ROOM SERVICE

Transcription

ROOM SERVICE
E l v i n Po s t
ROOM SERVICE
roman
traduit du néerlandais
par hubert galle
ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 5
25/04/12 12:45
Yeah, runnin’down a dream
That never would come to me.
Tom Petty & The Heartbreakers,
Runnin’Down a Dream
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 9
25/04/12 12:45
1
Larry Venice tentait d’expliquer à son amie qu’en la traitant
de sale petite pisseuse égocentrique, quelques heures plus tôt
au téléphone, il n’avait pas eu l’intention de la blesser. Il l’avait
regretté toute la journée et n’avait plus pensé qu’à ça.
–Je t’aime, dit Larry. Tu le sais, non ?
Amanda gardait le silence. Elle fixait les poissons exotiques
dans l’aquarium derrière le bar et n’avait toujours pas touché
au jerk chicken qu’il lui avait commandé. Manifestement, elle
voulait lui signifier qu’elle ne plaisantait pas.
–S’il te plaît, trésor, insista Larry, tâche au moins, un instant,
de te mettre à ma place. Il y a Stanley qui trouve nul mon
repérage et là-dessus il y a toi au téléphone… Tu saisis le
tableau ? J’étais fou de rage et il me fallait quelqu’un pour
me défouler. C’est tombé sur toi. Tâche de le voir comme un
compliment… C’est prouvé : quand on passe sa colère sur
quelqu’un, c’est plutôt sur quelqu’un qu’on aime, quelqu’un
qui au bout du compte peut pardonner…
Amanda sortit de son silence :
–Tu me traites de sale petite pisseuse égocentrique et je
dois voir ça comme un compliment ?
–Écoute au moins ce que je m’évertue à t’expliquer. Quand
tu sauras ce que j’ai dû supporter aujourd’hui, je sais que tu
seras moins à cran, c’est sûr.
Ils dînaient au Negril, un restau jamaïcain sur la 23e Rue
dégoulinant d’orange et de rouge, à l’exception du bleu pâle
11
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 11
25/04/12 12:45
de l’aquarium. C’était soir d’affluence : toutes les tables étaient
occupées. Le chevreau sauce curry de Larry était tendre et
savoureux, mais de vilains petits os vous abîmaient le palais
si vous n’y prêtiez pas attention.
Larry Venice était scout repérages pour films porno. Il avait
vingt-huit ans et un ardent besoin de nouveaux défis dans
la vie ; petit de taille, des cheveux filasse et des lunettes aux
verres épais.
Amanda James, son amie, avait quatre ans de moins que lui.
Un travail à temps partiel dans une boutique de prêt-à-porter
sur la 6e Avenue ; des cheveux blonds lui tombant presque
jusqu’aux fesses – elle pouvait être terriblement sexy, sauf
quand elle tirait la gueule, comme à cet instant.
Larry venait de passer plus de cinq heures dans un grenier
du Queens qu’il avait déniché pour un film, Bottom Watchers.
En dépit d’un soleil de plomb qui rendait le séjour presque
insupportable, il s’y était senti bien. Le visage ruisselant de
sueur, il avait imaginé la scène : Sonya Samson sur ses stilettos,
ne se doutant de rien, penchée par la lucarne ouverte pour
apprécier la vue ; Wilton Kane arrivant par-derrière, casquette
de chasseur sur la tête et rien en dessous. Wilton s’approchant,
ses vingt-deux centimètres prêts à l’action…
–… et il a bien entendu fallu que Stanley trouve à redire
sur tout, expliquait Larry à Amanda, qui n’avait toujours pas
touché à son plat. Il s’est d’abord pointé avec une demi-heure
de retard, comme d’habitude, pour examiner tout le bordel.
Même pas un bonjour ! Il se contente de regarder dans le vide
avec un air pensif, genre « je suis monsieur le réalisateur, voyez
comme je cogite dur », et après quelques secondes il me sort :
« Larry, tout ceci est assurément très bien, très sympathique,
mais, si j’ai bonne mémoire, j’avais demandé un décor en
extérieur. » Alors moi : « Oui, Stan, je sais. Et donc, au moment
où Wilton entre dans le champ, Sonya se penche fortement
par la lucarne, de sorte que ses cheveux ondulent joliment
au vent et on obtient ainsi l’effet typique d’un extérieur. On
12
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 12
25/04/12 12:45
pourrait même, pourquoi pas ?, placer un cameraman sur la
gouttière, ce qui donnerait un plan sur les nichons de Sonya
ballottant d’avant en arrière tandis que Wilton la travaille. »
Mais non, monsieur avait déjà pris sa décision. Il avait demandé
un extérieur, or un grenier, ce n’est pas un extérieur. Tu vois
le problème ? Quoi que je fasse, ce n’est jamais bien…
Larry piqua un bout de chevreau du bout de sa fourchette,
leva les yeux et surprit le coup d’œil furtif d’Amanda à sa
montre.
