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Conférence du 28 novembre 2008
« L’art et la santé, pour quoi faire ? »
Nam Tien Nguyen
Docteur en sociologie, spécialisé en éducation pour la santé
Licencié en Sciences sociales et politiques
Directeur du Centre local de Promotion de la santé du Hainaut occidental
Nam Tien NGUYEN est aussi pianiste de renom et compositeur.
Le conférencier nous propose une vision globale de la santé
envisagée non seulement comme une absence de maladie
mais comme un état de bien-être tant physique que psycho relationnel.
Dans ce contexte, les modèles socioculturels qui guident nos comportements quotidiens
ont une influence certaine sur notre santé et notre qualité de vie.
Au-delà de cette approche, le conférencier s'appuie sur des recherches empiriques
pour montrer l'impact positif de certaines démarches éducatives
et pour promouvoir les notions d'art et de santé "utilitaires",
à savoir : au service des projets humains.
Introduction par Ivan Vanaise
Chef du secteur des Animations et de la Formation au sein de la DGAC
Nous voilà rassemblés pour un rendez-vous avec notre premier conférencier, mais aussi – et
peut-être surtout – avec nous-mêmes. Ne sommes-nous pas, en effet, tous concernés – et par l'art, – et
par la santé ?
L'art est une notion subjective et plurielle. La santé l'est tout autant. Dirais-je qu'il y a autant de
possibilités d'appréhender l'art qu'il y a de nuances dans la sensation d'être en bonne santé ? Dirais-je
aussi que ces deux termes et que ces deux « états » sont liés, voire reliés, tant il est vrai que lorsque
nous n’allons pas bien, nous sommes aussi moins disponibles pour nous ouvrir à la beauté des choses ?
Quand nous sommes un peu patraque (que ce soit physiquement ou moralement) nous faisons
très vite l'impasse sur tout ce qui déborde notre horizon un peu sombre et notre ciel un peu gris.
1
Par rapport à la conférence de Monsieur Nguyen, il me semble pertinent d'inverser les termes…
et de dépasser la relation « santé - art » pour proposer l’équation « art - santé ».
Et j'en viens ainsi au propos de ce matin : « art et santé, pour quoi faire ? »
C'est de cette question, à la fois pertinente et impertinente, que va nous entretenir Monsieur
Nam Tien Nguyen.
Vous aurez compris que notre conférencier dispose de plusieurs référentiels, d’autant plus qu’il
est à la fois scientifique et artiste… Si ce dualisme le caractérise, il lui confère aussi - je pense - toutes
les qualités requises pour nous éclairer sur la question qu’il se pose et qu’il nous pose aujourd’hui.
Exposé de Monsieur Nam Tien Nguyen
L’objectif de mon exposé est de voir avec vous quelles sont les interactions possibles entre l’art
(et d’une manière plus large, la culture) et la santé. Et, à partir de là, réfléchir ensemble à ce que nous
pouvons faire pour construire ce que j’appelle « nos projets de vie », en santé positive.
Chacun a bien entendu sa place à l’intérieur de ses propres projets de vie. Mais je voudrais
souligner tout de suite le rôle important de tous les acteurs de terrain, dans le domaine socioculturel et
dans celui de l’éducation permanente, ainsi que la mission tout aussi essentielle des enseignants et des
éducateurs.
Avant de vous présenter de manière plus structurée les points que je vais aborder avec vous, je
voudrais vous raconter deux petites anecdotes qui n’ont pas manqué d’amorcer ma réflexion quant aux
relations entre l’art et la santé.
Ce sont deux situations que j’ai vécues il y a près de vingt ans. La première s’est déroulée dans
un hôpital à New York où je rendais visite à un ami. En sortant de l’hôpital, j’ai cru entendre un son de
violoncelle venant d’un bâtiment un peu plus éloigné. Séduit et un peu intrigué, je me suis approché
pour constater qu’un monsieur d’une quarantaine d’années jouait effectivement du violoncelle, entouré
d’un groupe de personnes très âgées. Cela se passait dans le département de gériatrie. Ces personnes
se trouvaient sur des fauteuils ou des chaises roulantes. Il y avait une sorte de sérénité dans la pièce et
certains patients avaient les yeux fermés. Le musicien jouait calmement. Cette ambiance de douceur et
de tranquillité contrastait très fort avec le tohu-bohu que j’avais constaté dans les couloirs de l’hôpital,
là où s’agitaient les brancardiers et où arrivaient les camionnettes d’urgence. J’ai attendu la fin du
« concert » pour parler un peu avec le musicien et pour voir ce qui l’amenait là. C’était effectivement
assez nouveau pour l’époque. Et ce monsieur m’a dit qu’il était violoncelliste à l’orchestre symphonique de New York et que, de temps en temps, il venait à l’hôpital pour jouer pour les malades.
Je me suis demandé d’où venait cette idée et qu’elle était sa trajectoire. Il m’a expliqué que sa
maman était atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle ne le reconnaissait plus et les seuls moments de
lucidité qu’elle retrouvait étaient quand elle entendait le violoncelle de son fils. Sans doute travaillaitil son instrument, lorsqu’il était enfant, dans sa chambre, et elle se souvenait de cela… Il a donc demandé l’autorisation aux dirigeants de l’hôpital de pouvoir venir jouer pour elle, et le directeur a trouvé
cela tellement positif qu’il lui a demandé de venir jouer aussi pour les autres patients.
Tel était son trajet d’artiste, au sein de l’hôpital. Et c’est ce qui a fait naître une bonne partie de
ma réflexion.
La seconde situation concerne la culture d’une manière plus générale. J’étais invité à
l’université de Dakar en République du Sénégal, pour une conférence traitant du problème du sida.
2
J’avais un collègue biologiste qui professait là-bas et qui m’invitait pour parler aux étudiants de la prévention. Après toute une journée d’exposés théoriques, j’ai suggéré à mon collègue et ami sénégalais
d’organiser ensemble quelque chose de plus concret… Par exemple, mettre des préservatifs à la disposition des élèves dans la salle de fête.
Il s’est déclaré d’accord avec moi mais, devait-il ajouter, « je pense que cela ne peut se faire ? »
« Et pourquoi ? » « Mais parce que les autorités académiques ne l’accepteront pas… » J’étais évidemment très déçu. Nous nous sommes tout de même rendus dans une faculté de médecine. Je lui ai
demandé une explication : « Qu’est-ce que c’est que ces histoires.. ? » « Cela tient à nos modèles
culturels, me dit-il, le sida est associé à un comportement déviant de sexualité non contrôlée. Et donc,
si tu fais ça, tu encourages en quelque sorte ces comportements. A l’université, on refuse donc de voir
ce genre de choses… »
Cela se passait au début des années nonante. Malgré ma déconvenue, j’ai respecté cette décision due à un modèle culturel, tout en pensant à mon vieux professeur d’université qui tenait à nous
enseigner la question du changement social et sanitaire.
Dans l’auditoire de médecine où nous nous trouvions, mon ami sénégalais et moi, il y avait une
grande horloge, avec ses trois aiguilles : les secondes, les minutes et les heures. Mon ami m’explique :
« Tu vois l’aiguille des secondes : sa vitesse indique celle des changements scientifiques et de bouleversements économiques. Celle des minutes symbolise le changement des structures, des services et
des politiques. Et l’aiguille des heures montre le changement des mentalités. Donc, tu dois être patient… »
Je n’ai plus eu l’occasion de repasser par l’université de Dakar, mais j’espère de tout cœur que
l’aiguille des heures a un peu avancé…
Voilà les deux anecdotes que je voulais vous rapporter pour introduire mon exposé et pour vous
indiquer pourquoi je me suis intéressé aux relations entre culture – art et santé.
Je poserai à présent la question de savoir ce qu’est la santé. C’est évidemment une notion plurielle et elle évolue selon l’époque, la classe sociale, le lieu… J’essaierai de vous montrer en quoi et
comment la santé se dirige doucement vers ce qu’on appelle « la sphère de la culture ». Une autre
question est celle de savoir comment l’art et la musique se sont immiscés dans les lieux de soins, au
cœur des hôpitaux, et aussi de savoir comment on travaille avec cela. Il arrive même que la musique et
l’art quittent les lieux protecteurs et protégés que sont les lieux de soins calfeutrés, pour affronter ce
que Shakespeare appelait « un monde empli de bruit et de fureur »(1) et qui est raconté par un idiot ; et
comment la musique et l’art y trouvent pourtant un sens.
Parlons donc un peu de la santé. Jusqu’à présent, dans le monde occidental, la santé a été généralement identifiée à ce qu’on appelle l’absence de maladie, notamment organique. Au début du vingtième siècle, l’essor de la médecine scientifique de Claude Bernard (2) donne un statut très important à
l’expérimentation et à la médecine basées sur les faits et les preuves. On ne croit que ce qu’on voit. Il
faut trancher dans les organes pour constater. Cela a marqué la notion de santé à cette époque et je
voudrais retracer son évolution vers une approche plus globale et plus positive. Je le ferai en trois
temps.
1
Dans Macbeth, pièce de William Shakespeare (acte 5, scène 5) : La vie est une fable racontée par un idiot, pleine de bruit
et de fureur, et qui ne signifie rien. N.D.L.R.
2
Médecin et physiologiste français, né en 1813 et considéré comme le fondateur de la médecine expérimentale. N.D.L.R.
3
Premier temps : si on se réfère à la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (O.M.S.
créée en 1948), la santé est non seulement une absence de maladie et d’infirmité, mais aussi un état
complet de bien-être physique, mental et social.
Belle définition ! Peut-être un peu utopique et idéale. Car je ne sais pas si dans cette salle il y a
quelqu’un qui se sent en état complet de bien-être à la fois physique, mental et social… Sûrement pas
moi ! Pourtant, je me sens relativement en bonne santé, mais pas dans l’état complet tel qu’il est décrit.
Cette définition m’a un peu interpellé par son côté utopique. Mais il est vrai qu’un tel idéal est
typique de tout ce qui a trait aux organisations internationales. L’O.M.S. avait préconisé cet état de
santé pour tous les humains pour l’an 2000… J’ai lu cela dans les années nonante… Nous sommes en
2008 et ce n’est pas gagné !
La deuxième remarque que je ferai à propos de ceci, c’est le mot « état ». Au fond, la santé est
présentée comme quelque chose de figé. On est ou on devrait être dans un « état ». Dans ma pratique,
j’ai souvent pensé que la santé était plutôt un processus dynamique. Je le comprends comme une capacité d’adaptation et de réaction aux changements. C’est-à-dire qu’au niveau organique, mental et social, la santé n’a rien d’un processus statique.
Pour comprendre la santé, il convient donc de saisir son déroulement dynamique. C’est un peu
comme le coup de talon au fond de la piscine qui nous permet de remonter à la surface, lorsque nous
rencontrons des difficultés, lorsque nous devons nous adapter, lorsque nous devons réagir.
Une telle définition est aussi intéressante parce qu’elle nous donne une certaine responsabilité et
une marge de manœuvre, en tant que citoyen, et qu’elle n’implique pas seulement les professionnels de
la santé.
Vous constatez que nous dépassons ainsi la formule inscrite dans les manuels des étudiants en
médecine et selon laquelle la santé, c’est la vie, dans le silence des organes, quand ils nous laissent
tranquilles. Nous dépassons ici le seul niveau des organes, dès lors que la santé concerne aussi les possibilités d’action de l’être humain.
Le troisième temps de mon approche plus globale de la santé concerne le domaine dans lequel
je travaille pour le moment, domaine connu de certains collègues que je vois ici, dans la salle.
En 1986, il y a eu la charte d'Ottawa pour la promotion de la santé. J’y ai retenu deux aspects
qui me semblaient déterminants dans l’évolution du concept de santé.
Qu’est-ce qui détermine notre santé ? Les facteurs déterminants sont à la fois biologiques. En
effet, nous ne sommes pas égaux face à la biologie. Il y a des gens plus fragiles que d’autres, physiologiquement, mais aussi sur les plans sociaux, culturels et environnementaux. En disant les choses
comme cela, nous sortons évidemment de la sphère strictement médicale. La santé n’est plus seulement l’affaire des médecins ou des paramédicaux, mais aussi des travailleurs sociaux et même des politiques.
Dès lors les stratégies recommandées dépassent ce qui est médical et paramédical, pour englober tout ce qui est environnemental, social et politique. Plus concrètement et dans mon boulot : supposons que j’aille trouver le bourgmestre pour lui expliquer un problème de salubrité dans une école. En
demandant qu’on fasse quelque chose pour le réfectoire de cette école, je contribue aussi à la santé…,
même si, dans cette démarche, je ne rencontre ni infirmière, ni aucun autre professionnel de la santé.
Pour changer et améliorer l’environnement des milieux défavorisés dans la population, il est
important de tenir compte du modèle culturel et des représentations sociales. On ne peut travailler de la
même manière à La Louvière ou à Paris. Même si on y rencontre ses problèmes identiques, les solu4
tions sont parfois sensiblement différentes. Rappelez-vous mon aventure à l’université de Dakar où je
me suis heurté à un modèle culturel fort pesant.
Ainsi, en trois temps, j’ai essayé très rapidement de tracer l’évolution de la notion de santé, pour
indiquer en quoi et pourquoi elle rejoint la culture.
Si on veut comprendre une approche culturelle de la santé, on tombe donc inévitablement sur la
question des représentations sociales de la santé et de la maladie. Mais alors, je pose la question : c’est
quoi une représentation sociale ? Selon moi, c’est une image mentale à partir de laquelle l’individu
construit la réalité. Cette image est une sorte de négociation entre les valeurs individuelles et les normes sociales ; autrement dit, entre ce que nous pensons chacun et ce que notre milieu nous dit de faire.
Notre représentation sociale repose effectivement sur nos valeurs : nous pensons les choses à
partir des notions qu’on nous a inculquées ; et cela, même lorsque nous sommes plus grands, lorsque
nous commençons à réfléchir et à trier : ceci est bon pour nous, ceci n’est pas bon. Ces valeurs peuvent être la justice, la solidarité, la beauté.. C’est le soubassement de notre représentation mentale.
Pour approcher la représentation sociale de la santé au niveau des populations, quoi de plus évident que d’aller les interroger… Par mon travail à l’université, j’ai eu l’occasion de faire des enquêtes
et de questionner mes collègues français : c’est quoi, pour vous, la santé ?
De telles questions semblent au départ assez évidentes. Mais, à l’analyse, on se rend compte
que ce n’est pas aussi flagrant que cela…
Pour ne pas être trop long, je dirai, grosso modo, que pour l’ensemble de la population (avec
évidemment des nuances entre les cols blancs et les travailleurs manuels) la santé demeure « une absence de maladie ». Pourquoi ? … Pour pouvoir travailler ! La santé continue à se définir par rapport
à son contraire : ne pas être malade. Une autre définition un peu plus positive concerne l’harmonie. Et
certains parlent aussi du bonheur. Et d’autres encore, plus jeunes, nous disent que, pour eux, la santé,
c’est le matin quant leur copine ne leur fait pas la gueule…
Si on part de l’idée que la santé se définit a priori par son contraire, on doit alors réfléchir à ce
qu’est la maladie. Et conséquemment, à ce qu’est la représentation sociale de la maladie. A cet égard,
je me base sur quelques travaux des anthropologues de la santé, parmi lesquels Claudine Herzlich (3)
qui a fait un travail remarquable sur les représentations de la maladie ; travail où elle distingue trois
types de vécus : la maladie destructrice, la maladie libératrice et la maladie métier.
