ViVe - National Magazine Awards

Transcription

ViVe - National Magazine Awards
GRAND DOSSIER
Vive le
poisson
éco !
On en consomme de plus en plus, et c’est tant
mieux. Pour s’assurer de ne pas vider les océans,
il suffit de prêter attention aux écoétiquettes.
Même les épiciers se sont mis de la partie afin
de sauver la ressource !
par Valérie Borde
D epuis peu, les épiceries Provigo et Maxi
ne vendent plus de requin, de raie, de bar
du Chili ni d’hoplostète orange. IGA a aussi
abandonné le thon rouge et le hoki de NouvelleZélande, tandis que Metro a en outre éliminé le
sébaste de l’Atlantique, le vivaneau rouge du Nord
et du Sud, le mulet rouge, le poisson-perroquet, le
mérou et la merluche. Tout un ménage !
Ces poissons ont été retirés parce qu’ils ne correspondent pas aux nouveaux critères d’achat des
épiceries, qui veulent encourager les pêcheries
durables. Les spécialistes du monde marin les ont
convaincues d’agir. Car, si la tendance actuelle se
maintient — surexploitation des stocks de poisson,
pollution par les fermes aquacoles, acidification
des océans liée au réchauffement climatique, disparition d’espèces menacées… —, il n’y aura bientôt plus rien dans les comptoirs des produits de la
mer, et les prochaines générations ne connaîtront
jamais le goût du thon !
Pour aider les consommateurs et les détaillants
à repérer les poissons, mollusques ou crustacés
dont l’exploitation a le moins d’effets néfastes,
d’innombrables écoétiquettes (ou écolabels) ont
été créées par des organisations environnementales, des associations de pêcheurs et l’industrie
des produits de la mer en collaboration avec des
38 { AOÛT 2013 l’actualité
scientifiques. C’est un tsunami qui déferle dans
les comptoirs des poissonneries, mais aussi sur les
menus des restaurants ! Produits certifiés « de
source responsable », MSC (Marine Stewardship
Council), BAP (Best Aquaculture Practices), ASC
(Aquaculture Stewardship Council), SeaChoice,
Ocean Wise, Fourchette bleue… il y a de quoi se
noyer dans toutes ces nouvelles appellations.
Les changements sont particulièrement visibles
dans les produits surgelés. Au Metro, par exemple,
on a l’embarras du choix pour les poissons panés :
les trois quarts des produits, dont un bon nombre
de la marque High Liner, ont une écoétiquette sur
leur emballage ! Toutes ces certifications sont
cependant loin de faire l’unanimité, et certaines
pourraient cacher des pratiques de pêche ou
d’aquaculture nuisibles. Est-on en train de se faire
avoir avec du bluewashing — l’écoblanchiment des
produits de la mer — qui nous caresse le portefeuille dans le sens des écailles ?
« On part de loin et les progrès sont lents, mais
indéniables », affirme Charles Latimer, porte-parole
de Greenpeace pour la campagne Océans. Depuis
2009, l’organisme évalue chaque année les politiques d’achat de produits de la mer des huit principales chaînes d’épiceries du pays. En trois ans,
la moitié d’entre elles se sont dotées de stratégies
CHRIS JACKSON / GETTY IMAGES
visant à favoriser la pêche et l’aquaculture durables.
Et elles les affichent en grand. À l’épicerie Metro,
ce n’est pas le bruit de la mer mais une publicité
van­tant cette nouvelle politique que j’entends au
rayon des poissons frais. Au IGA, c’est une belle
affiche de pay­s age sous-marin annonçant le
« virage bleu » qui me fait de l’œil près du vivier à
homards. Au Provigo et au Maxi, de la chaîne
Loblaws, qui fut la pre­mière à se lancer, on a mis
le paquet sur la sen­sibi­lisation des consommateurs
avec le site oceanspourdemain.ca, une vraie source
d’informations !