–Hé, tu m’écoutes ?
–Larry, je rentre.
Larry sentit qu’elle allait se lever. La panique monta en lui
et il lui agrippa le poignet.
–Un moment. Juste un moment… Je t’ai présenté mes
excuses, non ? J’aurais jamais dû me défouler de mes frustrations
sur toi. D’accord. Mon amour, regarde-moi et écoute-moi bien :
Tu n’es pas une pisseuse égocentrique. Si quelqu’un est
égocentrique ici, c’est moi. Tu m’entends ? Moi, Larry Venice,
je suis un sale con égocentrique. Tu vois ?
Il se lança dans une série de grognements porcins avec l’espoir
de la dérider, mais la seule personne à réagir au numéro fut
un Arabe à la table voisine, chemise à carreaux et moustache
noire en bataille.
L’homme lança un bref regard dans leur direction, secoua la
tête pas vraiment discrètement et replongea dans son assiette.
Larry regarda Amanda. Lorsqu’elle était furieuse, quelle qu’en
soit la raison, en général ça s’arrangeait dès qu’il la comparait
à Scarlett Johansson, l’actrice blonde aux yeux débordants
de sommeil (« mais tu as plus de personnalité »). Sa mauvaise
humeur se dissipait aussitôt et ils étaient à nouveau comme
deux doigts de la main. Cette fois, il avait l’impression qu’il
allait en falloir un peu plus.
Il n’avait donc pas le choix. Il aurait préféré la surprendre
plus tard, mais là, c’était une urgence.
–Amanda, j’ai une idée de film.
13
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 13
25/04/12 12:45
–Je suis ravie pour toi, Larry. Et maintenant, je peux m’en
aller ?
–Tu n’as pas envie de savoir ?
–Non, Larry. Tu as tout le temps des idées de films et aucune
n’est exploitable. Si cela avait été le cas, ton père t’aurait depuis
longtemps mis sur les rails. Qu’as-tu trouvé cette fois-ci ? Encore
une de ces versions porno fadasses d’un film hollywoodien
connu ?
–Pas du tout ! protesta Larry, ravi qu’elle restât assise. C’est
tout autre chose, mon amour. Basé sur une histoire vraie.
–Je me fiche de ce sur quoi c’est basé, Larry. Je t’ai clairement
dit ce que je pensais cet après-midi et rien n’a changé depuis.
Toi et moi, c’est fini. À présent, si tu voulais bien lâcher mon
poignet… Tu me fais mal.
–La seule chose que je te demande c’est de m’écouter.
Larry fut surpris en entendant sa propre voix se casser. Déjà
qu’il avait de plus en plus de mal à respirer normalement…
–Je t’écoute depuis une heure et demie, Larry. Toi, en
revanche, tu n’écoutes pas. Au moins une fois, bon Dieu,
réveille-toi et regarde la réalité en face. Ce film, tu ne le feras
pas. Jamais.
–Donc, d’après toi, mon ambition, c’est rester le souffredouleur des autres et continuer à végéter comme régisseur
repérages jusqu’à la fin de mes jours ?
–C’est scout repérages, Larry, pas régisseur. Tu ne connais
même pas l’intitulé exact de ta fonction ! Mais pour ce qui est
de ta question, oui, je pense en effet que tu resteras chargé des
repérages jusqu’à la fin de tes jours. Un chargé des repérages
chargé de rien du tout. Et pour ce qui est de cette dispute
pitoyable de tout à l’heure, Stanley a raison : c’est ridicule de
souffrir pendant cinq heures dans un grenier surchauffé alors
qu’on t’a demandé un extérieur. Tu bosserais pas pour ton
père, tu ne serais plus là depuis longtemps.
