1 La construction sociale de la réalité

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1 La construction sociale de la réalité
1
La construction
sociale de la réalité
Lorsque nous parlons de construction sociale de la réalité, nous remettons
en question la conception que nous nous faisons de celle-ci en tant que fait
immuable et en tant que vérité universelle acceptée de tous. La réalité nous
apparaît alors comme étant une simple idée construite par les discours portés
par les acteurs sociaux dominants d’une certaine époque, d’une certaine culture
ou d’une certaine nation. En effet, la théorie constructiviste se fonde sur une
conception selon laquelle la « réalité » et la « connaissance » de cette réalité
sont une œuvre sociale collective liée au langage11.
Ainsi, la théorie constructiviste comprend la réalité comme un terme subjectif, socialement construit par une activité communicationnelle, qui varie selon
le temps, l’espace, le contexte, la culture et les différents consensus obtenus
dans la société (section 1.1).
De la même façon qu’on construit la réalité, on construit des problèmes
sociaux que plusieurs disciplines, comme le droit, tentent de solutionner. Par
conséquent, la société, d’une part, définit ce qui est compris comme problématique et, d’autre part, essaie d’éradiquer le problème par le biais de sanctions
sociales ou par la création de solutions12.
La loi est alors comprise comme le fruit d’une construction sociale qui vient
répondre à une problématique particulière, une loi qui sera élaborée par l’interVittorio Villa, « La science juridique entre descriptivisme et constructivisme », dans Paul Amselek
(dir.), Théorie du droit et science, Paris, PUF, 1994, p. 281 à la page 288.
12
Richard Fuller et Richard Myers, « Some Aspects of a theory of Social Problems», (1941) 6 American
Sociological Review 24, 32.
11
25
La construction sociale du statut juridique de l’eau : le cas du Québec et du Mexique
vention des divers acteurs de la société qui visent à convaincre les décideurs du
bien-fondé de leurs discours. Le contenu de la loi vient en quelque sorte institutionnaliser le discours des acteurs dominants qui cherchent à satisfaire leurs
intérêts.
Le droit apparaît ainsi comme l’œuvre des acteurs qui agissent, pourvus
d’intentions, de buts et de stratégies13. D’ailleurs, un grand nombre de juristes reconnaissent que la loi est socialement construite et que les acteurs sociaux sont
perpétuellement engagés dans la « construction sociale de la loi »14. Par conséquent, il s’avère nécessaire de connaître ce processus de construction, afin de
comprendre comment la loi et le droit en général se développent (section 1.2).
1.1 La théorie constructiviste
Le constructivisme apparaît il y a un peu plus d’un siècle sous l’égide des
mathématiciens comme L. Kronecker, qui s’interrogeaient sur l’origine des
nombres15. Cette théorie remet en question surtout les thèses positivistes, étant
donné qu’on critique la possibilité d’arriver à une connaissance de la « réalité »
comme vérité objective. Le constructivisme remet ainsi en cause la conception
de la science retenue par des positivistes, par exemple celle donnée par Ernest
Renan et souvent reprise par des dictionnaires usuels, selon laquelle la science
est un ensemble des connaissances d’une valeur universelle, fondées sur des
relations « objectives véritables »16. Le constructivisme, en questionnant ainsi
les paradigmes positivistes, prône la reconnaissance d’une réalité socialement
construite qui évolue constamment.
Parmi les précurseurs du constructivisme en sciences sociales, on retrouve
le professeur Shütz qui, dans les années 1920, a mené une réflexion sur la compréhension de la réalité en tant que construit social quotidien procédant des
interprétations réalisées par les participants immédiats. Il considère que l’agir
humain s’encadre dans une société, de telle sorte que chaque action produite
par un individu au sein de sa communauté doit être compréhensible pour l’acteur lui-même, mais aussi pour ses semblables17.
Au cours des années 1980, le constructivisme prend un essor grâce au
développement des théories de l’autonomie et de l’autopoïèse, lesquelles permettent des échanges au niveau interdisciplinaire et suscitent des questionnements épistémologiques sur le positivisme, tel qu’il appert de l’extrait suivant :
« Si l’on peut parler d’une science de l’autonomie, et si les épistémologies positivistes alors régnantes ne peuvent la reconnaître comme telle,
alors ne faut-il pas réfléchir aux fondements d’une épistémologie qui « assurent » cette scientificité, condition de l’enseignabilité de telles sciences?
