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Le jeu du regard et du hasard,BILLET,« On ne sait pas quand cela s
Le jeu du regard et du hasard Il sera question, ici, du rire: le rire d’une femme met en rage un homme. En effet, là où le cinéaste veut rendre visible la rencontre amoureuse, une femme lui rit au nez… Saurait-elle, à son insu aussi bien, qu’il y a des choses qui ne se voient pas et qui n’en sont pas moins réelles? C’est vers cette question que nous conduit le texte d’Alice Delarue entremêlant la rencontre des deux femmes dans La vie d’Adèle, à celle du cinéaste et de son actrice… « […] je peux me souvenir avec précision combien la couleur jaune du vêtement qu’elle portait lors de notre première rencontre m’a fait de l’effet, longtemps après, quand je revoyais cette couleur quelque part. » Freud S., « Sur les souvenirs-écrans », Névrose, psychose et perversion. Lors du festival de Cannes qui a vu son film, La vie d’Adèle, remporter la Palme d’or, Abdellatif Kechiche expliquait que ce qui l’avait déterminé à adapter pour la première fois une œuvre – en l’occurrence la bande dessinée Le bleu est une couleur chaude[1] –, c’était la scène de rencontre fortuite qu’elle recelait : « Adèle tombe sur Emma par hasard. Aucune des deux ne sait si elles vont se revoir, et pourtant cette entrevue va bouleverser leur vie. »[2] Pour traiter de la place du hasard et de la détermination dans ce qui produit une rencontre, A. Kechiche a, comme dans L’esquive, recours à Marivaux. Le début du film nous montre ainsi Adèle, en classe, captivée par l’étude de la scène du coup de foudre dans La vie de Marianne : « Parmi les jeunes gens dont j’attirais les regards, il y en eut un que je distinguai moi-même, et sur qui mes yeux tombaient plus volontiers que sur les autres. […] j’oubliais à lui plaire, et ne songeais qu’à le regarder. […] Enfin on sortit de l’église, et je me souviens que j’en sortis lentement, que je retardais mes pas ; que je regrettais la place que je quittais ; et que je m’en allais avec un cœur à qui il manquait quelque chose, et qui ne savait pas ce que c’était. »[3] Or, il ne se passe rien de tel dans la vie d’Adèle. Elle fréquente un garçon du lycée sans qu’il n’y ait eu de rencontre. Ses copines le lui ont désigné : « tu as vu comme il te regarde ? » Mais Adèle n’avait pas vu, car justement elle ne le regardait pas. Et c’est alors qu’elle se rend sans enthousiasme à un rendez-vous avec lui qu’a lieu la rencontre avec Emma. Cette scène met le hasard et le regard au premier plan. Adèle, qui s’apprête à traverser la rue, s’arrête car le feu passe au rouge. Et c’est parce qu’elle est immobile, observant les piétons de l’autre côté de la rue, qu’elle aperçoit une jeune femme aux cheveux bleus, au bras d’une autre femme. Le feu passe au vert, elles avancent et se croisent, Emma regarde Adèle, qui se retourne plusieurs fois sur Emma. A. Kechiche rend l’émoi d’Adèle palpable ; il la touche dans son corps et tranche avec le sentiment, qu’elle avait jusque-là, de « faire semblant ». Et, comme pour Marianne, cette rencontre exacerbe une certaine nostalgie. La reverra-t-elle jamais ? La couleur bleue, trait métonymique prélevé sur la scène du coup de foudre, ne va dès lors plus cesser de hanter Adèle. Elle finira par recroiser Emma en entrant dans un bar gay. « Je suis tombée ici vraiment par hasard », lui explique-t-elle, et Emma lui rétorque : « tu sais qu’il n’y a pas de hasard ». Et en effet, A. Kechiche fait de la rencontre entre Adèle et Emma un subtil mélange de hasard et de déterminisme inconscient. Dans cette naissance d’un couple se nouent le symbolique (le discours amoureux comme prélude, représenté par La vie de Marianne), l’imaginaire (Adèle, perdue quant à son choix d’objet, s’énamore de l’image d’Emma au bras d’une femme, c’est-à-dire de « son propre moi réalisé au niveau imaginaire »[4]), et le réel de cette tuché qui touche profondément son corps. « Voilà des années que je traînais l’idée d’explorer le coup de foudre », expliquait A. Kechiche[5]. Léa Seydoux a en effet pu témoigner de l’attente du réalisateur quant à cette scène : « La première scène où nos chemins se croisent et où c’est le coup de foudre ne dure pas plus de trente secondes, mais le tournage nous a pris une journée entière […] Et à la fin, Kechiche a explosé de rage parce qu’après cent prises j’ai ri alors que je marchais vers Adèle. Nous avions marché l’une vers l’autre toute la journée, c’était si drôle »[6]. L’exigence de A. Kechiche, si elle lui a valu l’opprobre de certains, a cependant porté ses fruits : La vie d’Adèle donne à voir l’une des scènes de rencontre les plus marquantes de l’histoire du cinéma. [1] Maroh H., Le bleu est une couleur chaude, Paris, Glénat BD, 2010, rééd. 2013. [2] http://www.lefigaro.fr/festival-de-cannes/2013/05/23/03011-201 30523ARTFIG00561-abdellatif-kechiche-la-vie-d-adele-n-est-pasun-film-militant-homosexuel.php [3] Cf. Marivaux (de) P., La vie de Marianne. [4] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 