La menace sur les océans gronde depuis un bon
moment déjà. En 1995, l’Organisation des Nations
unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)
édictait un premier code de conduite international
pour une pêche responsable, qui a amené plusieurs
pays à adopter des lois plus contraignantes. Dans
la foulée, le Fonds mondial pour la nature (WWF),
en collaboration avec Unilever, a lancé en 1997 le
premier système d’écocertification des pêcheries
basé sur ce code : le Marine Stewardship Council
(MSC), qui repose sur une évaluation indépendante, effectuée par des scientifiques, pour déterminer quelles pêcheries sont admissibles. « On
regarde autant la durabilité de la ressource que les
impacts environnementaux des techniques de
Des espèces
sont apparues
dans les
comptoirs des
poissonneries
et les menus
des restaurants,
tandis que
d’autres ont
été retirées,
parce qu’elles
sont menacées
ou ne
correspondent
pas aux
critères de
pêche durable.
pêche et la gouvernance », explique Jean-Claude
Brêthes, titulaire de la chaire Unesco en analyse
intégrée des systèmes marins à l’Université du
Québec à Rimouski (UQAR), qui participe fréquemment à ces examens.
En 2000, les premiers produits certifiés MSC,
repérables par le logo apposé sur l’affichette du
prix ou sur l’emballage, sont apparus dans les
magasins. Il en existe aujourd’hui plus de 15 000,
qui représentent environ 10 % de la production
mondiale des pêcheries. La crème, autrement dit.
Au Canada, la pêche à la crevette nordique dans
l’Atlantique et le golfe du Saint-Laurent a été la
première à obtenir la certification, en 2008.
L’étiquette MSC, reconnue à l’échelle internationale, donne un avantage concurrentiel aux
pêcheurs, car de plus en plus de détaillants et de
grossistes un peu partout dans le monde
recherchent des produits certifiés. Elle incite aussi
les pêcheurs à innover pour se maintenir à flot et
se distinguer du menu fretin. « Comme elle est
valide seulement cinq ans, son titulaire doit faire
la preuve qu’il progresse pour obtenir son renouvellement », explique Antoine Rivierre, chargé de
projet à Merinov, Centre collégial de transfert de
technologie associé au cégep de la Gaspésie et des
Îles, qui se consacre à l’innovation dans les pêcheries et l’aquaculture.
Comme tous les crevettiers, L’intrépide, de Dave
Cotton, un pêcheur de Rivière-au-Renard, traîne
dans les eaux sombres du golfe du Saint-Laurent
un filet qui, par près de 300 m de profondeur, racle
le fond vaseux et déloge les crustacés. Mais l’an
dernier, le capitaine a équipé son bateau d’un
dispositif conçu au Danemark qui rend sa pêche
beaucoup plus écologique. Des panneaux de métal
flottant entre deux eaux maintiennent le filet
ouvert, ce qui permet d’éviter de creuser des sillons
dans la vase, comme le font les autres chalutiers.
Il a fait appel à Merinov pour évaluer l’intérêt de
cette technologie. Résultat : bien moins de dégâts
dans les fonds marins et une économie de carburant — donc d’émissions de gaz à effet de serre
— de près de 15 %.
« Ça m’a coûté 20 000 dollars, mais j’ai économisé 14 000 dollars en carburant en une seule
saison ! » raconte fièrement le pêcheur de 38 ans,
qui vient de racheter l’entreprise familiale avec sa
conjointe. Antoine Rivierre tente maintenant
d’encourager l’industrie à adopter cette technique.
« Les pêcheurs sont des gens plutôt conservateurs,
mais l’écocertification et la nouvelle génération
les poussent beaucoup à s’améliorer », dit-il.
l’actualité AOÛT 2013 } 39
En 2010, le WWF a mis sur pied l’Aquaculture
Stewardship Council (ASC), sur le modèle du MSC.
Les premiers filets de tilapia et de pangasius certifiés ont fait leur apparition dans des commerces
l’été dernier. Loblaws, qui vend la moitié des produits de la mer consommés au pays, est le premier
au Canada à en avoir mis dans ses comptoirs. « Nous
offrons maintenant 108 produits certifiés MSC ou
ASC », explique Melanie Agopian, directrice principale de la durabilité.