La maladie destructrice, comme son nom le laisse deviner, est vécue comme une destruction.
C’est une sorte de violence qu’on subit, une sorte de perte de pouvoir. Jusqu’à présent, on était actif et
voilà qu’on se trouve en inactivité. Cela est vécu comme une sorte d’exclusion sociale, puisque la maladie ne nous permet plus de travailler, si bien qu’on perd tous ses contacts. C’est une sorte de désocialisation de la personne et cela est vécu de manière assez négative. Cette perception est plus typique
chez les personnes qui ont précisément une activité et un engagement important dans leur vie, que cet
engagement soit social, professionnel ou politique.
A l’opposé de ce vécu, il y a ce qu’on appelle la maladie libératrice. Celle-ci est vécue comme
une libération. De quoi ? Des charges quotidiennes, des obligations sociales qui parfois nous emprisonnent. Cette maladie est donc aussi l’occasion de se libérer, de respirer, de trouver un moment pour
se retrouver soi. Là où on se demande : « quel est le sens de notre vie » ou « quel est le sens de ce que
nous faisons dans la vie ». Cette maladie est donc vécue comme un affranchissement, mais aussi, parfois, comme une sorte d’isolement ou de repli sur soi-même. Ainsi certaines personnes disent :
3
Santé et maladie : analyse d'une représentation sociale, par Claudine Herzlich, Editions Ehess 1998. N.D.L.R.
5
« depuis que je suis malade, je me sens bien, parce que je découvre un autre univers qui dépasse la
médiocrité de mon quotidien. Je prends le temps de regarder fleurir les roses, de voir s’épanouir la
glycine… J’ai le temps de bavarder un peu avec les enfants, même si je suis fatigué, plutôt que de courir à mon bureau. »
C’est donc vécu comme une sorte de délivrance des obligations, un peu à l’opposé de ce qui se
dit à propos des maladies destructrices.
Le troisième modèle me semble lui aussi intéressant. C’est la maladie de métier. Cela veut dire
qu’elle se prend comme un métier. On est malade et on se met à lutter avec la maladie. On l’accepte,
mais pas de façon passive : on l’accepte en se battant. La maladie est bien là, mais on se dit qu’on a le
pouvoir de s’en sortir.
C’est une attitude intéressante parce qu’elle renvoie à la combativité de la personne par rapport
à ce qu’elle veut. Cette maladie change aussi un peu les relations entre le patient d’une part et, d’autre
part, le médecin, les infirmières et les paramédicaux. La personne participe effectivement de manière
active à son traitement. Elle se renseigne sur ce qu’elle a. Elle veut savoir comment fonctionne la maladie. Or, un métier cela s’apprend. «J’ai une maladie chronique, je m’informe pour savoir ce que
c’est que l’insuline, pour mon diabète ; d’où cela vient, ce que je peux faire… Et comment je peux
améliorer mon état. » Et le médecin devient donc un partenaire et un conseiller, plutôt qu’un praticien
tout-puissant qui prescrit un cachet, sans autre commentaire.
Cette maladie de métier mérite elle aussi d’être détaillée, puisqu’elle constitue la base de ce que
j’appellerais : « donner un sens à l’existence, même si je suis malade. Je me bas et je veux savoir
comment me battre et pourquoi. »
Je voudrais aborder rapidement un autre aspect lié à la maladie et dont je me suis personnellement amusé. Selon les modèles culturels, la perception de la maladie change, notamment au niveau des
plaintes exprimées.
A cet égard, une étude aux Etats-Unis a consisté à comparer des patients partageant le mode de
vie américain, mais vivant les uns au sud de l’Europe (souche italienne) et les autres plus au nord (souche irlandaise et plutôt protestante). Le projet était de voir si un même mal ou une même souffrance
conduisaient à la même plainte.
C’est une enquête très scientifique, même si elle a l’air plutôt drôle, à première vue. Ils ont ainsi
analysé toutes les plaintes manifestées chez les ophtalmos en relation à la presbytie. Les personnes de
souche italienne ont plutôt tendance à accentuer leurs sensations, tandis que les patients d’origine irlandaise mettent l’accent sur la fonction. Cela se concrétise de la façon suivante. L’Italien dira par exemple : « Vous savez, docteur, j’ai les yeux qui sont rouges, je pleure de temps en temps, cela me dérange ». Et l’Irlandais ou l’Américain de souche irlandaise dira plutôt : « J’ai des difficultés à lire le
journal… »
J’ai trouvé cela intéressant, parce que cette façon d’exprimer différemment les plaintes n’est pas
seulement présente dans le domaine médical ou dans celui de la santé. Pour vous qui travaillez dans le
social ou dans la culture, ou encore dans l’éducation, je pense que l’observation pourrait être la même.
Les personnes appartenant à des modèles culturels différents vont exprimer différemment leurs malaises. Je pense qu’il est donc utile et intéressant de pouvoir aussi décoder cela.
Pour quitter le sujet de la maladie et en revenir de façon plus générale à la santé, j’aimerais aussi rendre hommage à un travail effectué il y a peu de temps sur le terrain, du côté de Bernissart. C’est
une zone dont je m’occupe et où mon équipe a fait un très bon boulot, en relation avec d’autres partenaires, comme les associations d’aide en milieu ouvert, l’observatoire de la santé, l’O.N.E., etc.
6
Ensemble, ils ont travaillé sur le thème « cuisine équilibrée et multi culturalité ». On s’était en
effet dit qu’il existait dans cette zone des populations de cultures différentes et dont la cuisine présentait des variations. La question de départ était celle-ci : comment peut-on concilier cette multi
culturalité avec certaines règles de diététique.
Ces diverses associations ont donc organisé une journée, visant à faire des découvertes culinaires intéressantes. Lorsque je suis passé les voir, je n’ai pu que constater une équipe très soudée. Cette
équipe a mis dans le coup les mamans issues de la population locale, invitées à préparer des plats de
leur terroir. Le but était évidemment d’échanger ensuite des mets issus de cultures différentes. Quant
aux jeunes présents, ils écoutaient de la musique marocaine. D’autres jouaient du Rap. Quant à la relation de tout cela avec l’idée de santé, elle devenait l’affaire de tous, prise de manière globale et plus
seulement comme étant la propriété privée des seuls médecins ou des paramédicaux.
J’en reviens au titre de ma conférence : « L’art et la santé, pour quoi faire ? » On peut y voir
l’expression d’un certain regret…
Et de fait, la veille de cette journée si conviviale, le local où cela devait se dérouler avait été
saccagé. Les plats étaient préparés et on sentait bien que cet acte de vandalisme visait à faire du mal.
Ce n’était pas pour voler, c’était pour tout renverser, pour salir les pancartes, pour brûler à la cigarette
une affiche dont l’avertissement était précisément « ne fumez pas » !
L’équipe a été très courageuse. Elle s’est mobilisée pour recommencer les plats et la journée a
donc eu lieu. Mais le pire est à venir : le soir même de l’activité, les vandales ont remis cela ! Le local
était pourtant fermé à clef.
Je suis allé trouver le bourgmestre pour lui dire qu’il y avait, selon moi, quelque chose de culturel qui ne marchait pas dans sa commune. Mon dépit venait moins des potages renversés sur le sol que
du problème culturel que je percevais là. Je suis allé voir aussi la police. Le bourgmestre m’a répondu : « Oui, c’est la culture de la haine ! Ils n’ont pas d’autres cultures ». Alors, je lui ai dit : « Mais si
c’est de la haine, il faut essayer de comprendre pourquoi. Pourquoi ils font ça ? Pourquoi ils ne viennent pas manger de la soupe ? Pourquoi ils préfèrent tout saccager ? »
C’est un problème que les acteurs de terrain vont tenter de comprendre et de gérer. En voyant
tout cela, je pensais à la phrase de Freud lorsqu’il disait « qu’au fond, la haine n’est pas le contraire de
l’amour… Le contraire de l’amour c’est l’indifférence ». Je trouve cette parole très intéressante. Je
l’ai rapportée à l’officier de police…, qui m’a regardé un peu de travers …
Dans le prolongement de tout cela, je voudrais à présent voir avec vous de façon plus spécifique
en quoi l’art et la musique peuvent être positifs et utiles dans les lieux de soins. Pour cela, je me baserai sur des discussions que j’ai eues avec des artistes travaillant dans les hôpitaux, que ce soit à New
York, à Paris, à Lille ou dans d’autres régions de France. Je voulais voir comment les choses se passaient. J’étais au départ à la fois curieux et sceptique. Certes, moi qui pratiquais à la fois dans le domaine de la santé et dans celui de la musique, je pressentais confusément que lorsque je joue un morceau de piano, cela me fait du bien, à moi aussi. Mais de là à dire, de façon plus scientifique, que cela
contribue à ma santé… Je vivais pourtant cela, je m’en rendais très bien compte…
Le matin, lorsque j’ai une réunion importante à gérer, je me lève plus tôt et je joue une page de
Beethoven, par exemple. Ensuite, je me sens plus fort. Je me dis donc que la relation « musique - santé », quelque part…, cela doit marcher ! Même si je ne sais pas l’expliquer…
Je me base aussi sur une série de revues et de publications scientifiques pour essayer de ne pas
trop m’envoler dans des spéculations du type « New Age »… En effet, c’est loin d’être évident de dire
7
à des médecins, à des paramédicaux ou à des psychologues que… la musique, cela fait du bien à la
santé ! Certains n’y croient pas et ce n’est donc pas gagné !
Pour argumenter mon point de vue, je commence donc par exposer le cadre méthodologique
d’une prestation artistique. C’est, selon moi, avoir à la fois la tête dans les étoiles et les pieds sur terre.
Nous nous trouvons là évidemment dans deux univers distincts et relativement très différents. D’un
côté, il y a l’artiste, avec les clichés habituels : l’imagination, la créativité, l’improvisation… ; et de
l’autre, il y a le souci de la règle. Les professionnels de la santé suivent des protocoles très sérieux, des
procédures, des analyses, tout cela avec rigueur.
On ne peut donc pas improviser dans un milieu de soignants. D’où cette forte dualité qui oblige
l’artiste, lorsqu’il veut se rendre dans un lieu de soins, à se former aussi aux questions de la santé.
L’artiste doit donc à la fois connaître le domaine qui le concerne et dans lequel il pratique, et disposer
de bases en ce qui concerne, par exemple, l’approche psychologique des patients.
Certains artistes sont tout d’abord très perdus quand ils entrent dans l’univers des hôpitaux. Ce
contexte là n’est pas loin de les terroriser. Ils y voient effectivement des choses qui sont plutôt terrifiantes…
Mais, après cette double formation, le peintre, le littéraire ou le clown sont-ils pour autant des
soignants ? La médecine est généralement définie comme étant l’art de guérir… A l’inverse, les artistes sont-ils des soignants ?
Je pense qu’à ce propos on peut relever une double logique et une double attitude. Il y en a qui
se disent : « Non, pas du tout ! » Comme le violoncelliste que j’ai rencontré et dont je vous ai parlé
tout à l’heure : « Moi, je suis violoncelliste, je ne suis pas soignant ! Je respecte les soignants et je ne
franchis pas la ligne. Je ne dis rien du tout. Et si ma musique fait du bien aux patients, je suis content,
c’est tout » D’autres, par contre, se déclarent thérapeutes. Par exemple, les musico thérapeutes qui
suivent des formations adaptées.
Il y a donc vraiment deux attitudes par rapport à la création artistique qui consiste, soit à rester
dans le champ de son art, soit à vouloir quand même faire le pas et entamer une relation plus « technique » avec les thérapeutes.
Le domaine de la musique est évidemment celui que je connais le moins mal… Or, c’est quoi,
la musique, finalement ? Et notamment par rapport à la science ? C’est l’art d’organiser les sons,
parce que la musique répond à des lois acoustiques et physiques bien précises.
Suite à un AVC (4), il est important de réguler l’activité musculaire. Des chercheurs ont testé les
réactions des patients lorsqu’ils écoutent de la musique. Celle-ci contribue à leur rétablissement, de
même qu’elle soulage aussi les douleurs chroniques post-opératoires. Les chercheurs ont constaté
qu’en anesthésie, si on fait écouter de la musique aux personnes qui ont subi une opération, surtout de
la musique douce ou celle qu’ils ont choisie eux-mêmes parce qu’ils l’aimaient, on devait alors utiliser
moins de morphine. Ce ne sont pas des déclarations en l’air ! Ce sont des choses constatées et publiées dans des revues européennes.
Tout ce qui est de l’ordre des déséquilibres nutritionnels peut aussi être détecté et amélioré par
ce qu’on appelle la thérapie par les sons, notamment de façon plus récente par la bioacoustique. Vous
savez que nous disposons chacun d’une fréquence unique dans notre voix. Il n’y a pas deux voix qui se
ressemblent, sauf chez les imitateurs et parfois chez les jumeaux. Par ailleurs, chaque fois que vous
4
Accident vasculaire cérébral. N.D.L.R.
8
parlez, le timbre de votre voix traduit votre état de bien-être et de santé. Cela peut aussi (et peut-être
plus encore) être détecté sur votre visage.
Je ne sais pas si vous avez déjà fait l’expérience de sentir plus rapidement l’état d’une personne
au téléphone qu’en regardant sa photo. Ainsi, quelqu’un vous téléphone et vous « accrochez » tout de
suite. Il y a quelque chose qui passe… Eh bien, une telle signature vocale peut être analysée sur ordinateur et on peut découvrir les points où il y a des faiblesses. Cela permet ensuite au patient de se reconnecter avec lui-même, à travers sa voix, et au besoin de retravailler sur cela.
Considérons d’autres problèmes de tension musculaire ou d’autres maladies neuro dégénératives (Alzheimer, Parkinson, etc). Dans ces problèmes gériatriques, la musique apporte à la fois douceur
et vertu antalgique. Certains kinésithérapeutes connaissent bien la fréquence antalgique. Il s’agit de
sons très graves, joués à la contrebasse par exemple, ou au violoncelle. Ils sont apaisants. Ils pénètrent
plus facilement et ils demeurent plus longtemps... Cela est prouvé scientifiquement. Ces techniques
sont aussi utilisées dans les départements gynécologiques. Ainsi, on a démontré que le fœtus pouvait
déjà détecter des sons de contrebasse, même avant la formation de son système auditif. Par les os du
crâne, il peut déjà enregistrer et accumuler cela. D’autres troubles encore peuvent être améliorés par la
musique : troubles de l’apprentissage, dyslexie, manque de confiance en soi, faible structuration intellectuelle, etc.