Gunther Teubner, Droit et réflexivité. L’auto-référence en droit et dans l’organisation, Paris-Bruxelles,
L.G.D.J.-Bruylant, 1996, p. 178.
14
Douglas Litowitz, « The social construction of law: explanations and implications», (2000) 21 Studies in law, Politics and Society 215.
15
Jean Louis Le Moigne, Le constructivisme, Paris, ESF éditeur, 1994, p.9.
16
Id., p. 25 et 40. Le Moigne propose plutôt « […] un mode de connaissance critique, à la fois réflexif
et prospectif ».
17
Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Tome I, Paris, Fayard, 1981, p. 137-138.
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La science peut-elle s’entendre assez autonome pour produire elle-même
ses propres fondements? Réfléchir sur une science de l’autonomie, c’est
réfléchir sur l’autonomie de la science. » 18
Selon J.L. Lemoigne, l’épistémologie constructiviste est une épistémologie
de l’invention ou de la poïese, c’est-à-dire de l’autoproduction ou « la production originale par le faire »19. Elle ne vise pas à découvrir l’univers. Elle vise à
construire, à inventer, à créer une connaissance, à donner une interprétation ou
un sens à des phénomènes.
Élèves de Shütz, Peter Berger et Thomas Luckmann20 suivent ce courant
constructiviste des années 1980 et publient leur ouvrage La construction sociale
de la réalité21. Ils expliquent clairement l’application du constructivisme dans le
social et le politique en considérant la réalité comme « une qualité appartenant à
des phénomènes que nous reconnaissons comme ayant une existence indépendante de notre propre volonté » et la connaissance comme « la certitude que les
phénomènes sont réels et qu’ils possèdent des caractéristiques spécifiques »22.
Ce qui les intéresse, ce n’est pas la nature ontologique de la réalité, soit la véracité ou non de la conception de la réalité, mais plutôt la compréhension du
processus par lequel un individu en arrive à considérer les phénomènes comme
réels ou comme étant pré-donnés. Ils insistent sur le fait que la réalité est relative selon les différents contextes sociaux et culturels : « Ce qui est “réel” pour
un moine tibétain peut ne pas l’être pour un homme d’affaires américain23 ». Ils
avancent que l’individu appréhende la réalité par le biais du langage, qui occupe
une place importante dans leur théorie de la connaissance.
Dans cet essor constructiviste, Jürgen Habermas publie son œuvre La théorie de l’activité communicationnelle en 198124, dans laquelle il critique les postulats positivistes de la raison25 de même que la façon dont l’homme et la société
appréhendent le monde. Il avance que puisque le langage est à l’origine de la
raison et de la connaissance, celles-ci n’apparaissent que comme un exercice
J.L. Le Moigne, préc., note 15, p. 25. Id., p. 25 et 123.
20
Ian Hacking, Entre science et réalité, la construction sociale de quoi?, Paris, éditions la découverte,
2001, p. 43 et 44. Cet auteur considère que le livre La construction sociale de la réalité, s’enracinait dans l’œuvre du théoricien viennois phénoménologue Alfred Shutz (1899-1959). Berger et
Luckmann étaient intimement associés à l’école de Francfort et à la New School sous l’égide du
professeur Shutz. Celui-ci a travaillé à la New School for Social Research, après 1939. Ses études
philosophiques s’inspiraient des œuvres d’Edmund Husserl et de Max Weber. Schutz a réuni les deux
conceptions de ces deux théoriciens dans son projet qui était de comprendre ce qui « va de soi et ce
qui est vécu dans le monde ».
21
Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Meridiens Klincksieck, 1986.
22
Id., p. 7.
23
Id., p. 10.
24
J. Habermas, préc., note 17.
25
Il faut souligner que la raison constitue le thème fondamental de la philosophie qui se force, depuis
le début, à expliquer le monde dans son entier. Le constructivisme critique cette façon de concevoir
le monde puisque les images du monde construites par les grands penseurs auraient été dévaluées.
À leur avis, ces images du monde ne peuvent se comprendre que par le biais du langage. Id., p. 17.
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langagier, voire communicationnel26. Jürgen Habermas comprend ainsi la réalité
extérieure comme une œuvre collective issue de sa théorie consensuelle de la
vérité27. En effet, en réfutant la prémisse d’Aristote selon laquelle la vérité correspond avec la réalité extérieure, il affirme plutôt que la réalité est le fruit d’un
consensus entre tous les participants de la société. Pour lui, c’est la société, par
le biais du langage, qui construit une série de définitions de situations susceptibles de consensus, sur lesquelles la société va se baser pour créer sa propre
culture28 et sa propre réalité.