En 2009, le détaillant s’est engagé à examiner,
avant la fin de 2013, la provenance de tous les
produits de la mer frais, surgelés ou en conserve
qui se retrouvent dans ses magasins. Les aliments
pour animaux et même les jus de fruits enrichis
en acides gras oméga-3 extraits de poisson passent
aussi sous la loupe ! L’opération progresse bien et
elle a déjà permis de remplacer des fournisseurs
peu scrupuleux.
Les certifications MSC et ASC figurent au sommet de l’« arbre de décision » de Loblaws, érigé
avec l’aide de Jeffrey Hutchings, professeur de
biologie à l’Université Dalhousie, à Halifax, et
expert réputé de la conservation des poissons.
40 { AOÛT 2013 l’actualité
Crevettier à
St. Anthony, à
Terre-Neuveet-Labrador.
Quand aucun produit certifié n’est offert, le détaillant s’en remet aux critères de sélection établis
par le spécialiste afin de choisir des produits de
pêcheries ou d’aquacultures qui ont peu de répercussions environnementales ou de privilégier des
fournisseurs qui se sont engagés dans un processus d’amélioration de leurs pratiques. Les espèces
menacées, non merci !
L’étiquette MSC fait cependant grincer des dents
bien des défenseurs des océans. Car il faut avoir
une bourse bien garnie pour obtenir la certification,
ce qui élimine de facto les petites pêcheries des
pays en développement... que l’on devrait pourtant
encourager, selon la FAO. « Il nous a fallu 18 mois et
150 000 dollars pour obtenir la certification de la
crevette nordique, sans compter les audits que nous
avons dû payer et les redevances à verser chaque
année au MSC pour avoir le droit d’utiliser le logo »,
raconte Jean-Paul Gagné, directeur général de
l’Association québécoise de l’industrie de la pêche.
Des groupes environnementaux et des scientifiques reprochent en outre au MSC de bâcler ses
inspections des pêcheurs et de mal surveiller la
gestion des stocks, poussé par les grandes chaînes,
comme Walmart, qui font sa promotion.
Fin 2012, deux chercheurs allemands ont
évalué l’ensemble des pêcheries certifiées
MSC et découvert que 31 % des stocks de
poissons visés par ces certifications sont sur­
exploités ! En 2010, par exemple, la certification de
la légine antarctique a suscité une levée de boucliers dans la communauté scientifique, qui réclamait plutôt un moratoire sur cette espèce, dont la
biologie et les stocks sont encore très peu connus.
« On ne prétend pas être parfaits, se défend
Marie-Claude Lemieux, directrice pour le Québec
du WWF. Mais notre approche pragmatique, qui
encourage la transformation des marchés, est
susceptible d’avoir plus d’effet sur les océans que
la simple sensibilisation des consommateurs. »
Même bourré de défauts, le MSC semble le « moins
pire » de tous les systèmes de certification.
Pour aider les consommateurs dans leurs choix,
une multitude d’organisations environnementales
ont elles aussi créé des écoétiquettes. « Mais la plu­
part se basent sur un mélange de science et d’idéologie, sans regarder de près les techniques de pêche
ou d’aquaculture ou sans distinguer l’origine des
produits », dit avec regret Jean-Claude Brêthes,
de l’UQAR. À ne pas prendre, donc, au pied de la
lettre, d’autant que certains conseils se contredisent !
Le programme Seafood Watch, élaboré en 1999
par l’aquarium de Monterey, en Californie, fait
STEVE BLY / ALAMY ; POISSONS, DE GAUCHE À DROITE : VALENTYN VOLKOV / ALAMY ; PICTURE PARTNERS / ISTOCKPHOTO ;
EDD WESTMACOTT / ALAMY ; POMARINUS / ISTOCKPHOTO.
GRAND DOSSIER vive le poisson éco !