La voix est l’instrument le plus précieux et il est gratuit. Quand vous faites de la musique en
chantant, ou tout simplement en tapant dans les mains, vos neurones enregistrent ce que vous faites et
ils n’oublient rien. C’est ce qu’on appelle la mémoire des cellules. On a réalisé un test sur les pianistes. On les a fait jouer sur un clavier muet. Lorsqu’on observe les zones d’activation correspondantes
de leur cerveau, on constate que non seulement la zone qui commande le mouvement des mains est
activée, mais aussi celle qui commande l’ouïe. Ce qui veut dire que ces musiciens entendent la musique qu’ils jouent, alors qu’il n’y a aucun son qui sort du piano. Et lorsqu’on fait écouter de la musique
à un pianiste assis dans son fauteuil, la zone qui active la main réagit. On constate ainsi le nombre
d’opérations neuronales qui se mettent en branle simplement en écoutant des sons ou en tapant dans les
mains.
Je voudrais terminer en considérant quel peut être le rôle de la musique lorsqu’elle sort des
lieux feutrés, comme les lieux de soins, et qu’elle entre dans notre monde de bruits et de fureur.
Nous en arrivons à une époque où nous nous demandons parfois à quoi nous pouvons bien servir… Je m’intéresse à la culture, je fais de l’art… D’accord… Mais il conviendrait peut-être mieux
que je m’occupe des banques…
Or, de tout temps, la musique a eu une fonction sociale. Je pense évidemment aux différentes
fonctions que j’ai pu lister il y a un moment…
Personnellement, je pense qu’il y a actuellement trop de musique… C’est étrange qu’un musicien puisse dire cela… Nous sommes dans l’indigestion, parce qu’on entend de la musique partout :
dans les supermarchés, dans les aéroports, dans les salles d’attente, dans les ascenseurs… Partout ! Il
y en a partout. Ou tout au moins, il y a quelque chose qui ressemble à de la musique et qui n’est là que
pour meubler le silence. La musique est ainsi exploitée à outrance ! Y compris sur Internet. La musique est devenue un produit. Bien entendu, les artistes doivent pouvoir vivre… Mais il n’est pas facile
de trouver une juste mesure…
Il y a aussi toute la récupération politique de la musique, dans les régimes totalitaires. Il y a là
chaque fois une chanson ou une symphonie à la gloire du dictateur… A son époque, les compositeurs
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devaient célébrer Staline. Tout l’art devait se conformer à la politique. Ou bien, dans le sens inverse,
la musique est au service d’une révolution. L’exemple le plus fréquent est sans doute le Rap. Mais
même autrefois, Haydn a conçu une symphonie adressée en protestation aux princes. Progressivement
durant l’œuvre, les membres de l’orchestre quittent leur pupitre. Le clarinettiste joue sa partie et quand
il a terminé, il quitte la scène. Et ainsi de suite, si bien qu’à la fin de l’œuvre, il ne reste plus que le
dernier musicien. Haydn avait composé cela pour dire aux princes de l’époque qu’il ne recevait plus
assez d’argent et qu’il ne pouvait donc payer son personnel… La subversion était donc déjà bien présente.
On peut aussi dire un mot de la fonction sociale de la musique. Ainsi, je voudrais parler d’une
asbl que j’ai visitée à Paris chez France Musique. Ces musiciens-là vont dans les foyers et ils demandent aux mères issues de différentes cultures de chanter des berceuses. Ils enregistrent les chants et
puis ils les apprennent à d’autres personnes et aux enfants. Et lorsque les enfants se rendent dans les
écoles pour la première fois et qu’ils vivent un certain stress, on leur fait écouter cette musique qui a un
côté apaisant et rassurant. En effet, ce qu’ils entendent leur rappelle la chanson que leur maman leur
chante à la maison.
Le titre de ma conférence commence par « L’art et la santé ». Je connais des artistes qui me disent : « Je m’en fous de l’utilité de l’art ! Moi, ce que je recherche, c’est le beau ! Pas l’utile ! » Et
moi je dis non ! La musique ou l’art, cela peut être beau et utile à la fois, et en même temps !
Au niveau historique, on peut expliquer ce genre de prise de position. Actuellement, nous en
arrivons à ce que, parfois, l’art s’éloigne de l’humain. C’est peut-être après la seconde guerre mondiale
que cela devient le plus manifeste, lorsque les politiques et les soldats ont fait péter la terre … Et bien
nous, ont pensé certains artistes, on va faire péter l’art ! De cette décision naît le cubisme, la musique
sérielle et jusqu’à la caricature, lorsque les peintres … vendent des tableaux blancs ! Il y a par exemple le fameux morceau de piano de John Cage. Il s’appelle « quatre minutes trente-trois »…(5) Il s’agit
d’un morceau de musique où le pianiste vient s’asseoir devant le piano et ne fait rien pendant 4’ 33’’ !
Les gens, évidemment, réagissent. Il y a de petits bruissements dans la salle. C’est ce son-là qui constitue « la musique »…
Il n’y a aucune honte à déclarer : « Voilà, j’ai essayé de faire quelque chose de beau… » Or,
cela est parfois jugé… comme une tare ! Je me rappelle un metteur en scène de théâtre qui m’a commandé une musique de scène pour l’une de ses pièces. Je lui ai demandé ce qu’il voulait comme style.
Il m’a répondu : « Je ne veux pas de belles harmonies… Faites le plus laid possible ! » Vous voyez
comme c’est difficile de concilier l’utile, le beau, la culture et l’art…
Je termine en revenant un peu à la question de la santé. A mon avis, la question de la santé nous
renvoie au parcours d’un individu ou d’un groupe qui affronte un problème, qui essaie de l’analyser et
de trouver une solution. Dans un tel contexte, je pense que l’art et la culture peuvent donner des repères destinés à construire cela… Quant au rôle des artistes, en plus du fait qu’ils sont des fabricants de
beauté, ils peuvent trouver leur utilité en tant qu’acteurs politiques, dans le sens large du terme. A travers la musique, par exemple, ils créent un espace et un moment où les gens peuvent se faire entendre
dans leurs souhaits, leurs rêves, leurs revendications, leurs haines aussi. A partir de là, on peut cons-
5
Composition musicale créée le soir du 29 août 1952 au Maverick Concert Hall de Woodstock, New York. Cette
« œuvre » est silencieuse. C’est une partition vierge de toute note. Cette pièce de John Cage constitue une étape charnière
dans l'histoire de la musique. En quatre minutes et trente-trois secondes, sa vérité est redonnée au silence, rien de moins. A
nous de l'écouter. N.D.L.R.
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truire ensemble un projet de vie basé sur la créativité sociale et artistique. Un projet qui donne sens, au
double sens du mot : signification et direction.
Il y a une phrase d’André Malraux qui m’accompagne quand je travaille : « L’art est ce qui répond à l’homme quand il se demande ce qu’il fait sur terre ». A partir de là, il faut aussi prendre le
risque de la rencontre. Ce n’est pas toujours facile de rencontrer les autres, dans un cadre qui soit créateur et récréatif… Quand les gosses vont en récréation, ils ferment leurs bouquins et ils oublient un
moment la classe, pour recréer quelque chose dans la cour…
Et là, je ne peux terminer mon exposé qu’en soulignant toute l’importance des acteurs socioculturels de l’éducation permanente : enseignants et éducateurs… Je ne pense donc pas, à propos de la
santé globale, uniquement aux médecins et aux infirmières…
Vous l’aurez compris, c’est aussi un appel que je vous lance…
Ivan Vanaise (Chef du secteur des Animations et de la Formation au sein de la DGAC)
Considérons cette intervention comme un stimulant pour notre réflexion, en l’espèce : avec sensibilité et intelligence. La question posée par Mr Nguyen va à présent se poursuivre à travers les débats, dans les deux ateliers qui vont suivre. Après une brève synthèse de vos échanges, nous entendrons ensuite Mr Perez. Quant au débat final il sera organisé grâce à l’apport des deux conférenciers.
(…)
Synthèse des ateliers du matin (par Ivan Vanaise)
Les tableaux que vous avez consultés avant de rejoindre vos ateliers contenaient une question
un peu particulière : « Crée-t-on pour vivre ou vit-on pour créer ? » Sans que vous vous concertiez
d’un groupe à l’autre, vous avez dit sensiblement la même chose : « Vivre en créant et créer en vivant… »
Dans le premier atelier, vous avez noté que « créer, cela libère un certain potentiel ». Cela
consiste notamment à donner du sens, à donner un supplément de sens à la vie. Cela exige un retour
sur soi, une transformation, avez-vous considéré. Créer consiste à incarner quelque chose de soi dans
une production, qu’il s’agisse de quelque chose d’heureux ou de difficile, voire de douloureux. C’est
investir quelque chose qui peut être reçu par les autres, de sorte que cela peut déboucher sur un lien. Et
cela en vient donc à créer du lien.
Il y est ainsi question de confiance en soi et d’affirmation de soi, pour sortir quelque chose de
soi… Et je relève une phrase centrale : on existe en créant et on crée en existant.
Toute une série de facteurs y contribuent. Ce sont les expériences de notre vie et parfois les
épreuves que nous traversons. Ce sont les liens que nous créons, le regard que les autres portent sur
nous, nos choix, l’exercice de notre liberté et les décisions que nous prenons.
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Il convient aussi de savoir « se poser ». Ce qui veut dire, sans doute, s’arrêter, regarder une
fleur qui grandit… Se donner du plaisir, ne pas refuser le ravissement, ne pas considérer qu’on perd là
son temps… Pour communiquer et partager, il faut bien entendu du temps. Notamment celui de donner
de la cohérence à ce que nous partageons, par rapport à nos propres valeurs, de manière à pouvoir donner du sens et à permettre aux autres de le reconnaître, voire de le partager.
Dans le second atelier, vous avez épinglé cette idée : « nous existons pour créer ET nous créons
pour exister », avec une instance sur le « et ». Le rapport va donc bien dans les deux sens. La créativité est source de plaisir et d’échange, pour soi et avec les autres. C’est également un espace de liberté
où on se donne la possibilité de partager et donc de créer des liens. Et la créativité favorise aussi, parfois, un processus de changement, de progression personnelle et sociétale. Finalement, elle peut donc
agir sur notre environnement.
Je relève encore un certain nombre de phrases qui résument assez bien ce qui a été partagé durant l’atelier : on vit parce qu’on a été créé… C’est bien entendu évident, mais le fait de le dire introduit la réflexion suivante : j’existe, j’ai été créé, je vis et à mon tour je crée, … avec les autres. Tantôt grâce aux autres, tantôt contre eux… Je crée avec moi, en moi-même, dans mes rêves personnels
que je tenterai ensuite, si possible, si besoin, d’inclure dans un rêve plus large, plus global… Et encore : j’existe surtout dans les moments de création : ils me font sentir plus intensément que je suis vivant. Et une personne dans le groupe a ajouté un accord au féminin : que je suis… vivante ! En soulignant le fait qu’on parle toujours au masculin… Pourquoi, en effet ?
Je termine par cette note : « On se prolonge dans la vie et par la création. Créer, c’est prolonger la vie et donc, d’une certaine manière, rester vivant, au-delà de son propre présent ». C’est aussi
se prolonger soi-même, comme d’aucuns le vivent à travers leurs enfants…
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« Nos enfants sont-ils des cancres ou des crétins ? »
Carlos Perez
Sportif de haut niveau
Passionné de pédagogie et auteur du livre « L'enfance sous pression »
Il dirige à Bruxelles un centre sportif fréquenté par de nombreux enfants victimes du stress.
Sur base de contacts quotidiens avec des parents, des jeunes et des travailleurs socioculturels,
Carlos Perez fait un constat accablant : beaucoup d'enfants présentés comme dysphasiques,
dyslexiques, intravertis, timides ou ayant des troubles oppositionnels
sont en fait des enfants stressés. Tous, ou presque tous, sont en décrochage scolaire.
Le conférencier propose un parallélisme original et édifiant
entre l'organisation de l'école et celle de l'entreprise.
Pour lutter contre l'échec scolaire et promouvoir le bien-être des enfants,
Carlos Perez préconise de considérer l'être humain
non plus seulement comme une ressource humaine, mais aussi comme un être social.
Son témoignage s'appuie sur une pratique de 25 années.
Introduction par Ivan Vanaise
On a coutume de dire que l'avenir, c'est l'enfant.
Le voyant comme ça, l'enfant peut être comparé à une petite graine. Une petit graine ou une
brindille d'herbe fragile qui tremble dans la brise du matin.
Selon ce qu'on en fera, en fonction de l'utilité qu'on lui trouvera et de la manière d'exploiter ses
ressources potentielles, connues ou à révéler, on pourra considérer cette pousse verte comme une bonne
ou comme une mauvaise herbe.
C'est le jardinier qui va décider. C'est lui qui prépare l'avenir. Le jardiner sait qu'il n'y aura de
bonne récolte que sur une terre bien préparée, bien amendée. Il sait qu'il n'y aura de beaux fruits ou de
bons légumes qu’avec des binages, des arrosages et des sarclages faits à heure et à temps. Avec soin,
avec discernement et même, pourquoi pas ? avec amour !
L’enfant est comme le jardin. Il mérite soins et amour.
Mais de quoi cet amour sera- t-il fait ? Comment l'exprimer ? Comment le lui montrer ?
En l’arrosant un peu ; ou beaucoup ?
En le gardant dans l'ombre ? En le poussant en pleine lumière ?
En lui prodiguant peu, beaucoup, trop de nourriture ?
Certains pensent qu'il faut intervenir, agir, travailler, mettre la pression... Eh oui ! L'enfant est
parfois mis sous pression. . .
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Pour examiner cette question - et elle aussi, est à la fois pertinente et impertinente - nous avons invité
Carlos PERES.
Exposé de Monsieur Carlos Perez
Pour conjurer le sort, je vais commencer par rire un peu de moi-même : je suis probablement le
plus mauvais orateur que la DGAC ait invité durant ces dernières années… En règle générale, je suis
plutôt dans l’écoute, depuis 25 ans. Je vais néanmoins tenter d’exprimer le fruit de mes pensées.
Comme vous l’avez constaté… je suis sportif… Certains stéréotypes ont la vie dure… Quand
j’ai écrit mon livre (6), cela a causé beaucoup de grincements auprès de la corporation des professeurs.
J’en suis désolé, parce que mon but n’était pas de déranger, mais d’accompagner les gens, surtout les
familles des enfants…
J’ai pris un parti et j’admets que mon point de vue est assez unilatéral. Je tiens à ce que vous le
sachiez, que vous ayez lu le livre ou non. J’ai voulu défendre une cause. J’y vois un élément de plus à
la réflexion.
J’ai voulu écrire un livre pour parler principalement de la souffrance, tout particulièrement à
l’école. L’école est pour moi un déterminant pour les enfants, comme l’entreprise l’est pour les adultes. Dans les deux cas, on y passe une grande partie de sa vie.