163. [5] Cf. http://www.lefigaro.fr/festival-de-cannes/2013/05/23/03011-201 30523ARTFIG00561-abdellatif-kechiche-la-vie-d-adele-n-est-pas- un-film-militant-homosexuel.php [6] http://www.thedailybeast.com/articles/2013/09/01/the-stars-ofblue-is-the-warmest-color-on-the-riveting-lesbian-love-soryand-graphic-sex-scenes.htmlb BILLET « Soirée spéciale vers les J45 », mardi 22 septembre à Saint Quentin, dans le cadre du Séminaire d’étude Sous le titre : « Emmanuel Carrère d’un couple à l’autre, vers d’autres vies que la sienne », Virginie Leblanc nous a donné sa lecture de l’œuvre. Thomas Roïc nous a présenté le travail de l’artiste Sophie Calle. Les deux exposés se sont croisés, en rendant les liaisons conscientes et inconscientes de l’un à l’autre sensibles et convaincantes. Formidable soirée et pari tenu par nos collègues lillois, de faire apparaître les « liaisons inconscientes » que peuvent susciter les artistes auprès de leur public et de leurs lecteurs, ainsi que celles qui les animent et qui sont peutêtre, on est en droit de le supposer, à l’origine de leur démarche ou de telle ou telle de leurs œuvres. E. Carrère d’abord, et sa fascination féroce pour l’acte horrible qui vient ruiner tout espoir d’humanité, S. Calle ensuite, qui utilise la douleur et l’errance pour des compositions soigneusement mises en scène et orchestrées, chacun nouant à sa façon théâtre, littérature et photographie. V. Leblanc et T. Roïc nous ont fait sentir comment les deux artistes appuient leur travail sur ce qui leur vient de l’Autre, mais aussi du semblable, du passant attrapé comme au hasard, et cependant jamais quelconque, car toujours articulé à leur démon intime. Ceci n’est pas sans évoquer pour nous ce qui se joue sur cette « Autre scène » où les rêves, les actes manqués, les lapsus, le symptôme dévoilent quelques fragments de l’inquiétante étrangeté qu’est l’inconscient dans le parcours d’une cure, parfois jusqu’à son ressort secret. C’est avec précision et au travers de citations choisies que V. Leblanc nous emmène bien au-delà de l’analyse littéraire, le long des méandres du processus créateur de plus en plus autobiographique chez E. Carrère. T. Roic nous présente S. Calle avec élégance, et avec le même souci d’exactitude que celui qui anime l’artiste. Il nous fait toucher l’humour et l’angoisse que produisent certaines de ses réalisations, son œuvre ; il nous fait saisir ce qui, dans sa démarche étrange et paradoxalement intrusive, insiste et fuit à la fois. « On ne sait pas quand cela s’arrête » Veuillez vous connecter pour accéder à cet article. Se connecter Des traumatismes comme entraves au « faire couple » Veuillez vous connecter pour accéder à cet article. Se connecter Liliom de Ferenc Molnár En juin dernier, s’est donné aux Ateliers Berthier Liliom, de Ferenc Molnár, dans une mise en scène de Jean Bellorini, directeur du TGP[1] de Saint-Denis. Réussite théâtrale exceptionnelle qui mérite de retenir à bien des égards l’attention, des amoureux de Lacan en particulier : théâtre vivant au plus haut point, en prise sur le réel de la banlieue d’une grande ville, ici Budapest ; c’est par cette « légende de banlieue en sept tableaux »[2] qu’en 2014 J. Bellorini a choisi génialement de démarrer son mandat de directeur à Saint-Denis. Écrite en hongrois en 1909, la pièce[3] fut retraduite en 2004 par le travail remarquable de trois jeunes gens de théâtre qui ont « essayé de reconstituer l’étrangeté fondamentale de la langue de Molnár, son agrammaticalité de principe ». Et la note de ces traducteurs de préciser : « Plus qu’un argot, la langue que parlent les personnages […] est bourrée de fautes de grammaire, d’aberrations syntaxiques ou de mots déformés, souvent restitués de manière phonétique. […] Il nous fallait donc retrouver un « mal parler » que l’on puisse quand même parler ; et cela dans une langue française rigide, à la grammaire beaucoup moins flexible que celle du hongrois »[4]. La traduction est toujours une affaire de première importance, mais elle l’est singulièrement dans Liliom (ou la vie et la mort d’un vaurien), qui est, selon les mots heureux des traducteurs, une « tragédie du langage », et même une double tragédie du langage : car derrière les difficultés langagières de ces personnages populaires qui évoluent dans une fête foraine de banlieue, sans pouvoir presque rien se dire, s’entend le traumatisme fondamental de l’être parlant, que Lacan nous a appris à reconnaître. Mais ce terme de tragédie ne doit pas ici tromper : J. Bellorini revendique de traiter Liliom sur « le mode de la varietà, avec des passages incessants du rire aux larmes »[5]. Ce à quoi il réussit, donnant une lecture de la pièce qui fait de Molnár ce poète que Socrate appelait de ses vœux à la fin du Banquet[6], en amenant Aristophane et Agathon à reconnaître qu’il appartient au même homme d’être à la fois poète tragique et poète comique. Liliom est une fable qui raconte l’histoire d’un bonimenteur de foire, d’un pauvre gars qui travaille sur un manège à la périphérie