Nom
Création Créateurs
Les écoétiquettes
Certification
CaractéristiquesSite Internet
Basée sur le code de conduite de
la FAO (Organisation des Nations
unies pour l’alimentation et
l’agriculture). Vise à modifier les
pratiques de l’industrie et des
détaillants. Beaucoup de prises
certifiées ne seraient pas le produit
de pêches vraiment durables.
msc.org
Aquarium de la
baie de
Monterey
(Californie)
100 pêcheries et
produits de
l’aquaculture évalués
et classés en trois
catégories (vert,
orange, rouge).
Destinée aux
consommateurs
américains.
Programme pionnier à l’origine
de bien d’autres dans le monde,
dont SeaChoice et Ocean Wise
au Canada. Bonne réputation,
mais certains critères de
sélection sont jugés trop
restrictifs par des scientifiques.
montereybayaquarium.org
2006
Fondation
David Suzuki,
Sierra Club et
autres ONG
Basée sur Seafood
Watch, avec quelques
particularités
canadiennes. Compte
500 commerces
(épiceries, comptoirs
de sushis) partenaires
au Canada.
Comme Seafood Watch, elle
indique l’origine des produits et
les techniques de pêche, mais ne
mène pas de vérifications de la
conformité indépendantes.
seachoice.org
Ocean Wise
2009
Aquarium de
Vancouver
3 000 fournisseurs,
épiceries et restaurants
certifiés au Canada.
Suit aussi la liste de Seafood
Watch. Très présente dans
l’ouest du Canada, on la retrouve
au Québec depuis que Norref, le
plus important distributeur de
produits de la mer au Québec,
en fait la promotion.
oceanwise.ca
Fourchette
bleue
2009
Musée
Exploramer
(Sainte-Annedes-Monts)
22 espèces du
Saint-Laurent
certifiées (oursin vert,
loquette d’Amérique,
concombre de mer,
bigorneau…).
Programme qui vise à
encourager la consommation
des produits durables du
Saint-Laurent. Écoétiquette
surtout présente en Gaspésie.
exploramer.qc.ca
Aquaculture
Stewardship
Council
(ASC)
2010
Fonds mondial
pour la nature
(WWF) et
Dutch
Sustainable
Trade Initiative
Pour l’instant,
seulement quelques
élevages de tilapia et
de pangasius. Certains
saumons sous peu.
Écoétiquette encore en
développement. Peu de produits
offerts.
asc-aqua.org
Marine
Stewardship
Council
(MSC)
1997
Fonds mondial
pour la nature
(WWF) et
Unilever
Seafood
Watch
1999
SeaChoice
Plus de 300 pêcheries
certifiées par des
enquêteurs
indépendants — et
20 000 produits qui
en sont issus.
l’actualité AOÛT 2013 } 41
GRAND DOSSIER vive le poisson éco !
figure de pionnier et jouit d’une bonne réputation
auprès des scientifiques. Il attribue une étiquette
verte, orange ou rouge aux pêcheries selon leur
impact sur l’environnement. La liste, mise à jour
régulièrement, peut être consultée sur Internet
ou chargée dans un téléphone intelligent, tout
comme son pendant canadien, SeaChoice, créé
par la Fondation David Suzuki. L’aquarium de
Vancouver sélectionne quant à lui des produits
dont il fait la promotion auprès des restaurateurs
et des marchés avec son étiquette Ocean Wise.
Au Québec, le musée Exploramer, de SainteAnne-des-Monts, a créé sa Fourchette bleue afin
d’encourager la consommation d’espèces méconnues
du Saint-Laurent exploitées de façon durable.
Parmi les 22 produits qui ont reçu son étiquette
figure la mactre de Stimpson, un mollusque que
l’on trouve… sur la liste des produits à éviter de
Greenpeace ! « Nous certifions seulement les
pêcheurs qui récoltent les mactres à la main »,
précise Sandra Gauthier, directrice générale
d’Explo­ramer. Greenpeace ne regarde que la technique de pêche la plus répandue pour les espèces
qu’elle déconseille, et la drague hydraulique par
laquelle la plupart des mactres sont récoltées dans
le monde est connue pour causer beaucoup de
dommages aux fonds marins. Pas facile de s’y
retrouver pour les consommateurs !