Pour Habermas, le concept d’activité communicationnelle29 est fondamental, puisque pour lui la société est un lieu où s’exerce le langage et que c’est par
le biais de celui-ci que la société se « tient ensemble » et se construit elle-même.
Ainsi, l’outil principal pour construire le monde serait le langage et, plus particulièrement, les discours et l’argumentation qui feraient partie de toute l’activité
communicationnelle. Cette activité ne consiste pas seulement dans une relation
entre les locuteurs et les auditeurs, mais dans une coordination, à l’intérieur
d’une société, des actions langagières entre différents acteurs, qui arrivent à un
consensus pour donner un sens ou un contenu « symbolique » à un phénomène
donné30.
En considérant cette réalité comme un pur construit subjectif, on doit
se questionner sur l’existence d’une réalité objective et sur la possibilité de
connaître la « vérité » : « Est-ce que le monde “réel” se manifeste là où l’homme
ne peut le construire? »31.
Richard Rorty32 considère que puisque c’est la communauté qui développe
des méthodes par lesquelles elle appréhende le monde extérieur et que, par
leur intermédiaire, nos conceptions sur le monde et sur la « réalité » se créent, la
réalité tant naturelle que sociale, « n’est pas concevable en dehors d’une culture
qui parle »33. C’est-à-dire, c’est la communauté qui en donnant du sens aux phénomènes ou aux comportements sociaux construit elle-même sa propre réalité.
Id., p. 13.
G. Teubner, préc., note 13, p. 178 et 179.
28
Jürgen Habermas, Logique des sciences sociales et autres essais, Paris, Presses universitaires de
France, 1987, p. 435 et 436 : Habermas, défini le terme « culture » comme l’ensemble des savoirs
partagés par une communauté.
29
J. Habermas, préc., note 17, p. 26 et 27. Voici le concept de rationalité communicationnelle pour
Habermas : « Ce concept de rationalité communicationnelle comporte des connotations qui renvoient finalement à l’expérience centrale de cette force sans violence du discours argumentatif, qui
permet de réaliser l’entente et de susciter le consensus. C’est dans le discours argumentatif que des
participants différents surmontent la subjectivité initiale de leurs conceptions, et s’assurent à la fois
de l’unité du monde objectif et de l’intersubjectivité de leur contexte de vie grâce à la communauté
de convictions rationnellement motivées ».
30
Le « symbolique » est nécessaire à la réalisation des formes langagières porteuses de sens. Camille
Raymond, La construction sociale de l’utopie américaine au dix-neuvième siècle, thèse de doctorat,
Montréal, Faculté des études supérieures, Université de Montréal, 1990, p.188.
31
Ernst Von Glasersfeld, Introduction à un constructivisme radical, dans L’invention de la réalité –
Comment savons-nous ce que nous croyons savoir?, Paris, Éditions du Seuil, 1988, p. 19-42.
32
Richard Rorty, Contingency, Irony and Solidarity, Cambridge, Cambridge University, 1989, p.8. L’auteur expose les principes d’un constructivisme considéré radical.
33
Valentin PETEV, « Virtualité et construction de la réalité sociale et juridique », (1999) 43 Arch. Phil.
Droit 27, 30.
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Dans le même sens, Valentin Petev34 affirme qu’en partant du présupposé
que toutes les expérimentations scientifiques et les résultats qui en découlent
prennent une forme linguistique, le seul accès à la réalité serait par le biais du
langage comme outil de communication.
Ce constructivisme radical a été à l’origine des « guerres entre les sciences »
quand, d’un côté, les scientifiques positivistes prétendaient que leurs résultats
étaient des découvertes de la véritable réalité dont la validité était indépendante
de la société et, d’un autre côté, les constructivistes radicaux avançaient que
même en physique fondamentale il ne s’agissait que de concepts socialement
construits.35
Selon J.L. Le Moigne, Léonard de Vinci et Paul Valéry auraient préconisé
une approche constructiviste en s’opposant radicalement aux postulats du positivisme et en avançant que l’homme est avant tout créateur et sujet de son état
de nature et que la science ne vient pas découvrir ou révéler, mais construire.
Dès lors, la nature ne devient à leurs yeux qu’une œuvre artificielle36.
