L`héritage classique dans les différentes éditions du Grand
Transcription
L`héritage classique dans les différentes éditions du Grand
MÁRIA MAROSVÁRI L’héritage classique dans les différentes éditions du Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse e du XIX siècle à nos jours L’objectif de cette communication est de comparer deux éditions des dictionnaires de la maison Larousse, devenue aujourd’hui synonyme en France de dictionnaires : d’une part, le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (1856-1876, 1er supplément 1878, 2e supplément 1888)1, d’autre part, Le Larousse du XXe siècle de 19302. Le critère de comparaison retenu est la présence de l’héritage classique dans ces deux ouvrages, plus précisément en l’occurrence, celle des éléments (motsvedettes, notices) décrivant la langue et la culture gréco-romaines. Pour présenter ce diptyque, nous avons établi deux catégories en quelque sorte arbitraire afin d’essayer de dégager les similitudes et les différences de la conception dans l’organisation de l’information des deux dictionnaires. Une première catégorie regroupe les mots latins, les proverbes, les phrases proverbiales, les maximes, dont les notices seront analysées d’un dictionnaire à l’autre. Une deuxième catégorie, qui montre plus d’affinité avec la vocation encyclopédique du dictionnaire, s’attache aux héros mythologiques et littéraires de l’Antiquité classique dont la présentation sera également mise en perspective dans l’un et l’autre de nos dictionnaires. 1 Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle par Pierre Larousse. Les 15 volumes et les 2 suppléments en texte intégral ; DVD-ROM PC, Paris, Redon, 2002. Avec l’aimable collaboration de Jacques-Philippe Saint-Gérand. 2 Larousse du XXe siècle en six volumes, Paris, Librairie Larousse, 1930. Revue d’Études Françaises No 12 (2007) Après avoir établi ces deux catégories qui servent uniquement de point d’appui à un travail de confrontations des deux éditions Larousse, il faut préciser la différence considérable qui existe entre les deux dictionnaires. Le GDU est un monument dans l’histoire lexicographique française à plus d’un titre : à son propos Henri Meschonnic parle d’un « livre siècle » (MESCHONNIC 1991 : 236). Selon Alain Rey (REY 1982 : 22), autre spécialiste de la dictionnairique, c’est « un dictionnaire personnel, anecdotique, politisé, naïvement poétisé et pourtant tourné avec ferveur vers le didactisme pédagogique ». Sa caractéristique principale, poursuit-il, vient de la personnalité de son auteur, instituteur passionné, écrivain naïf et truculent, homme de terroir bourguignon, démocrate et généreux, bourreau de travail entièrement dévoué à l’éducation de la France future. Son style reflète la vivacité d’un esprit partial, humaniste avec fureur, érudit minutieux et cependant farceur, autodidacte respectueux des compétences établies, moraliste avec une gaité gauloise. Larousse lui-même, dans sa Préface, se voyait le continuateur de L’Encyclopédie : Notre foi est celle de la France, qui revient, après plus d’un demi-siècle de tâtonnements, à sa vraie tradition politique et philosophique, aux idées qui ont vivifié la grande âme de nos pères (p. LXIV). Dans la Préface du GDU il est des passages très concrets que nous pouvons mettre en relation avec la recherche de l’héritage classique que nous nous sommes proposé d’étudier. Entre autres, l’attention très soignée que Larousse accorde à l’examen des locutions et expressions idiomatiques dont la littérature fournit de nombreux exemples. On peut lire dans ce souci le didactisme du pédagogue engagé : […] les livres, les pièces de théatre ont formulé des maximes piquantes, résumé des situations dramatiques, par un mot, par une phrase qui a fait fortune et a passé ensuite dans la langue littéraire, et celle-ci s’est ainsi trouvé enrichie d’une multitude de locutions originales, pittoresques dans lesquelles les personnes peu instruites ne découvrent aucun rapport apparent avec l’idée que l’auteur a voulu exprimer, et qui lui communique cependant une grâce, une force, une vivacité incontestable… Qui ne s’est pas, suivant la spirituelle expression de J. Janin, piqué le nez, contre un chardon surgissant sous la forme d’un aphorisme grec, latin, anglais, italien ou même français, que tout le monde est censé comprendre aux yeux de l’écrivain, mais dont un nombre très minime de lecteurs peut faire son profit ? J’ouvre un livre, un journal, j’assiste à une conversation des gens 270 MÁRIA MAROSVÁRI : Le Grand Dictionnaire Universel instruits, et, à chaque instant, à propos de tout, je lis ou j’entends des allusions dans le genre de celles-ci : Le nœud gordien, – La biche de