Une autre motivation pour parler de la souffrance provient du fait que j’ai un enfant qui, très tôt,
à l’âge de six ans, a été édicté comme hyperactif ou hyperkinétique. D’où mon parcours de combattant, en tant que père. J’ai voulu écrire ce livre pour cet enfant, mais aussi pour les centaines d’autres
avec lesquels je travaille régulièrement et qui sont en difficulté ou en décrochage scolaire.
Je me suis rendu compte que lorsque le train scolaire s’emballe, beaucoup d’enfants restent sur
le quai et ne parviennent plus à suivre le rythme. Cela provoque beaucoup de souffrances.
Lors de mon enquête, en préparation du livre, une phrase m’est revenue en permanence chez ces
enfants : « Les profs n’ont pas beaucoup de temps pour nous expliquer… » Je pense qu’il faut écouter
cela. Bien entendu, il faut être attentif à ce que les adultes nous disent … Mais les gamins ont aussi
beaucoup à nous dire et, quand on les observe, dans leurs problèmes de motricité et à travers leurs
corps, il y a là beaucoup de choses qui s’expriment…
Je vais vous demander de faire cet effort d’observation… Et je vais pour cela vous proposer de
visionner pendant six minutes des enfants qui s’expriment. C’est très révélateur de les écouter…
Dans le livre, pour le résumer, j’indique que l’entreprise devient un modèle pour l’école. Mon
propos est de le démontrer. Le modèle de gestion industrielle a pénétré le monde éducatif. Le temps
est devenu la valeur de référence. Il faut produire toujours plus en un temps toujours plus limité. Cela
provoque beaucoup de souffrances. Je vous propose de le constater dans cette vidéo.
Vision de la vidéo
Dialogue dans une classe entre un animateur et deux jeunes élèves : Alexandra et sa copine.
6
« L’enfance sous pression; quand l'école rend malade », Editions Aden. N.D.L.R.
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L’animateur : - Au fond… tu aimes l’école, mais tu as un rythme plus lent que les autres…
Alexandra : - Oui !
- Ce qui fait dire.. que tu es paresseuse…
- Mais ce n’est pas gai, quand on me dit ça ! Par exemple, quand je vais au bassin de natation,
et que je vois les autres qui nagent plus vite que moi… Je me dis : bah ce n’est rien, je vais essayer de
nager… Et quand j’entends les autres dire : « Allez ! plus vite ! », je pense : à quoi ça sert que j’aille
plus vite, si on me le dit encore ?
- Et d’autant plus que c’est ton rythme à toi…
- Mais oui ! Moi je n’ai pas envie d’être lente… Ce n’est pas parce que je suis plus lente que je
dois moins travailler que les autres ! J’ai 72 à mon dernier bulletin. Franchement, je pensais que
j’aurais moins. Parce que tout le monde se fout de ma poire ! Je n’ai pas toujours de bons résultats,
mais ce n’est pas parce que je suis paresseuse…
- Non, c’est parce que tu as un autre rythme…
- Je réfléchis trop longtemps et à cause de cela je n’ai pas le temps d’écrire mes réponses.
- Est-ce qu’il y a dans ta classe des copains qui peuvent comprendre cela ? Qui peut comprendre le rythme d’Alexandra ?
Une copine : «Moi, j’ai essayé d’aller plus vite dans mes cahiers. Cela a marché seulement un
jour. Je ne sais pas pourquoi… Peut-être que j’étais mieux éveillée… Mais on ne va pas ralentir le
cours pour nous deux, quand même !
L’animateur : - Cela veut-il dire que vous ne comptez pas !?
- Mais oui, monsieur ! Mais ce n’est pas toujours nous qui devons nous débrouiller pour aller
plus vite… Le prof doit aussi aller moins vite ! Sinon, nous, comment allons-nous nous en sortir ?
Nous ne sommes pas encore sorties de l’auberge, si le professeur ne va pas moins vite !
Alexandra - Moi, je dis que les profs n’en peuvent rien : il y a 25 élèves qui comprennent tout
de suite. Alors le prof dit : « il y en a 25 qui comprennent et il y en a 2 qui traînent. Qu’est-ce que je
peux faire avec ça, moi !? »
- Si les autres ont compris, c’est donc qu’ils sont plus intelligents que vous deux ?
- Oui mais alors, l’école…, elle est faite pour les plus intelligents ?
Alexandra : - Pour moi, c’est pour les moins intelligents ! Et si le prof va trop vite, c’est normal que nous nous sentions abandonnées… Parfois il pose des questions, alors que je n’ai pas encore
compris ce qu’il a expliqué. Si bien que je ne sais pas répondre. Vous croyez que cela me plaît ? Je ne
fais pas ça pour me rendre intéressante ! Au contraire, je me rends encore plus bête en ne répondant
pas. Quelque fois, ce n’est pas de ma faute si je ne sais pas répondre, parce que je ne suis pas arrivée
au bout de la leçon. Mais dans la classe il y en a 23 qui sont plus rapides. Qu’est-ce qu’on peut faire
avec ça ? Nous ne sommes que deux… On va donc nous abandonner, quoi ! Moi, je m’en fous carrément ! J’essaie tout le temps de rattraper les autres ! Tout le temps !
Sa copine : - Oui mais, le professeur veut que tout le monde soit en ordre, après chaque leçon.
Il veut qu’on suive les autres. Il n’a qu’à nous laisser un peu plus de temps, après tout, pour qu’on
sache se rattraper… Sinon, on ne sera jamais en ordre !
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L’animateur : - Tu peux peut-être travailler pendant les récréations…
Alexandra : - Oui mais, Monsieur, le prof veut qu’on soit en ordre dans sa classe ! Alors,
pourquoi il ne travaille pas un peu plus longtemps avec les 3èmes pour nous laisser achever ? C’est vrai
qu’on se sent abandonnées, quand il y a tout le monde qui rigole de nous. Ce n’est pas gai. On veut
bien participer. Il y a deux mois d’ici, on est parti en classe de forêt. Même là, si je fais quelque chose
de travers, il y a bien plus que 20 élèves, il y en a 40… qui se foutent de ma poire ! Et ceux qui ne me
connaissent pas vont dire : « Oh ! celle-là ! » Et c’est normal qu’on rigole… Quand les autres font
quelque chose de travers, nous aussi on rigole ! Alors, je me fais piétiner ! Vous dites, Monsieur, que
la vengeance, ce n’est pas beau. Alors, eux ils peuvent faire ce qu’ils veulent ? Ils peuvent se foutre de
ma poire ? Ils peuvent faire n’importe quoi ? Ils peuvent rigoler de moi ? Et moi, au moindre petit
défaut qu’ils font, je ne devrais pas me marrer !?
- Est-ce que tu as déjà pu toucher un mot de tout cela à ton instituteur ?
- Non ! Je ne veux pas, parce que je sais bien qu’il ne sera pas d’accord de nous laisser un peu
de temps pour terminer…
Sa copine : - moi, je ne sais pas comment il va réagir… Alors, c’est normal que je ne lui dise
rien !
L’animateur : - Mais comment pouvons-nous faire comprendre aux instituteurs qu’ils ne sont
pas assez attentifs aux problèmes des enfants ? Pourtant, ils aiment les enfants et ils essaient de bien
faire leur métier…
- Ils ne veulent pas comprendre ! Ils le voient, mais ils croient qu’en allant plus vite, l’enfant
va suivre et travailler différemment… ! Ils croient qu’ainsi l’enfant va mieux comprendre… Mais ce
n’est pas vrai ! Il faut prendre le temps d’expliquer. Je ne comprends pas pourquoi ils ne laissent pas
le temps aux élèves. Je sais qu’ils voient que les enfants ont du mal, mais ils ne veulent pas comprendre…
- Ou bien ils sont peut-être pressés, parce qu’il y a la matière qu’il faut absolument voir… Les
enfants ne se rendent pas toujours compte de cette… urgence… Alors, pourquoi ne pas leur dire ?
- Parce que, moi, je suis fort gênée. Alors je n’aime pas le dire. J’ai peur de le demander. Je
n’ose pas !
Fin de la vidéo
Comme vous l’aurez compris, le facteur « temps » constitue aujourd’hui un déterminant. Partout, on voit les gens courir et l’école n’est pas indemne par rapport à cela. Car l’école tend à faire la
même chose que les structures industrielles.
Ce qui détermine aujourd’hui ce qui se passe à l’école, c’est l’industrie ! Je vais m’expliquer,
mais j’aimerais que vous vous souveniez que chaque fois que je parle de l’école, il y a cette référence à
l’industrie et à nos grosses entreprises performantes.
L’école n’est pas neutre. Elle n’évolue pas en dehors de toute contrainte politique, sociale et
économique. La faille de l’O.C.D.E. (Organisation de Coopération et de Développement Economiques), tout le monde s’accorde à le dire, c’est de considérer que la clé de la compétitivité internationale
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est l’éducation. Depuis le traité de Lisbonne (7) tous les grands organismes internationaux ont adopté
leur vocabulaire concernant l’école. On parle désormais de ressources humaines, de capital social, de
compétences, d’économie de la connaissance, l’employabilité, de mondialisation des services éducatifs… La qualification et la formation ont été bannies. On ne parle plus que de compétences.
On veut effectivement parler de l’école en terme de production, de rendement et de compétitivité. Les organisations internationales donnent aujourd’hui le ton. L’école n’est plus neutre. Mais je
pense qu’elle ne l’a jamais vraiment été… Un professeur, dans sa classe, peut penser qu’il dispose
d’une certaine marge de manœuvre, et en cela je le comprends parfaitement. Il n’empêche : il est dans
un système !
L’école imite désormais le système de production et elle évolue comme le font les entreprises.
Ce sont les mêmes mécanismes de rationalisation, introduits dans l’industrie en vue d’augmenter la
production des ouvriers. Ces mécanismes ont été injectés dans le monde de l’éducation pour augmenter là aussi la production des apprenants. Et cette méthode a bien entendu un impact sur la santé des
enfants.
On peut résumer cette volonté par une formule : « Rationaliser et produire plus » Et aussi :
« Avec moins, produire plus ».
Dans l’industrie, cela s’est passé de la façon suivante : l’intensification de la concurrence et les
exigences de rentabilité ont conduit les grandes entreprises à moins de diversification et donc à se recentrer sur leur activité principale. C’est ce qu’on appelle les fondamentaux. Eh bien, on voit qu’on ne
rencontre plus guère à présent dans l’école que les fondamentaux : les matières comme les mathématiques et le français. Tout le reste est externalisé : on sous-traite de plus en plus…
La F.E.B. (Fédération des Entreprises de Belgique) déclare qu’entre 1980 et 2002, le volume de
production de l’industrie belge a augmenté de 52,4 %, soit 1,9 % par an. Cette forte hausse de la production a été réalisée avec 32 % de main d’œuvre en moins. Cela signifie qu’un travailleur moyen a
produit en 2002 plus du double que ce qu’il produisait en 1980. Ce qui revient à un accroissement
moyen de 3,7 % par an. Or, et on le comprendra tout à l’heure, c’est exactement la même chose dans le
monde éducatif.
James Lewis Junior (économiste américain) a milité pour l’introduction de méthodes de gestion
d’entreprise dans l’éducation. Ce charmant monsieur dit la chose suivante : « en prenant exemple sur
les meilleures de nos firmes, nous pouvons mener notre combat pour l’excellence de nos circonscriptions scolaires. » Et cela, rapidement et en faisant des économies.
Un journaliste émérite en France ne dit pas autre chose : « il faut prendre l’exemple sur Buick et
Renault pour nos circonscriptions scolaires. Ce sont des entreprises performantes ! »
Toutes ces méthodes pour réduire les coûts et pour gagner en productivité pénètrent de façon
accélérée le modèle éducatif. Il faut comprimer les coûts par enfant et, malgré tout, il faut un gain de
productivité ou de valeur ajoutée. Avec les conséquences particulières que cela induit…
Le budget de l’enseignement est passé de 7 % du P.N.B. (Produit National Brut) dans les années
1980 à 4,9 %... Cela signifie des milliards d’euros en moins pour l’éducation. En 1996, trois mille
postes d’enseignants ont été supprimés dans le Secondaire. Dans le même temps, les savoirs et les matières ont fortement augmenté.
La Commission Santé – Enseignement de la Fondation « Roi Baudouin » considère que, depuis
7
Traité signé le 13 décembre 2007 à Lisbonne entre les 27 États membres de l'Union européenne et qui tend à transformer
l'architecture institutionnelle de l'Union. N.D.L.R.
17
les années 1990, la somme des savoirs double tous les sept ans ! Alors que, parallèlement, des estimations font apparaître que 400 heures annuelles sont amputées à l’école.
En conséquence : moins de profs, moins d’argent, moins de temps pour la formation, mais plus
de matières… Cela donne quoi ? Cela donne les mêmes paramètres que dans les entreprises : avec
moins, il faut produire plus !
Je vais comparer cela à la situation en France que j’ai étudiée depuis un certain temps.
En France, la situation est approximativement la même qu’en Belgique. En 1998, 7 à 8 % du
P.I.B. (Produit Intérieur Brut) était consacré à l’éducation, contre 6,8 % en 2006. C’est ce que
confirme Dominique Roulin, agrégé en mathématique : alors que le temps annuel d’enseignement diminue, la somme de connaissances disponibles connaît un accroissement sans précédent. Emmanuel
Davidenkoff (8) a justement écrit un livre sur les manuels scolaires. Il parle d’un véritable empilement
des connaissances par élève, sans précédent, comme s’il fallait que les enfants empilent tout ce qui
n’est pas permis d’ignorer.
Pour être tout à fait concret, on vient d’annoncer en France une suppression de 11.200 postes
dans l’éducation à la prochaine rentrée scolaire, ainsi qu’une réforme du Primaire. Cela veut dire
quoi ? Pour le Ministre de l’éducation nationale, il faut revenir aux fondamentaux. Les maths et le
français conservent une place de choix. Ils sont même revus à la hausse, tandis que les horaires des
sciences, de l’histoire, de la géographie ou encore de l’éducation physique sont revus à la baisse. Entre-temps, on externalise, on sous-traite, exactement comme dans les entreprises.
Que disent les professeurs eux-mêmes de ces réformes ? Ils dénoncent un glissement du programme du Collège vers le Primaire. Or, le cadre horaire ne permet pas la mise en œuvre de
l’ensemble des contenus proposés. De son côté, le cloisonnement des disciplines ne favorise pas le
travail de mobilisation et de mise en lien des connaissances. C’est exactement le même schéma que
dans les entreprises.
Voilà comment on règle le problème de production dans le monde de l’éducation ! Avec moins
de moyens, moins de professeurs, mais plus de matières et moins de temps, on veut produire plus !