Larry se mordit la langue et fixa la Black qui les avait conduits
à leur table une heure et demie plus tôt. Elle restait là, plantée
14
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 14
25/04/12 12:45
comme un piquet à l’entrée du restaurant, la quiétude personnifiée. Il s’efforça de ne pas la quitter des yeux et évita de
penser à la mine exaspérée d’Amanda, tentant ainsi de contenir
l’orage qu’il sentait tourbillonner en lui. Lorsqu’il fut certain
de pouvoir suffisamment se contrôler, il regarda Amanda, vit
le poulet dans son assiette, auquel elle n’avait pas touché.
–Tu n’as pas commencé. Je peux peut-être te raconter mon
idée pendant que tu manges… Si après ça tu veux toujours
t’en aller, alors…
–Larry, j’ai quelqu’un.
–Oui, mais d’abord tu m’écoutes… (Il fronça les sourcils.)
Comment ?
–J’ai dit que j’avais quelqu’un, Larry. Quelqu’un d’autre.
–Tu… tu n’en as jamais parlé.
–Je sais. C’est pourquoi j’en parle.
Larry détourna les yeux, incrédule. Il vit l’Arabe à la chemise
à carreaux ricaner bêtement tout seul. Ce type se foutait de
lui… À moins que la bonne femme qui lui faisait face – une
blonde indolente avec des boucles d’oreilles grandes comme
des moules – n’ait dit un truc drôle… Larry déplaça son
regard jusqu’à la table d’étudiantes derrière Amanda. Chacun
s’occupait de ses affaires. Il s’intéressa à nouveau à l’Arabe,
qui à présent se fendait d’un commentaire à sa compagne.
Le mec avait l’air d’un chauffeur de taxi. La nana, Larry était
prêt à parier qu’elle s’appelait Peggy ou Molly et qu’elle n’avait
d’autre horizon dans la vie que la vaisselle et les feuilletons
télé.
Lorsqu’il fut à peu près sûr que l’Arabe n’écoutait plus, il
se tourna vers Amanda.
–Il s’appelle comment ?
Il vit ses mâchoires se crisper.
– Quelle importance ?
–Je veux savoir.
–Il s’appelle Kurt. Mais je ne vois vraiment pas en quoi…
– Kurt ?
15
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 15
25/04/12 12:45
–Larry, tu serres toujours mon poignet. Veux-tu s’il te plaît
le lâcher ?
Mais Larry n’entendait plus.
Kurt.
Il voyait un type musclé, vingt-cinq ans. Voyait comment
Amanda saisissait son énorme queue, s’humectait les lèvres
et les refermait sur son sexe. L’entendait geindre et gémir, voyait
s’arrondir ses yeux bleus tandis qu’elle – la sale petite pisseuse
égocentrique – suçait plus fort et plus fort…
–Tout va bien, madame ?
Larry leva la tête et aperçut l’Arabe, debout près de leur
table. Derrière lui, la blonde mollasse regardait de leur côté,
l’air préoccupé.
–Oui, dit Larry. Tout va bien.
À présent, c’était lui que l’Arabe fixait du regard.
–Si c’est vraiment le cas, vous devriez peut-être libérer le
poignet de madame.
Larry ignora l’homme. Il se tourna à nouveau vers Amanda.
–Écoute, chérie, je…
Du coin de l’œil, Larry vit l’Arabe prendre quelque chose
dans sa poche de pantalon. Puis agiter la chose sous son nez.
–NYPD 1, mon vieux. Je le demande à nouveau, et calme­
­ment : pourriez-vous être assez aimable pour lâcher le poignet
de madame ?
Larry grimaça un sourire.
–Bien essayé, ducon, mais je connais plus de mecs avec
ce genre de fausses plaques que sans. Tu as certainement une
de ces sirènes bidon à poser sur ton taxi pour quand t’as pas
envie de rester coincé dans un embouteillage…
L’Arabe eut l’air de se demander comment réagir au
refus de Larry. Il pivota avec un bref signe de tête vers sa
blondasse. Manifestement, il l’avait excellemment dressée :
elle se leva à la seconde et fila en se dandinant vers la Black à
1.New York City Police Department. (Toutes les notes sont du traducteur.)
16
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 16
25/04/12 12:45
l’entrée du restaurant. Larry s’aperçut que tous dans la salle
s’étaient tus.
L’Arabe insistait :
–Levez-vous.
