ROOM SERVICE
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E l v i n Po s t ROOM SERVICE roman traduit du néerlandais par hubert galle ÉDITIONS DU SEUIL 25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 5 25/04/12 12:45 Yeah, runnin’down a dream That never would come to me. Tom Petty & The Heartbreakers, Runnin’Down a Dream 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 9 25/04/12 12:45 1 Larry Venice tentait d’expliquer à son amie qu’en la traitant de sale petite pisseuse égocentrique, quelques heures plus tôt au téléphone, il n’avait pas eu l’intention de la blesser. Il l’avait regretté toute la journée et n’avait plus pensé qu’à ça. –Je t’aime, dit Larry. Tu le sais, non ? Amanda gardait le silence. Elle fixait les poissons exotiques dans l’aquarium derrière le bar et n’avait toujours pas touché au jerk chicken qu’il lui avait commandé. Manifestement, elle voulait lui signifier qu’elle ne plaisantait pas. –S’il te plaît, trésor, insista Larry, tâche au moins, un instant, de te mettre à ma place. Il y a Stanley qui trouve nul mon repérage et là-dessus il y a toi au téléphone… Tu saisis le tableau ? J’étais fou de rage et il me fallait quelqu’un pour me défouler. C’est tombé sur toi. Tâche de le voir comme un compliment… C’est prouvé : quand on passe sa colère sur quelqu’un, c’est plutôt sur quelqu’un qu’on aime, quelqu’un qui au bout du compte peut pardonner… Amanda sortit de son silence : –Tu me traites de sale petite pisseuse égocentrique et je dois voir ça comme un compliment ? –Écoute au moins ce que je m’évertue à t’expliquer. Quand tu sauras ce que j’ai dû supporter aujourd’hui, je sais que tu seras moins à cran, c’est sûr. Ils dînaient au Negril, un restau jamaïcain sur la 23e Rue dégoulinant d’orange et de rouge, à l’exception du bleu pâle 11 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 11 25/04/12 12:45 de l’aquarium. C’était soir d’affluence : toutes les tables étaient occupées. Le chevreau sauce curry de Larry était tendre et savoureux, mais de vilains petits os vous abîmaient le palais si vous n’y prêtiez pas attention. Larry Venice était scout repérages pour films porno. Il avait vingt-huit ans et un ardent besoin de nouveaux défis dans la vie ; petit de taille, des cheveux filasse et des lunettes aux verres épais. Amanda James, son amie, avait quatre ans de moins que lui. Un travail à temps partiel dans une boutique de prêt-à-porter sur la 6e Avenue ; des cheveux blonds lui tombant presque jusqu’aux fesses – elle pouvait être terriblement sexy, sauf quand elle tirait la gueule, comme à cet instant. Larry venait de passer plus de cinq heures dans un grenier du Queens qu’il avait déniché pour un film, Bottom Watchers. En dépit d’un soleil de plomb qui rendait le séjour presque insupportable, il s’y était senti bien. Le visage ruisselant de sueur, il avait imaginé la scène : Sonya Samson sur ses stilettos, ne se doutant de rien, penchée par la lucarne ouverte pour apprécier la vue ; Wilton Kane arrivant par-derrière, casquette de chasseur sur la tête et rien en dessous. Wilton s’approchant, ses vingt-deux centimètres prêts à l’action… –… et il a bien entendu fallu que Stanley trouve à redire sur tout, expliquait Larry à Amanda, qui n’avait toujours pas touché à son plat. Il s’est d’abord pointé avec une demi-heure de retard, comme d’habitude, pour examiner tout le bordel. Même pas un bonjour ! Il se contente de regarder dans le vide avec un air pensif, genre « je suis monsieur le réalisateur, voyez comme je cogite dur », et après quelques secondes il me sort : « Larry, tout ceci est assurément très bien, très sympathique, mais, si j’ai bonne mémoire, j’avais demandé un décor en extérieur. » Alors moi : « Oui, Stan, je sais. Et donc, au moment où Wilton entre dans le champ, Sonya se penche fortement par la lucarne, de