Quant à Berger et Luckman, ils adoptent plutôt un constructivisme modéré,
partant d’une réalité socialement construite, mais avec ses limites. En effet, selon ces auteurs, les limites du constructivisme se retrouvent dans les questions
biologiques ou naturelles qu’on ne peut construire socialement. À cet égard, ils
expriment :
« Le parlement peut tout faire sauf obliger les individus du sexe masculin
à être “enceints” […] l’animalité de l’homme est transformée en socialisation, mais elle n’est pas abolie. L’estomac de l’homme continue à grommeler même quand il est en train de construire le monde. »37
Ils considèrent néanmoins que la société interprète les phénomènes naturels et leur donne une signification en fonction des valeurs sociales dominantes.
Ainsi, les fonctions naturelles, même biologiques, seront dirigées par la société
comme le fait de manger (quoi manger et comment) de même que la sexualité38.
Ils affirment que le langage et la communication donnent un sens à la réalité,
que la société interprète. Ces interprétations, dans la théorie constructiviste,
prennent la forme de discours répandus dans la société. Plus ceux-ci sont partagés par un grand nombre de membres de la société, plus facilement ils deviendront des réalités objectives.
Ainsi, Berger et Luckmann sont d’avis que les connaissances qui sont tenues
comme vérité ou même comme réalités objectives dans la société sont le fruit du
phénomène de l’institutionnalisation. En effet, il s’agit en fait de connaissances
humaines développées en société, transmises de génération en génération et
maintenues par la société elle-même. Il s’agit d’un bagage de connaissances qui
Id.
I. Hacking, préc., note 20, p. 17.
36
J.L. Le Moigne, préc., note 15, p. 38.
37
P. Berger et T. Luckmann, préc., note 21, p. 244.
38
Id., p. 246.
34
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sont acceptées, acquises ou pré-données à tous les membres de la société ou
partagées par un ensemble d’acteurs sociaux.
L’institutionnalisation se manifeste ainsi chaque fois que des classes d’acteurs effectuent une typification réciproque d’actions habituelles et que cellesci sont transmises à une autre génération. Le caractère subjectif du stock de
connaissances se perdra progressivement et il sera perçu graduellement par
les parents, mais dès le départ, par l’enfant, comme une donnée objective. Le
monde sera ce qu’il est parce qu’il doit en être ainsi :
« L’objectivité du monde institutionnel “s’épaissit” et se “durcit”, non
seulement pour les enfants, mais aussi, par un effet de miroir, pour les
parents. Le “on recommence” devient maintenant “voici comment les
choses sont faites”. Un monde ainsi considéré atteint une fermeté dans
la conscience. Il devient plus lourdement réel et ne peut plus être changé
aussi instantanément ».39
Mais outre cette institutionnalisation qualifiée de « primaire », il y a une
institutionnalisation dite « secondaire » qui apparaît lorsqu’il y a une division
du travail au sein de la société, qui implique nécessairement une distribution
sociale de la connaissance selon les rôles40.
C’est en ce sens que Habermas fait référence au phénomène de l’institutionnalisation lorsqu’il parle du monde vécu. Selon lui, il s’agit des expériences
antérieures, des consensus de la société ou d’interprétations communes de la
réalité, qui créent les traditions culturelles et, ainsi, le contexte social comme
tel41 :
« [...] l’activité communicationnelle sert à transmettre et à renouveler le savoir culturel; du point de vue de la coordination de l’action, elle remplit les
fonctions de l’intégration sociale et de la création de solidarité; du point de
vue de la socialisation, enfin, l’activité communicationnelle a pour fonction
de former des identités personnelles, les structures symboliques du monde
vécu se reproduisent par les voies du maintien d’un savoir valide, de la
stabilisation de solidarités de groupe et de la formation d’acteurs responsables. Le processus de reproduction “raccorde” les situations nouvelles
aux formes établies du monde vécu, et cela dans la dimension sémantique
des significations ou des contenus (de la tradition culturelle), dans la dimension de l’espace social (des groupes socialement intégrés) et dans celle
du temps historique (de la succession des générations). À ces processus
de la reproduction culturelle, de l’intégration sociale et de la socialisation
correspondent les composantes structurelles du monde vécu : la culture, la
société et la personne. »42
Id., p. 85.
Id., p. 85.
41
J. Habermas, préc., note 28, p. 432. Voici la définition de monde Vécu par Habermas : « Pour autant
qu’il (le monde vécu) entre en jeu en tant que ressources alimentant les interprétations, nous pouvons nous représenter le monde vécu comme une provision verbalement structurée d’hypothèses
d’arrière-plan, reproduite sous la forme de traditions culturelles ».
