Jean-Dominique Merchet, Défense européenne, la grande illusion
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Jean-Dominique Merchet, Défense européenne, la grande illusion
Jean-Dominique Merchet, Défense européenne, la grande illusion, Paris, Larousse, Coll. À vrai dire, 2009, 126 pp. Fabien Terpan, La politique étrangère, de sécurité et de défense de l’Union européenne, Paris, La Documentation française, 2010, 118 pp. Par Martine Cuttier L’Europe de la Défense est le sujet de multiples ouvrages récents par des auteurs qui parviennent à des constats proches, bien que de manière différente. Deux d’entre eux retiennent l’attention. Le premier est celui du correspondant pour les questions de défense du quotidien Libération, J.-D. Merchet, bien connu du monde militaire et de tous ceux pour qui “rien de ce qui est kaki, bleu marine ou bleu ciel [n’est] étranger” – devise du blog qu’il anime, Secret Défense, généralement fort bien renseigné, et très suivi. Le livre est un pamphlet où s’additionnent tous les arguments condamnant ce que l’auteur appelle “une illusion dangereuse”. Tout d’abord, la défense européenne est le dernier avatar des espoirs d’une Europe calquée sur le modèle fédéral. Or, comme le fait valoir Hubert Védrine, si la pensée fédéraliste a pu aider les Européens à sortir de leurs nationalismes, elle est aujourd’hui paralysante. Car la défense n’est pas une politique comme les autres, elle est le cœur même de la politique, l’essence du vivre-ensemble, un domaine extra ordinaire fondé sur la légitimité et la souveraineté avec recours aux moyens militaires, donc à la tragédie, la violence et la mort. Comme l’histoire de l’Europe est une longue série de tragédies et que ses institutions présentes se sont construites sur la paix et le refus de la puissance, le projet européen exclut la guerre et lui préfère la ‘sécurité’, la PESD et la PESC. Ceci renvoie à la question centrale, qui est de savoir si l’UE veut se doter des moyens de la puissance. - Autre idée fausse dénoncée par le livre : pour forger les moyens de la puissance et faire baisser les coûts, mieux vaut s’associer. Le cas de l’aéronautique montre que les considérations nationales l’emportent généralement, par exemple dans le combat entre le Rafale et l’Eurofighter. Même en cas de coopération européenne, chacun brandit le principe du „juste retour industriel’, si ce n’est la volonté de conserver une aéronautique nationale, comme en Suède, quand d’autres choisissent la dépendance envers les ÉtatsUnis. L'auteur fustige le programme A400M de l’OCCAR (dont l’issue est incertaine lorsqu’il publie son ouvrage), et montre les déboires de la coopération autour de l’hélicoptère NH90 et des drones, pour conclure qu’il vaut mieux en rester aux coopérations binationales. Il en vient ensuite “aux grands sommets pour de petits résultats” comme celui de Cologne (1999), à l’origine de la PESD après que la crise balkanique a fait prendre conscience aux Européens de la nécessité d’intervenir militairement, et pour cela d’en avoir les moyens. Décision permise par l’accord avec les États-Unis lors de la conférence de Washington, qui aboutit en 2003 aux accords dits de ‘Berlin plus’, aux termes desquels les Européens peuvent intervenir avec les moyens de l’OTAN. Il reconnaît que le sommet Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net), vol.1, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2011 Res Militaris, vol.1, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2011 2 de Nice (2000) est une étape importante : des institutions sont créées, permettant de faire fonctionner la PESD – d’entreprendre des opérations. Comme les États-membres, au premier chef les neutres et les atlantistes, ne sont pas obligés d’y participer, les coopérations renforcées des participants aboutissent à une défense à géométrie variable en matière d’opérations extérieures (OPEX). Si la défense collective est garantie, annonce est faite en janvier 2008, par Hervé Morin, d’un “nouvel élan” qui donne la priorité à la consolidation des capacités militaires européennes d’intervention par la mise sur pied, au niveau européen, d’une flotte de transport aérien et d’un groupe aéronaval (dont le Royaume-Uni choisira de rester à l'écart). Les seuls succès sont “des petits projets utiles” tels l’opération Atalante contre la piraterie au large de la Somalie, un “Erasmus militaire” pour les élèves-officiers, et Musis, programme de satellites espions. Petits projets, puisque celui de constituer une force de 60 000 hommes déployables en six mois, annoncé à Helsinki en 1999, n’a jamais vu le jour. Les Européens sont cependant parvenus à monter des opérations au titre de l'EUFOR. En Europe centrale, c’est l’Opération Althéa (2004), en Bosnie, où à la suite de l’OTAN l’UE assure “le service après-vente” des États-Unis, comme au Kososvo ; en Afrique, ce sont Artémis (2003), en Ituri, dans le nord-est de la République Démocratique du Congo [RDC], Eufor RDC (2006, pour assurer le bon déroulement des élections de décembre), et Eufor Tchad-RCA (2008). L’autre grande question abordée est celle de l’arme nucléaire possédée par deux des 27 États-membres de l'UE. Comme les 25 autres ont signé le Traité de Non-Prolifération de 1968, J.