sorte que ses cheveux ondulent joliment au vent et on obtient ainsi l’effet typique d’un extérieur. On 12 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 12 25/04/12 12:45 pourrait même, pourquoi pas ?, placer un cameraman sur la gouttière, ce qui donnerait un plan sur les nichons de Sonya ballottant d’avant en arrière tandis que Wilton la travaille. » Mais non, monsieur avait déjà pris sa décision. Il avait demandé un extérieur, or un grenier, ce n’est pas un extérieur. Tu vois le problème ? Quoi que je fasse, ce n’est jamais bien… Larry piqua un bout de chevreau du bout de sa fourchette, leva les yeux et surprit le coup d’œil furtif d’Amanda à sa montre. –Hé, tu m’écoutes ? –Larry, je rentre. Larry sentit qu’elle allait se lever. La panique monta en lui et il lui agrippa le poignet. –Un moment. Juste un moment… Je t’ai présenté mes excuses, non ? J’aurais jamais dû me défouler de mes frustrations sur toi. D’accord. Mon amour, regarde-moi et écoute-moi bien : Tu n’es pas une pisseuse égocentrique. Si quelqu’un est égocentrique ici, c’est moi. Tu m’entends ? Moi, Larry Venice, je suis un sale con égocentrique. Tu vois ? Il se lança dans une série de grognements porcins avec l’espoir de la dérider, mais la seule personne à réagir au numéro fut un Arabe à la table voisine, chemise à carreaux et moustache noire en bataille. L’homme lança un bref regard dans leur direction, secoua la tête pas vraiment discrètement et replongea dans son assiette. Larry regarda Amanda. Lorsqu’elle était furieuse, quelle qu’en soit la raison, en général ça s’arrangeait dès qu’il la comparait à Scarlett Johansson, l’actrice blonde aux yeux débordants de sommeil (« mais tu as plus de personnalité »). Sa mauvaise humeur se dissipait aussitôt et ils étaient à nouveau comme deux doigts de la main. Cette fois, il avait l’impression qu’il allait en falloir un peu plus. Il n’avait donc pas le choix. Il aurait préféré la surprendre plus tard, mais là, c’était une urgence. –Amanda, j’ai une idée de film. 13 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 13 25/04/12 12:45 –Je suis ravie pour toi, Larry. Et maintenant, je peux m’en aller ? –Tu n’as pas envie de savoir ? –Non, Larry. Tu as tout le temps des idées de films et aucune n’est exploitable. Si cela avait été le cas, ton père t’aurait depuis longtemps mis sur les rails. Qu’as-tu trouvé cette fois-ci ? Encore une de ces versions porno fadasses d’un film hollywoodien connu ? –Pas du tout ! protesta Larry, ravi qu’elle restât assise. C’est tout autre chose, mon amour. Basé sur une histoire vraie. –Je me fiche de ce sur quoi c’est basé, Larry. Je t’ai clairement dit ce que je pensais cet après-midi et rien n’a changé depuis. Toi et moi, c’est fini. À présent, si tu voulais bien lâcher mon poignet… Tu me fais mal. –La seule chose que je te demande c’est de m’écouter. Larry fut surpris en entendant sa propre voix se casser. Déjà qu’il avait de plus en plus de mal à respirer normalement… –Je t’écoute depuis une heure et demie, Larry. Toi, en revanche, tu n’écoutes pas. Au moins une fois, bon Dieu, réveille-toi et regarde la réalité en face. Ce film, tu ne le feras pas. Jamais. –Donc, d’après toi, mon ambition, c’est rester le souffredouleur des autres et continuer à végéter comme régisseur repérages jusqu’à la fin de mes jours ? –C’est scout repérages, Larry, pas régisseur. Tu ne connais même pas l’intitulé exact de ta fonction ! Mais pour ce qui est de ta question, oui, je pense en effet que tu resteras chargé des repérages jusqu’à la fin de tes jours. Un chargé des repérages chargé de rien du tout. Et pour ce qui est de cette dispute pitoyable de tout à l’heure, Stanley a raison : c’est ridicule de souffrir pendant cinq heures dans un grenier surchauffé alors qu’on t’a demandé un extérieur. Tu bosserais pas pour ton père, tu ne