contre le colonisateur français. En 1956, le Congrès de la Soummam, considéré comme l’acte fondateur de la République algérienne moderne, avait débouché sur une plate-forme, sorte de « constitution de guerre » fondée sur le principe de la primauté du politique sur le militaire. En raison du rôle central joué par l’Armée de libération nationale (ALN) dans la lutte contre la France puis dans la mise en place des 1 La synthèse relative à l’Algérie se base essentiellement sur les travaux suivants : Hubert Gourdon, « L’ordonnance en Algérie (1965-1975). Essai d’analyse du système politique », in Hervé Bleuchot et Maurice Flory (éd.), Annuaire de l’Afrique du Nord, vol. 14, Paris, Editions du CNRS, 1976, 323361 ; Hugh Roberts, « The Struggle for Constitutional Rule in Algeria », in Journal of Algerian Studies, 3, 1998, pp.19-30 ; Abdelkader Yefsah, « L’armée et le pouvoir politique en Algérie de 1962 à 1992 », in Revue du monde musulman et de la Méditerranée, 65, 1992, pp. 77-95. au - la prééminence du Front de libération nationale (FLN), « parti unique d’avantgarde » (art. 23), qui « définit la politique de la Nation et inspire l'action de l'État, (…) contrôle l'action de l'Assemblée nationale et du Gouvernement » (art. 24); - mais surtout le rôle central accordé à l’Armée, qui « assure la défense du territoire de la République et participe aux activités politiques, économiques et sociales du pays dans le cadre du parti » (art. 8). Dans les faits, l’armée a alors déjà investi tous les rouages du pouvoir. Elle est notamment présente en force dans le bureau politique du FLN issu du congrès de 1964. Le président Ben Bella prend conscience de cette situation et tente de limiter son influence, mais trop tard. En juin 1965, le coup d’état mené par le colonel Boumediene permet aux militaires de prendre directement le pouvoir. La constitution est suspendue. Le système politique est à partir de cette date régi par l’ordonnance du 10 juillet 1965. Les organismes dirigeants de l’Etat sont remplacés par un Conseil de la révolution (CR) formé de 25 membres, quasiment tous des officiers de l’Armée nationale populaire (ANP), qui a autorité sur le gouvernement. Boumediene cumule alors les fonctions de chef du CR, de chef du gouvernement et de ministre de la Défense. Au cours des années suivantes, l’Armée et la Sécurité Militaire deviennent les principaux piliers du système. 3 Si le FLN conserve l’essentiel de ses prérogatives telles qu’inscrites dans la constitution de 1963, il devient dans les faits le « prolongement politique de l’armée ». L’armée devient politique, alors même que les uniformes s’estompent de plus en plus derrière des tenues civiles. A partir de 1976, des conflits internes à la direction militaire et des difficultés économiques conduisent Boumediene à engager une « constitutionnalisation » de son régime, c’est-à-dire à consacrer en droit le pouvoir qu’il détient en fait. La Charte nationale qu’il a rédigée et fait adopter par référendum sert de base à la rédaction d’une nouvelle constitution. Celle-ci confirme le rôle prépondérant de l’armée qui, au même titre que le FLN, devient force de changement social. L’article 82 stipule que « l’Armée Nationale Populaire, héritière de l’Armée de Libération Nationale et bouclier de la Révolution, a pour mission permanente de sauvegarder l’indépendance et la souveraineté nationale. (…) Instrument de la Révolution, [elle] participe au développement du pays et à l’édification du socialisme ». L’article 105 prévoit quant à lui l’élection du Président de la République au suffrage universel direct, sur proposition du FLN. Boumediene est élu à ce poste en 1976. L’armée peut alors rester en retrait et laisser le parti occuper formellement le devant de la scène politique. Le pouvoir du chef de l’Etat et les prérogatives de l’armée ont été « sécurisés » par le texte constitutionnel. En 1979, après la mort de Boumediene, le colonel Bendjedid, jusqu’alors ministre de la Défense, accède à la présidence de la République. Il cumule alors les fonctions de chef du FLN, de chef de l’Etat et de chef de l’Armée. Les émeutes d’octobre 1988, catalysées par les blocages politiques et économiques, conduisent le pouvoir à envisager des réformes politiques, et notamment l’introduction du multipartisme. A cet effet, une nouvelle constitution est promulguée en 1989. Cette dernière affirme la