-D. Merchet conclut qu’une Europe nucléaire est au plan juridique difficile à envisager, et peu probable dès lors que l’UE bénéficie du parapluie nucléaire américain au travers de l’OTAN, Britanniques et Français se contentant de contribuer à la dissuasion globale. Enfin, l’auteur étaie sa thèse en se référant à l’histoire de l’Europe : au rêve millénaire d’une Europe unie, dotée d’une puissance militaire supranationale qui, depuis le Moyen-âge, a régulièrement échoué. Les espoirs mis par certains dans le ‘second pilier’ de l'OTAN n'ont pas fait exception, et la préservation de l'Alliance a fini par servir de prétexte au renoncement. On est libre de ne pas partager les convictions de J.-D. Merchet, mais on doit lui concéder la stimulation que suscite la lecture des 126 pages de son livre. Fabien Terpan, auteur du second ouvrage, est maître de conférences de droit public à l’IEP de Grenoble. Spécialiste des questions de défense européenne, il ne s’inscrit pas dans un registre polémique. Son livre s’adresse, comme c’est la vocation des travaux de référence de la collection “Réflexe Europe” publiée par la Documentation française, à des fonctionnaires concernés par la législation européenne et à tous ceux qui ont besoin de comprendre les rouages, combien complexes, du fonctionnement de l’Union. Sa méthode ne consiste donc pas à utiliser les arguments allant dans le sens d’une thèse à défendre et promouvoir, mais à replacer les faits dans leur contexte. Rappelant que la construction européenne est une aventure assez unique dans l’histoire humaine, l’auteur dresse un bilan de la PESC, lancée en 1993, puis de sa composante opérationnelle, la PESD, apparue en 1999, et devenue le 1er décembre 2009, avec l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l'Union. La PSDC signifie que l’UE émerge comme acteur politique Res Militaris, vol.1, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2011 3 international, et plus seulement comme acteur économique. La PESC-PESD est tout d’abord replacée au sein de l’organisation institutionnelle afin de montrer les modifications et avancées induites par ce Traité. Le domaine de la PESC-PESD constitue le ‘deuxième pilier’ ; il ne représente qu’une partie des relations entre l’UE et le monde, le reste relevant du premier. Il s’avère qu’il n’y a pas une politique extérieure commune, car si le premier pilier utilise la méthode communautaire, que le deuxième, plus autonome, recourt à la méthode intergouvernementale. Là est le cœur du problème : les souverainetés étatiques cherchent à se préserver en minimisant les „risques’ induits pour elles par la méthode communautaire. D’où la difficulté d'atteindre à une cohérence, et de surmonter les entraves à la politique commune. Bien que le Traité de Lisbonne ait supprimé les trois ‘piliers’ en regroupant au sein d’un seul titre les segments de l’action extérieure de l’UE, il n'a guère débouché sur une politique unifiée car demeure la spécificité intergouvernementale de la PSDC. Évoquant la double image donnée d’une UE efficace dans la sphère économique et indigente dans la sphère politique, l’auteur invite à ne pas tomber dans la caricature : après tout, les domaines du deuxième pilier sont récents, d’un développement laborieux, et ne sont pas sans rappeler les difficultés de la construction économique. Un rapide historique permet de saisir le chemin parcouru depuis 1950. Tout commence par deux échecs, ceux de la CED en 1954 et du plan Fouchet de 1962. L’idée d’un rapprochement des politiques étrangères nationales est relancée en 1970 par la Coopération politique européenne (CPE) visant à les harmoniser pour défendre des positions et mener des actions communes. Une fois mise en route, la CPE se prononce sur les grands problèmes internationaux, établit des relations avec de nouveaux États, favorise la détente entre les deux Grands – jusqu’à prendre des positions divergentes de celles des États-Unis (c’est le cas au Moyen-Orient, et face à l’URSS). Cependant si, à partir de 1981, les aspects politiques de la sécurité sont intégrés dans le champ de la CPE, les aspects militaires, dans un contexte international peu favorable, sont exclus : bien des pays européens se satisfont de la dépendance à l'égard des États-Unis, qui ne voient pas une identité européenne de défense d'un bon œil. Une