Pour éveiller les consciences, Greenpeace classe
aussi chaque année les marques de thon en
conserve. Cette année encore, elle a placé au dernier rang l’entreprise canadienne Clover Leaf. Elle
l’accuse d’encourager une pêche destructrice en
vendant du thon à nageoires jaunes capturé au
moyen de palangres et de dispositifs de concentration de poissons qui menacent les autres animaux marins. « Toute l’industrie bouge, mais pas
elle ! » dénonce le porte-parole de l’organisme,
Charles Latimer. Malgré leurs nouvelles politiques
d’achat, les détaillants sont plus indulgents vis-àvis de Clover Leaf, et aucun n’a retiré ses produits
des rayons.
Quant aux appellations de type « sûr pour les
Greenpeace a
fait pression
dauphins », que l’on voit parfois sur les boîtes de
sur les grandes
thon, mieux vaut les oublier, puisqu’elles ne font
chaînes de
dans bien des cas l’objet d’aucun contrôle.
supermarchés
Dans la plupart des chaînes d’alimentation, on
au Canada afin
trouve
toujours le très populaire saumon de l’Atlanqu’elles cessent
de vendre du
tique, même s’il vient souvent d’élevages qui ont
saumon élevé
des répercussions désastreuses sur leur environen cages
nement. « Nos clients en veulent, et il a toujours
ouvertes, qui
un meilleur bilan écologique que la viande rouge ! »
nuisent à
objecte
Marie-Claude Bacon, directrice des affaires
l’environnement,
comme celles
corporatives chez Metro.
ci-dessus, près
Les pratiques des aquaculteurs s’améliorent,
de Puerto
dit-on. Mais les progrès sont lents. En avril, Cooke
Chacabuco, au
Aquaculture, de St. George, au Nouveau-Brunswick,
Chili.
le plus gros producteur de saumon du pays, a été
condamné à verser un demi-million de dollars
• Acheter si possible directement du producteur.
• Choisir les poissons au bas de la chaîne alimentaire, comme le hareng plutôt que le thon.
• Privilégier les produits MSC : même si la certification est très imparfaite, elle réduit les risques d’encourager
des pêcheries non durables.
• Favoriser les produits des pays riches, qui ont plus de chances d’être encadrés par des législations sévères, et les
produits locaux, afin de diminuer l’impact environnemental du transport.
• Poser des questions au poissonnier, au vendeur de sushis ou à l’épicier sur l’origine de ses produits.
42 { AOÛT 2013 l’actualité
GREENPEACE / DANIEL BELTRÁ
Pour minimiser l’impact de ses achats sur l’environnement
d’amendes et d’indemnités pour avoir utilisé un
pesticide illégal dans un élevage de saumon afin
de combattre le pou de mer. La cyperméthrine a
tué des centaines de homards. Pourtant, l’entreprise a conservé son écoétiquette Seafood Trust,
délivrée par une société irlandaise de certification,
et sa place dans les supermarchés !
Reste aussi l’énorme problème de la traçabilité
des produits, qui devrait permettre d’identifier
précisément chaque produit
de la mer et son origine.
Aux États-Unis, une
enquête de l’ONG
Oceana a révélé que
le tiers des poissons
des épiceries et restaurants ne correspondaient pas à l’étiquetage. Le nom des produits
est rarement vérifié par les autorités, qui inspectent
plutôt les conditions d’hygiène et la chaîne du
froid. Presque 9 fois sur 10, le poisson vendu
comme du vivaneau rouge était d’une autre espèce,
tels le sébaste, la dorade ou la perche, et 60 % du
thon était mal étiqueté ! Dans les comptoirs de
sushis, les trois quarts des poissons étaient présentés sous un faux nom. Même s’il a été impossible
de déterminer s’il s’agissait d’erreurs ou de fraudes,
Oceana a observé que beaucoup de produits étaient
remplacés par d’autres, moins chers ou issus de
pêcheries moins surveillées. Et que nombre de
saumons prétendument sauvages provenaient
d’élevages…
Dans les dernières années, les organisations de
pêcheurs et le ministère de l’Agriculture, des
Pêcheries et de l’Alimentation du Québec, notamment, ont fait beaucoup d’efforts pour améliorer
le suivi et l’étiquetage des poissons et crustacés
originaires du Canada. Mais les nombreux produits
44 { AOÛT 2013 l’actualité
Dans les IGA,
une grande
affiche bleue
garantit la
provenance
des poissons,
mollusques et
crustacés
offerts dans
les comptoirs.
importés sont encore souvent mal étiquetés, croit
Jean-Claude Brêthes, de l’UQAR.