souveraineté du peuple, fait disparaître la référence au rôle central du FLN (notamment dans la désignation du candidat à la Présidence de la République) et n’évoque l’Armée que dans ses prérogatives de défense (art. 24). Elle consacre donc le retrait officiel de l’armée de la vie politique. Les militaires demeurent cependant présents dans le nouveau texte constitutionnel, à travers une référence particulièrement vague au Haut Conseil de sécurité en tant qu’ « institution consultative » (art. 162). Cette instance (dont la composition et les modalités d’organisation et de fonctionnement sont laissées à la discrétion du Président de la République) semble toutefois jouer un rôle plus important que celui évoqué dans le texte. Il fait en effet partie des institutions que le Président de la République doit réunir et consulter en vue de l’instauration de l’état d’urgence (art. 86) et de l’état d’exception (art. 87). De fait, après l’annulation des élections de 1991 et l’instauration de l’état d’urgence en 1992, c’est le Haut Conseil de Sécurité qui dirige le pays. La Constitution est partiellement suspendue et un Haut Conseil d’Etat formé par les militaires, qui désignent d’abord Mohamed Boudiaf à sa tête puis, après l’assassinat de celui-ci en 1994, le général Zeroual. En 1996, la constitution de 1989 est réactivée sous une forme amendée, sans que les modifications apportées ne conduisent à un changement majeur dans l’organisation et la répartition des pouvoirs. 4 Si la lettre du texte constitutionnel met désormais l’accent sur la souveraineté populaire et les institutions représentatives et limite le rôle de l’Armée à la défense du territoire, la référence au Haut Conseil de Sécurité demeure inchangée (et ce jusqu’à ce jour). De même, l’élection du Président de la République, formellement organisée au suffrage universel directe, est dans les faits contrôlée par les militaires. En outre, depuis l’amendement constitutionnel de 2008, le nombre de mandats présidentiels n’est plus limité. Pakistan2 Après la création de l’Etat pakistanais en 1947, les militaires se sont initialement plié aux règles fixées par l’autorité civile et sont restés à l’écart de toute activité politique, à l’instar de ce qui avait cours à l’époque britannique. La constitution de 1956 porte la marque de cette influence. L’instabilité politique a cependant favorisé un accroissement du rôle des militaires, qui ont rapidement imposé leur domination sur la scène politique. L’histoire du Pakistan depuis 1958 est ainsi marquée par une succession d’interruptions du processus démocratique par l’armée. Le premier coup d’état se produit en 1958. Il se traduit par l’instauration de la loi martiale et l’accession du général Ayub Khan à la tête du pays. Ce dernier justifie alors 2 La section relative au Pakistan est essentiellement basée sur les travaux suivants : Mazhar Aziz, Military Control in Pakistan. The Parallel State, New York, Routledge, 2008 ; Hasan-Askari Rizvi, The Military and Politics in Pakistan, 1947-1997, Lahore, Sang eMeel, 2000 ; Hasan-Askari Rizvi, Military, State and Society in Pakistan, London, MacMillan, 2000 ; Hasan-Askari Rizvi, « The Military and Politics in Pakistan », in Journal of Asian and African Studies, 26, ½ (janvier 1991) ; Aqil Shah, « The Transition to ‘Guided’ Democracy in Pakistan », Asia-Pacific Center for Security Studies. l’intervention de l’armée par un impératif de sauvegarde de la nation en péril qui sera utilisé lors de toutes les interruptions suivantes. Selon lui, l’armée est entrée en politique « avec une grande réticence, mais avec la plus entière conviction qu’il n’y avait à cela d’autre alternative que la désintégration et la ruine complète du pays ». En 1960, il sollicite la confiance des élus locaux et l’autorité nécessaire à la rédaction d’une nouvelle constitution : il devient alors Président du Pakistan. Le texte rendu public en mars 1962 porte la marque de ses idées politiques : la principale caractéristique de la nouvelle constitution est la fonction centrale du président, qui jouit de pouvoirs législatifs et exécutifs extrêmement étendus, et dispose de compétences très larges s’agissant de la déclaration de l’état d’urgence (art. 30). L’article 238 prévoit par ailleurs que dans les premières années de mise en œuvre de la constitution, le ministère de la Défense devra être confiée à une personne ayant au