42
Id., p. 435.
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L’institutionnalisation se fait à l’intérieur d’une structure sociale. En effet,
c’est là où les produits sociaux sont construits par le biais des processus adoptés par la société43. Cette institutionnalisation détermine en grande partie la vie
en société et par conséquent, la personne humaine qui devient un produit social déterminé par son rôle, son genre, sa tradition culturelle44, et le contexte
particulier, historique ou temporel. Ainsi, le sujet n’est qu’une construction sociale, temporaire, fruit du rapport pouvoir/discours qui varie dépendamment du
contexte et de l’époque, tel que Foucault l’affirmait45.
Le constructivisme cherche alors à comprendre les processus par lesquels
ces connaissances pré-données sont devenues une réalité. Dans la mesure où
cette théorie avance que la réalité est socialement définie, il va tout d’abord
étudier qui sont les définisseurs. Ainsi, à la lumière de cette théorie, on se pose
la question autrement : « Qui a dit ça? Plutôt que du type abstrait : Quoi? »46.
Herbert Blumer enseigne l’importance de s’intéresser avant tout, dans un
cadre constructiviste, aux acteurs sociaux constructeurs des réalités. Ainsi, il affirme : « la société humaine doit être vue comme composée d’acteurs et la vie
de la société comme le résultat de leurs actions47 ». Selon lui, « [i]l n’y a pas
d’activité dans la société humaine empiriquement observable qui ne provienne
de quelques acteurs »48.
Lorsque les discours deviennent plus complexes, les acteurs se regroupent
par affinités d’intérêts ou d’idéologies. Des regroupements spécifiques de « réalités » se créent. Dans la mesure où ces groupes soutiennent des intérêts divergents, il y aura des disputes et des rivalités entre eux pour définir ou redéfinir
autrement la réalité. À ce sujet, Luhmann49 exprime que la société est une multiplication de discours autonomes dans laquelle chaque groupe soutient son
propre discours et construit par lui-même sa propre réalité. Lorsque ces discours
sont incompatibles ou contradictoires, on se trouve face à une société fragmentée dans une multiplicité de discours et de langages distincts. En fait, cet état
de rivalité de conceptions, de définitions concurrentes, de discours divergents,
engendre des conflits entre groupes sociaux, qui se disputent le monopole de la
nouvelle « réalité ».
Dans cet état de dispute et de multiplicité des idéologies, voire des discours
soutenus, c’est le rapport de forces entre les acteurs sociaux qui déterminera
la prédominance d’une définition sur les autres. Ainsi, par le biais du discours,
les acteurs vont soutenir des définitions qui vont favoriser leurs propres intérêts. Leur force sera mesurée selon leur capacité de convaincre les participants
I. Hacking, préc., note 20, p. 61 et 62.
J. Habermas, préc., note 17, p. 88. La tradition culturelle provient des procès d’apprentissage socialement institutionnalisés et cette tradition interprète le monde vécu.
45
Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 148; G. Teubner, préc., note 13,
p. 180. Pour Foucault la réalité est construite par le discours, c’est à dire, par le biais du langage.
46
Herbert Blumer, « La société conçue comme une interaction symbolique », dans Pierre Birnbaum
et François Chazel (dir.), Théorie sociologique, Paris, Presses universitaires de France, 1975, p. 51, à
la page 53.
47
Id., à la page 53.
48
Id.
49
Niklas Luhmann, The Differentiation of Society, New York, Columbia University Press, 1982, p. 282;
G. Teubner, préc., note 13, p. 185.
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d’admettre le bien-fondé de leurs arguments. De cette façon, les groupes d’acteurs recruteront des sympathisants et viseront à convaincre la société à l’aide
de différents moyens, afin de faire prévaloir leur vision des choses. En fait, cette
acceptation assurera aussi le maintien au pouvoir des idéologies. En effet, les
réalités mises de l’avant par ces groupes ne deviendront dominantes que dans la
mesure où elles sont répandues, connues, voire acceptées par un grand nombre
de personnes de la société. C’est ainsi qu’une réalité pourra s’imposer sur une
autre en termes de domination50.