Dans tout cela, l’enfant est considéré comme une ressource humaine, plus du tout comme un
être social. Il est approché comme un produit à formater. Il est supposé détenir des capacités de production infinies. On entend le presser ; et il produira tant qu’on le lui demande…
Voici ce que déclare un professeur d’Anvers lors des enquêtes que nous avons réalisées pour
préparer le livre : « L’école demande beaucoup trop aux élèves… Quand je vois les livres de 1ère année
en physique, en chimie ou en mathématique, ce sont les manuels que j’ai moi-même étudiés durant mes
Humanités ! »
J’ai abordé jusqu’ici la charge directe sur les élèves dans le cadre de l’école. Mais il y a aussi
une charge indirecte, incorporée dans le processus de la production éducative. C’est tout le processus
déjà décrit, mais avec une charge qu’on ne voit pas et qui pourtant est totalement cynique. Elle est à la
charge intégrale des apprenants et de leur famille. C’est celle-ci : un ouvrier, quand il rentre à la maison, c’est terminé pour lui ! Les enfants, quand ils rentrent de l’école, rien n’est fini !
Par ailleurs, l’hermétisme de chaque branche veut que chaque professeur travaille en circuit
fermé, y compris dans les Primaires. Ce n’est pas encore partout comme cela, mais cela commence à le
devenir… Chaque prof se concentre sur sa matière et cela entraîne souvent une surcharge de travail
pour les élèves, parce qu’ils doivent compenser et produire en dehors du cadre scolaire, dès lors que
8
« Réveille-toi Jules Ferry, ils sont devenus fous » Oh Editions.
18
chacun travaille de façon individuelle, les uns à côté des autres, sans passerelles. Cela produit beaucoup d’incohérences et donc, pour y pallier, du travail complémentaire. Le Ministre actuel de
l’enseignement, Christian Dupont, le pense, lui aussi… Enfin, il le dit… Reste à voir ce qu’il va
faire…
Nous, en tant que parents, nous ne pouvons que constater le poids du cartable de nos enfants…
Ce n’est évidemment qu’un paramètre… Le cartable dépasse généralement les 10% conseillés du
poids de l’enfant lui-même… En fait, on se situe plutôt vers les 26 %... Et dès lors, 20 % des enfants
souffrent de lombalgie due à ce surpoids du cartable. Les enfants ne transportent évidemment pas tout
ça pour leur plaisir. Mais voilà : ils doivent produire à la maison, pour satisfaire à l’entreprise éducative ; et donc ils doivent ramener tous leurs cahiers à leur domicile pour les reprendre ensuite pour
l’école.
Le deuxième paramètre de surcharge concerne la dominance quantitative du temps scolaire
avec, pour corollaire, la sous-traitance extérieure. On considère que plus de 50 % du temps d’éveil de
l’enfant est consacré à l’école. C’est bien plus que ce qu’on demande aux ouvriers. C’est pratiquement
tout le temps social de l’enfant qui s’articule ainsi pour l’école et autour de l’école. On dit volontiers
que l’école cannibalise tout le temps social de l’enfant. C’est sans doute exagéré, mais on peut tout de
même réfléchir à la question.
Troisième paramètre de surcharge : on le constate dans l’économie souterraine des cours particuliers. En Belgique, on table sur 20 % des enfants qui sont en décrochage scolaire et que l’école ne
parvient pas à prendre en charge. C’est alors qu’intervient la sous-traitance extérieure : cours particuliers, etc. Il y a donc là une sorte de contrainte permanente pour que le métier d’élève se prolonge en
dehors de l’institution scolaire.
Depuis la fin des années 70 et le début des années 80, la notion de formation ou du savoir
transmissible a été remplacée par une nouvelle doctrine : la compétence. Avec l’arrivée des pédagogies
par objectifs dans les écoles, les comportements sont mis plus que jamais à contribution.
Je peux prendre à ce propos l’exemple de mon fils. Dans mon journal de classe, lorsque j’étais
gamin, les points étaient suffisants… Aujourd’hui, il y a aussi le comportement. Ainsi, mon fils n’a
pas pu passer de classe, non à cause de ses points, mais à cause de son comportement. On a dit que
mon fils ne serait pas assez performant, parce que son comportement l’en empêcherait. On se fiait
donc à une sorte de vision, à une sorte de prédiction… Il y a des gens qui sont visionnaires et qui peuvent prédire que tel enfant peut passer par des étapes difficiles, et que tel autre ne le peut pas. Comme
si un comportement particulier ne pouvait évoluer et changer… Conclusion : on entendait orienter mon
fils le plus vite possible.
Considérons à présent l’arrivée des pédagogies par objectifs.
La compétence ne s’intéresse plus à la qualité du transfert entre le professeur et l’élève, mais
plutôt à la production de chaque élève. Nous sommes là, de nouveau, dans une réflexion à propos de la
production. Cette notion est fortement associée à la performance et à l’efficacité, celles-là même qu’on
retrouve dans les entreprises. Il faut désormais chiffrer, noter et trier en permanence, tout au long du
cursus, tout ce qui est capitalisable.
Dans l’industrie éducative, il faut réduire les coûts, tout en augmentant la production. Les évaluations vont permettre cette performance grâce à la traçabilité de la production, mais aussi des « déchets » humains, autrement dit des échecs. Ces méthodes, pour être efficaces, s’accompagnent d’outils
qui permettent une visibilité et une traçabilité de la production de chaque élève. Quels sont ces outils ?
Ce sont évidemment les évaluations. Il existe aujourd’hui une quantité d’outils d’évaluations des programmes et des comportements internes ou externes à l’école. Ils doivent permettre de vérifier la com19
la compétitivité et la production de chaque pays, de chaque école, de chaque élève. Ces évaluations
sont, in fine, un baromètre de la compétitivité. Depuis une vingtaine d’années, les évaluations sont devenues nombreuses et multiformes. On évalue le niveau global d’une classe d’âge, les résultats des
établissements scolaires, l’évolution des connaissances des élèves…
Si on met bout à bout toutes les opérations prévues pour l’évaluation, durant les six années du
Fondamental, on constate qu’on perd une année de formation ! Le résultat est équivalent pour le Général. La norme de compétence, à travers la pédagogie par objectifs, a pratiquement pénétré toutes les
structures de l’école, prioritairement dans les écoles techniques et professionnelles, plus proches de
l’industrie. Elle a commencé dans le Général, pour s’introduire ensuite dans le Fondamental. Nul
doute que le Maternel est l’enjeu de demain.
Il existe déjà un livret de compétence minimale destiné à pointer les moins productifs et les déviants. Différents pays, dont les Etats-Unis, ont fait fort en la matière… On y fait du Maternel un véritable enjeu pour améliorer la compétitivité de l’école en tant qu’entreprise. Ainsi, l’ambition est de
hisser le niveau éducatif toujours plus haut et d’investir dans le pré Elémentaire qui devient à son tour
une clé du redressement. En tout cela, on ne parle plus d’enfants, on parle de production !
En France est sorti un rapport commandité par le Ministre de l’éducation actuel. On n’y dit pas
autre chose ! Le pré Elémentaire doit devenir une école « Normale ». Voilà ce que dit le monde de
l’éducation en mai 2008 ! Le contenu du programme au Collège passe vers le Primaire et les exigences
du Primaire vers le Maternel. La tendance générale est ainsi d’accélérer les apprentissages des tout
petits. Or, tout ceci n’ira pas sans générer beaucoup d’angoisse…
Dès lors, nous sommes en droit de nous demander si le fait de mettre aussitôt les enfants devant
des responsabilités de réussite et d’évaluation n’est pas dommageable pour leur santé.
Quand nous avons démarré notre enquête et quand nous avons commencé à analyser la question, c’est parce que nous avions beaucoup d’enfants qui avaient des problèmes de comportement et
d’opposition. Nous avons commencé par analyser la situation sur cette base-là. Pourquoi ces enfants
étaient-ils stressés ? Pourquoi étaient-ils en opposition par rapport au système ?
Selon les normes de l’apprentissage tel qu’introduit en tant que processus actif, le jeune enfant
doit devenir maître de son entraînement. Il voit ainsi ses responsabilités s’accroître. Il doit développer
très tôt des aptitudes et des attitudes conformes aux normes de production éducative. Ce contrôle permanent sur les apprenants dissimule et génère une sorte d’inquiétude perpétuelle. Cela conduit à vivre
essentiellement en compagnie de la peur. Les évaluations sont organisées comme des compétitions.
Les élèves le savent. Une fois notés, il n’y a plus pour ainsi dire de retour en arrière possible. Une
erreur …, et le futur enfant est engagé dans un sens ou dans un autre. Les enfants ont tout intérêt à se
trouver dans le bon wagon. Ils le savent ! La pression est très forte et cela de plus en plus tôt ! Et de
plus en plus longtemps !
Ils doivent être assis toute la journée, compétents, flexibles, concentrés ! Avoir de bonnes attitudes et de bonnes aptitudes comportementales. Il ne doivent pas freiner le processus de production : le
leur et celui de leurs voisins.
C’est quand même une charge importante qu’on impose là aux enfants !
Le déterminant du monde éducatif aujourd’hui est l’évaluation permanente de la production des
élèves. Cela a des conséquences très graves sur leur santé. Les évaluations telles qu’elles sont pratiquées dans mon école produisent des retardés, des inadaptés, des défaillants… Les évaluations sont
conçues essentiellement comme des instruments de contrainte et de sélection !
Tout le monde ne sera pas d’accord avec mon propos. J’ai annoncé que je prenais un pari unila20
téral. Vous pouvez bien entendu le critiquer…
La notation utilisée à l’école n’est donc pas neutre. C’est important de le savoir. Sa principale
vocation, dans le système actuel, est le classement et la sélection. In fine, une telle orientation ne peut
que produire douleur et impuissance.
Le modèle de gestion, utile à l’industrie pour augmenter la production et tel qu’il est intégré
dans le modèle éducatif, provoque les mêmes symptômes chez les adolescents que chez les ouvriers en
entreprise. Aux Etats-Unis, neuf millions d’enfants sont sous Rilatine (9) ou sous d’autres psychotropes.
Des enquêtes au Canada confirme cette logique : l’école est le moteur de la médicalisation des
enfants. En dehors de la période scolaire, les enfants n’ont plus besoin de Rilatine. C’est ce que
confirme un expert de l’hyperactivité auprès de l’Hôpital de Neurologie de Lyon, le docteur Olivier
Revol (10). Les problèmes apparaissent au moment où les contraintes scolaires deviennent élevées. La
société qui produit le nouveau concept de la Rilatine : le Concerta (dont le principe actif dure toute la
journée) confirme cette observation et estime son marché à cent millions de dollars, en relation au seul
domaine scolaire.
Pour l’industrie pharmaceutique, l’école représente un véritable marché potentiel, en pleine
croissance. En Belgique, de 2005 à 2006, on est passé d’un million deux cent mille doses de Rilatine à
deux millions sept cent mille doses, soit une croissance de 34% en un an. Le critère « santé » et
d’autres critères biologiques sont devenus les « réponses » au problème de surcharge dans le monde de
l’éducation. Cela permet d’évacuer toutes les difficultés vers la sphère privée. Ainsi, on banalise et on
externalise le problème en dehors de l’enceinte scolaire. Du même coup, le marché de ces produits
devient tout à fait « acceptable ». On supporte que toute une population scolaire soit sous camisole
chimique, du moment que les gains de productivité soient maintenus, y compris dans l’enceinte scolaire.
Quand on utilise l’argument « santé », c’est pour maintenir, voire augmenter le niveau de production, jamais pour le freiner. L’école est le lieu spécifique où se développent et se détectent les troubles des enfants. C’est généralement pour pallier les problèmes scolaires que des médecins interviennent. L’enfant doit passer une grande partie de sa vie à l’école. J’en parle d’autant plus facilement que
j’ai travaillé avec un nombre incroyable d’enfants hyperactifs dans mon centre (y compris avec mon
propre fils).
En règle générale, l’enfant passe trois ans de plus que ses propres parents à l’école. Le formatage et le conditionnement sont présents tout au long de ce parcours. Les professeurs expliquent euxmêmes comment ils procèdent. Comment vont-ils saisir exactement la zone grise entre normalité et
anormalité ? Un enfant turbulent ou distrait est-il malade ? Lorsqu’un enseignant constate un problème, il en informe le Centre P.M.S., par exemple ou, le cas échéant, il renvoie l’enfant vers un médecin.
Les enfants sont diagnostiqués sans véritable examen médical et selon des critères subjectifs
pourtant largement remis en cause par la communauté scientifique internationale. Il n’existe aujourd’hui aucun test technique, ni aucun marqueur biologique permettant de dépister l’hyperactivité :
aucun gène, aucun virus, aucune pathologie avérée…
Aucune lésion organique ou anatomique ne peut être démontrée à ce jour. Tout se fait sur base
9
Médicament utilisé chez l'enfant essentiellement dans le traitement du trouble déficitaire de l'attention avec ou sans hyperactivité. N.D.L.R.
10
Le Docteur Revol dirige le service de neuropsychologie de l’enfant à l’Hôpital Neurologique de Lyon. N.D.L.R.
21
du comportement de l’enfant. Et cela, à partir de l’école !
La seule chose qui est prise en compte aujourd’hui dans les analyses menées à propos de l’école
(et même dans le chef des progressistes, ce qui ne manque pas de m’étonner), c’est la question de la
productivité et de la rentabilité. On ne parle plus que du « niveau »… Il est trop bas ! Les parents sont
démissionnaires et le niveau est trop bas !
On ne parle que de la médiocrité du niveau qu’il faut sans cesse remonter. Jamais les questions
de santé et de bien-être des enfants ne sont prises en considération. Pourtant les cabinets des pédopsychiatres font le plein ! Six mois d’attente, pour une consultation en Flandre, alors que le suicide est la
deuxième cause de mortalité chez les jeunes ! La psychiatrie enfantine est en pleine expansion. 20%
des enfants ont un problème psychiatrique ; le double qu’il y a dix ans ! Un article du Standart mentionnait tout récemment ce problème. Son titre : « Les enfant sont de plus en plus contrôlés et médicalisés ».
Qu’est-ce qui ne va pas avec nos enfants ? Leur comportement doit être formaté pour servir la
production et veiller à l’employabilité de l’élève. Voilà le problème ! Pour servir cette logique de
compétitivité, les anglo-saxons ont mis en place une stratégie de contention destinée à formater et à
adapter les enfants à la norme. On peut parler d’une logique médico – éducative. Lorsqu’un membre
du groupe ne se soumet pas aux normes ou lorsqu’il n’a pas la possibilité de le faire, il devient un déviant, un troublé, un malade. Et la médicalisation devient la solution ! Ainsi, des problèmes pédagogiques deviennent très rapidement des problèmes médicaux. La médicalisation devient la solution
coercitive du problème. On rejette sur les enfants les plus faibles la responsabilité d’une problématique
qu’il revient aux adultes de résoudre.