moins rang de Lieutenant-général dans l’armée. L’entrée en vigueur de la nouvelle constitution met donc formellement fin au régime militaire, mais le nouveau système politique est organisé de manière à protéger les intérêts des militaires. Le pouvoir politique demeure concentré entre les mains du général Khan (qui apparaît désormais rarement en uniforme). En 1969, dans un contexte d’agitation sociale croissante et alors qu’il ne peut plus compter sur le soutien sans faille de son institution d’origine, Ayub Khan annonce qu’il démissionne de son poste de Président et remet le pouvoir aux forces armées. Selon lui, il n’y a alors « pas d’autre moyen constitutionnel et efficace pour faire face à la situation ». Le pouvoir revient au général Yahya Khan, qui abroge la constitution de 5 1962, instaure la loi martiale et se proclame président. Les objectifs qu’il annonce alors ne différent en rien de ceux avancés par son prédécesseur. Une décision constitutionnelle provisoire est promulguée, qui stipule que le pays sera gouverné au plus près des règles prévues par le texte de 1962. La guerre civile de 1971 et le démembrement du Pakistan (suite à la sécession du Bangladesh) accélèrent toutefois le processus de transfert du pouvoir à un gouvernement civil. Zulficar Ali Bhutto, dont le parti est arrivé en tête aux élections législatives de 1970, se voit confier la direction du gouvernement. Il entreprend alors de rédiger une nouvelle constitution, en consultation avec les principales forces politiques du pays. En avril 1973, le nouveau texte est approuvé par l’Assemblée nationale. Il reflète la volonté de l’élite politique de mettre fin à l’intervention des militaires dans le champ politique. Pour la première fois, les fonctions de l’armée y sont précisées : sous la direction du gouvernement fédéral, celle-ci est chargée de « défendre le Pakistan contre les agressions extérieures ou les menaces de guerre et, dans les conditions prévues par la loi, d’agir en soutien au pouvoir civil lorsqu’elle est sollicitée en ce sens » (art. 245). La Constitution prévoit par ailleurs que le personnel des forces armées devra désormais prêter serment et s’engager à ne prendre part à aucune activité politique. Dans le contexte de la débâcle de 1971, la grande majorité des responsables militaires accepte le principe de la suprématie des civils et se retire du champ politique. La principale faiblesse du gouvernement Bhutto est alors de ne pas profiter de cette occasion pour construire des institutions politiques solides. En 1977, lorsque le pays est gagné par une nouvelle vague d’agitation politique et sociale, le gouvernement civil ne parvient pas à y faire face, et l’armée a repris confiance. Les militaires renversent le régime une nouvelle fois, instaurent la loi martiale et suspendent la constitution. Un Conseil militaire est établi, dirigé par le général Zia ul-Haq, qui deviendra également Président de la République l’année suivante. 1977 est une année cruciale s’agissant de la place des forces armées dans la vie politique pakistanaise. Sous la houlette du général Zia ul-Haq, le rôle que l’institution militaire a joué de manière intermittente dans le champ politique depuis les années 50 va être fixé dans des dispositions politico-légales, et donc institutionnalisé, à travers une série de « décisions affectant la Constitution du Pakistan » prises entre 1977 et 1985. Elles portent notamment sur trois éléments majeurs. 1) Les militaires vont tout d’abord se réserver le droit d’intervenir en politique sous prétexte de protéger l’Islam et l’idéologie du Pakistan. Selon Zia ul-Haq, l’armée doit en effet sauvegarder les « frontières idéologiques » du pays, qui sont aussi essentielles que ses frontières géographiques. 2) Les militaires pourront par ailleurs prendre les commandes du gouvernement en cas d’ « urgence nationale ». 