Différents moyens sont utilisés à cet égard : les coalitions entre différents
groupes d’acteurs, le boycott, le recours aux médias, qui est un des moyens de
plus efficaces pour convaincre les membres d’une société et les lobbies, pour influencer les décideurs politiques. Les acteurs sociaux vont aussi créer des forums
afin de consacrer un espace de diffusion de leur discours, mais surtout comme
lieu stratégique pour créer des réseaux entre divers groupes d’acteurs sociaux
qui partagent des intérêts ou des idéologies communs. Ces lieux constituent les
endroits idéaux pour répandre leurs idées, créer des liens entre les acteurs, recruter de nouveaux partisans et élaborer des stratégies communes contre leurs
rivaux. En effet, la création de réseaux, outre qu’elle permet de contribuer à
répandre des connaissances, sert à créer une stabilité dans le savoir, puisque
plus un groupe étend son réseau, plus il a de chances que ses croyances soient
reprises par d’autres et, ainsi, qu’elles persistent51.
Les forums peuvent être fermés ou ouverts. Un forum est fermé lorsqu’il
est organisé par un groupe d’acteurs dans le but de consolider des savoirs compatibles à une idéologie commune à propos d’un même phénomène. Ces forums
sont organisés comme moyen de répandre des idées déjà élaborées et comme
instrument de divulgation des idéologies. Un forum est ouvert ou public lorsqu’il consiste en une structure ouverte où les acteurs, même rivaux, peuvent y
participer pour présenter leurs points de vue. Il s’agit ici surtout des médias d’information, des institutions publiques, des commissions parlementaires et des
organismes internationaux qui sont conçus comme « neutres » et dans lesquels
un grand nombre d’acteurs participent afin de faire prévaloir leur discours. C’est
d’ailleurs dans ces espaces qu’on observe la lutte entre les différents acteurs qui
se disputent l’accès ou le maintien au pouvoir d’une idéologie.
Une fois établie la domination d’un groupe sur les autres, le maintien au
pouvoir devient l’enjeu principal, car cette domination est réversible et peut
changer par l’entremise des rapports de force entre les groupes d’acteurs rivaux
qui ne cessent d’œuvrer pour devenir dominants et redéfinir ou renégocier ainsi
la nouvelle « réalité ».
Cette théorie constructiviste trouve application en différentes disciplines :
la sociologie, la psychologie, la philosophie, l’éthique, l’histoire, les mathématiques et, bien entendu, le droit52. Étudions maintenant l’application de cette
théorie en droit.
50
On peut comparer la construction sociale à une représentation théâtrale, dans laquelle les acteurs,
par leur représentation, font émerger « du nouveau et du sens » des nouvelles connaissances et des
nouvelles interprétations de la réalité.. J.L. Le Moigne, préc., note 15, p. 133.
51
I. Hacking, préc., note 20, p. 272.
52
Id., p. 70 et 71.
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La construction sociale de la réalité
1.2 Le constructivisme et le droit
L’application de la théorie constructiviste en droit s’inspire principalement
des principes tirés de la sociologie et, plus particulièrement, de La construction
sociale de la réalité de Berger et Luckmann53. Cette théorie, comme nous l’avons
vu, soutient notamment que ce sont les relations de pouvoir entre les acteurs
sociaux qui produisent les institutions sociales et les pratiques54.
La théorie constructiviste en droit questionne les anciennes théories du
droit naturel soutenues par Aristote, Saint-Augustin et Saint-Thomas-d’Aquin,
qui voyaient dans la loi une production divine inspirée par Dieu et édictée pour le
bien commun. Elle vient également questionner la vision positiviste du droit soutenue par Kelsen et Duguit qui comprend la loi comme un produit fini et juste55.
En effet, les bases du positivisme juridique se trouvent dans les prémisses qu’il
existe une réalité véritable qui doit être découverte, et que cette réalité devra
être régie par des lois qui vont concevoir la réalité telle qu’elle est « how things
really are » et « how things really work »56.
Le constructivisme juridique, pour l’appeler ainsi, vient alors dévoiler un
processus de création de la loi, fruit des compromis, des rapports de forces de
tous les intervenants de la société. À la lumière du constructivisme juridique, les
lois sont socialement construites par les acteurs de la société. En effet, il s’agit
d’une nouvelle tendance du droit qui se manifeste dans un processus de scientificisation des discours publics au cours duquel les acteurs élaborent un discours
politiquement utilisable57.
Afin de connaître le processus de création du droit, il faut tout d’abord
identifier qui sont les acteurs, quels sont leurs intérêts, quels sont les moyens
de pression utilisés pour influencer le déroulement et l’orientation du droit (de
quel type, de quelle intensité, avec quelle efficacité?) et quels sont les moyens
rhétoriques utilisés dans un contexte déterminé.