de la ville, et se donne l’allure d’un voyou. La brutalité de la patronne du manège rapproche une petite bonne, nommée Julie, de Liliom ; ils tombent progressivement amoureux l’un de l’autre au cours du premier tableau, au travers d’un échange verbal où, à la rudesse triviale de Liliom, répond chez Julie un vouvoiement respectueux et une naïveté qui frise parfois le mutisme. Les mots leur manquent, le dialogue est entrecoupé de silences, mais dans le peu qui parvient à se dire finissent par percer une forme de tendresse généreuse chez lui et une pudeur extraordinaire chez elle, qui trouvent leur achèvement dans un grand silence. Dans le deuxième tableau, on apprend que le chômage, la misère et les coups sont le réel de la vie de Julie et Liliom : pourtant le couple résiste malgré la violence du quotidien ; aucun des deux ne peut envisager de quitter l’autre, un fond de tendresse perdure des deux côtés, même s’il affleure différemment chez chacun, et n’exclut pas une dysharmonie foncière. La nouvelle de l’enfant qui s’annonce est accueillie avec une fierté joyeuse, mais l’émotion peine à s’exprimer, et elle explose chez Liliom en une sorte d’excitation qui le conduira à sa chute. Pour financer le départ en Amérique dont il rêve pour sa future famille, Liliom se laisse entraîner, plutôt à contre cœur, dans un braquage manigancé par un copain, qui tourne mal au quatrième tableau : pour échapper au revolver de l’homme qu’ils devaient attaquer, au gendarme armé qui surgit, et à la perspective de la prison, Liliom plonge dans sa poitrine le grand couteau qu’il avait fini par accepter de cacher sur lui. Entre deux sanglots, il crie le nom de Julie. Liliom meurt au cinquième tableau, en demandant à Julie de lui tenir la main, tout en refusant de lui dire pardon, ce que d’ailleurs elle n’a pas l’idée de réclamer : cette scène se déroule sans le moindre pathos, sans pleurs, avec peu de mots, mais, là, le manque de mots rejoint l’économie d’un bien dire. Deux « détectives de Dieu » viennent réveiller le forain mort pour le conduire dans l’au-delà, où il est censé rendre des comptes, dans un commissariat qui est le lieu du Jugement Dernier : au sixième tableau, le juge céleste est un policier chargé de rédiger des rapports, que le metteur en scène a juché très haut sur la grande roue d’une fête foraine, prenant à la lettre le vœu de l’auteur : « En ce qui concerne […] les personnages surnaturels […], je ne voulais pas leur attribuer plus de signification qu’un modeste vagabond ne leur en donne quand il pense à eux »[7]. J. Bellorini y ajoute un humour iconoclaste. Après seize années de purgatoire, quand sa fille sera devenue grande, Liliom sera autorisé à redescendre sur terre, pour une journée, et aura à inventer quelque chose de vraiment beau pour son enfant. Au septième tableau, a lieu la rencontre, irréductible occasion de malentendus : Louise, la fille de Liliom, le prend pour un mendiant et refuse le cadeau qu’il a volé pour elle ; alors, il ne peut le supporter, et la frappe. Elle ne sent rien, comme si, dit-elle, on l’avait embrassée : la voix de Julie-Louise est enregistrée. La pièce s’achève sur un mode énigmatique, avec le départ de Liliom, et un semblant de dialogue – on entend seulement la voix de Julie-Louise – entre la fille et la mère, qui donne le nom du père de Louise, sans qu’on sache si elle a reconnu Liliom, ou s’en souvient. La pénurie des mots n’a pas la même place pour les différents personnages, et chacun y répond d’une manière singulière. Deux couples sont mis en regard dans la pièce, celui que l’amie de Julie forme de manière très convenue avec son époux, dont les propos sont entièrement stéréotypés, et celui de Liliom et de Julie, dont le lien réside dans ce qu’ils n’arrivent pas à exprimer, et dans leurs silences qui ponctuent poétiquement l’ensemble. La musique, dont l’importance s’atteste dans les didascalies, et qui joue un rôle essentiel dans le travail de J. Bellorini, se fait entendre là où les mots défaillent. [1] Théâtre Gérard Philippe [2] Sous-titre de la pièce. [3] Molnár F., Liliom (Ou la vie et la mort d’un vaurien), Traduit par K. Ràdy, A. Moati et S. Vouyoucas, Éd. Théâtrales, 2004. [4] Ibid., « À propos de la traduction », p.89. [5] Programme de l’Odéon (35), « Communion éphémère », Entretien avec J. Bellorini, Propos recueillis par Marion Canelas, septembre 2014. [6] Platon, Le banquet, traduction Chambry, 223c-d, GarnierFlammarion, p.96. [7] Molnár F., Liliom, traduction », p.85. op. cit., « À propos de la Le corps pris au mot (2) Hélène Bonnaud répond aux questions de René Fiori et de Stella Harrison René Fiori – Dans une analyse l’effort de l’analysant pour rejoindre le lieu de son désir, porté par le transfert, peut laisser des postes libidinaux corporels verrouillés : la persistance du symptôme de frigidité de Noria après la fin de l’analyse, ou la solution du couple parental à défaut de couple conjugal pour Alice et son mari. En quoi le désir de l’analyste permet-il cette appréciation dans sa décision