3) Enfin, un Conseil national de sécurité (NSC) est créé. Cette nouvelle instance a le pouvoir de faire des recommandations relatives à la proclamation de l’état d’urgence (régie par l’article 232 de la Constitution), à la sécurité du Pakistan et à toute autre question d’importance nationale que le Président pourrait lui soumettre, en consultation avec le Premier ministre. Ce dernier point est particulièrement important. Les pouvoirs quasi-illimités confiés au NSC confèrent un rôle direct à la haute hiérarchie militaire dans les 6 mécanismes constitutionnels et politiques. Une telle instance, qui n’est pratiquement responsable devant aucune autre institution, supplante les forces politiques élues. Le Président, qui nomme tous les membres civils du NSC à l’exception du président du Sénat, voit ses pouvoirs renforcés par la création de cette instance, qui peut virtuellement opposer son veto à toute décision des responsables politiques et devenir la principale autorité politique en imposant l’état d’urgence. En 1985, après avoir procédé à ces changements dans l’ordre politico-légal et avoir donc obtenu des garanties quant au rôle futur de l’armée, le général Zia ul-Haq annonce sa disposition à « partager » le pouvoir avec des représentants élus, à condition que ceux-ci s’engagent à poursuivre le processus d’islamisation engagé par lui. La Constitution de 1973, telle que progressivement amendée depuis 1977, est ainsi réactivée en 1985 et la loi martiale levée. La même année, Zia ul-Haq prête serment en tant que Président de la République pour un mandat de cinq ans. En 1988, alors que le Premier ministre Junejo fait preuve d’une autonomie croissante, Zia décide d’utiliser sa position de chef de l’armée pour renverser le gouvernement et d’appeler à de nouvelles élections. Après sa mort dans un accident d’avion, la hiérarchie militaire décide de ne pas empêcher pas la tenue de ces dernières. Consciente de l’atteinte à sa réputation provoquée par ses interventions répétées en politique, elle accepte alors de se mettre en retrait. En décembre 1988, Benazir Bhutto prendre donc la tête d’un gouvernement de coalition. Elle entreprend dans un premier temps de gagner la confiance des responsables militaires, en leur offrant des garanties de ce que l’institution militaire ne sera pas affectée par son éloignement du pouvoir politique direct. Elle multiplie les gestes pour les rassurer et leur promet de construire une armée forte et professionnelle. Sa marge de manœuvre apparaît toutefois relativement limitée. Les partis d’opposition jouent en effet avec l’idée d’une intervention de l’armée dans le champ politique au service de leurs propres intérêts partisans et l’environnement sécuritaire régional tend à renforcer le rôle des militaires dans le processus de prise de décision. Dans ce contexte, les efforts du gouvernement pour asseoir son autorité finissent par aboutir à son renvoi. Deux gouvernements civils se succèdent alors, entre 1990 et 1999. En décembre 1999, le général Musharraf, alors à la tête de l’armée, interrompt ce difficile processus de transition vers la démocratie. Nawaz Sharif, Premier ministre depuis 1997, a en effet franchi les « lignes rouges » en tentant de le démettre de ses fonctions. Le schéma déjà testé à plusieurs reprises est alors de nouveau mis en œuvre : suspension de la constitution, nomination d’un Conseil national de sécurité chargé de diriger le pays puis, en 2002, élection de Musharraf à la Présidence de la République pour cinq ans. A cette date, la « préférence pour la démocratie » qui se fait sentir sur le plan international conduit toutefois les militaires à transférer le pouvoir à un gouvernement civil qu’ils entendent « guider », tout en conservant un certain nombre de pouvoirs tutélaires sur ce dernier. Des élections « arrangées » mènent au pouvoir une Alliance islamiste disposée à s’arranger avec les militaires. Toutefois, depuis 2008 et la démission forcée de Pervez Musharraf, obtenue sous la pression de l’institution judiciaire, les équilibres entre civils et militaires ont progressivement évolué. Non seulement le pays est de nouveau dirigé par un gouvernement civil, mais le 7 Président de la République lui-même est un civil. Les amendements constitutionnels de 2010 ont supprimé les dispositions relatives aux pouvoirs réservés du Président, au droit de dissolution de l’Assemblée nationale, et ont institué un régime parlementaire. L’article 245 relatif au devoir pour l’armée d’agir en soutien au pouvoir civil lorsqu’elle est sollicitée en ce sens demeure cependant en vigueur. De même, le Conseil national de sécurité (dans sa version revue en 2004) conserve son rôle de conseil et d’assistance du Président et du Premier ministre sur les questions de sécurité nationale et de politique étrangère. vague d’agitation sociale, sont utilisées comme prétexte par les forces armées pour renverser le