Si, après avoir mangé ce que vous pensiez être
du thon blanc, vous avez vomi ou eu de la diarrhée,
c’est peut-être que vous avez plutôt eu de l’escolier,
un poisson moins cher que le thon et tout juste
comestible, puisqu’il provoque souvent ces symptômes ! L’erreur — ou la fraude délibérée — serait
tellement courante que le ministère de la Santé du
Canada recommande de bien faire confirmer la
source du thon blanc auprès du poissonnier ou du
restaurateur avant d’en consommer. Le thon blanc,
Thunnus alalunga, s’appelle aussi germon… mais
pas Lepidocybium flavobrunneum, le nom savant
de l’escolier !
Là encore, pourtant, il y a des progrès. Depuis
2011, Michel Bélanger, un ancien étudiant de JeanClaude Brêthes, a été engagé par Metro pour vérifier la provenance des produits de la mer offerts
en magasin et concevoir un système d’étiquetage
qui donne le nom latin de chaque espèce ainsi que
son pays d’origine. Un casse-tête, car les fournisseurs eux-mêmes ne sont pas toujours sûrs de ce
qu’ils vendent ! Pour être certain de ce que vous
achetez dans les épiceries Metro, recherchez ses
petites étiquettes — bleues, évidemment.
Chez IGA, c’est une application mobile qui permet aux consommateurs de retracer l’origine de
certains poissons frais et surgelés, depuis que
Sobeys est partenaire du programme This Fish,
mis sur pied par des organisations de pêcheurs du
Canada et soutenu par les autorités de la ColombieBritannique. En entrant le code indiqué sur le
produit, on accède à des informations détaillées
sur son origine : nom du pêcheur, technique et lieu
de pêche, usine de transformation… De quoi rapprocher producteur et consommateur !
ÉTAL : SOBEYS-IGA ; SUSHI : DATACRAFT CO / CORBIS.
GRAND DOSSIER vive le poisson éco !
GRAND DOSSIER
La
fin
du
poisson
sauvage ?
Victimes de la surpêche, de la pollution et des
changements climatiques, les océans s’épuisent
à un rythme affolant.
En 50 ans, la consommation
de produits de la mer par
habitant dans le monde a doublé,
alors que la population a ellemême plus que doublé. On
mange donc quatre fois plus de
poissons, mollusques et crus­
tacés qu’auparavant ! Même les
Québécois, qui les ont longtemps
boudés, s’y sont mis grâce à la
mode des sushis et aux conseils
répétés sur la saine alimentation.
« Les produits de la mer sont
ceux qui connaissent la plus
grande croissance dans nos
magasins », confirme Yvan Ouellet, vice-président pour l’achat
des produits périssables de
Sobeys Québec, propriétaire des
magasins IGA.
Dans les pays émergents, la
demande a aussi explosé. En
Asie, les produits de la mer fournissent bien plus de protéines
que la viande, et chaque personne en mange trois fois plus
qu’il y a 20 ans. La consommation annuelle atteint 32 kilos par
habitant en Chine… contre environ 24 kilos au Canada !
Résultat, la ressource s’épuise.
Pour maintenir la production,
les pêcheurs doivent aller plus
loin des côtes, plus en profondeur, et exploiter davantage
d’espèces. Le tiers des stocks
sont surexploités, selon le der-
Il y a 10 ans,
L’actualité
soulignait le
boum de la
consommation
de poisson au
Québec. Et
aujourd’hui,
dans les
poissonneries,
il n’y a jamais
eu autant de
diversité :
opah, tilapia,
channa,
pangasius, etc.
nier rapport sur la situation des
pêches et de l’aquaculture de
l’Organisation des Nations unies
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Et c’est sans compter
la pêche illégale, qui représenterait le tiers des captures !
