Michel Zink, Roman rose et rose rouge : le Roman

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Michel Zink, Roman rose et rose rouge : le Roman
Michel Zink, Roman rose et rose rouge : le Roman de la rose ou de Guillaume de Dole de Jean Renart, Paris, Nizet, 1979, p. 45-­‐68. (Sarah Delale) Ce chapitre est consacré au motif de la gageure dans le Guillaume de Dole et aux choix de l’auteur par rapport aux différentes variantes de cette structure de conte. En d’autres termes, « pourquoi Jean Renart a-­‐t-­‐il supprimé ce pari, au risque d’enlever de sa nécessité à l’enchaînement des événements ? » (p. 46). En introduction, M. Zink s’interroge sur la suppression du pari dans le Guillaume de Dole, mais aussi sur la facilité avec laquelle le traître acquiert les informations dont il a besoin pour discréditer Liénor (p. 49). La disparition du pari, cette « rupture dans l’enchaînement narratif a pour résultat que le roman tout entier dévie du schéma attendu » (p. 47) : le texte se concentre essentiellement sur Guillaume, alors même que « ni le personnage n’est indispensable à la trame du roman ni ses exploits ne le sont à sa progression » (p. 48). « [L]’impression de désarticulation et de gratuité du roman [...] illustre ainsi la liberté de la littérature et les retournements dont elle est capable » (p. 48-­‐
49). Dans le Guillaume de Dole le motif de la gageure insiste surtout sur l’importance du langage. Le corps du chapitre se penche ainsi sur la question du langage et les mentions de la rose : dans le roman, l’indicible (ce que le traître doit travailler à découvrir) est sans cesse répété par tous les personnages. On peut distinguer deux idées principales dans la réflexion du critique, entrelacées tout au long du chapitre : En premier lieu, la rose fonctionne comme image de la sexualité et du sexe défloré. Le fait que le sénéchal connaissance l’existence de cette rose suffit à convaincre Conrad, Guillaume et le neveu qu’il a couché avec Liénor, et la dimension érotique de la rose perce dans les adjectifs attachés à la cuisse (qualifiée de tendre, grasse ou blanche). Après avoir accusé le sénéchal de viol, lorsqu’elle se nomme v. 5040 (« Je sui la pucele a la rose »), Liénor « réussit à se justifier en disant une fois de plus ce qui ne doit pas être dit, non pas la rose, mais ce que la rose signifie » (p. 53). Cette assimilation est également impliquée par la couleur de la rose, rouge comme le sang. On retrouve cette couleur dans le rubis que Liénor fait remettre au sénéchal, et qui fait en quelque sorte pendant au rubis que le sénéchal avait offert à la mère de Liénor. M. Zink propose de rapprocher le Guillaume de Dole d’autres versions de la gageure où le traître coupe la main ou le doigt de la jeune fille avec laquelle il vient de coucher : ce geste serait « l’image » de sa « défloration » (p. 65). Mais ce « qui importe, c’est que la rose soit constamment associée à la parole » (p. 56). Pour le sénéchal, « [p]arler de la rose suffit à déclencher, puis à propager le drame » (p. 67). Par suite, le « seul moyen pour [Lïenor] de réussir à faire triompher les faits vrais des discours mensongers, c’est de rapprocher deux discours mensongers, celui de son accusateur et le sien, qui à la fois reviennent au même et sont incompatibles » (p. 63). En deuxième lieu, M. Zink s’interroge sur la façon dont on peut expliquer l’attitude de la mère face au sénéchal. Comment justifier que « cette marque, [...] au lieu d’être passée sous silence », soit « constamment désignée, [...] et désignée par celles-­‐là même qui devraient être incapables d’en parler, que la pudeur devrait rendre muettes, Lïenor et sa mère » (p. 49) ? Une première explication consisterait en l’idée que la mère se fait acheter, se laisse corrompre par la valeur de l’anneau que lui offre le sénéchal. C’est en effet le cadeau qui explique pour le narrateur lui-­‐même la confidence de la mère, v. 3358-­‐3359. M. Zink propose d’interpréter les v. 3348-­‐3351 comme un discours indirect libre de la mère, qui soupèse la bague pour en estimer la valeur (p. 59). « Mais, bien évidemment, les jugements explicites portés par le roman sur le personnage démentent absolument cette interprétation, pourtant nettement suggérée par le texte, et sont uniformément favorables », relevant tout au plus l’imprudence de la mère (p. 60). D’autre part, le don et l’acceptation d’un anneau résonnent étrangement sur le plan intertextuel : les mots dame douce, druerie, le don d’un anneau renvoient littérairement à une demande amoureuse. Une deuxième explication, qui permet de donner sens à tous ces éléments textuels, repose sur un système de glissement des personnages. Ainsi, « la mère, en parlant au sénéchal, qu’elle croit fidèle, s’adresse à travers lui à l’empereur son maître. C’est à l’intention de l’empereur, dont elle sait peut-­‐être qu’il veut épouser sa fille, qu’elle fait l’éloge de celle-­‐ci devant le premier des officiers impériaux ». « Cette assimilation du sénéchal à l’empereur [...] a pour symétrique une assimilation implicite de la mère à la fille » (p. 50). On peut alors supposer que « la mère, lorsqu’elle parle de la rose au sénéchal, entend par là faire miroiter les délices que réserve sa fille à son futur mari » (p. 54). De même, le discours et le don amoureux du sénéchal à la mère « s’adressent à la fille, dont la mère tient la place » (p. 61). « Si le sénéchal était vraiment à la place de l’empereur comme la mère est à la place de sa fille, la scène équivaudrait à une entrevue entre l’empereur et Lïenor, et tout serait parfait. Mais le sénéchal est résistant et opaque au désir de l’empereur, tandis que la mère est transparente au désir de sa fille. De cette rupture de symétrie naissent le malentendu et le drame » (p. 62). La conclusion de M. Zink est double. Tout d’abord, la gageure est convoquée dans le texte pour illustrer le pouvoir des mots : « le sujet même du conte de la gageure fait que les mots s’y substituent aux choses [...]. Dans toutes les versions du conte, la parole du traître l’emporte sur la vérité des faits, jusqu’au moment où il est confondu. Mais dans le Guillaume de Dole, en outre, [...] il n’y a rien d’autre que la parole ; les mots du roman ne rapportent que des mots, qui ne renvoient eux-­‐mêmes qu’à d’autres mots » (p. 66-­‐67). Ensuite, le Guillaume de Dole est basé sur un système de glissement (d’un personnage à l’autre, du roman traditionnel vers autre chose). « De même que le roman glisse à côté de son histoire, celle de la gageure, de même l’histoire glisse à côté de son centre indicible [...]. A la logique du récit, dont les lois sous-­‐tendent le conte de la gageure, se substitue un foisonnement de signes particuliers, nés de ses éléments éclatés et déplacés, donnant au roman un sens qui n’est pas généralisable et qui n’est plus fondé sur l’organisation narrative. On pourrait dire, bien que de façon grossière, que les fonctions du conte sont brisées au profit des indices romanesques, ce qui est une façon, en ce premier tiers du XIIIe siècle, d’offrir une lecture nouvelle au public des romans d’aventures, dont la conjointure ne livre désormais plus le sens » (p. 67-­‐68).