gouvernement Menderes. Le Comité militaire d’Union nationale (CUN) qui prend alors la tête de l’Etat annonce qu’il est disposé à rendre le pouvoir aux civils, mais pas avant qu’une nouvelle constitution ait été adoptée. L’une de ses premières décisions est donc de créer une Assemblée constituante. Celle-ci comprend deux chambres : l’une est le CUN lui-même ; l’autre est formée en partie de membres cooptés et en partie de membres indirectement élus et elle est dominée par le Parti Républicain du Peuple. Turquie3 La Constitution de 1961 et le fonctionnement du système politique qui en découle confèrent un rôle central et spécial aux forces armées. Les deux constitutions turques les plus récentes, celle de 1961 et celle de 1982, sont le produit direct de l’intervention des militaires dans le champ politique. Les forces civiles n’y ont pas – ou seulement très marginalement – contribué. Au cours de la période récente, les militaires ont en effet interrompu le processus démocratique à trois reprises, en 1960, 1971 et 1980. A chaque fois, leur intervention a été l’occasion de s’assurer d’importantes « garanties de sortie » qui ont par la suite accru leur rôle dans le système politique. La constitution élaborée en 1924 sous les auspices de Mustafa Kamal et de ses partisans du Parti Républicain a révélé ses défauts après 1946 et le passage à un système multipartite. En mai 1960, les tensions croissantes entre Républicains et Démocrates, combinées à une 1) L’article 111 prévoit la création d’un Conseil de sécurité nationale (Milli Güvenlik Kurumu, MGK), formé de certains ministres (cette disposition est régie par la loi), du chef d’Etat major des armées et de représentants des forces armées, qui sera dirigé par le Président de la République. Cet article prévoit que le Conseil de sécurité nationale devra « communiquer les recommandations fondamentales requises au Conseil des ministres, en vue de l’assister dans la prise des décisions relatives à la sécurité nationale et à la coordination ». La nouvelle constitution créé ainsi un « système politique à deux têtes : le Conseil civil des ministres coexiste avec le Conseil national de sécurité au niveau exécutif, tandis que le système de justice militaire continue à opérer indépendamment du système de justice civil »4. 3 La section relative à la Turquie est largement basée sur les travaux suivants : Ergun Ozbudun, Contemporary Turkish Politics. Challenges to Democratic Consolidation, Boulder, Lynne Rienner, 2000 ; Ergun Ozbudun, Democratization and the Politics of Constitution-Making in Turkey, Budapest, Central European University Press, 2009. 4 Umit Cizre Sakallioglu, « The Anatomy of the Turkish Military’s Autonomy », in Comparative Politics, 26(2), 2007, pp. 157-158. 8 2) Le chef d’Etat-Major devient responsable devant le Premier ministre (et non plus devant le ministre de la Défense), ce qui renforce son statut. 3) Le leader du coup de 1960, le général Gürsel, est élu président par le nouveau Parlement, qui a été soumis à une pression considérable des forces armées en ce sens. Cette élection était en fait une des conditions pour que les militaires respectent les résultats des élections législatives et autorisent le Parlement à se réunir. En 1966, le général Sunay est à son tour élu à la Présidence. 4) Les 23 membres du CUN deviennent membres à vie du Sénat de la République, ce qui constitue une distorsion majeure du processus électoral et leur confère une influence considérable au sein de cette institution. D’autant plus que dans le même temps, les anciens députés du Parti Démocrate en sont exclus de manière permanente. 5) L’article 4 des Dispositions provisoires prévoit que les lois promulguées par le CUN ne pourront pas être portées devant la Cour constitutionnelle, et ce même après la transition démocratique. mémorandum équivalant à un ultimatum pour le gouvernement5. Le texte demande en effet « la formation, dans le cadre des principes démocratiques, d’un gouvernement fort et crédible qui mettra fin à la situation anarchique actuelle et qui, inspiré par les idées d’Atatürk, mettra en œuvre les lois réformistes envisagées par la constitution », mettant fin à « l’anarchie, aux luttes fratricides et à l’agitation économique et sociale ». En cas de non réponse à cette demande, l’armée annonce qu’elle « prendra le contrôle de l’administration d’Etat, en conformité avec les