d’entériner la fin d’une analyse ? Hélène Bonnaud – En matière de sexualité, je ne vous l’apprendrai pas, l’analyse ne garantit pas de résultats thérapeutiques… La rencontre sexuelle est toujours sous le sceau du ratage. On peut obtenir une jouissance dans la rencontre avec le corps du partenaire, mais on peut aussi s’en tenir éloigné et préférer, comme dans le cas de Noria, faire de ses fantasmes sexuels des trouées de satisfaction. Quant à Alice, si la solution de la maternité semble recouvrir pour elle la question de la féminité, elle lui a permis de s’autoriser à être mère et à avoir une famille, ce qui n’était pas à l’horizon de sa vie. L’analyse a fait d’elle quelqu’un de nouveau, comme elle le dit, et son travail se poursuit. Lorsqu’un sujet décide de mettre fin à son analyse, l’analyste ne l’entérine pas forcément. Selon les cas, il donne son avis ou s’abstient de le donner, ce qui n’est pas la même chose que d’entériner. Certes, la décision revient à l’analysant. Lacan a eu cette phrase qui est à méditer : « quand l’analysant pense qu’il est heureux de vivre, c’est assez »[1]. Il faut accepter qu’il y ait des fins d’analyse où le « c’est assez » indique un point de satisfaction de l’analysant. RF – De nos jours, l’angoisse (cf. Flora, p. 110) est-elle plus souvent qu’autrefois la porte du salut pour le sujet, au regard des jouissances permises et de sa dépendance à leur emprise ? HB – Oui, l’angoisse a cette fonction d’avertissement qui provoque chez le sujet une division. L’angoisse ne trompe pas, dit Lacan, et, à ce titre, c’est un symptôme qui a une fonction intéressante, celle de mettre en alerte le sujet sur ce qui lui arrive. C’est souvent elle qui est au départ d’une demande d’analyse. L’angoisse prend sa racine dans le corps. Elle est sans doute ce qui définit le mieux le parlêtre tel que Jacques-Alain Miller en rend compte : « Le parlêtre, c’est celui qui, de parler, superpose un être au corps qu’il a »[2]. Dans le cas de Flora qui est un sujet qui n’a aucune limite, l’angoisse peut être qualifiée de salut, mais le vrai salut, c’est le rendez-vous avec l’analyste, ce partenaire qui l’oblige, si je puis dire, à entamer cette jouissance obscure de se foutre en l’air, en venant parler d’elle en analyse. Stella Harrison – Je vous cite, pages 120-121 : « La psychanalyse n’a pas de réponse médicale sur la question des maladies. Et pas non plus sur celles que l’on nomme « psychosomatiques », terme qui s’emploie pour indiquer la prégnance de facteurs psychiques dans l’apparition des symptômes corporels. » Il me semble que le signifiant « psychosomatique » est assez absent dans votre livre. Pouvez-vous nous dire un mot sur ce point ? HB – Ce livre n’a pas pour objet le corps malade, le corps affecté par une maladie organique, qu’elle soit diagnostiquée comme telle ou pas. C’est pourquoi vous ne trouverez pas de réponse psychanalytique qui fonde une théorie sur la causalité de l’irruption d’une maladie dans la vie d’un sujet. Il y a toutefois deux cas qui éclairent cette question dans le chapitre « Lésions », qui dit bien qu’une lésion n’est pas un événement de corps mais l’apparition d’un bouleversement dans la vie d’un sujet dès lors qu’il saisit que son corps est le siège d’une maladie. Il s’agit d’un réel sans loi, d’un réel hors sens. Cela n’empêche pas que chacun veuille se construire une causalité pour border le trou du réel, et cela est très important pour accepter la maladie, s’en défendre. Dans tous les cas, je n’ai pas voulu traiter de la place du corps malade dans l’analyse, mais du corps affecté par la parole, même si cela peut produire des symptômes qui relèvent de la science médicale. Certes, la médecine a appelé maladies psychosomatiques toutes les pathologies dont elle n’a pas réussi à trouver l’origine. C’est une définition qui me semble très réductrice, et dont nous ne pouvons pas dire grand-chose en tant qu’analyste. Par exemple, certaines maladies de peau sont toujours dites « psychosomatiques » car elles sont marquées par l’apparition et la disparition sans qu’on en saisisse la cause, ce sont des manifestations qui souvent surgissent à des moments précis de la vie du sujet, comme si le symptôme venait rappeler un événement traumatique, ou commémorer le souvenir d’une jouissance ignorée du sujet. Lacan s’est intéressé à la psychosomatique et il a donné quelques pistes pour comprendre la façon dont certains sujets souffrent de maladies dont la médecine ne reconnaît pas les facteurs étiologiques. Il a notamment indiqué qu’entre S1 et S2, il y avait un blocage, un gel de l’articulation signifiante. Les signifiants ne circulent pas, ils sont figés, bloqués, marquant une certaine immobilité de la pensée, chez le sujet. Alors, bien sûr, on ne peut que se poser la question de la structure : névrose, psychose, et surtout psychose ordinaire qui, à cette époque, n’avait pas trouvé sa place. Ces questions de structure ont été très prégnantes pour différencier l’hystérie et son symptôme qui parle du corps, et le sujet psychosomatique dont le symptôme ne parle pas, mais fait trou dans le corps. Or, dans ce livre, j’ai choisi de ne pas tenir compte des catégories cliniques pour orienter le choix des cas présentés. Comme vous le voyez, les chapitres sont ramenés à des signifiants de l’actualité, du quotidien, et non à des symboles de la clinique psychiatrique. C’est un choix délibéré pour montrer qu’il s’agit de psychanalyse c’est-à-dire d’un discours détaché de l’ordre psychiatrique, mais proche de ce que J.