serais plus là depuis longtemps. Larry se mordit la langue et fixa la Black qui les avait conduits à leur table une heure et demie plus tôt. Elle restait là, plantée 14 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 14 25/04/12 12:45 comme un piquet à l’entrée du restaurant, la quiétude personnifiée. Il s’efforça de ne pas la quitter des yeux et évita de penser à la mine exaspérée d’Amanda, tentant ainsi de contenir l’orage qu’il sentait tourbillonner en lui. Lorsqu’il fut certain de pouvoir suffisamment se contrôler, il regarda Amanda, vit le poulet dans son assiette, auquel elle n’avait pas touché. –Tu n’as pas commencé. Je peux peut-être te raconter mon idée pendant que tu manges… Si après ça tu veux toujours t’en aller, alors… –Larry, j’ai quelqu’un. –Oui, mais d’abord tu m’écoutes… (Il fronça les sourcils.) Comment ? –J’ai dit que j’avais quelqu’un, Larry. Quelqu’un d’autre. –Tu… tu n’en as jamais parlé. –Je sais. C’est pourquoi j’en parle. Larry détourna les yeux, incrédule. Il vit l’Arabe à la chemise à carreaux ricaner bêtement tout seul. Ce type se foutait de lui… À moins que la bonne femme qui lui faisait face – une blonde indolente avec des boucles d’oreilles grandes comme des moules – n’ait dit un truc drôle… Larry déplaça son regard jusqu’à la table d’étudiantes derrière Amanda. Chacun s’occupait de ses affaires. Il s’intéressa à nouveau à l’Arabe, qui à présent se fendait d’un commentaire à sa compagne. Le mec avait l’air d’un chauffeur de taxi. La nana, Larry était prêt à parier qu’elle s’appelait Peggy ou Molly et qu’elle n’avait d’autre horizon dans la vie que la vaisselle et les feuilletons télé. Lorsqu’il fut à peu près sûr que l’Arabe n’écoutait plus, il se tourna vers Amanda. –Il s’appelle comment ? Il vit ses mâchoires se crisper. – Quelle importance ? –Je veux savoir. –Il s’appelle Kurt. Mais je ne vois vraiment pas en quoi… – Kurt ? 15 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 15 25/04/12 12:45 –Larry, tu serres toujours mon poignet. Veux-tu s’il te plaît le lâcher ? Mais Larry n’entendait plus. Kurt. Il voyait un type musclé, vingt-cinq ans. Voyait comment Amanda saisissait son énorme queue, s’humectait les lèvres et les refermait sur son sexe. L’entendait geindre et gémir, voyait s’arrondir ses yeux bleus tandis qu’elle – la sale petite pisseuse égocentrique – suçait plus fort et plus fort… –Tout va bien, madame ? Larry leva la tête et aperçut l’Arabe, debout près de leur table. Derrière lui, la blonde mollasse regardait de leur côté, l’air préoccupé. –Oui, dit Larry. Tout va bien. À présent, c’était lui que l’Arabe fixait du regard. –Si c’est vraiment le cas, vous devriez peut-être libérer le poignet de madame. Larry ignora l’homme. Il se tourna à nouveau vers Amanda. –Écoute, chérie, je… Du coin de l’œil, Larry vit l’Arabe prendre quelque chose dans sa poche de pantalon. Puis agiter la chose sous son nez. –NYPD 1, mon vieux. Je le demande à nouveau, et calme ment : pourriez-vous être assez aimable pour lâcher le poignet de madame ? Larry grimaça un sourire. –Bien essayé, ducon, mais je connais plus de mecs avec ce genre de fausses plaques que sans. Tu as certainement une de ces sirènes bidon à poser sur ton taxi pour quand t’as pas envie de rester coincé dans un embouteillage… L’Arabe eut l’air de se demander comment réagir au refus de Larry. Il pivota avec un bref signe de tête vers sa blondasse. Manifestement, il l’avait excellemment dressée : elle se leva à la seconde et fila en se dandinant vers la Black à 1.New York City Police Department. (Toutes les notes sont du traducteur.) 