telle identité, pourtant, est relancée par le couple franco-allemand dans le cadre de la CPE jusqu’à ce que cette dernière soit incluse dans les traités communautaires par le biais de l’Acte unique de 1986. Mais désaccords entre États et contexte bipolaire condamnent à l’immobilisme. On parle non de politique “commune” mais de politique étrangère “européenne”, qui exclut les aspects militaires de la sécurité. Un palier est franchi avec la fin de la Guerre froide, car les États sont alors obligés de repenser le rôle de l’Europe occidentale, et d’envisager un rôle en matière de sécurité et de défense. Le Traité de Maastricht indique l’ambition européenne de jouer un rôle politique en instituant une politique extérieure “commune”. En 1993, sous l’impulsion franco-allemande, la CPE devient la PESC. Si cette dernière connaît de relatifs succès diplomatiques, tels que le pacte de stabilité, l’Europe ne parvient pas à régler les crises yougoslave et rwandaise. En 1997, le Traité d’Amsterdam tente de remédier aux limites de la PESC en créant la fonction de Haut Représentant pour la PESC, mais elle est trop dépourvue de capacités de coercition pour exercer une véritable influence internationale. La réponse vient en 1999, lors du sommet de Cologne, avec la PESD, composante civilo- Res Militaris, vol.1, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2011 4 militaire et opérationnelle de la PESC, que les Britanniques choisiront de ne pas entraver. La PESD doit permettre à l’UE d’agir pour la résolution des crises et d’être plus crédible en la dotant d’outils opérationnels, civils et militaires. Il s’agit de mettre fin à l’image du “nain politique” européen. Opérationnelle en 2001, malgré les déboires des crises irakienne et balkanique, la PESD lance sa première opération extérieure (2003), en Afrique. Même si des doutes persistent, lentement, régulièrement, l’UE commence à s’affirmer sur la scène internationale. Bien que la PESD ne soit pas au niveau de la politique commerciale, et que son influence ne puisse en rien se comparer à celle de la politique américaine, le Traité de Lisbonne semble confirmer une perspective d’affirmation d’une Europe-puissance. Les enjeux sont multiples. Ils portent d’abord sur la nature de la puissance. L’UE ne pourraitelle inventer un nouveau modèle qui ne serait pas démarqué des États-Unis, celui d’une „superpuissance‟, au profit d’une „puissance normative‟, „douce‟ ou „tranquille‟ ? Le débat porte entre ceux, qui souhaitent ne pas la voir suivre l’exemple des États-Unis, et ceux qui espèrent la voir exercer le rôle de gendarme du monde. Cette montée en puissance se heurte aux réalités imparfaites de l’intégration. De fait, la politique étrangère de l’UE ne peut atteindre la cohésion d’une politique nationale. Le défi est de construire son identité, entre des identités nationales et supranationale concurrentes. L’enjeu de la puissance renvoie au défi central de l’unité et de la cohésion : une observation des mécanismes d’élaboration de la PESD montre la difficulté à mettre au point une politique commune à 27, à créer un consensus lorsque les intérêts étatiques ne craignent pas de s’affirmer. Entrant dans le détail du fonctionnement de la PSDC, l’auteur passe en revue les acteurs, les capacités juridiques, financières et opérationnelles, civiles et militaires, les finalités et les réalisations en matière de coopération régionale ou transversale. Il examine les opérations, qui se sont multipliés depuis 2003, dont le bilan contrasté montre des lacunes. Le fait que les interventions répondent à des demandes d’États, parfois “provoquées” par l’UE, ou d’institutions internationales comme l’ONU ou l’UA, leur confèrent une légitimité ; elles remplissent l’objectif du multilatéralisme, et montrent que l’UE est un acteur recherché. La question porte sur la nature de la puissance et les relations à venir avec les États-Unis, entre autres sur la question d’une éventuelle autonomie stratégique au sein de l’OTAN. C’est tout l’enjeu du destin que l'Europe peine à se choisir. L’ouvrage de Fabien Terpan, on le devine, est un outil de travail précieux pour le spécialiste comme pour le profane. On ne peut imaginer plus différents, sur un même sujet, que ces deux petits livres. Mais, par ce contraste même, ils se complètent : prises de position tranchées ici, qui invitent le lecteur à mieux situer par réaction spontanée ses options propres, référence minutieuse là, vers laquelle on revient lorsque manque une pièce du puzzle dans sa réflexion sur l'Europe. On recommandera donc de les lire ensemble, ou l'un après l'autre. Martine Cuttier Groupe de recherche en histoire immédiate, Université de Toulouse-II Le Mirail Groupe de recherche sur la sécurité et la gouvernance, Université de Toulouse-I Capitole