Tout comme les morues des
grands bancs de Terre-Neuve
ont été anéanties par des décennies de surpêche — ce qui a forcé
le Canada à déclarer un moratoire en 1992 —, plusieurs
espèces, comme le thon rouge
de l’Atlantique, très prisé des
amateurs de sushis, sont au bord
de l’asphyxie. Mais bien des pays
rechignent à abaisser leurs quotas,
pour préserver les emplois. En
2003, selon la FAO, les subventions directes des États à la surpêche dépassaient 16 milliards
de dollars dans le monde.
Puis il y a les prises accessoires,
qui gaspillent la ressource et font
mal aux espèces menacées. Cha­
que année, des quantités hallucinantes de dauphins, tortues de
mer, requins, coraux, éponges
— et même des oiseaux marins
— se retrouvent dans les filets ou
au bout des hameçons et sont
rejetés à la mer à demi-morts ou
carrément mis à la poubelle.
« Il y a pourtant eu d’énormes
progrès techniques depuis 20 ans
pour diminuer ces prises »,
estime Jean-Claude Brêthes, de
l’Université du Québec à Rimou­
ski. Au Canada, par exemple, on
a obligé les pêcheurs de crevettes
à équiper leurs chaluts de grilles
séparatrices permettant aux pois­
sons de s’échapper. « En quelques
années, les rejets sont passés
d’une tonne de poisson par tonne
de crevettes pêchées à moins de
40 kilos », explique le chercheur.
Mais dans certains coins du
monde, on pêche encore à la
dynamite ou même au cyanure,
cette technique étant surtout
utilisée pour capturer les poissons destinés à des aquariums !
Les changements climatiques
bouleversent aussi la vie dans les
océans. L’acidification et le
réchauffement de l’eau, notamment, sont en train de remanier
les écosystèmes, selon Julian
Dodson, spécialiste de l’évolution des poissons et professeur
à l’Université Laval. « Toutes les
espèces ne s’adaptent pas de la
même manière, et on observe
depuis 30 ans des décalages entre
leurs dates de reproduction qui
mettent en péril les chaînes alimentaires », explique-t-il. Des
poissons qui grandissent en mangeant des larves, par exemple,
ne peuvent plus le faire parce
que celles-ci sont déjà rendues
adultes au moment où ils en ont
besoin. Les espèces envahissantes en profitent. Et personne
ne sait quelles seront les conséquences. Devra-t-on bientôt tous
manger des méduses plutôt que
du thon ?
Les pêcheries ont elles aussi
une incidence majeure sur le
N’avalez pas n’importe quoi.
N’avalez pas n’importe quoi.
L’information de qualité, c’est un droit.
L’information de qualité, c’est un droit.
Si vous jugez qu’elle est mal servie,
Si vous jugez qu’elle est mal servie,
avisez-nous à conseildepresse.qc.ca
avisez-nous à conseildepresse.qc.ca
PHOTOS : NAMGIS FIRST NATION’S CLOSED CONTAINMENT SALMON FARM
climat. Selon la FAO, les petits
bateaux de pêche artisanale
consomment beaucoup moins
de carburant par kilo de poisson
ramené à terre que les énormes
chalutiers. Leur impact est donc
moindre. Mais la pêche industrielle gagne sans cesse du terrain. En moyenne, il faut
620 litres de carburant pour
attraper une tonne de poisson !
Dans le monde, les bateaux de
pêche rejettent dans l’atmo­
sphère l’équivalent de 130 millions de tonnes de gaz carbonique : c’est presque autant que
tous les transports au Canada.
Pour satisfaire à la demande
croissante de produits de la mer,
l’aquaculture prend peu à peu le
relais de la pêche, dont les captures stagnent à 90 millions de
tonnes par an. « Tout comme il a
remplacé la chasse, l’élevage se
sub­stituera à la pêche d’ici 50 ans »,
croit Julian Dodson. Près du tiers
des poissons, mollusques et crustacés vendus dans le monde
viennent d’élevages, et la production augmente de 6 % par an.