16 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 16 25/04/12 12:45 l’entrée du restaurant. Larry s’aperçut que tous dans la salle s’étaient tus. L’Arabe insistait : –Levez-vous. –Écoute, Oussama, si tu veux m’éjecter de cette chaise, j’espère pour toi que tu portes une gaine, car je n’ai pas l’intention de quitter cette place de mon plein gré. Je n’ai pas encore eu mon dessert. L’Arabe soupira et lança un coup d’œil vers la porte, où la connasse blonde discutait avec la Black. Les deux pétasses regardaient de leur côté et la Black avait un portable collé à son oreille. Larry libéra le poignet d’Amanda et considéra l’Arabe. –Tu vois ? Rien dans la main. –Connard ! lui lança Amanda. Elle se leva, frictionna son poignet avec une grimace de souffrance et entreprit d’enfiler sa veste. Larry voulut se lever à son tour dans l’espoir de la raisonner, mais au moment de reculer sa chaise il sentit la main de l’Arabe sur son épaule et remarqua qu’il ne pouvait se redresser. –Écoutez… (Larry tentait de parler aimablement.) Pourriezvous s’il vous plaît retirer votre main ? J’aimerais me lever pour saluer mon amie. L’Arabe l’évalua du regard, approuva d’un mouvement de tête et lâcha son épaule. Larry se leva, ôta ses lunettes et supplia : –Amanda, s’il te plaît. Reste encore un instant. L’Arabe poussa un soupir. –Je croyais que vous vouliez juste dire au revoir… –Peut-être qu’elle a changé d’avis et qu’elle est prête à rester tout de même. –Larry, ça suffit, dit Amanda. Je ne veux plus jamais te voir. En voyant l’affectation ostentatoire avec laquelle elle boutonnait sa veste, Larry sentit le sang lui monter à la tête. Tout le monde dans le restaurant retenait son souffle. 17 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 17 25/04/12 12:45 –Vous avez entendu, dit l’Arabe. Elle ne reste pas. La goutte de trop. Larry pivota, remit ses lunettes et frappa le type en plein sur le nez. Une des étudiantes de la table voisine se redressa et se mit à hurler. D’autres clients suivirent. En quelques secondes, ce fut le chaos total. L’Arabe palpa son nez, qui saignait fort. –Ça, c’est pour t’apprendre à vouloir à tout prix jouer les héros, dit Larry. Il tourna la tête en direction d’Amanda, mais elle n’était nulle part. L’instant d’après il sentit quelqu’un lui ramener rudement les bras dans le dos, voulut protester, se ravisa en entendant le cliquetis et en remarquant qu’il ne pouvait plus remuer les mains. La voix de l’Arabe : –Vous êtes en état d’arrestation. –Une seconde, protesta Larry en se retournant. Vous n’allez pas me dire que vous êtes vraiment de la police, hein ? Oh, putain ! J’ai de nouveau… 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 18 25/04/12 12:45 2 BREAST SELLERS 2, pouvait-on lire en gros caractères sur l’affiche A0 que contemplait Farrell. Pour prévenir tout malentendu, le producteur du film en avait couvert de seins nus une surface importante. La propriétaire des seins en question avait de longs cheveux blonds et portait au cou une sorte de collier de chien. Elle défiait Farrell du regard, comme pour le forcer à capituler devant la puissance envoûtante de ses yeux bleus factices, le forcer à acheter le film et à filer chez lui pour découvrir quelles autres qualités la rendaient si idéale pour le rôle principal de Breast Sellers 2. –Vous l’avez vu ? demanda une voix. Farrell pivota et découvrit qu’une jeune femme était apparue à la réception. Cheveux bruns légèrement ondulés tombant sur les épaules ; des yeux verts intelligents qui le fixaient d’un air amusé. –Je ne me souviens pas, dit Farrell. Mais si vous me racontez l’histoire, ça me reviendra peut-être. –Breast Sellers 2 est plus fouillé que le 1 question personnages. –C’est un film de M. Venice ? –Non. Il m’a demandé d’accrocher l’affiche la semaine dernière car il devait recevoir l’actrice du film. Il espérait la convaincre de jouer pour lui. Je crois qu’il voulait l’impressionner, vous voyez : qu’elle comprenne qu’il apprécie son travail. –Et ça a marché ? 