-A. Miller appelle « une déclaration d’égalité clinique fondamentale entre les parlêtres »[3]. Cette formule saisissante me permet de saisir pourquoi, en effet, dès lors que l’analyse n’est plus orientée vers la vérité en tant qu’objet plein, objet plein de sens, mais vers le réel qui s’attrape par la jouissance, la psychosomatique n’est plus un registre fondamental. [1] Lacan J., « Confe ́rences et entretiens dans des universite ́s nord-ame ́ricaines », Scilicet n°6-7, Seuil, 1976, p.15. [2] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. L’Être et l’Un », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 25 mai 2011, inédit. [3] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, Paris, Navarin, n°88, 2014, p. 113. Quand lalangue défait couple de signifiants le Le couple signifiant/signifié On sait que chez Saussure le signifiant et le signifié fonctionnent en couple. Quand il parle du couple signifiant/signifié, il parle d’association et non de représentation. Le lien qui relie ces deux faces du signe, il le définit comme un rapport arbitraire. Aucun lien de nécessité ne les unit, seule la convention collective institutionnalise leur union qui reste définitivement sans raison. À ce premier arbitraire radical qui lie le couple signifiant/signifié, Saussure conjoint un deuxième arbitraire relatif : chaque signifiant et chaque signifié appartient au système général de la langue et le couple signifiant/signifié n’acquiert une identité que par la relation de chaque terme du couple avec chaque terme correspondant des autres couples. Dans le couple saussurien le rapport est donc arbitraire, institué par le discours commun et pris dans les règles d’associations du système général de la langue. En définissant strictement le signe linguistique par ces trois seules qualités repérables, car se répétant, dans la diversité des langues, Saussure établit une science du langage et affirme que la langue rend le discernement possible. Le couple signifiant/signifié est un rapport dont l’arbitraire constitue un Un formel et produit une signification sûre et régulière. Le système linguistique saussurien est un nominalisme sans reste. Il implique que l’accidentel, la variation, la distraction, l’erreur, le silence, le lapsus, le Witz soient écartés ou exclus. Le couple de signifiants Lorsque Lacan s’intéresse à la linguistique structurale saussurienne, c’est pour considérer les dimensions que précisément la linguistique structuraliste écarte. S’il convient avec Saussure que la langue produit du Un discernable, il affirme avec Freud que la langue en tant que telle a à voir avec l’inconscient. « c’est toute la structure du langage que l’expérience psychanalytique découvre dans l’inconscient »[1], écrit-il dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient ». En faisant du langage ce qui détermine l’existence de l’inconscient, non seulement Lacan implique qu’il n’y a pas de langue sans inconscient, mais encore que la structure formelle de la langue est liée à l’inconscient. Dès lors, il rompt le couple saussurien signifiant /signifié et privilégie le couple de signifiants S 1 – S2. Les signifiants s’enchaînent et la dynamique de cette chaîne s’organise selon les relations de la métaphore et de la métonymie. Dans son article « Action de la structure », Jacques-Alain Miller explicite cette dynamique du couple de signifiants : « l’action de la structure vient à être supportée par un manque […] Le manque dont il s’agit n’est pas une parole tue qu’il suffirait de porter à jour, ce n’est pas une impuissance du verbe ou une ruse de l’auteur, c’est le silence, le défaut qui organise la parole énoncée, c’est le lieu dérobé qui ne pouvait s’éclairer parce que c’est à partir de son absence que le texte était possible, et que les discours se proféraient : Autre scène où le sujet éclipsé se situe, d’où il parle, pour quoi il parle […] L’ensemble d’un texte sera donc considéré par nous comme l’entour d’un manque, principe de l’action de la structure »[2]. Avec le couple de signifiants S 1 – S 2 et l’action de la structure, Lacan remplace le principe d’unité du couple saussurien signifiant/signifié par un manque qui est un « vouloir-dire »[3] étranger à la structure de la langue et qui le cause. Le signifiant représente « pour » et ne s’accouple pas au signifié pour faire Un. Dans le couple saussurien signifiant/signifié, le mariage est définitivement rompu. Le signifiant, furet insaisissable dans la chaîne, n’est « pas marié avec le signifié »[4]. L’action du couple de