Sertorius, – Les cailloux de Démosthène, – Le talon d’Achille, – Le fil d’Ariane, – La boîte de Pandore, – Ab uno disce omnes, – Arcades ambo, – Deus ex machina, – Donec eris felix, – Facit indignatio versum, – Justum as tenacem, – Pro aris et focis, etc, etc, avec une somme même considérable de connaissances historiques, mythologiques et littéraires, il est évident qu’on doit se trouver quelquefois embarrassé en présence de quelques-unes de ces allusions qui se reproduisent si souvent dans les écrits contemporains. Beaucoup alors ont besoin d’apprendre, mais beaucoup aussi aiment à sentir se réveiller en eux des souvenirs effacés. Indocti discant et ament meminisse periti. Le Grand Dictionnaire Universel expliquera l’origine de toutes ces locutions, en rendra intelligibles pour tout le monde les applications nombreuses qu’on en fait aujourd’hui, et cela au moyen d’exemples choisis dans nos meilleurs écrivains, précédées d’explications qui feront nettement ressortir les faits et les situations, et ne laisseront aucune obscurité dans l’esprit. […] Ce qui constitue le côté véritablement neuf, original du Grand Dictionnaire, ce qui lui implique un cachet tout particulier d’intérêt et d’utilité, ce sont les innombrables articles de littérature et d’art. Il y a tout un monde qui, pour n’avoir jamais joui que d’une existence fictive, ne s’en impose pas moins à nos souvenirs et dont la vie imaginaire a laissé des traces ineffaçables dans notre histoire littéraire. Il n’est pas plus permis d’ignorer les actions et le caractère de ces personnages enfantés par le génie, que les faits et gestes des hommes célèbres dont la mémoire est restée populaire : Alexandre, Annibal, César, des héros de romans, de poëmes et de théâtre qu’anime une individualité bien autrement puissante que le prestige éteint d’une foule de noms qu’on trouve obscurément enfouis au fond de toutes les bibliographies, ces personnalités sont entrées dans le domaine de la littérature par le droit de la conquête et par le droit du génie qui les a créées, on cite leur action, leurs maximes. Ces individualités si originales, si brillantes jouiront du droit de bourgeoisie. Une foule d’anciens personnages dont la vie et les exploits sont semi-historiques et semi-fabuleux : Achille, Agamemnon, Nestor, Diomède, Ajax, Priam, Hector, Énée, Didon, Anchise, Turnus, Lavinie [...]. Ces extraits témoignent sans ambages de la valeur pérenne que Larousse reconnaît aux témoignages de l’Antiquité comme modèles ou illustrations de conduites. Mais loin de procéder à la reconduction aveugle des hauts faits ou des phrases lapidaires du passé, le dictionnaire entend mettre ces éléments à la 271 Revue d’Études Françaises No 12 (2007) libre disposition d’un public contemporain dont la connaissance immédiate de ces données n’est ni nécessairement ni naturellement acquise. Par rapport au GDU, le Larousse du XXe siècle est une entreprise scientifique beaucoup moins « révolutionnaire », fermement ancrée dans un début de XXe siècle positiviste, qui ne cherche pas à s’écarter du chemin tracé par ses devanciers. Cette tradition inaugurée par Pierre Larousse avec le GDU du XIXe siècle a été trop heureusement continuée et perfectionnée par Claude Augé dans le Nouveau Larousse Illustré (1897-1904, Supplément 1907) pour qu’il pût être question de s’en écarter. Elle repose sur des principes féconds. Le plus évident, le plus utile, qui constitue son originalité, est d’avoir réuni dans le même ouvrage deux choses jusque-là habituellement séparées : un dictionnaire de la langue et une encyclopédie de toutes les connaissances humaines. Les rédacteurs se sont seulement efforcés de moderniser cette tradition et de l’adapter aux exigences actuelles. Le Larousse du XXe siècle se propose donc, comme ses devanciers, « d’offrir un répertoire aussi complet que possible de la langue française et de donner en même temps, par des informations encyclopédiques nombreuses et précises, une somme de connaissances humaines dans tous les ordres » (Préface par Paul Augé). Nous avons dans ces propos du préfacier comme l’aveu de ce que le dictionnaire doit être avant tout contemporain. Pour cela, il suffit d’une mise à jour des articles sélectionnés dans l’illustre parent. Mais cette mise à jour s’accommode de multiples modalités que nous allons désormais illustrer. Pour la présente communication nous nous sommes contenté d’étudier la lettre ‘A’ des deux dictionnaires en question. Il est à mentionner la facilité de travailler aujourd’hui sur le GDU grâce à sa version électronique qui permet des interrogations et des recherches multi-critères. À la lettre ‘A’, nous avons trouvé une quarantaine d’unités, définies tantôt