–Écoute, Oussama, si tu veux m’éjecter de cette chaise,
j’espère pour toi que tu portes une gaine, car je n’ai pas l’intention
de quitter cette place de mon plein gré. Je n’ai pas encore eu
mon dessert.
L’Arabe soupira et lança un coup d’œil vers la porte, où
la connasse blonde discutait avec la Black. Les deux pétasses
regardaient de leur côté et la Black avait un portable collé à
son oreille.
Larry libéra le poignet d’Amanda et considéra l’Arabe.
–Tu vois ? Rien dans la main.
–Connard ! lui lança Amanda.
Elle se leva, frictionna son poignet avec une grimace de
souffrance et entreprit d’enfiler sa veste. Larry voulut se lever
à son tour dans l’espoir de la raisonner, mais au moment de
reculer sa chaise il sentit la main de l’Arabe sur son épaule et
remarqua qu’il ne pouvait se redresser.
–Écoutez… (Larry tentait de parler aimablement.) Pourriezvous s’il vous plaît retirer votre main ? J’aimerais me lever pour
saluer mon amie.
L’Arabe l’évalua du regard, approuva d’un mouvement de
tête et lâcha son épaule.
Larry se leva, ôta ses lunettes et supplia :
–Amanda, s’il te plaît. Reste encore un instant.
L’Arabe poussa un soupir.
–Je croyais que vous vouliez juste dire au revoir…
–Peut-être qu’elle a changé d’avis et qu’elle est prête à rester
tout de même.
–Larry, ça suffit, dit Amanda. Je ne veux plus jamais te voir.
En voyant l’affectation ostentatoire avec laquelle elle boutonnait sa veste, Larry sentit le sang lui monter à la tête. Tout
le monde dans le restaurant retenait son souffle.
17
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 17
25/04/12 12:45
–Vous avez entendu, dit l’Arabe. Elle ne reste pas.
La goutte de trop. Larry pivota, remit ses lunettes et frappa le
type en plein sur le nez. Une des étudiantes de la table voisine
se redressa et se mit à hurler. D’autres clients suivirent. En
quelques secondes, ce fut le chaos total.
L’Arabe palpa son nez, qui saignait fort.
–Ça, c’est pour t’apprendre à vouloir à tout prix jouer les
héros, dit Larry.
Il tourna la tête en direction d’Amanda, mais elle n’était
nulle part.
L’instant d’après il sentit quelqu’un lui ramener rudement
les bras dans le dos, voulut protester, se ravisa en entendant
le cliquetis et en remarquant qu’il ne pouvait plus remuer les
mains.
La voix de l’Arabe :
–Vous êtes en état d’arrestation.
–Une seconde, protesta Larry en se retournant. Vous n’allez
pas me dire que vous êtes vraiment de la police, hein ? Oh,
putain ! J’ai de nouveau…
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 18
25/04/12 12:45
2
BREAST SELLERS 2, pouvait-on lire en gros caractères
sur l’affiche A0 que contemplait Farrell. Pour prévenir tout
malentendu, le producteur du film en avait couvert de seins nus
une surface importante. La propriétaire des seins en question
avait de longs cheveux blonds et portait au cou une sorte de
collier de chien. Elle défiait Farrell du regard, comme pour le
forcer à capituler devant la puissance envoûtante de ses yeux
bleus factices, le forcer à acheter le film et à filer chez lui pour
découvrir quelles autres qualités la rendaient si idéale pour le
rôle principal de Breast Sellers 2.
–Vous l’avez vu ? demanda une voix.
Farrell pivota et découvrit qu’une jeune femme était apparue
à la réception. Cheveux bruns légèrement ondulés tombant
sur les épaules ; des yeux verts intelligents qui le fixaient d’un
air amusé.
–Je ne me souviens pas, dit Farrell. Mais si vous me racontez
l’histoire, ça me reviendra peut-être.
–Breast Sellers 2 est plus fouillé que le 1 question personnages.
–C’est un film de M. Venice ?
–Non. Il m’a demandé d’accrocher l’affiche la semaine
dernière car il devait recevoir l’actrice du film. Il espérait la
convaincre de jouer pour lui. Je crois qu’il voulait l’impressionner, vous voyez : qu’elle comprenne qu’il apprécie son
travail.
–Et ça a marché ?
19
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 19
25/04/12 12:45
–Elle n’est pas venue.