signifiants s’y oppose en irreprésentable cause dynamique. mettant en jeu une Lalangue Ne cessant de questionner et d’élaborer la nature de cet irreprésentable et son lien à la langue, Lacan en vient à situer radicalement l’action de la structure hors du couple de signifiants. Dès lors, l’inconscient structuré comme un langage ne dit pas tout du fonctionnement de la langue et la dynamique qui anime le couple de signifiants concerne un horssens qui n’est plus un vouloir dire mais « un vouloirjouir »[5]. Dans son Séminaire XX Encore, Lacan fait de la langue « une élucubration de savoir sur lalangue »[6]. Faite « des alluvions qui s’accumulent des malentendus, des créations langagières, de chacun »[7], lalangue relève non de la dynamique de la synchronie signifiante mais de la diachronie. Elle ne sert pas à la communication, ni au dialogue. Elle excède le sens de la langue et vise une jouissance. Le couple de signifiants, comme le couple homme-femme, a affaire à cette jouissance qui rend impossible le vouloir-dire à/de l’Autre. Si l’action de la structure fait fonctionner le couple de signifiants et si la vérité parle dans les formations de l’inconscient, lalangue se joue du sens, dérape, équivoque, laisse passer une jouissance et rend impossible le rapport entre deux signifiants et entre deux êtres parlant. La psychanalyse soutient un certain amour qui est un certain mode d’accès à la lalangue comme lieu de l’impossible rapport. Cet amour « vise l’être, à savoir ce qui, dans le langage, se dérobe le plus – l’être qui, un peu plus, allait être, ou l’être qui, d’être justement, a fait surprise »[8]. C’est en saisissant la jouissance de lalangue pour la nouer à la langue qu’un dit d’amour prend tout son poids d’énigme et fait couple entre deux signifiants et entre deux êtres qui ne feront jamais Un. L’amour est un caillou riant dans le soleil,[9] Faire couple relèverait-il de « l’étincelle poétique »[10] ? [1] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits I, 1999, Points-Seuil, 1966, p. 251. [2] Miller J.-A., « Action de la structure », Cahiers pour l’Analyse, 1er trimestre1968, http://cahiers.kingston.ac.uk/pdf/cpa9.6.miller.pdf [3] Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, Paris, Navarin/Seuil, n° 34, octobre1996, p. 9. [4] Miller J.-A., « Pièces détachées », La Cause freudienne, Navarin/Seuil, n° 62, mars 2006, p. 78. [5] Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, op. cit., p. 15. [6] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 127. [7] Miller J.-A., « Le monologue de l’apparole », La Cause freudienne, op. cit., p. 11. [8] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., p. 40. [9] Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 508. [10] Ibid., p. 507. Éditorial http://www.hebdo-blog.fr/wp-content/uploads/2015/09/happybday. mp3 Ce numéro 43 de L’Hebdo-Blog est un double événement : L’Hebdo-Blog a un an ! Oui vous pouvez chanter, et même danser ! Mais il y a autre chose : vous avez devant les yeux la troisième édition spéciale des 45 es Journées de l’ECF. Cette série de trois numéros spéciaux a été rendue possible grâce à la nouvelle voilure de notre embarcation. En effet, avec son rythme hebdo, ses flèches, ses textes ciselés, L’HB est vif et prompt, il permet ainsi de répercuter quasi immédiatement l’incroyable travail qui anime les ACF partout en France, pour s’élancer vers les Journées. Ce n’est pas pour [1] rejoindre « le mouvement du monde » que nous avons voulu un véhicule léger et vif, mais pour être à l’heure de l’époque. Une époque qui clique, zappe, survole, pour ne s’arrêter que sur ce qui, ô surprise, accrochera le désir et arrêtera sa course, un temps. L’HB a dernièrement ouvert quelques-unes de ses portes au public, c’est une petite révolution qui résonne avec le message puissant qu’a fait passer Christiane Alberti lors de l’Intercartel d’Agen (dont vous trouverez écho dans ce numéro), indiquant que c’est en faisant vibrer largement notre désir que nous donnons chance à certains de rencontrer le leur. Point de départ… Éric Laurent, dans son texte « Genre et jouissance » publié dans l’ouvrage collectif Subversion lacanienne des théories du genre [2] commence son propos avec cette question : y a-t-il une théorie du genre ? En citant Judith Butler, nous dirons qu’il nous introduit tout de go au cœur du titre des Journées : « Faire couple », formule choc qui illustre la part de parodie que comporte cette entreprise. Si le genre, pour J. Butler, est « un acte performatif, comme une série de gestes, d’attitudes, de postures, de normes, des sortes de parodies sans cesse répétées pour acquérir leur légitimité […] », faire couple ne relève-t-il pas aussi de ce jeu ? Virginia Woolf n’était pas sans savoir combien s’imposait le juste maniement des semblants à qui veut entrer dans la danse : « Si différents que soient les sexes, ils se mélangent. Dans chaque être humain se produit une vacillation d’un sexe à l’autre, et souvent ce sont les seuls vêtements qui conservent l’apparence mâle