On est là dans une logique de santé mentale à la fois utilitaire et sécuritaire. Désormais, toute
atteinte à la norme ou tout porteur d’un écart à cette norme est un déviant et un malade, voire un délinquant potentiel. Et il va très vite rejoindre la grande famille des dyslexiques, un segment de l’ensemble
infini des disfonctionnements…
La population à risque doit être très rapidement encadrée, dès lors qu’elle ne reproduit pas le
comportement attendu. Les spécialistes de l’hyperactivité disent qu’entre 30 et 50 % des enfants étiquetés auront des tendances adictives et délinquantes. Là aussi, on ne leur laisse pas vraiment le
choix : on prévoit par avance ce qu’ils deviendront !
En France, les études de l’Inserm (11) sur les déviances des nourrissons recommandent aux professeurs de détecter l’hyperactivité dès l’âge de trois ans, afin d’éviter qu’ils ne deviennent délinquants
à l’adolescence. Ce qui indique une réflexion sécuritaire dans le cadre de l’école…
Le nombre de ces comportements déviants ne cesse de croître dans les différents DSM (12). En
1952, une cinquantaine de troubles psychiatriques étaient recensés. En 1980, environ 260 ; et actuellement 392. C’est exponentiel.
Les perspectives pour un tel marché sont pleines d’avenir. Si on additionne les différentes prévalences connues et relatives aux troubles les plus courants, et en faisant preuve de beaucoup de prudence sanitaire, on arrive à considérer que 100 % des enfants et des adolescents sont troublés… Et en
prenant quelques risques on peut dire que pas loin de 75 % des élèves seront touchés. Voilà ce que dit
11
Organisme public français entièrement dédié à la recherche biologique, médicale et en santé des populations. Ses chercheurs ont pour vocation l'étude de toutes les maladies humaines des plus fréquentes aux plus rares. N.D.L.R.
12
Le DSM est la «bible» mondiale des troubles psychiatriques dont l’objet est de permettre une aide au diagnostic et de
faire en sorte que les spécialistes mondiaux aient un «langage» commun afin de partager les progrès de leurs expériences en
la matière. N.D.L.R.
22
une chercheuse à l’université de Massachusetts aux Etats-Unis : la grande majorité des experts psychiatriques qui ont participé à la rédaction du DSM sont payés par l’industrie pharmaceutique. En bref,
dans le modèle anglo-saxon, ce qui empêche la production, ce n’est pas la surcharge de travail, c’est
l’individu lui-même. Il peut produire toujours plus à condition qu’on puisse le formater de façon précoce et féroce ; à savoir en l’obligeant insidieusement et « pour son bien », au risque de détruire sa santé… In fine la santé d’un enfant n’est prise en compte, dans le cadre scolaire, qu’au seul regard de la
production qu’on en tire, en tant que « ressource » humaine. L’aide sociale est complètement occultée.
Une institutrice du maternel me disait un jour que c’était hallucinant le travail qu’elle avait à
produire avec sa petite fille à la maison, alors qu’elle n’était encore qu’en Primaire. Elle se rendait
ainsi compte de l’insupportable pression sur son enfant. Mais comment faire autrement, me disait-elle ;
si je ne veux pas que mon enfant voir largué… ?
Pour rendre ce système viable, on a mis en place tout un ensemble de contentions, pour veiller à
la pérennité du projet pédagogique. Des méthodes ont été mises en place pour une gestion et un encadrement optimaux de la production.
Certaines méthodes sont objectives : médicalisation des élèves, évaluations permanentes…
D’autres méthodes sont subjectives. Elles agissent indirectement sur l’élève et sa production : culpabilisation des familles, par exemple… Le drill est le conditionnement approprié pour que les parents
préparent au mieux leurs enfants à accepter la logique de production. Une autre méthode indirecte ou
subjective vient compléter cet arsenal, envie de contrôler au mieux les « ressources » humains réfractaires au modèle de production. Ainsi, on installe des caméras dans les écoles, des vigiles, des détecteurs
de métaux, des portails biométriques. Une récente circulaire des Patrick Dewael 13 Ministre de
l’Intérieur, demande de créer des points de contacts entre l’école et la police.
Tout cela est probablement exagéré… Mais souvenez-vous de réfléchir au concept de
l’entreprise en relation à l’école…
Ces dispositions ne vont pas sans susciter de la résistance de la part des apprenants. On parle
souvent de violence à l’école. Or, il faut tenir compte de tout ce qui conduit à contraindre, à faire rentrer les compétences des enfants dans des fichiers et des questionnaires techniques, selon des critères
propres à l’entreprise ; autrement dit : des critères de production. A force de faire contrôler les personnes sur base de chiffres, on élimine tout ce qui reste comme espace « vert »… à savoir humain !
Cette rationalisation et cette bio domestication de l’humain par le contrôle de ses actes, de sa
conduite et de ses comportements provoque de la part des apprenants des résistances légitimes. Le
corps physique ne s’adapte pas à la pression demandée et développe toutes sortes de troubles. Les sociologues qui ont étudié la question parlent de tension quotidienne qui se serait généralisée dans le
cadre scolaire. Quant à l’échec, il est admis comme fatalité sociale. Il se trouve qu’une partie des jeunes résistent parfois violemment à cette fatalité.
Pour conclure, on pourrait dire que les objectifs de l’école et les objectifs de l’enfant entrent en
collision. Considéré comme une « ressource » humaine, destinée à être dressée et formatée par l’école,
l’être social complexe qu’est l’enfant est petit à petit réduit à la dimension de ses imperfections émotionnelles et comportementales. A partir de là, on entend le programmer selon une valeur plus performative. Dans un tel contexte, le sujet n’existe plus. D’où ma conclusion, face à tout cela : une société
qui a peur de ses enfants, c’est une société qui meurt !
Soit on admet que l’école stresse et qu’elle est pathogène, pour avoir intégré les mécanismes de
tri, de sélection, de relégation, d’évaluation permanente, de compétition et finalement d’exclusion… Et
13
Patrick Dewael est à présent Président de la Chambre des représentants en Belgique N.D.L.R.
23
alors la solution est forcément sociale et collective… Soit on considère que le problème est d’ordre
privé… et qu’il se résume à la biologie des enfants. Et, dans ce cas, à eux de se débrouiller…
A nous de choisir !
Débat avec Messieurs Nguyen et Perez
Ivan Vanaise :
L’option de Monsieur Perez était de positionner carrément un certain nombre de constats. Vous
pouvez à présent lui exprimer votre opinion. Monsieur Nguyen va nous rejoindre, puisque vos questions peuvent s’adresser à nos deux conférenciers.
Vous aurez constaté que, dans son exposé, Monsieur Perez est allé au-delà de l’analyse, pour
proposer des solutions, sur base de son expérience et de son travail avec les jeunes.
Question : Vous parliez tout à l’heure de la Rilatine. J’aimerais savoir ce que vous en pensez
personnellement. Moi aussi, j’ai un fils hyperactif et on lui a prescrit ce médicament, suite aux tests
qu’il a passés. J’ai pu constater un changement dans son comportement et dans sa capacité d’attention.
J’aimerais savoir cependant si c’est « le » médicament adéquat. Finalement, êtes-vous pour ou contre
cette médication ?
Mr Perez : Je suis sportif « de haut niveau » et dans ce domaine-là aussi, la Ritaline… je la
connais… Je sais que beaucoup de sportifs en prennent et que ça fonctionne. Ce médicament marche
en fait chez tout le monde… et également… pour maigrir… Mais chez les sportifs, est-ce pour aller
plus vite ou pour mieux se concentrer… ? Les amphétamines, cela marche chez tout le monde. Mais
est-ce pour autant une vraie plus-value pour les enfants ? C’est à chacun de décider. Moi, je ne peux
malheureusement me prononcer. Le plus important est de tenir compte des conséquences. Vous pouvez observer que la notice du médicament indique des contre-indications. Finalement, je pense que
c’est très compliqué…
Question : Mais, en ce qui concerne mon fils, c’est tout de même un spécialiste qui lui a prescrit ce médicament… J’aimerais me faire une idée…
Mr Perez : Je vais vous dire comment cela s’est passé chez moi. A un moment donné, l’école a
dit qu’il y avait un problème avec mon enfant. Au départ, vous ne connaissez rien à la chose et vous
faites confiance. Cela s’est déroulé très vite… Une personne du PMS n’a contacté pour me dire que
mon fils était hyperactif. On a déclaré cela comme ça…, à partir de son comportement, sans analyse.
La première fois que j’ai eu connaissance de ce diagnostic, c’était donc à l’école, non chez un médecin.
Ensuite, nous sommes allés voir un pédopsychiatre et après l’exercice d’un dessin plutôt mal maîtrisé,
l’enfant est ressorti du cabinet avec le médicament en main ! Tout se passe sur base du comportement.
Par ailleurs, il est clair que les médecins prescrivent la Rilatine… parce qu’il y a une demande. Mais
est-ce nécessairement la bonne solution ? Je n’en suis pas convaincu. Je vous ai dit qu’il n’existe ac24
tuellement aucun marqueur biologique ou physiologique qui permette d’identifier un enfant hyperkinétique. C’est donc finalement à chacun de faire un choix, comme chez les sportifs. Le coureur veut être
concentré pour gagner sa course… ? Il fait ce choix ! C’est quasiment un choix de société…
Un intervenant : L’an dernier, j’ai eu l’occasion de côtoyer deux enfants qui prenaient de la Rilatine. Je pense qu’il faut être très attentif à ce problème. Souvent, on va trop vite ! Dès qu’un enfant
gesticule un peu trop, on lui donne de la Rilatine… S’il se tient mal sur sa chaise, on affirme tout de
suite qu’il est hyperactif ! Or, ces enfants-là ont souvent beaucoup de choses à dire. Je me rappelle
d’un petit garçon qui, en quelques semaines de traitement, était devenu tout doux, tout calme… Tout le
monde était content, mais moi je savais bien que son problème était toujours là !
Un intervenant : Je pense qu’un bon nombre de personnes sont en désaccord avec la prescription de la Rilatine… Rappelons-nous qu’aux Etats-Unis où on l’emploie à tort et à travers, il y a eu de
nombreuses commissions médicales pour s’y opposer. C’est vrai que les amphétamines procurent
quelques résultats, mais ce que vous nous dites est très important, notamment en ce qui concerne la
relation qui existe entre la réalité des enfants dit difficiles et leur médicalisation. On leur prescrit un
médicament qui va effectivement réduire le symptôme, mais sans régler le problème.
Cette question est autant sociale que présente dans le cadre de l’école. Les deux tiers des médecins dénoncent cet état de fait, notamment dans les revues médicales où il y a des dénonciations claires
de l’aspect commercial de la chose. Parce que cette façon de faire produit évidemment du pognon, à la
fois pour ceux qui prescrivent et pour les firmes pharmaceutiques. On peut constater cette même dérive commerciale vis-à-vis d’autres pathologies. Il n’y a pas encore suffisamment en Belgique de
contre-indication flagrante contre la Rilatine. Le corps médical ne me semble pas se remettre en question par rapport à cela. Le débat est loin d’être transparent…
Un intervenant: Je pense que ce n’est pas votre enfant qui a un problème, c’est l’école ! Nous
recevons des élèves qui, soi-disant, ont des problèmes. Une semaine plus tard, nous arrêtons la Rilatine. Ils n’en avaient pas vraiment besoin. Comme le dit Monsieur Perez, c’est l’école qui met la pression, qui catalogue l’enfant et qui entend le formater. On veut des enfants sages et assis ! Vous vous
rendez compte de cela : demander à un enfant de rester assis pendant trois heures ! C’est à devenir
dingue ! Même nous, on devient fous ! Mon point de vue, c’est qu’il n’est pas souhaitable de médicaliser les enfants. Je vous dis cela à partir de ma propre pratique. Nombre d’enfants que nous avons
dans notre école n’ont plus besoin de médicaments. Mais il faut aussi que vous sachiez que dans notre
école, il n’y a pas de compétition… Pas de jugement ! Nous mettons plein d’autres choses en route, de
sorte que l’enfant se sente à l’aise, avec une bonne estime de lui-même. C’est important ! Pas de
contrôle, pas d’évaluation ! Déjà, si on enlève tout cela … Plus besoin de Rilatine, moi je vous le dis !
Question : Je ne suis absolument pas spécialiste dans la question, mais j’aimerais savoir s’il
existe aussi des adultes qui souffrent d’hyperkinésie. Ou bien est-ce un problème lié à l’enfance… Si,
une fois qu’on devient adulte, on n’a plus cette difficulté-là, c’est sans soute que l’école pose problème…
Mr. Perez : Autrefois, ce problème était avant tout psychosocial. Les médecins l’entendaient
comme ça ! Cela intervenait très brièvement au cours de la genèse de l’enfant. Rapidement, l’enfant
franchissait le cap. Aujourd’hui, on est davantage dans une logique biologique. Cela se passerait dans
le cerveau… et cela durerait toute la vie… Mais il n’y a encore aucune preuve scientifique. Il
n’empêche : on invite les adultes qui, eux aussi, seraient hyperkinétiques à se faire connaître…, vu que
cela représente un marché commercial intéressant ! Aux Etats-Unis, on le remarque déjà !
Question : A quel âge votre enfant est-il allé à l’école ?
Réponse : Mon enfant est en gardienne, il a démarré vers deux ans et demi.
25
Q. : Cela a-t-il fait pression sur lui ?
R. : Oui, c’est possible.
Q. : Je pense que lorsqu’un enfant va à l’école dès l’âge de deux ou trois ans, il en a marre à
cinq ans et il dit qu’il ne veut plus aller à l’école…
R. : Je suis d’accord avec vous si la Maternelle n’est pas une vraie Maternelle, si c’est déjà une
école…
Q. : Mais la Maternelle ne fait-elle pas partie de l’école ? Dès ce moment-là, l’enfant est séparé
de sa maman…
R. : Je souscris à ce que vous dites…
Ivan Vanaise : Je voudrais faire évoluer le débat. Je souhaiterais que notre réflexion s’élargisse.
La principale question posée par Mr Perez est celle de l’enfant mis sous pression. On l’a montré par
rapport à l’école. J’aimerais qu’on envisage d’autres moyens que la médicalisation pour aider l’enfant
(et l’adulte aussi, d’ailleurs). Ce qui nous ramène notamment à notre réflexion de ce matin à propos du
rapport entre la santé et la culture…
Question : Je suis infirmière, dirigeante d’une grande crèche à Bruxelles. Je ne rejoins pas tout
à fait Monsieur, mais je vois bien la pression mise sur les parents pour que leurs enfants entrent dès
l’âge de deux ans et demi à l’école maternelle. Or, nous pouvons garder les enfants à la crèche jusque
trois ans. Mais il faut savoir que la crèche est payante ! Alors les parents font un mauvais calcul.