comme locutions adverbiales, mots latins, mots employés proverbialement, proverbes, phrases proverbiales, maximes : 272 MÁRIA MAROSVÁRI : Le Grand Dictionnaire Universel Ab imo pectore Ab intestat Ab irato Ab jove principium Ab ovo Ab uno disce omnes Abusus non tollit usum Abyssus abyssum invocat Acta est fabula Ad hoc Ad hominem Ad honores Adhuc sub judice lis est A fortiori Locution adverbiale, mots latins qui signifient : « à plus forte raison » Citations de : Acad., E. Sue, J. Sim, Galerie de litt., P. Leroux Age quod agis Mots latins qui signifient : « Fais ce que tu fais. » Beaucoup de nos proverbes francais se rapportent à cet axiome : « On ne peut pas être en même temps à la cave et au grenier » ; « Quand on chasse deux lièvres, on risque de n’en prendre aucun. » (sur le mur d’un collège.) Cit. : Charles de Bernard Cit. : De La Bédollière, Amédée Didot, V. Hugo, De Pontmartin Anguis in herba Mots que les Latins citaient proverbialement : « Un serpent est caché sous l’herbe. » Fréquentes applications dans notre langue. Cit. : Lanfrey, A, Maquet, De Pontmartin. Amant alterna camenae Mots latins qui signifient : « Les Muses aiment le chant de deux voix qui s’alternent. » (Virgile) Cette citation heureuse et poétique revient souvent sous la plume de nos écrivains : « Deux hommes qui se succèdent dans le même travail. » Amicus humani generis Locution latine dont l’emploi est le même que celui de la locution française : « L’ami du genre humain n’est pas du tout mon affaire. » (Molière) « L’ami du genre humain n’est ami de personne. » (Bourdal) Cette citation apparaît au mot-vedette « Ami ». Amicus Plato, sed magis amica veritas Proverbe latin qui signifie : « J’aime Platon, mais j’aime encore mieux la vérité. » Cet hommage est passé en proverbe, fréquentes allusions en francais et en latin (déformations plaisantes). A minima Loc. adverbiale L’opinion de Voltaire A posteriori A priori A quia Arcades ambo Ars longa, vita brevis Argumentum baculinum Asinus asinum fricat Audaces fortuna juvat Audax japeti genus Aura popularis 273 Revue d’Études Françaises No 12 (2007) Angulus ridet Annibal ante portas Manque dans le GDU Phrase proverbiale. bouche des orateurs. Dans la Animus meminisse horret Mots latins : « Mon âme frémit d’horreur à ce souvenir. » Virgile a imité le début de l’Odyssée. Applications : style sérieux…, mais presque toujours plaisant. Mirabeau termine un de ces discours les plus éloquents par cette phrase. Cit. : V. Hugo Aurea mediocritas Auri sacra fame e Dans le Larousse du XX siècle « Mon âme tremble d’horreur à évoquer ces souvenirs. » Je ne vais pas entrer dans le détail de l’analyse des ces unités, je voudrais seulement présenter quelques caractéristiques des notices consacrées à ces éléments. Dans ce qui suit, je donnerai une description schématique des notices du GDU et ultérieurement, je confronterai ce schéma à celui du Larousse du e XX siècle. D’un point de vue externe et strictement quantitatif, il n’y a guère de différence considérable à signaler entre les deux dictionnaires : les items retenus dans le Larousse du XXe siècle sont quasiment identiques à ceux retenus dans le GDU. D’un point de vue interne, la microstructure de chaque notice obéit à la même régularité. Les notices traitant d’une dénomination susceptible d’être appréhendée sous les traits d’une partie de discours présentent une organisation plus complexe et font montre de la rigueur avec laquelle le lexicographe et son équipe se sont acquittés de leur tâche. La vedette ou entrée de la notice est suivie de la prononciation sommairement transcrite. Le latin et le grec étant ici translittérés et phonétisés à grands traits. Le texte qui suit, articulé en paragraphes et éléments de discours séparés par des doubles barres, peut comporter plusieurs sections : 274 MÁRIA MAROSVÁRI : Le Grand Dictionnaire Universel une section générale de linguistique d’abord, qui se déploie en deux sous-ensembles, le premier analysant l’entrée et en donnant l’interprétation ; des exemples forgés (rares dans notre cas) et des citations d’auteurs complètent le travail ; et enfin une section plus globalement encyclopédique. Si l’on confronte cette macro-structure à celle que présente le Larousse du XX siècle, on peut noter quelques différences : e l’analyse de l’entrée est faite consciencieusement, d’un point de vue encyclopédique, souvent d’ailleurs, – mais pas toujours – au moyen des mêmes formulations que celles du GDU ; la prononciation n’est jamais signalée ni restituée ; la différence la plus significative se présente au niveau des citations d’auteurs, pratiquement inexistantes dans le Larousse du XXe siècle. Ces citations d’auteurs donnent un