Le processus par lequel le droit est construit est empreint des motivations,
des idéologies, des rationalités (sociales, économiques, politiques, etc.), mais
également des intérêts des acteurs. Par conséquent, le droit comprend et assimile d’une certaine façon des consciences psychiques des hommes concrets, des
consensus et des dissensions. Le droit absorbe et révèle toute une interaction
des groupes sociaux constructeurs du monde58.
Les exemples les plus marquants de la construction sociale du droit se retrouvent lorsqu’on observe une modification radicale dans certains préceptes juridiques qui sont empreints des valeurs sociales, notamment ceux qui touchent
la race, l’orientation sexuelle, l’incapacité, le crime, le statut de la femme, l’avortement, etc. C’est en réalité à partir des grands changements des valeurs de la
P. Berger et T. Luckmann, préc., note 21.
Id.
55
Malcolm Spector et John I. Kitsuse, Constructing social problems, New Brunswick, N.J., Transaction
Publishers, 2006, p. 174.
56
Egon G. Guba, Phi Delta Kappa et Indiana University, School of Education, The Paradigm dialog,
Newbury Park, Calif., Sage Publications, 1990, p. 19. Le positivisme juridique, en se basant sur le fait
que tout droit légitime repose sur la loi, se détache de tout accord entre les membres de la société.
57
G. Teubner, préc., note 13, p. 202.
58
Id., p. 188.
53
54
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La construction sociale du statut juridique de l’eau : le cas du Québec et du Mexique
société, fruit des représentations des acteurs sociaux que la loi a subi de grandes
modifications. Ainsi, on voit de grandes ruptures dans le droit, comme la dépénalisation de l’avortement, de la marijuana ou de l’homosexualité59.
En effet, lors de tout processus d’élaboration d’une loi, on voit apparaître
un grand nombre de groupes sociaux qui s’affrontent sur la base d’intérêts divergents de façon à inscrire leurs intérêts dans une éventuelle loi. Les acteurs
sociaux qui participent multiplient les stratégies pour que la nouvelle règle juridique adopte le discours qu’ils privilégient. Rien n’est donc laissé au hasard pour
les groupes qui veulent faire inscrire leurs discours dans un projet de loi60.
Ainsi, tous les acteurs sociaux, qu’on parle de l’État lui-même, des partis
politiques, des différents mouvements ou associations de la société civile, des
médias d’information ou de l’opinion publique en général, interviennent lors de
sa création à titre de « machines à pouvoir61 ». Toute la société participe et est
responsable autant pour son activité que pour son indifférence ou résignation.62
Les acteurs sociaux, par le biais du langage, définissent et créent, sous la
forme d’une manipulation idéologique, le « nouveau droit »63. Par conséquent,
le droit est le produit du rapport de forces des groupes sociaux qui essaient d’imposer une définition de la « réalité » qui convient à leurs idéologies ou leurs
intérêts. En d’autres termes, si l’on comprend le droit en termes de pouvoir, le
droit sera la traduction du discours des acteurs dominants et du rapport de domination et de pouvoir existants64.
La production législative obéit à une décision politique qui est le fruit d’une
construction des acteurs intervenants. Les stratégies des acteurs jouent un rôle
décisif dans cette construction afin que leurs revendications influencent la décision politique65.
59
D. Litowitz, préc., note 14, 226. « A classic case of legal rupture can be found in victor Hugo’s Les
Miserables, where police sergeant Jarvet relentlessly pursues Jean Valjean for a technical violation
of law (Breaking probation after serving nearly two decades in jail for stealing bread). Javert follows
Valjean endlessly on the theory that Valjean is a born criminal who needs to be stopped, only to
discover in the end that this criminal is in fact an admirable man, and that his “criminality” was
constructed by an unjust legal system. When confronted with the difficult choice of following the
letter of the law by returning Valjean to prison or letting Valjean escape. »
60
Daniel Ducharme, Anne Marcoux, Guy Rocher et Andrée Lajoie, « Les médias écrits et le processus
d’émergence de la loi 120 », (1998) 28 R.D.U.S 127, 127. Les auteurs soutiennent qu’il y a trois scènes
dans lesquelles les acteurs agissent : « La scène privée où interagissent les groupes professionnels
et les groupes d’intérêts, la scène publique où ce sont les membres de la classe politique qui interagissent et la scène politique où les membres des deux scènes créent un débat législatif. Il y a une
autre scène, la médiatique qui fait rentrer toute la société civile dans le processus législatif à travers
la mission d’information de l’opinion publique que les médias instaurent. D’ailleurs, ce sont les acteurs qui utilisent les médias pour manipuler l’opinion publique de façon à ce que celle-ci intercède
en leur faveur auprès du législateur ».