Elle avait dit cela d’un air impassible, mais la pointe d’ironie
n’échappa pas à Farrell.
–On ne saura donc jamais si le coup de l’affiche aurait
réussi.
–D’après Archie, c’est son petit jeu à elle pour faire monter
le cachet. Il est persuadé qu’elle déboulera un de ces quatre
sans crier gare.
– Et vous ?
–Moi ? Ce que je pense n’a pas d’importance. Mais si
vous voulez mon avis : elle préfère rester à L.A. C’est là que ça
se passe dans la profession, et en plus il y a le climat.
Elle était marrante, sur le mode pince-sans-rire. Ses yeux
verts en disaient long lorsqu’elle évoquait son patron, mais
elle avait suffisamment de jugeote pour peser ses mots devant
un inconnu. Farrell lui donnait dans les vingt-cinq ans. Il
se demanda ce qui avait pu la pousser à travailler comme
réceptionniste chez un producteur de films porno.
Elle consultait l’agenda.
–Vous êtes Jack Farrell ?
–Oui. Je suis en avance. Peu de circulation.
–C’est parfait. Archie a dit que je pouvais vous annoncer
dès que vous seriez là. (Elle l’évalua du regard.) Si je puis me
permettre, qu’est-ce qui vous amène ? Vous n’avez pas l’air
d’un acteur.
– Ah non ?
Farrell se demanda si la remarque pouvait être prise comme
un compliment.
–Non. La plupart des aspirants porno stars débarquent avec
une barbe de trois jours et une chemise trop grande sortant
de leur pantalon, ou alors ils arborent un de ces maillots en
stretch de couleur vive agrémentés d’un texte plus ou moins
hard, spécialement acheté pour l’occasion. Or vous êtes rasé et
vous m’avez l’air raisonnablement soigné. (Elle pouffa, comme
pour elle-même.) Mais, pour être honnête, en consultant
20
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 20
25/04/12 12:45
l’agenda et en lisant votre nom j’ai tout de suite su que vous
veniez pour autre chose.
–C’est quoi le problème avec « Jack Farrell » ?
–Aucun. Mais si vous vous étiez présenté pour un rôle
vous auriez certainement pris rendez-vous sous un autre nom,
expliqua-t-elle en feuilletant à nouveau l’agenda. C’est ce
que font les neuf dixièmes des candidats. Ils pensent ainsi
augmenter leurs chances. Par exemple, il y a une heure, une
fille s’est présentée chez Archie. Elle avait téléphoné la semaine
dernière et affirmait s’appeler Tiffany Love. Je parie que ce
n’est pas son nom, « Love » en tout cas. Les gens inventent
les trucs les plus dingues. J’ai eu un jour en ligne un gamin
disant s’appeler Leon Schwarzenpecker. Je lui demande : « Et
le vrai nom, c’est quoi ? » Sur ce, il se rebiffe, très vexé, et
me demande de quel droit je mets son nom en doute. Je
réponds que de nos jours les gens s’inventent souvent des
pseudos. Alors lui : « Eh bien, pas moi. Les Schwarzenpecker
vivent depuis des siècles dans le New Jersey. Si vous ne me
croyez pas, je peux vous adresser un arbre généalogique. » En
cours de sélection il s’est avéré que Leon avait une très petite
quéquette. Archie lui a fait comprendre qu’il valait mieux pour
lui s’orienter vers autre chose, sur quoi le gamin a fondu en
larmes : « OK, OK, vous avez gagné. Je l’ai inventé, ce nom.
Je m’appelle Leon Palfrey. S’il vous plaît, me jetez pas ! » Vous
savez, le plus souvent les gens ne réalisent pas ce qui est d’abord
déterminant devant la caméra. Après seulement se pose la
question du nom. Et ça, c’est toujours Archie qui décide. Ça
l’amuse.
Elle se tut une seconde.
–Mais vous n’avez toujours pas répondu à ma question.
Qu’est-ce qui vous amène ici ?
–Pas la moindre idée, dit Farrell. À vrai dire, je comptais
sur vous pour me l’apprendre.
21
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 21
25/04/12 12:45
*
Archie Venice jouait machinalement avec le porte-clés Snoopy
accroché à la fermeture Éclair de son pantalon en cuir en même
temps qu’il s’efforçait de ne pas sortir de ses gonds et de ne pas
interrompre un de ses réalisateurs, Kevin Tingwald – comme
toujours, ce crétin refusait d’écouter.