pouvoirs que lui confère la loi, en vue de pour protéger et préserver la République turque »6. Demirel est contraint à la démission. L’armée rechigne à exercer directement le pouvoir et appelle à la formation d’un gouvernement technocratique non partisan. En 1971 et 1973, elle profite cependant de ce rapport de force favorable pour renforcer sa position et son autonomie institutionnelle via d’importants amendements constitutionnels : - la composition du MGK est modifiée : le Conseil ne comprend plus des « représentants » des corps d’armée, mais les « commandants » des différents corps ; - le rôle du MGK est renforcé : l’article relatif au Conseil stipule désormais que le MGK « recommande » (et non plus « communique ») ses idées au Conseil des ministres (il n’est plus question d’ « assister » ce dernier) pour ce qui touche à la sécurité nationale et à la coordination dans ce domaine ; 6) Le même article comporte des garanties selon lesquelles les responsables militaires ne pourront être poursuivis en justice ou jugés. Il convient en outre de noter que l’article 35 du Code de service interne de l’Armée confère à cette dernière la « responsabilité de protéger et de sauvegarder le territoire turc et la République turque telle que stipulé dans la Constitution ». Au début des années 60, les responsables militaires invoquent souvent cet article pour légitimer leur intervention dans le champ politique. En 1971, des officiers radicaux conspirent contre le gouvernement dirigé par Demirel (Parti de la Justice). La haute hiérarchie militaire ne les soutient pas, mais publie un - les forces armées sont exemptées d’audit par la Cour des comptes ; 5 Ce mémorandum en trois points est publié par le chef d’Etat-major de l’époque, le général Memduh Tağmaç, ainsi que les commandants des forces aériennes, marines et terrestres, le 12 mars 1971. 6 Voir Ozbudun, op. cit., pp. 33-34. 9 - une Cour suprême administrative militaire est créée ; Constitution de 1982 permet ainsi les évolutions suivantes. - la compétence des cours militaires est considérablement étendue (alors même que la constitution prévoit que les cours de loi martiale ne fonctionnent que durant les périodes d’état d’urgence). 1) Le statut constitutionnel du MGK est encore renforcé. L’article relatif au Conseil prévoit dorénavant que « le MGK doit soumettre au Conseil des ministres ses positions sur la prise de décision et les moyens d’assurer la coordination nécessaire pour ce qui touche à la formulation, la détermination et la mise en œuvre de la politique de sécurité nationale de l’Etat. Le Conseil des ministres doit considérer en priorité les décisions du MGK concernant les mesures qu’il estime nécessaires pour la préservation de l’existence et de l’indépendance de l’Etat, l’intégrité et l’indivisibilité du pays, et la paix et la sécurité de la société » (art. 118) ; A la fin des années 70, la Turquie est confrontée à une situation économique et sociale très dégradée, aggravée par une instabilité parlementaire et un niveau sans précédent de violence politique opposant organisations d’extrême gauche et d’extrême droite. Les militaires justifient leur intervention par la nécessité de mettre fin à cette situation. En septembre 1980, le MGK prend le pouvoir, précisant qu’il rendra le pouvoir aux civils, mais pas selon les mêmes modalités qu’auparavant. Comme en 1960-61, la mission de restructurer le système politique est confiée à une Assemblée constituante bicamérale dont l’une des chambres est le MGK lui-même. L’autre chambre est encore moins représentative que celle de 1961 : tous ses membres sont nommés par le MGK et aucun d’entre eux n’appartient à un parti politique. Le MGK aura par ailleurs le dernier mot sur le nouveau projet de constitution, qu’il aura tout pouvoir d’amender ou de rejeter. Le référendum d’approbation du nouveau texte donne lieu à une campagne totalement monopolisée par le général Evren, alors chef de l’Etat et chef du MGK. Il est combiné à l’élection du Président de la République, un « oui » à la constitution valant approbation de la présidence d’Evren. Les membres du MGK ont en outre pris soin de préciser qu’un rejet du texte équivaudrait à la poursuite de la direction du pays par le MGK. Les militaires ont alors pour objectif de créer une présidence forte, et qui serait entre les mains. La 2) La loi n°2945 de 1983 relative au MGK donne une définition très large du concept de sécurité nationale : « la protection de l’ordre constitutionnel de l’Etat, son existence nationale et son intégrité ; de tous ses intérêts dans le champ international, y compris les intérêts politiques, sociaux, culturels et économiques ; et des intérêts dérivés des traités internationaux contre toutes les menaces externes et internes »7. 