19 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 19 25/04/12 12:45 –Elle n’est pas venue. Elle avait dit cela d’un air impassible, mais la pointe d’ironie n’échappa pas à Farrell. –On ne saura donc jamais si le coup de l’affiche aurait réussi. –D’après Archie, c’est son petit jeu à elle pour faire monter le cachet. Il est persuadé qu’elle déboulera un de ces quatre sans crier gare. – Et vous ? –Moi ? Ce que je pense n’a pas d’importance. Mais si vous voulez mon avis : elle préfère rester à L.A. C’est là que ça se passe dans la profession, et en plus il y a le climat. Elle était marrante, sur le mode pince-sans-rire. Ses yeux verts en disaient long lorsqu’elle évoquait son patron, mais elle avait suffisamment de jugeote pour peser ses mots devant un inconnu. Farrell lui donnait dans les vingt-cinq ans. Il se demanda ce qui avait pu la pousser à travailler comme réceptionniste chez un producteur de films porno. Elle consultait l’agenda. –Vous êtes Jack Farrell ? –Oui. Je suis en avance. Peu de circulation. –C’est parfait. Archie a dit que je pouvais vous annoncer dès que vous seriez là. (Elle l’évalua du regard.) Si je puis me permettre, qu’est-ce qui vous amène ? Vous n’avez pas l’air d’un acteur. – Ah non ? Farrell se demanda si la remarque pouvait être prise comme un compliment. –Non. La plupart des aspirants porno stars débarquent avec une barbe de trois jours et une chemise trop grande sortant de leur pantalon, ou alors ils arborent un de ces maillots en stretch de couleur vive agrémentés d’un texte plus ou moins hard, spécialement acheté pour l’occasion. Or vous êtes rasé et vous m’avez l’air raisonnablement soigné. (Elle pouffa, comme pour elle-même.) Mais, pour être honnête, en consultant 20 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 20 25/04/12 12:45 l’agenda et en lisant votre nom j’ai tout de suite su que vous veniez pour autre chose. –C’est quoi le problème avec « Jack Farrell » ? –Aucun. Mais si vous vous étiez présenté pour un rôle vous auriez certainement pris rendez-vous sous un autre nom, expliqua-t-elle en feuilletant à nouveau l’agenda. C’est ce que font les neuf dixièmes des candidats. Ils pensent ainsi augmenter leurs chances. Par exemple, il y a une heure, une fille s’est présentée chez Archie. Elle avait téléphoné la semaine dernière et affirmait s’appeler Tiffany Love. Je parie que ce n’est pas son nom, « Love » en tout cas. Les gens inventent les trucs les plus dingues. J’ai eu un jour en ligne un gamin disant s’appeler Leon Schwarzenpecker. Je lui demande : « Et le vrai nom, c’est quoi ? » Sur ce, il se rebiffe, très vexé, et me demande de quel droit je mets son nom en doute. Je réponds que de nos jours les gens s’inventent souvent des pseudos. Alors lui : « Eh bien, pas moi. Les Schwarzenpecker vivent depuis des siècles dans le New Jersey. Si vous ne me croyez pas, je peux vous adresser un arbre généalogique. » En cours de sélection il s’est avéré que Leon avait une très petite quéquette. Archie lui a fait comprendre qu’il valait mieux pour lui s’orienter vers autre chose, sur quoi le gamin a fondu en larmes : « OK, OK, vous avez gagné. Je l’ai inventé, ce nom. Je m’appelle Leon Palfrey. S’il vous plaît, me jetez pas ! » Vous savez, le plus souvent les gens ne réalisent pas ce qui est d’abord déterminant devant la caméra. Après seulement se pose la question du nom. Et ça, c’est toujours Archie qui décide. Ça l’amuse. Elle se tut une seconde. –Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question. Qu’est-ce qui vous amène ici ? –Pas la moindre idée, dit Farrell. À vrai dire, je comptais sur vous pour me l’apprendre. 