61
Guy Rocher, « Droit, pouvoir et domination », (1986) 13-1 Sociologie et sociétés 33, 34.
62
Id.
63
V. Villa, préc., note 11, à la page 290.
64
G. Rocher, préc., note 61, 43 : « De fait, droit et pouvoir sont deux notions étroitement identifiées
à une vision de la société. À certains égards, le droit et le pouvoir appartiennent à la perception
idéologique de la société. Ils sont, tous les deux, des agents actifs de structuration et d’organisation
de la société et des rapports sociaux entre ses membres ».
65
Olivier Paye, « Approche sociopolitique de la production législative : le droit comme indicateur de
processus de décision et de représentation politiques », dans Jacques Commaille, Laurence Damou-
34
La construction sociale de la réalité
Si l’une des positions s’avère dominante, les autres groupes ne baisseront
pas les bras. Ils vont par tous les moyens tenter de transformer le droit, que ce
soit directement, par le biais d’une modification à la loi, ou indirectement, par le
biais de l’adoption d’une loi complémentaire qui viendra modifier les effets de
la première.
Dans ce contexte, les compromis sont importants afin d’éviter que les intérêts divergents ne s’équilibrent et puissent ainsi paralyser l’action politique. Par
conséquent, les différents groupes sociaux doivent harmoniser leurs points de
vue et faire des compromis pour faire évoluer le droit66.
Les principaux acteurs du système juridique sont les législateurs, les politiciens, les juges, les avocats, mais aussi tous les groupes sociaux et les activistes qui participent aux différentes instances du système juridique. Ainsi, les
législateurs font la loi, après un débat parlementaire où peuvent participer différents groupes de pression dans le but d’incorporer dans le discours juridique,
leurs idéologies, leurs valeurs et leurs intérêts. Les juges font évoluer le droit par
leurs interprétations et contribuent ainsi à la création sociale du droit. En effet,
les procédures entamées par les avocats et par les représentants de différents
groupes sociaux font en sorte que les juges doivent se prononcer sur la loi et
l’interpréter, lui donnant par le fait même un sens plus concret. D’ailleurs, les
poursuites jouent un rôle très important au moment de créer, transformer ou
éliminer une loi, raison pour laquelle les différents acteurs entament des procédures judiciaires de façon stratégique comme moyen de construire le nouveau
droit67. Enfin, le pouvoir exécutif, représenté par le gouvernement, adopte des
politiques publiques et des règlements et, par leur entremise, contribue directement à la création du droit. Bref, les acteurs qui composent les différentes
branches du pouvoir public agissent très directement sur la création de la loi,
non sans être conditionnés par l’intervention des groupes de pression, de l’opinion publique, des médias d’information et des lobbies68.
Le droit reçoit également une influence directe des autres disciplines scientifiques. En effet, le droit s’appuie parfois sur la connaissance scientifique pour
ses discours juridiques et l’élaboration des politiques publiques, comme c’est le
cas en matière environnementale, de maladie mentale, etc. En fait, dans certaines matières, le droit doit nécessairement s’appuyer sur une autre discipline
qui va lui procurer des informations ou des connaissances, pour les incorporer
ensuite aux règles juridiques. Les discours juridiques vont interpréter les résullin et Cécile Robert (dir.), La juridicisation du politique, Paris, LGDJ, coll. « droit et société », 2000,
p. 174, à la page 221-240.
66
Jacques Chevalier, « Vers un droit post-moderne? Les transformations de la régulation juridique »,
(1998) 3 Revue du droit public 659, 675-677. Cet auteur, en exposant la transition d’un droit moderne
à un droit post-moderne, démontre l’importance de l’application de la thèse constructiviste à la nouvelle conception du droit qui s’impose de nos jours. Contrairement à l’idée d’un droit dogmatique,
il retient plutôt la conception d’un droit plus flexible, plus mou, créé en harmonie avec les points de
vue divergents et par la négociation avec les groupes sociaux dominants.
67
Joseph Schneider, « Social problems theory: the constructionist view », (1985) 11 Ann. Rev. sociol.
209, 217 et 218.
68
Id., 222. L’auteur se questionne sur la place des médias dans la définition de la réalité. Il nous donne
des exemples de l’influence des médias auprès de l’opinion publique.
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