3) L’autonomie institutionnelle de l’armée est encore accrue, les forces armées étant exemptées de supervision par le Conseil de supervision de l’Etat nouvellement créé et les décisions du Conseil militaire suprême ne pouvant faire l’objet d’un appel. 4) L’article 9 des Dispositions provisoires qui visent à régler la transition donne au Président de la république de très larges pouvoirs de veto sur tout amendement constitutionnel ultérieur. L’article 15 de ces Dispositions 7 Pour le texte complet de la loi n°2945 sur le MGK et le Secrétariat général du MGK, voir http://www.mgk.gov.tr/Ingilizce/Kanun/kanun_en.htm. 10 provisoires comporte des garanties selon lesquelles les responsables militaires ne pourront être poursuivis en justice ou jugés. Les manipulations électorales prennent par ailleurs de l’ampleur, notamment du fait de l’interdiction de faire de la politique opposée aux anciens responsables politiques et du contrôle exercé par le MGK sur les élections législatives de 1983. Après les élections, le MGK est transformé en Conseil présidentiel pour une période de six ans. Ce conseil n’est doté que de pouvoirs consultatifs, mais ses membres jouissent d’une totale immunité La transition de 1983 constitue un parfait exemple de la façon dont un régime militaire abandonnant l’exercice direct du pouvoir peut dicter les conditions de son départ. Depuis cette date, le pouvoir politique s’est progressivement – et considérablement – « civilianisé ». Cette évolution s’explique toutefois davantage par des pratiques informelles et une adaptation des acteurs que par un changement constitutionnel formel. En 1989, Turgüt Özal est le premier civil à être élu Président de la République par le Parlement turc. Les amendements constitutionnels de 1995 ont depuis lors supprimé les deux paragraphes du Préambule faisant référence à la nécessité et à la légitimité de l’intervention militaire de 1980. L’interdiction d’activités politiques qui visait notamment les syndicats et les associations a été levée. En 2002 et en 2004, plusieurs réformes importantes ont modifié la structure et les fonctions du MGK. La coordination des décisions relatives à la sécurité nationale est désormais confiée au vice-Premier ministre (elle relevait jusqu’alors du MGK). En juillet 2011, la démission de la majorité des responsables de l’Etat-major en signe de protestation contre la politique du gouvernement de l’AKP a constitué un nouvel indice – majeur – de la « civilianisation » de la politique turque. Eléments de conclusion et pistes de réflexion Les théories de la démocratie énoncent que les militaires doivent être soumis au contrôle des représentants du peuple, qui détiennent l’autorité suprême de par leur élection. Dans les faits, cependant, dans de nombreux Etats, les militaires se voient garantir – de fait ou en droit – un certain nombre de privilèges, de marges d’autonomie, de domaines réservés et de pouvoirs tutélaires. Ceci est d’autant plus courant dans les pays qui connaissent une transition d’un régime autoritaire dominé par les militaires à un gouvernement démocratique. Dans ce contexte, un certain nombre de « garanties de sortie » (« exit guarantees ») accordées aux militaires peuvent être envisagées comme le prix à payer par les élites politiques civiles pour que ceux-ci ne fassent pas obstacle à la transition vers un régime démocratique. Elles peuvent toutefois s’avérer aussi un obstacle pour la transition vers une démocratie consolidée8. Un tel obstacle n’est cependant pas impossible à lever à moyen ou plus long terme, comme l’illustre notamment l’évolution générale du système politique turc depuis la transition de 1983. 8 Voir par exemple VALENZUELA, J. Samuel, “Democratic consolidation in Post-Transitional Settings: Notion, Process, and Facilitating Conditions”, in Mainwaring, O’Donnell and Valenzuela (éd.), Issues in Democratic Consolidation: The New South American Democracies in Comparative Perspectives, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1992.