21 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 21 25/04/12 12:45 * Archie Venice jouait machinalement avec le porte-clés Snoopy accroché à la fermeture Éclair de son pantalon en cuir en même temps qu’il s’efforçait de ne pas sortir de ses gonds et de ne pas interrompre un de ses réalisateurs, Kevin Tingwald – comme toujours, ce crétin refusait d’écouter. –Kevin, non, dit-il enfin. Tu sais comme moi que je ne donne plus dans ce genre de titre. Tu le sais ! Good Will Humping, A Few Hard Men, Look Who’s Sucking… oui, d’accord, c’est très amusant 1. Mais si c’est pour chaque fois être poursuivi par le producteur de l’original, autant fermer boutique tout de suite… Comment ?… Oui, je le sais que ces affaires je les gagne toutes, mais il s’agit du temps que je perds avec tout cela. Si je n’y mettais pas le holà, je finirais par passer ma vie au tribunal. La semaine qui vient, j’ai une nouvelle comparution, cette fois à cause de Four Weddings and a Gigolo 2. J’aimerais assez qu’on en reste là. Kevin, à l’autre bout du fil, resta muet. Puis : –D’accord, Arch, c’est toi le patron. Donc, on pourrait risquer Presumed Impotent 3 ? Archie regarda désespérément le portable dans sa main comme si l’appareil lui devait une explication pour le fait que ses mots ne parvenaient pas à son interlocuteur. Kevin entre-temps s’était remis à pérorer. Archie écarta un peu plus le portable de son oreille, et l’autre ne fut plus qu’une sorte de bruissement. De sa main libre il attrapa un stylo et nota 1.Allusion à, respectivement, Good Will Hunting (Will Hunting), de G. Van Sant, A Few Good Men (Des hommes d’honneur), de R. Reiner, Look Who’s Talking (Allô maman, ici bébé), de A. Heckerling. 2.Cf. Four Weddings and a Funeral (Quatre mariages et un enterrement), de M. Newell. 3.Cf. Presumed Innocent (Présumé innocent), de A. J. Pakula. 22 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 22 25/04/12 12:45 sur son agenda : « Virer Kevin ». Il se sentit aussitôt mieux et ramena le téléphone contre son oreille. – Kevin ? –Arch ? Ah, tu es toujours là ! Je croyais que tu avais coupé. Tu ne disais plus rien. –Désolé. Je devais écrire un truc. Tu sais quoi, Kevin ? On réfléchit gentiment encore un ou deux jours à ce titre. Pourquoi tu ne passerais pas ici… attends que je regarde… ce jeudi qui vient ? On pourrait en discuter et… (Un voyant rouge s’était mis à clignoter sur la ligne fixe.) Un instant, Kev, j’ai un appel sur l’autre ligne. Il posa le portable sur son bureau, tout près de l’AVN Award 1 que Room Service 8 2 lui avait valu l’année précédente, et saisit le combiné. – Oui ? Sa réceptionniste, Dana Evans. –M. Farrell est arrivé. Merde ! Le privé. Son rendez-vous le plus important ce jour-là. Totalement perdu de vue à cause de ce couillon de Kevin. –Envoie-le-moi, Dana. * Farrell n’avait jamais rencontré de producteur de films porno de sa vie et ne savait absolument pas à quoi s’attendre. Ce qu’en tout cas il n’avait pas envisagé, c’était un homme courtaud, soixante-dix kilos environ, emballé dans un costume de cuir noir dont la braguette de pantalon était ornée d’un porte-clés géant en forme de Snoopy. Au moment où il était entré, il s’était un bref instant imaginé autre chose en voyant le truc blanc qui pendouillait là. Quel soulagement de repérer, 1.« Oscar » du porno ; récompense décernée par le magazine Adult Video News. 2.Soit « Service en chambre ». 23 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 23 25/04/12 12:45 bien visibles au bout du machin, les deux oreilles et la petite truffe noires ! Comme le vieux bonhomme debout derrière son bureau, portable collé à l’oreille, ne donnait pas l’impression de l’avoir vu entrer, Farrell tua le temps en jetant un coup d’œil aux nombreuses curiosités de la pièce. À droite du bureau, plus au fond, deux chesterfields flambant neufs et une table de salon en verre. Plus loin, un coffre allongé qui aurait pu ressembler à un cercueil si on n’avait lu sur toute la longueur : BUDWEISER. Le sol du bureau, comme celui de la réception, était couvert d’une moquette vert foncé. Dans