Quand vous êtes dans une crèche agrée par l’ONE, si vous êtes chômeurs ou minimexés, ou si vous
avez de petits revenus, la crèche ne vous coûte pas plus cher que l’école. Mais il y a cette pression-là…
Par ailleurs, à la crèche, c’est la même personne qui s’occupe de l’enfant pendant huit heures. Et lorsque vous venez rechercher votre enfant, c’est cette personne que vous rencontrez et, au besoin, elle
peut vous relater ce qu’elle a perçu durant la journée. A l’école, c’est tout différent. L’animatrice de la
garderie ne peut décrire la journée à l’école ; elle peut juste dire : « oui Monsieur, oui Madame, votre
enfant est difficile… » Pourquoi ? Parce que l’animatrice ne fait que de la garderie… En crèche, cela
ne se passe pas du tout comme cela : il y a au maximum sept enfants pour une puéricultrice.
Une intervenante : Je souhaite vous apporter une précision quant à l’attitude du Ministère de la
Santé, en ce qui concerne la Rilatine. Il y a peu, j’ai encore reçu en tant que médecin une circulaire
disant que la Rilatine devrait être réservée aux cas où des lésions cérébrales étaient avérées. Exemple :
un enfant qui a fait une tumeur cérébrale ou qui a eu un accident. Sinon, on nous encourage à ne pas
prescrire la Rilatine. Je pense donc qu’en Belgique, cela va plutôt dans le bon sens…
Question : Mais que donne-t-on comme autre solution ?
Réponse : On attire avant tout notre attention pour que nous n’entrions pas dans le jeu qui
consiste à prescrire la Rilatine, d’autant plus qu’il n’existe généralement pas une étude suffisante sur le
cas de chaque enfant. J’aimerais aussi revenir sur la remarque entendue tout à l’heure : bien sûr, il y a
le lobby pharmaceutique. Et je pense par exemple que le vaccin destiné aux jeunes filles est aussi une
escroquerie…
Mr Perez : Concrètement, les chiffres sont en progression. En Belgique, les chiffres concernant
la Ritaline ont carrément explosé en 2005 et 2006.
Ivan Vanaise : J’aimerais aussi qu’on réfléchisse à ce qu’il est possible de mettre en place si on
veut remplacer la médication…
Question : Monsieur Nguyen nous a parlé ce matin de l’art qui, nous a-t-il dit, pouvait remédier
26
aux problèmes des élèves turbulents et violents. Mais ne pensez-vous pas que le pouvoir organisateur
va nous mettre des bâtons dans les roues si nous voulons faire de l’art à l’école ?
Mr Nguyen : Je voudrais nuancer un peu… Certes, il y a une certaine forme de violence à
l’école, mais l’école c’est aussi le lieu d’un apprentissage de la vie… Aussi, je ne pense pas qu’il faille
supprimer toute forme de violence à l’école. Autre chose est évidemment de la gérer et de la canaliser.
C’est ce qu’on appelle la gestion des conflits. Je ne fais pas dans l’angélisme… Je ne dis pas qu’il
suffit d’amener un violon en classe et que tout le monde sera heureux… Ce n’est pas mon propos.
Mais je pense que cela a tout de même son utilité.
Quand je parle d’art, je ne pense pas seulement à la musique. On peut aussi recourir à autre
chose : au dessin, aux contines…, à tout ce qui présente une forme de douceur… Là, je suis moins
pessimiste ! Les enseignants que je rencontre sont fort conscients de ces problèmes-là. J’observe déjà
un mouvement de résistance, même s’il n’est pas toujours très visible, face aux absurdités dénoncées
aujourd’hui : ces phantasmes de la surproduction et de la compétitivité encouragés pas le système économique…
J’aimerais évoquer une expérience que j’ai vécue à Paris. C’est une initiative de l’asbl « France
Musique ». Les responsables se sont préoccupés des jeunes enfants agités. Ils ont décidé d’aller voir
les mamans de différentes nationalités et de les interroger à propos des chansons de leurs pays
d’origine. Ils ont enregistré ces chansons et puis, dans les moments de stress, ils font entendre cette
musique aux enfants, ce qui les rassure et les apaise tout de suite.
Et puisque Monsieur Vanaise voudrait que nous élargissions le débat, j’ajouterai que j’ai beaucoup appris en écoutant les commentaires de cet après-midi. Personnellement, il y a longtemps que j’ai
quitté l’école… Je ne me souviens plus très bien comment cela se passait… Mais, lorsque j’étais à
l’école primaire (c’était à Saïgon), nous étions une colonie de la France. On nous enseignait que nos
ancêtres…, c’était les Gaulois, avec des yeux bleus et des cheveux blonds ! Dans ce temps-là, vers les
années cinquante, il y avait déjà des hyperactifs, mais on ne les appelait pas comme cela. On les appelait des enfants qui remuent, ou des caïds. De manière globale, la gestion est aussi une question de
rythme, comme pour un orchestre. Il faut trouver le tempo pour faire jouer tout le monde ensemble.
Moi, j’étais plutôt du typer « hyper lent »… Heureusement qu’à l’époque il n’existait pas un médicament pour les hyper lents…
Mais je demeure tout de même confiant. Dans notre centre, au sein de notre observatoire, nous
développons et nous organisons, avec les enseignants, des moments d’échange où l’accent est mis sur
l’estime de soi. Et… nous ne médicalisons pas à outrance…
Un intervenant : Je tiens à insister sur le fait qu’à l’école, on ne tient plus compte de la globalité
de l’enfant. On privilégie les maths, le français… Certains enfants ne se reconnaissent plus là-dedans.
Ils ont d’autres capacités, mais on ne les évalue que par rapport aux branches principales. Ils sont créatifs, ils aiment cuisiner, ils font un tas d’autres choses qu’ils montrent volontiers à leurs camarades et
qui les mettent en valeur. C’est cela le problème : on n’écoute plus l’enfant en tant que personne, mais
seulement en tant que : « voilà ! tu dois avoir autant en math ! » Tout est basé sur le programme et les
horaires. Dans mon école, il n’y pas d’horaire ! Il y a seulement des plages durant lesquelles les enfants décident ensemble ce qu’ils vont travailler. D’où moins de stress qu’avec les cinquante minutes… et vite ! vite ! dépêchons-nous !
Une intervenante : Je n’ai pas une grande expérience professionnelle dans le domaine de
l’école. Je relaterai seulement deux cas que je connais bien : il s’agit de ma nièce et de moi. En ce qui
concerne ma nièce, on a diagnostiqué chez elle de l’hyperactivité. Elle a plus ou moins douze ans et
elle bondit sur sa chaise. Elle est infernale avec ses parents. Or, quand elle vient chez moi, elle est très
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calme et elle fait une sieste l’après-midi. Je lui fais écouter de la musique, ou regarder des films qui ne
se limitent pas à des « zim-boum »… Nous allons voir des expositions et des pièces de théâtre. Et ma
nièce est super calme. Elle mange tout ce que je lui propose, des légumes, des fruits.. Et puis, quand
elle retourne chez elle, elle se transforme aussitôt en dragon.
Je demande aux parents si tout cela ne fait pas tilt … pour eux… Personnellement, je ne demande rien à ma nièce, je ne lui mets pas la pression. Tout ce que je lui demande, c’est d’être ellemême. Si elle est fatiguée, elle peut se reposer. Si elle a envie d’un câlin, je lui fais un câlin. Il n’y a
pas de souci… Je ne lui demande pas sans arrêt d’être remontée comme une pile. Voilà pour mon premier exemple.
Le deuxième exemple me concerne plus directement. Quand j’étais petite, j’ai souffert de troubles de l’attention. J’étais distraite et rêveuse. Cela m’a conduit à un décrochage scolaire. On m’a dit
que je n’arriverais jamais à rien. Il n’y a pas longtemps, on a découvert que j’étais surdouée, ou quelque chose comme cela ; et on m’a déclaré qu’on aurait dû le découvrir beaucoup plus tôt. Mais les
dégâts étaient là.
Avec le recul, je me rends compte aujourd’hui qu’il y a énormément d’adultes qui eux aussi
souffraient d’avoir été incompris de ce point de vue là. Avec d’autres personnes, j’ai développé un
café d’écoute par rapport à cette problématique. Je connais par exemple des personnes qui ont été placées dans des classes spécialisées, alors qu’elles avaient des capacités et un potentiel élevé. Il y a là
beaucoup de souffrances. J’ai un peu de mal à en parler, parce que cela est encore très sensible au fond
de moi…
Je pense qu’il y a au moins une vingtaine d’années qu’on met la pression sur les enfants. J’ai
observé dans le Secondaire un changement de pédagogie par paliers. J’ai redoublé plusieurs années et
j’ai pu voir la différence de pression, le contenu des cours qu’on surajoutait et une tension qui ne cessait de grimper.
Mr Perez : Je suis personnellement très heureux d’écouter… Je suis depuis vingt-cinq ans dans
l’écoute, et je continue. C’est très important. J’entends régulièrement ce que vous exprimez…
Un intervenant : J’ai été médecin, mais cela fait dix ans que j’ai terminé ma profession. Cependant, je continue à m’occuper de personnes âgées qui font du sport. En ce qui concerne les médicaments, il y a une première explication au fait qu’on en prescrit beaucoup ; c’est que les patients les réclament… Dans le cas de la Rilatine, il y a l’enfant qui le réclame, et puis les parents, et puis l’école
aussi… Les gens veulent un comprimé à prendre et ils vont trouver celui ou celle qui va le lui proposer…
Ivan Vanaise : J’aimerais donner à nos deux conférenciers la possibilité de réagir et notamment
d’aborder les alternatives. Je ne sais pas si vous mesurez notre chance de pouvoir disposer en même
temps de deux spécialistes qui nous parlent de la santé, mais à partir de leur expérience, l’un étant sportif et l’autre artiste. Ce n’est pas fréquent de juxtaposer ces deux domaines et je leur propose donc de
revenir sur la question de savoir ce qui peut remplacer les médicaments.
Une intervenante : Je suis un peu dérangé par ce que j’ai entendu. On se focalise très fort sur
l’école, comme si elle n’était pas le reflet de notre société. Nous construisons l’école au même titre que
tout le reste. Et donc, si l’école connaît des dérives, je pense que ce n’est pas par hasard. Je ne vois
pas pourquoi elle deviendrait tout d’un coup une sorte d’Eden où tout se passerait pour le mieux. Où il
n’y aurait aucune attente de résultats, aucune attente de compétences, aucun seuil, aucune exigence,
aucun stress… Je crois que l’une des fonctions de l’école c’est aussi de mettre tout cela en place, parce
que c’est ce que la société attend.
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Maintenant, qu’il y ait des dérives… Oui ! Comme il y a des dérives partout ! Alors, je n’ai
pas envie de crier haro sur le baudet ! Je serais aussi d’avis de rechercher le positif. Tous les enseignants ne sont peut-être pas à la hauteur qu’on espère… Mais ils essaient de se débrouiller et, pour la
plupart, ils ont conscience des problèmes. A la DGAC, nous voyons régulièrement des enseignants qui
viennent chercher autre chose, comme Mr Vanaise le disait tout à l’heure. Ils attendent plus de créativité… Je serais donc plus tentée de relever les points positifs que les points négatifs. Il ne faut évidemment pas ignorer les difficultés. Mais s’appesantir sur ce seul aspect-là, c’est aussi couper les ailes
de nos désirs…
Mr Perez : J’ai toujours précisé que je ne critiquais ni une corporation, ni une autre. Je ne voudrais pas être à la place des enseignants. Je travaille beaucoup avec les enfants et, tous les jours,
j’observe des choses magnifiques. J’ai rencontré près de huit cents enfants dans l’école où je travaille.
Il y a là même des enfants autistes et on fait avec eux des choses admirables. Je n’ai donc pas mis en
cause l’école en tant que telle, mais le système. Je pense qu’on doit en parler. On doit absolument oser
le faire. C’est pour cela que j’ai écrit le livre et que je fais ce genre d’exposés. Parce qu’après vingtcinq ans de mutisme, il faut aussi dire ce qui ne va pas.
En ce qui me concerne, j’ai travaillé pendant vingt-cinq ans sur le terrain. A un certain moment, on est prêt pour faire une expertise. Je pense que c’est à présent mon devoir de m’exprimer. Si
je ne le fais pas, ce serait malhonnête. Et voilà, j’en ai donc pris le parti. Je pense que mon propos est
un peu unilatéral, comme je l’ai annoncé dès le début. Mais je tiens à prendre le parti de tous les enfants et de tous les parents qu’on n’entend pas suffisamment. On entend surtout les profs, les structures, les institutions, les médias ; on n’entend pas les familles et les enfants.
Je me suis donc dit : je vais m’investir pour eux. Et le livre a été écrit pour eux. C’est un livre
destiné aux familles. Il se lit très simplement. Les parents n’ont jamais disposé (ou très peu) de ce
genre d’outil. Les livres sont généralement très techniques et très intellectuels. Ce livre-ci se lit en
deux jours. Il contient un tas d’outils qui permettent aux familles de comprendre. C’est un manuel
pratique, rien de plus.
Ce que je dis, c’est que l’idéologie dominante est celle de la classe dominante… Je sais très
bien que nous nous trouvons dans un système de classes… Mais cela ne nous interdit pas d’en discuter. Je pense que nous sommes rassemblés ici pour en débattre. Cela ne peut qu’élever les consciences.
Question : Je suis d’accord avec le fait que l’école amène une forte pression sur les enfants ;
mais je vois aussi la surcharge d’activités des enfants hors de l’école. Des enfants de deux ans et demi
arrivent en accueil extrascolaire dès 6H30 du matin. J’en connais qui terminent le mercredi à 19H45
après leur atelier théâtral. Entre-temps, ils ont fait de la musique, de l’équitation, du théâtre… Tout ça,
en plus de l’école. Je pense qu’il y a là une vraie surcharge d’activités. Il y a des parents qui veulent
que leur enfant soit performant en musique, en sport… et bien entendu à l’école. Alors, dans un tel
contexte, comment faire en sorte que la musique et le sport ne soient pas une surcharge supplémentaire
pour les enfants ?
Mr Perez : J’ai eu l’occasion de participer à des émissions où l’on m’interrogeait à propos de
l’hyper parentalité. On critique toujours les parents : ou bien ils sont démissionnaires, ou bien ils en
font trop. Il faut rappeler que nous sommes dans un système de compétition généralisée. Ou bien vous
suivez le train, ou bien vous ne le faites pas. Et, dans ce cas, vous êtes considéré comme démissionnaire. Il faut donc un juste milieu. Mais c’est précisément la question : où placer les balises ? C’est
pour cela que nous sommes là : pour réfléchir.
Le sport de haut niveau est aussi une forme de compétition qui peut générer des troubles. Paral29
lèlement à cela, l’école est un moteur. Mais elle doit se donner des balises. Mais ces balises doivent
être pédagogiques, plutôt que de suivre ce que la société compétitive impose. Par exemple, une bonne
balise consisterait pour l’école à se préoccuper davantage du sport et de la santé de l’enfant. La compétition n’a pas sa place dans le sport à l’école. On peut aussi donner aux enfants plus de culture, plus de
théâtre, sans y placer des ingrédients de compétition, comme cela se passe dans la société.