–Kevin, non, dit-il enfin. Tu sais comme moi que je ne donne
plus dans ce genre de titre. Tu le sais ! Good Will Humping,
A Few Hard Men, Look Who’s Sucking… oui, d’accord, c’est
très amusant 1. Mais si c’est pour chaque fois être poursuivi
par le producteur de l’original, autant fermer boutique tout
de suite… Comment ?… Oui, je le sais que ces affaires je les
gagne toutes, mais il s’agit du temps que je perds avec tout
cela. Si je n’y mettais pas le holà, je finirais par passer ma vie au
tribunal. La semaine qui vient, j’ai une nouvelle comparution,
cette fois à cause de Four Weddings and a Gigolo 2. J’aimerais
assez qu’on en reste là.
Kevin, à l’autre bout du fil, resta muet. Puis :
–D’accord, Arch, c’est toi le patron. Donc, on pourrait
risquer Presumed Impotent 3 ?
Archie regarda désespérément le portable dans sa main
comme si l’appareil lui devait une explication pour le fait
que ses mots ne parvenaient pas à son interlocuteur. Kevin
entre-temps s’était remis à pérorer. Archie écarta un peu plus
le portable de son oreille, et l’autre ne fut plus qu’une sorte
de bruissement. De sa main libre il attrapa un stylo et nota
1.Allusion à, respectivement, Good Will Hunting (Will Hunting), de G. Van
Sant, A Few Good Men (Des hommes d’honneur), de R. Reiner, Look Who’s Talking
(Allô maman, ici bébé), de A. Heckerling.
2.Cf. Four Weddings and a Funeral (Quatre mariages et un enterrement), de
M. Newell.
3.Cf. Presumed Innocent (Présumé innocent), de A. J. Pakula.
22
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 22
25/04/12 12:45
sur son agenda : « Virer Kevin ». Il se sentit aussitôt mieux et
ramena le téléphone contre son oreille.
– Kevin ?
–Arch ? Ah, tu es toujours là ! Je croyais que tu avais coupé.
Tu ne disais plus rien.
–Désolé. Je devais écrire un truc. Tu sais quoi, Kevin ? On
réfléchit gentiment encore un ou deux jours à ce titre. Pourquoi
tu ne passerais pas ici… attends que je regarde… ce jeudi qui
vient ? On pourrait en discuter et… (Un voyant rouge s’était
mis à clignoter sur la ligne fixe.) Un instant, Kev, j’ai un appel
sur l’autre ligne.
Il posa le portable sur son bureau, tout près de l’AVN Award 1
que Room Service 8 2 lui avait valu l’année précédente, et saisit
le combiné.
– Oui ?
Sa réceptionniste, Dana Evans.
–M. Farrell est arrivé.
Merde ! Le privé. Son rendez-vous le plus important ce jour-là.
Totalement perdu de vue à cause de ce couillon de Kevin.
–Envoie-le-moi, Dana.
*
Farrell n’avait jamais rencontré de producteur de films
porno de sa vie et ne savait absolument pas à quoi s’attendre.
Ce qu’en tout cas il n’avait pas envisagé, c’était un homme
courtaud, soixante-dix kilos environ, emballé dans un costume
de cuir noir dont la braguette de pantalon était ornée d’un
porte-clés géant en forme de Snoopy. Au moment où il était
entré, il s’était un bref instant imaginé autre chose en voyant
le truc blanc qui pendouillait là. Quel soulagement de repérer,
1.« Oscar » du porno ; récompense décernée par le magazine Adult Video
News.
2.Soit « Service en chambre ».
23
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 23
25/04/12 12:45
bien visibles au bout du machin, les deux oreilles et la petite
truffe noires ! Comme le vieux bonhomme debout derrière son
bureau, portable collé à l’oreille, ne donnait pas l’impression
de l’avoir vu entrer, Farrell tua le temps en jetant un coup
d’œil aux nombreuses curiosités de la pièce.
À droite du bureau, plus au fond, deux chesterfields flambant
neufs et une table de salon en verre. Plus loin, un coffre allongé
qui aurait pu ressembler à un cercueil si on n’avait lu sur toute
la longueur : BUDWEISER. Le sol du bureau, comme celui
de la réception, était couvert d’une moquette vert foncé. Dans
l’angle à l’autre bout de la pièce, une porte entrebâillée. Farrell
repéra une cuvette de toilettes en pierre verte. L’objet s’ornait
d’une lunette en peluche rose et était surélevé d’au moins
quarante centimètres.