l’angle à l’autre bout de la pièce, une porte entrebâillée. Farrell repéra une cuvette de toilettes en pierre verte. L’objet s’ornait d’une lunette en peluche rose et était surélevé d’au moins quarante centimètres. Le mur qu’il examinait à présent était tapissé de photos encadrées où l’on pouvait découvrir Archie en compagnie de diverses dames fort peu vêtues. Farrell nota que le vieux figurait au centre de pratiquement chaque cliché, grand sourire, costard de cuir noir et porte-clés. Tout en laissant son regard divaguer d’une photo à l’autre, il entendait Archie : –Encore une fois, Kevin, je sais très bien que jeudi après-midi tu t’occupes de Love Donut 1, mais j’insiste pour que tu sois ici à 16 heures. Le bonhomme paraissait à cran mais vouloir à tout prix rester courtois avec le type au téléphone. Et c’était reparti : –Dans ce cas, Kevin, tu coupes simplement après le plan où Walter est ligoté et se rend compte que la jumelle de Debbie, à poil, va le travailler à la cire de bougie jusqu’à ce qu’il crache le secret de Love Donut… Farrell s’attarda sur une grande photo où Archie posait entre deux blondes élancées, l’une et l’autre le dépassant d’une tête. Archie portait sa tenue de cuir noir et semblait serein. Farrell 1.Allusion à Angels Love Donuts, de R. E. Portillo. 24 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 24 25/04/12 12:45 avait repéré les deux mêmes jeunes femmes sur plusieurs clichés mais il n’avait pas l’impression qu’il s’agissait d’actrices : le plus souvent elles n’étaient pas dévêtues et elles étaient toujours ensemble, ou en compagnie du vieux. C’était comme si elles dépendaient de lui – mais à quel titre, difficile de savoir. –Je suis prêt à parier que des pareilles, tu en rêvais quand tu étais au trou… Farrell se retourna : le vieux l’observait avec un grand sourire. –Vous êtes bien renseigné. –J’ai révisé mes notes. Archie s’avança et lui serra la main. –Archie Venice. (Il recula d’un pas.) Tu as aligné un vague quidam dans un bar et tu as écopé de deux mois. Correct ? Farrell regarda les cheveux du vieux. Drus et blonds. Sans doute une perruque. –C’était après le 11-Septembre. Mon père était pompier, un de ceux qui sont restés dans la tour numéro 2. J’étais dépressif. –Mais tu as repris le dessus. –En prison, on a tout le temps pour penser. –À quoi, entre autres ? –À comment gagner sa croûte sans trop s’éreinter ni bosser pour un patron. Archie Venice hocha la tête. –« Il ou elle vous trompe ? Vous voulez savoir ? Jack Farrell vous mène sur le chemin de la vérité. » Ça sonne bien. Court, mais bien. Ça aussi tu l’as mis au point en prison ? –Non, c’est venu après. –Alors ? Ça permet de plus ou moins joindre les deux bouts de prendre en photo des gens qui en font d’autres cocus ? –Je n’ai pas à me plaindre. Cela dit, j’ai d’autres obligations aujourd’hui. Vous avez l’intention de m’expliquer ce que vous attendez de moi, ou pas ? –Oui, oui, pas d’inquiétude. Ce que j’attends, c’est… c’est peut-être une demande inhabituelle. Il existe quelque chose comme le secret professionnel dans ton boulot ? 25 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 25 25/04/12 12:45 Farrell fronça les sourcils. –Vous comptez me demander de tuer quelqu’un ? –Non… on se calme. Si je devais liquider quelqu’un, j’aurais cherché ailleurs que dans les Pages Jaunes. Pour être bref : j’ai l’intention de te proposer un gros boulot, une mission à long terme. Mais je ne veux pas que celui qui est visé s’en rende compte. –Ça me paraît assez obscur. Vous pouvez en langage courant clarifier ce qui manque ? Archie eut un petit sourire pincé. –Et si nous allions nous asseoir ? On serait mieux pour parler. Farrell resta debout. –OK, dit Archie. J’ai un problème avec mon fils Larry. 103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 26 25/04/12 12:45