L’enfant va à l’école de plus en plus tôt et de plus en plus longtemps. Alors, pourquoi ne pas
organiser des mi-temps pédagogiques ? A cet égard, il existe des expériences intéressantes en France
et dans d’autres pays. Si on le désire, l’école peut véritablement freiner l’idée de compétition.
Mr Nguyen : Pour compléter cela, dans le domaine de la musique, je dirai que malheureusement les écoles de musique deviennent, elles aussi, des lieux de compétition. Elles deviennent parfois
des industries… J’ai eu l’occasion de donner des cours de piano et souvent j’ai remarqué le
« syndrome du papa de Mozart ». Il faut absolument que l’enfant devienne Mozart. Moi, je dis souvent aux parents que je ne forme pas des Mozart… Nous sommes ainsi confrontés à l’exigence de la
performance. Nous sommes pris dans un système de l’excellence.
Je ne suis pas du gendre fataliste, pour me dire simplement que c’est à cause du système. Je
pense qu’il y beaucoup de grains de sable dans le système et qu’il est important de les fédérer pour
qu’ensemble on puisse résister à ce genre de chose. Selon moi, l’une des choses très simples que je fais
c’est de dire à un enfant très doué qu’il peut travailler seul. Il n’a pas besoin de moi. Il peut rentrer à la
maison et, dans deux ans, il deviendra un « Mozart ». Je peux ainsi suivre ceux qui ont des problèmes.
Voilà une manière un peu humoristique de résister par rapport au phantasme de l’excellence…
Question : Je voudrais revenir sur la vidéo que nous avons visionnée tout à l’heure. J’ai reconnu la personne qui animait la discussion avec les deux jeunes filles. J’ai eu la chance de travailler avec
Jacques pendant cinq ans. Quand les enfants se rendaient au cours de Jacques, c’était sans cartable,
sans plumier, sans cahier. Il mettait en place un espace de parole et c’était incroyable tout ce qui se
disait à son cours. Jacques respectait les enfants. J’étais leur titulaire de classe. Quand les enfants
revenaient chez moi, ils étaient pleins d’énergie et ils avaient beaucoup appris. Mais Jacques n’est plus
dans le milieu de l’école. C’était une personne qui apportait quelque chose en plus.
Et voici ma question : Quelqu’un comme Jacques apporte incontestablement quelque chose en
plus. Il permet des moments d’expression. Il permet qu’on soulève un tas de questions. Alors, comment se fait-il qu’une personne comme ça ne reste pas dans le milieu de l’école ?
J’ai beaucoup d’anecdotes à raconter en tant qu’enseignante. Lorsque j’étais encore une toute
jeune institutrice dans une classe de vingt-huit élèves, en 3ème année primaire, arrive un jour un garçon
de neuf ans vraiment très perturbé. Il venait d’être enlevé de sa famille pour être placé. Il suivait
l’enseignement ordinaire, mais il était dans un état déplorable au niveau relationnel. C’était très difficile d’établir un lien avec lui. J’ai essayé, avec les moyens dont je disposais. Un jour, un animateur du
prénom de Dany est venu avec une guitare. Je me tenais dans le fond de la classe et j’assistais à
l’animation. Et alors, j’ai assisté à un phénomène extraordinaire. A mesure que Dany jouait, le corps
de cet enfant s’est détendu… Il était tout raide et c’était vraiment difficile de le toucher, aussi verbalement que physiquement. Quand il a entendu Dany, il s’est transformé. Dany s’est alors approché de
lui. La chanson qu’il chantait n’était pas anodine. C’était le texte de Patrick Bruel : « qui a le
droit… ? » Depuis le fond de la classe, j’ai vraiment vu le corps de cet enfant s’assouplir et je me suis
dit : « là, il se passe quelque chose ! » La musique agissait. Et quand vous dites qu’en classe il y a
plus de maths et plus de français, et moins de musique, par exemple, c’est malheureusement vrai ! Or,
si on enlève toutes les matières ou les activités d’éveil, la violence contenue va crescendo. Et quand on
entend dire par la petite fille, dans la vidéo de tout à l’heure, que le rythme va trop vite, mais qu’elle
n’ose pas le dire… il en résulte une sorte de violence, là aussi. Et comme il y a de moins en moins
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d’espace de parole, on ne dit rien, on se tait.
Question : La question posée aujourd’hui consiste surtout à dénoncer une série de choses. Mais
quel est le rapport de force actuel ? J’ai apprécié ce que vous avez dit dans votre exposé, mais vous n’y
parlez pas du rapport de force. J’aimerais donc demander aux deux conférenciers ce qu’ils pensent du
rapport de force. Il y a des gens qui, même en médecine, font du pognon et qui exploitent les autres.
Et il y a des gens qui sont victimes, même parmi les enseignants. Mais qui se bat pour changer les choses ? Ne risque-t-on pas de rester dans la dénonciation ? Il conviendrait aussi de s’investir dans les
forums qui s’organisent autour des gens qui ont décidé de se battre. Ne doit-on pas se diriger vers un
rassemblement des forces ?
Mr Perez : Ce sont des questions que nous nous posons nous-mêmes. Nous ne voulons pas rester dans la critique, c’est trop facile. Il y a ici même des gens qui ont beaucoup de choses à dire.
Là où je travaille, nous agissons de trois façons, dans trois axes de travail et de combat. Par
rapport aux besoins directs, nous avons conçu une école du tutorat. Nous avons invité des universitaires de bonne volonté à venir nous aider et à aider les familles en danger. Nous avons des enfants qui
ont des difficultés de toutes sortes. Dans cette école du tutorat, les professeurs d’université et d’autres
personnes bénévoles se mobilisent pour les enfants qui sont en difficulté dans notre centre. C’est là un
travail sur les besoins urgents. Le deuxième axe est un axe juridique. Nous avons développé un site
« parent luttant contre l’échec scolaire » 14. Nous y apportons notre point de vue et nous présentons
plusieurs recours possibles au niveau juridique. Notre site apporte beaucoup d’information. C’est aussi un lieu de débat. A partir de là, nous allons dans les écoles en tant que médiateur. J’ai personnellement été souvent appelé pour intervenir de façon ponctuelle en tant que médiateur. C’est un travail
assez lourd.
Le troisième axe est politique. Nous avons organisé des conférences et nous sommes allés dans
tous les bureaux ministériels pour essayer de défendre notre point de vue. Ce sont les axes de notre
action. Cela nous conduit à dépasser évidemment la seule dénonciation. Il y est question d’entrer dans
un engagement réel et concret, chaque jour ! Par ailleurs, c’est important pour nous aussi qu’il existe
un rapport de force collectif et qui s’investit petit à petit avec d’autres organisations ou avec d’autres
personnes qui sont en réflexion à propos de l’école.
Ivan Vanaise : Je voudrais vous relater une information que j’ai reçue il y a trois jours. Une direction d’école secondaire a demandé à la DGAC de pouvoir disposer d’animateurs en vue d’organiser
l’accueil des enfants qui venaient du Primaire et qui entraient donc pour la première fois dans cette
école. L’accueil implique ici de leur faire découvrir les locaux et de prendre contact avec les professeurs titulaires, et aussi de faire connaissance avec les camarades de classe. Il existe une directive
émanant du ministère ayant en charge l’enseignement secondaire qui « impose » ce genre d’accueil.
C’est organisé de façon très différente d’une école à l’autre.
Dans cette école secondaire, la préfète a donc fait appel à nous pour que nous déléguions des
animateurs chargés de travailler avec les enfants, en synergie avec les enseignants. J’en ai reçu un feed
back il y a trois jours. On m’a assuré que l’accueil s’était extraordinairement bien passé. Cela ne discrédite en rien ce que les enseignants font d’habitude, mais cela indique que la présence d’autres personnes, proposant d’autres outils, peut produire un déclic. La préfète m’a confié que certains enseignants étaient très surpris : « Tiens ! on peut faire ça !? On peut transformer un cours de français en
lecture de contes !? On peut aménager une communication classique sur l’histoire en un récit ou en un
travail d’écriture !? » Et ces enseignants de demander à présent d’être formés à ces différentes tech14
Association de parents luttant contre l'échec scolaire et l'abandon scolaire, asbl - http://www.echecscolaire.be N.D.L.R.
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niques, pour pouvoir changer de stratégie.
A propos de l’école (et je pense que tout le monde est d’accord avec cela) il faut pouvoir regarder le système les yeux dans les yeux. L’école fait partie d’une société qui est un système… Mais
dans l’école il y a des enseignants, des éducateurs, des assistants sociaux et parfois des médecins. Il
leur revient, individuellement, de faire un certain nombre de choses qu’ils pensent possibles ou utiles
pour faire changer les choses.
Mr Nguyen : Je voudrais aussi contribuer un peu à cette partie du débat. Quelles sont les alternatives que l’art et la culture peuvent générer au bénéfice de la santé et du bien-être de nos enfants ?
C’est la question posée. Mais tout d’abord, en ce qui concerne le système, il y a des gens qui en font
partie et qui se battent ; et il y en a d’autres qui quittent le système. Je suis un éternel optimiste. Aussi,
je me dis que si Jacques dont on a parlé tout à l’heure a quitté physiquement le système, ses idées et sa
manière de faire sont toujours là. La preuve, c’est que vous en parlez ici et maintenant. Ce n’est donc
pas du tout perdu !
Je pense que tout changement social conduit à des rapports de force entre des gens qui vivent
ensemble et qui ne veulent pas toujours la même chose. Si vous observez les mouvements de l’histoire
de l’humanité, il y a toujours eu des dominants et des dominés. Et il y a toujours eu aussi entre eux des
mouvements de balancier. Je pense que le propre d’un système est précisément d’être dynamique. Un
système n’est jamais quelque chose de figé.
Au niveau des alternatives, Monsieur Vanaise vous a indiqué la chance que vous aviez de disposer de deux experts… Eh bien moi, je n’ai pas ce sentiment ! Quand je vous écoute, je me dis qu’il
y a des germes d’alternatives dans ce que vous dites. Vous les verrez nettement si vous lisez la retranscription de ce débat. Certes, les mettre en pratique est un peu plus difficile. Il faut du temps. En tout
cas, je ne me sens pas dans la position de quelqu’un qui vient vous dire d’emblée : « voilà, je vais vous
montrer comment il faut faire pour que cela aille mieux ! »
La principale question que nous avons à nous poser, par rapport à tout ce qui a été dit aujourd’hui, c’est de savoir vers où et vers quoi nous entendons aller avec et pour nos enfants. Personnellement, je n’ai pas de réponses toutes faites ; sinon que d’encourager la créativité que je ne comprends
pas seulement dans le sens artistique. On peut être créatif dans bien des domaines : la cuisine, la pédagogie et les formes alternatives de lien social.
Je suis un vieux de mai 68 (mais je me soigne…) Eh bien, sous les pavés, je n’ai pas encore
trouvé la plage… Mais il y a un slogan qui me revient continuellement, c’est celui de l’imagination au
pouvoir ! Je pense que c’est là l’une des choses les plus intelligentes qu’on puisse préconiser. Soyez
donc créatifs dans votre secteur ! Vous vous dites peut-être : « je ne sais pas jouer de la musique, je ne
sais pas peindre… » Mais que savez-vous faire ? Vous savez raconter une histoire ? Et bien racontez
une histoire ! C’est comme cela que je vois les choses. Et je pense que ce genre de choses sont en train
de se faire… Je ne pense pas que nous soyons bloqués à ce point-là !
Ivan Vanaise : Nous allons en rester là. Je tiens à vous remercier chacun pour votre présence et
pour vos interventions.
Je voudrais aussi remercier les personnes qui travaillent avec moi toute l’année pour préparer
les conférences et les activités que nous organisons dans différentes institutions. Je voudrais remercier
Laurent pour la sonorisation et l’enregistrement.
Je remercie bien entendu nos deux conférenciers pour leur apport : la tête et les jambes, s’ils
me permettent cette image, et aussi le cœur et l’esprit…
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J’en termine par un petit texte que j’ai remodelé en fonction de tout ce qui s’est dit aujourd’hui…
Avons-nous tout dit ?
Sûrement pas !
Nous avons récolté des informations, nous avons échangé des points de vue. Nous avons partagé des sentiments. Nous avons été d’accord et parfois nous avons été en désaccord. Nous avons aussi
éraflé nos consciences, récolté des impressions, imaginé les mains d’un pianiste, entrevu le visage de
plusieurs enfants…
Intellectuellement, je pense que nous avons progressé quelque peu…
Mentalement, nous avons appréhendé des évidences.
Dans la vie, nous pouvons nous contenter d’être des passagers, affairés ou non… Des occupants d’un véhicule qu’on appelle « terre » et qui va quelque part, dans l’espace. Or, nous devons
aussi piloter cette fusée… et, pour pouvoir le faire, nous devons en connaître la mécanique, sélectionner les carburants les plus adéquats, jouer adroitement avec les manettes, jongler avec la complexité
des cadrans lumineux, et constater que toutes les aiguilles ne sont pas dans le même rythme…
Une accélération trop brutale, ou un mauvais usage du combustible, ou un virage mal négocié…
et patatras, c’est l’accident, nous voilà par terre. Adieu ! veaux, vaches, cochons… Perdue,
l’inaccessible étoile ! Nous en oublions jusqu’au but du voyage. Nous voilà tout patraque. A moins
que ce ne soient nos enfants qui le deviennent…
Quand on y pense, c’est fou de constater qu’à ces moments-là, nous recherchons la protection
du cocon..., l’intimité de la tendresse maternelle, la douce contine d’une chanson… Ou bien encore,
pourquoi pas ? toutes ces petites choses qui sont si bonnes pour la santé : musique, petite histoire, éloquence, comédie, poésie, lyrisme, divertissement, danse, mouvement mesuré, geste calme, respiration
paisible, activité sportive ; toutes ces petites choses si proches de l’art quand on sait y faire : penser,
bouger, manger, rire, prendre du temps…
C’est quand nous sommes malades, peut-être, que nous nous sentons le plus proches de ces choses-là et que, comme nous le disions ce matin, nous sommes curieusement le plus proches de l’être
humain…
C’est si naturel, au fond.. Et cela donne à l’existence une autre dimension. Et cela donne à notre voyage un horizon digne de nous… Un voyage qui nous propose un projet respectueux de la vie.
Un projet qui trace sur notre visage le sourire de l’enfant que nous avons été, lorsque nous prenions
encore le temps de contempler une petite brindille, tremblante dans le matin…
Dirons-nous en fin de compte que l’herbe est bonne ou qu’elle est mauvaise ?
Ferons-nous un voyage d’affaire ou une croisière d’agrément ?
Suivrons-nous le chemin tout tracé que nous dicte le GPS de l’entreprise, ou allons-nous emprunter des chemins de traverse ?
Serons-nous créateur de notre vie ? C’est à nous, c’est à vous, de répondre. C’est à chacun d’y
penser.
C’est un programme plein de promesses. C’est un plan avec un cœur grand comme la terre, un
cœur beau comme un arpège…
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