Les fermes qui pullulent sur
les côtes asiatiques (90 % des
élevages sont en Asie) fournissent déjà les deux tiers des
produits de la mer consommés
en Chine. Encore rare au début
des années 1980, l’aquaculture
fournit désormais 80 % du saumon et des crevettes consommés
dans le monde. L’eau douce n’est
pas épargnée. Le pangasius, très
populaire en raison de son bas
prix et de son goût peu prononcé,
vient exclusivement de fermes
situées dans le delta du Mékong,
au Viêt Nam. Le tilapia, un autre
poisson d’eau douce très apprécié, est aussi principalement issu
d’élevages.
Mais les fermes aquacoles font
des ravages sur leur environnement. En Asie, les fermes de
crevettes ont décimé les mangroves côtières qui servaient de
refuge et de pouponnière à de
nombreuses espèces. Partout, les
crustacés et poissons qui s’échap­
pent des cages menacent les
écosystèmes. Même au large de
la Colombie-Britannique — où
sont élevés la majeure partie des
saumons de l’Atlantique vendus
au Canada —, on a retrouvé ces
poissons dans presque toutes les
rivières qui se jettent dans l’océan
près des fermes aquacoles.
Les élevages de saumon, où
des dizaines de milliers de poissons sont entassés dans des cages
en mer, sont aussi aux prises avec
des parasites et des maladies,
comme le pou de mer ou l’anémie infectieuse, qui se transmettent à la faune sauvage et font
s’effondrer les rendements. Pour
s’en débarrasser, les éleveurs ne
lésinent pas sur les pesticides et
La Première
Nation des
Namgis, en
ColombieBritannique, a
aménagé le
premier parc
terrestre
d’élevage de
saumon de
l’Atlantique.
Une belle
solution de
rechange à
l’aquaculture
traditionnelle,
qui est remise
en question.
antibiotiques, qui polluent l’eau,
tout comme les déjections des
poissons. Et pour nourrir les élevages, il faut pêcher de plus en
plus d’espèces sauvages…
Là aussi, cependant, il y a de
l’espoir. En Colombie-Britannique,
le resserrement des règles a fait
dégringoler le nombre de saumons qui s’échappent des fermes
depuis 10 ans. Et en mars dernier,
la Première Nation des Namgis
a inauguré sur l’île de Vancouver
le tout premier élevage commercial de saumon de l’Atlantique
qui ne se fera pas en mer... mais
bien sur terre.
Des cuves d’une
quinzaine de mètres de diamètre
ont été installées dans un bâtiment sur les terres de la communauté. De ces bassins sortiront
d’ici l’an prochain plus de
300 tonnes de saumon. L’installation, qui a coûté huit millions
de dollars, fonctionne avec de
l’eau recirculée et ses déchets
solides sont compostés. D’autres
espèces de saumon et des truites
arc-en-ciel, notamment, sont
aussi déjà produites en circuit
fermé. Valérie Borde
Le Canada, cancre des mers
« Dans les dernières années, le Canada a nettement moins progressé que l’Australie,
la Norvège ou même les États-Unis pour ce qui est d’encadrer ses pêcheries », estime
Tony Pitcher, professeur à l’Université de la Colombie-Britannique, qui a comparé les
lois de dizaines de pays. L’an dernier, la Société royale du Canada a d’ailleurs jugé très
sévèrement la gestion de la biodiversité sur les trois côtes océaniques du pays. Selon
les experts, le ministère des Pêches et des Océans du Canada continue d’encourager
une exploitation abusive des ressources. Vingt ans après l’effondrement des stocks
de morue, le pays n’a toujours pas de plan précis pour redresser la situation, et les
belles promesses de gestion intégrée des écosystèmes inscrites dans la Loi sur les
pêches ne sont pas respectées. D’ailleurs, seulement 0,8 % des eaux océaniques sont
protégées. L’objectif annoncé de 10 % pour 2020 a très peu de chances d’être atteint.
l’actualité AOÛT 2013 } 47

Documents pareils