ou femelle, cependant qu’au-dessous le sexe est à l’opposé même de ce qu’il est au-dessus ». [3] Dessus ou dessous ? Les êtres parlants ne chanteront jamais à l’unisson. Ils ne feront couple que s’ils parviennent à défricher entre les fougères un sentier, malgré l’obstacle à la rencontre qu’est le phallus : un homme, sujet qui a choisi de se ranger côté mâle dans la sexuation, jouit du fantasme et ne peut atteindre son partenaire que par ce fantasme. L’embrouille est donc au rendez-vous car une femme peut, elle, avoir rapport à la jouissance phallique, localisable, et à la jouissance « supplémentaire », jouissance du corps non limitée à l’organe phallique, et jouissance de la parole. Comment alors, compte tenu de ce répartitoire, pourra éclore un couple ? Ce numéro spécial J45 nous en montrera quelques bourgeons. Bonne promenade cher lecteur ! [1] Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de paris VIII, leçon du 12 novembre 2008, inédit. [2] Laurent É., « Genre et jouissance », in Subversion lacanienne des théories du genre, Ouvrage collectif sous la direction de F. Fajnwaks et C. Leguil, Éditions Michèle, Paris 2015, p. 146. [3] Woolf V., Œuvres romanesques, II, Orlando, Gallimard, NRF, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 2012, p. 318. La déroute de Madison Zoom sur la rencontre de Robert et Francesca dans le film Sur la route de Madison (1995) réalisé par Clint Eastwood, avec ce dernier et Meryl Streep. Quelle est la modalité de Faire couple lorsqu’une séparation anticipée des corps est la condition même d’un amour éternel ? Francesca vit avec son mari Richard et ses deux enfants Mickael et Caroline dans une ferme de l’Iowa. Alors que ceuxci sont partis quelques jours à une foire dans l’Illinois, le photographe Robert Kincaid (Clint Eastwood) lui demande sa route. Elle le guidera à travers les ponts couverts du comté de Madison qu’il est chargé de photographier pour le National Geographic. Pendant quatre jours, ils vont vivre intensément une passion amoureuse. Ils décideront de se quitter au retour de la famille de Francesca. Ils ne se reverront jamais conformément à la promesse qu’ils se sont faite, ils s’aimeront secrètement toute leur vie durant. Comment expliquer la possibilité même d’une rencontre amoureuse entre la parfaite petite ménagère de l’Iowa, épouse fidèle et mère de famille exemplaire, et le bel aventurier célibataire et sans attache ? Jacques-Alain Miller rappelle dans son texte « La théorie du partenaire »[1] que l’incidence du non rapport sexuel nécessite la liaison symptomatique. Entre l’homme et la femme, il y a le symptôme, le symptôme fait couple. Plus précisément, « Le symptôme de l’un entre en consonance avec le symptôme de l’autre »[2]. Pouvons-nous faire l’hypothèse d’un accrochage symptomatique entre Robert et Francesca au fondement de leur rencontre ? Francesca Toute sa vie, Francesca a renoncé à tout ce qu’elle désirait, ses rêves, le plaisir d’enseigner, de voyager, jusqu’à Robert, son grand amour… Le film laisse à penser que c’est un renoncement assumé. C’est bien la position de l’hystérique dont Lacan dira que sa manœuvre – entretenir l’insatisfaction du désir – vise une seule chose : soutenir le désir du sujet. Pour que le désir survive, elle n’a de cesse qu’il reste insatisfait, c’est sa manière de le soutenir vivant[3]. Peutêtre Francesca jouit-elle de ce renoncement, peut-être est-ce là le noyau de son symptôme. Celui-ci est alimenté par un fantasme, celui d’être une femme de l’Iowa parfaite, femme fidèle et mère dévouée à ses enfants, une femme qui « donne sa vie à sa famille », dira-t-elle. Robert Cet homme séduisant ne veut pas s’engager auprès d’une femme, ne souhaite pas s’installer quelque part, préfère vivre seul et libre. « J’aime tout le monde de la même façon, sans aimer quelqu’un en particulier », dit-il. Il se présente comme « une sorte de citoyen du monde, tout le temps sur les routes [où] j’étais plus chez moi n’importe où que dans une seule maison ». Voilà peut-être le texte d’un fantasme qui vient se nouer à son symptôme. En effet Robert observe le monde – en le photographiant – mais sans jamais s’y impliquer. Il fait penser à ce que Lacan écrit à propos de l’obsessionnel qui met son désir à l’abri, en restant « hors du jeu »[4]. Nous sommes là en présence d’un désir impossible soutenu par ce sujet. La rencontre entre Francesca et Robert est symptomatique – ils cèdent à leur désir à la condition de se séparer au point le plus vif de leur passion amoureuse : cette séparation répond aux exigences symptomatiques du renoncement pour l’une, de l’impossibilité pour l’autre, et la jouissance qui en résulte est au fondement de ce couple. C’est bien parce qu’elle va immanquablement être contrariée que la rencontre amoureuse est possible entre ces deux-là. Mais les amants n’ont jamais renoncé à leur amour, ce qui a fait tenir la danse de ce couple durant toute leur vie est une autre histoire… [1] Miller, J.-A., La théorie du partenaire, Quarto, n°77, Bruxelles, 2002, p. 11. [2] Ibid., p. 24. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, 2006, p. 505. [4] Op.cit., p. 506. Couple(s) dans l’art – art(s) de faire couple Vers les Journées 45 de l’ECF Le mardi 30 juin a eu lieu à Rennes une soirée préparatoire aux J. 45 de l’École de la Cause freudienne, une soirée préparée par un cartel fulgurant composé de Emmanuelle Borgnis Desbordes, Myriam Perrin, Noémie Jan et Éric Zuliani (Plusun). Si « faire couple » est souvent appréhendé du côté du « conjugo » et de ses vicissitudes, il dépasse pourtant cette illusion. Des artistes ont été convoqués comme « témoins ». Sous l’impulsion de Patricia Bosquin- Caroz, cette soirée a permis de démontrer que « le partenaire du sujet n’est donc pas l’autre sexuel comme tel »[1] mais qu’il fait couple avec le « mode de jouir » de celui-ci. Bien qu’hommes et femmes se plaisent à penser une possible union des êtres et se laissent porter par l’idéal, d’autres liaisons, « inconscientes », jouent leur partie. « S’il n’y a pas lieu, et aujourd’hui moins que jamais, de croire jusqu’au bout aux fictions de deux êtres complémentaires qui s’appartiennent », souligne Christiane Alberti, responsable des prochaines Journées, « il s’agit d’interroger le véritable fondement d’un couple : ce qui se crée de liaisons inconscientes, aux causes surprenantes, paradoxales, masquées et néanmoins solides et efficaces »[2]. La psychanalyse lacanienne rompt avec cet imaginaire de la fusion et de la complémentarité. La clinique des rapports amoureux atteste qu’hommes et femmes ne se rencontrent jamais vraiment : structurellement, ils restent séparés ; et c’est ce qui leur permet de continuer à se désirer. La question qui s’est posée lors de cette soirée préparatoire était : qu’est ce qui peut attacher deux êtres entre eux ? L’art, la création artistique ou encore la « passion artistique » pourrait fonctionner comme « mode de lien », c’est à dire comme « symptôme ». Car « si le sujet et l’Autre peuvent faire couple dans un rapport signifiant, linguistique, deux corps parlants ne peuvent faire couple sans un symptôme comme « mode de lien »[3]. Cette soirée s’est centrée sur les différentes façons de « faire couple » dans l’art sans céder à l’illusion de quelque création commune. Si quelques « couples d’artistes » sont parvenus à faire conjugo, nul doute que leur passion et leur engagement artistique et politique ont fait lien et rapport. Les peintures et créations de Sonia et Robert Delaunay au début du siècle – précurseurs du Cubisme – ont pu exemplifier particulièrement ce mode de lien symptomatique, leur « intuition simultanée », manière de « faire couple » par et dans leur art. D’autres couples d’artistes ne sont pas parvenus à cette invention. Ils ont connu les vicissitudes d’un conjugo infernal et ravageur. Malgré toutes leurs inventions quotidiennes, Françoise Hardy et Jacques Dutronc ne réussirent jamais à « être en couple », dévastés l’un comme l’autre par le sans limite de « L’amour fou »[4]. Par contre, ils réussirent à « faire couple » dans leur inspiration commune, l’écriture de leurs textes et de leurs musiques[5]. Le partenaire du sujet n’est donc pas tant l’autre sexuel que son « mode de jouir ». Un autre artiste, aussi provocateur que séducteur, amoureux des femmes mais surtout de la langue, a également été convoqué : Serge Gainsbourg. Artiste, peintre puis compositeur, il a fait couple avec une langue singulière qu’il a élevée à la dignité de la création musicale. S’il a fait couple avec quelques femmes, il l’a surtout fait avec l’écriture, la prosodie et ce de manière sinthomatique[6]. Enfin, parce que « ce qui fait couple peut se décliner de bien des façons »[7], Serge Le Tendre, créateur et dessinateur de bandes-dessinées, a témoigné de son travail ou comment pour lui s’est posé, s’est inventé, s’est écrit et s’est illustré le « mode de lien » qui le lie à l’Autre, à ses dessinateurs, à ses lecteurs et ses personnages pour faire « hystoire »[8]. À cette soirée, trois interventions et une conversation : Emmanuelle Borgnis Desbordes : « Hardy-Dutronc, inspiration commune » ; Noémie Jan : « Sonia et Robert Delaunay : intuitions simultanées » ; Michel David : « Serge Gainsbourg : faire couple avec la langue » ; Myriam Perrin : « À quatre mains – Conversation avec Serge Le Tendre ». La soirée s’est clôturée par la découverte d’une vidéo des plus improbables entre Jacques Dutronc et Sonia Delaunay, véritable trouvaille… venue faire « point de capiton » : http://www.ina.fr/video/I10279341 [1] Bosquin-Caroz P., « Le réel du couple », Quarto, n°109, décembre 2014, p. 10. [2] Alberti C., Appel à communication des Journées 45, Faire couple – Liaisons inconscientes. [3] Bosquin-Caroz P., op. cit., p. 11. [4] Hardy F., L’amour fou, Albin Michel, 2012, ou Éditions J’ai lu, 2014. [5] Ibid. [6] David M., Serge Gainsbourg, la scène du fantasme, Actes Sud, mai 1999. [7] Stasse P., « Éditorial », Quarto, op. cit., p. 7. [8] Le Tendre S. « La quête de l’oiseau du temps », Dargaud, depuis 1983.