Le mur qu’il examinait à présent était tapissé de photos
encadrées où l’on pouvait découvrir Archie en compagnie de
diverses dames fort peu vêtues. Farrell nota que le vieux figurait
au centre de pratiquement chaque cliché, grand sourire, costard
de cuir noir et porte-clés.
Tout en laissant son regard divaguer d’une photo à l’autre,
il entendait Archie :
–Encore une fois, Kevin, je sais très bien que jeudi après-midi
tu t’occupes de Love Donut 1, mais j’insiste pour que tu sois
ici à 16 heures.
Le bonhomme paraissait à cran mais vouloir à tout prix
rester courtois avec le type au téléphone. Et c’était reparti :
–Dans ce cas, Kevin, tu coupes simplement après le plan où
Walter est ligoté et se rend compte que la jumelle de Debbie,
à poil, va le travailler à la cire de bougie jusqu’à ce qu’il crache
le secret de Love Donut…
Farrell s’attarda sur une grande photo où Archie posait entre
deux blondes élancées, l’une et l’autre le dépassant d’une tête.
Archie portait sa tenue de cuir noir et semblait serein. Farrell
1.Allusion à Angels Love Donuts, de R. E. Portillo.
24
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 24
25/04/12 12:45
avait repéré les deux mêmes jeunes femmes sur plusieurs clichés
mais il n’avait pas l’impression qu’il s’agissait d’actrices : le plus
souvent elles n’étaient pas dévêtues et elles étaient toujours
ensemble, ou en compagnie du vieux. C’était comme si elles
dépendaient de lui – mais à quel titre, difficile de savoir.
–Je suis prêt à parier que des pareilles, tu en rêvais quand
tu étais au trou…
Farrell se retourna : le vieux l’observait avec un grand sourire.
–Vous êtes bien renseigné.
–J’ai révisé mes notes.
Archie s’avança et lui serra la main.
–Archie Venice. (Il recula d’un pas.) Tu as aligné un vague
quidam dans un bar et tu as écopé de deux mois. Correct ?
Farrell regarda les cheveux du vieux. Drus et blonds. Sans
doute une perruque.
–C’était après le 11-Septembre. Mon père était pompier, un
de ceux qui sont restés dans la tour numéro 2. J’étais dépressif.
–Mais tu as repris le dessus.
–En prison, on a tout le temps pour penser.
–À quoi, entre autres ?
–À comment gagner sa croûte sans trop s’éreinter ni bosser
pour un patron.
Archie Venice hocha la tête.
–« Il ou elle vous trompe ? Vous voulez savoir ? Jack Farrell
vous mène sur le chemin de la vérité. » Ça sonne bien. Court,
mais bien. Ça aussi tu l’as mis au point en prison ?
–Non, c’est venu après.
–Alors ? Ça permet de plus ou moins joindre les deux bouts
de prendre en photo des gens qui en font d’autres cocus ?
–Je n’ai pas à me plaindre. Cela dit, j’ai d’autres obligations
aujourd’hui. Vous avez l’intention de m’expliquer ce que vous
attendez de moi, ou pas ?
–Oui, oui, pas d’inquiétude. Ce que j’attends, c’est… c’est
peut-être une demande inhabituelle. Il existe quelque chose
comme le secret professionnel dans ton boulot ?
25
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 25
25/04/12 12:45
Farrell fronça les sourcils.
–Vous comptez me demander de tuer quelqu’un ?
–Non… on se calme. Si je devais liquider quelqu’un, j’aurais
cherché ailleurs que dans les Pages Jaunes. Pour être bref : j’ai
l’intention de te proposer un gros boulot, une mission à long
terme. Mais je ne veux pas que celui qui est visé s’en rende
compte.
–Ça me paraît assez obscur. Vous pouvez en langage courant
clarifier ce qui manque ?
Archie eut un petit sourire pincé.
–Et si nous allions nous asseoir ? On serait mieux pour
parler.
Farrell resta debout.
–OK, dit Archie. J’ai un problème avec mon fils Larry.
103599_ROOM SERVICE 02_GC.indd 26
25/04/12 12:45

Documents pareils