caractère pittoresque et procurent du charme et de l’originalité au GDU. Pour chaque notice examinée Pierre Larousse donne des citations qui sont nombreuses, « exemples choisis dans nos meilleurs écrivains », comme il le dit dans sa Préface étant entendu que le dictionnaire, ce Dictionnaire, peut tenir lieu de bibliothèque et poursuit lointainement la vieille ambition du dictionnaire de Trévoux qui, en 1704, revendiquait d’être « la meilleure partie de la littérature ». Le nombre de ces exemples varie entre 3 et 7 en fonction de l’importance de la notice. Il n’est pas sans intérêt de noter que les auteurs contemporains de la confection du dictionnaire sont prépondérants et que le choix de Pierre Larousse n’est pas exclusif : à côté de Balzac, Alexandre Dumas, Xavier Marmier, Victor Hugo, on peut également relever des exemples journalistiques de la Gazette littéraire, de la Revue de Paris, etc. Les nombreux journaux ayant modelé l’opinion et les idées reçues du XIXe siècle se trouvent ici très souvent appelés à la rescousse des définitions. Passons en revue quelques-unes des sections sous lesquelles on peut regrouper ces références au monde antique. Je prendrai comme premier exemple une citation latine passée de longue date dans l’usage français. En tant que citation latine, cette phrase veut faire briller la culture classique de celui qui l’utilise ; comme désignation indirecte 275 Revue d’Études Françaises No 12 (2007) d’un stéréotype de comportement, cette même citation connote une dépréciation du cliché. ASINUS ASINUM FRICAT, proverbe latin qui signifie : « L’âne frotte l’âne. » Se dit de deux personnes qui s’adressent mutuellement des éloges outrés. La fameuse scène des femmes savantes où Vadius et Trissotin s’adressent l’un à l’autre des louanges ridicules est le type de l’Asinus asinum fricat : TRISSOTIN Vos vers ont des beautés que n’ont point tous les autres. VADIUS Les Grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres. TRISSOTIN Vous avez le tour libre et le beau choix des mots. VADIUS On voit partout chez tousVitkos et le patJios. TRISSOTIN Nous avons vu de vous des églogues d’un style Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile. VADIUS Vos odes ont un air noble, galant et doux, Qui laisse de bien loin votre Horace après vous. TRISSOTIN Est-il rien d’amoureux comme vos chansonnettes ? VADIUS Peut-on rien voir d’égal aux sonnets que vous faites ? TRISSOTIN Bien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux ? VADIUS Rien de si plein d’esprit que tous vos madrigaux ? TRISSOTIN Aux ballades surtout vous êtes admirable. VADIUS Et dans les bouts-rimes je vous trouve adorable. TRISSOTIN Si la France pouvait connaître votre prix… 276 MÁRIA MAROSVÁRI : Le Grand Dictionnaire Universel VADIUS Si le siècle rendait justice aux beaux esprits… TRISSOTIN En carrosse doré vous iriez par les rues. VADIUS On verrait le public vous dresser des statues. La Fontaine également illustre l’Asinus asinum fricat dans les vers suivants : L’autre jour, suivant à la trace Deux ânes qui, prenant tour à tour l’encensoir, Se louaient tour à tour, comme c’est la manière, J’ouïs que l’un des deux disait à son confrère : Ces ânes, non contents de s’être ainsi grattés, S’en allèrent dans les cités, L’un l’autre se prôner… On lit aussi dans l’Éloge de la folie : Rien n’est plus plaisant que de voir des ânes s’entre-gratter, soit par des vers, soit par des éloges qu’ils s’adressent sans pudeur : Vous surpassez Alcée, dit l’un. – Et vous Callimaque, dit l’autre. – Vous éclipsez l’Orateur romain. – Et vous, vous effacez le divin Platon ! Ces vers, tels que Rousseau nous les donne, sont un chef-d’œuvre de barbarie, de lyrique stupidité ; ils montrent que leur auteur n’a aucun sentiment de la mesure, de la cadence, de la mélodie, de l’énergique sonorité du style. Si La Harpe les admire, les exalte, n’en soyons point surpris ; il devait en agir ainsi, ne fût-ce que pour remettre en action le vieux dicton des pédants : Asinus asinum fricat (Castil-Blaze). Que veux-tu que je fasse de ces faquins littéraires ? demanda Satan. Allongeleur les oreilles de quinze pouces, de façon qu’elles leur tombent sur le nez et qu’ils ne puissent parler sans les mordre à belles dents ; loge-les ensemble, force-les de s’embrasser sans s’égratigner, et fais-leur apprendre le rudiment jusqu’à la règle Asinus (Balzac). Dans les exemples suivants, ce sont des personnages réels ou imaginaires de l’Antiquité qui font l’objet de commentaires variables. Nous ne recopierons pas ces notices pour ne pas allonger inutilement cet article, mais on notera que le GDU met son point d’honneur à rappeler – lorsqu’il est nécessaire – les représentations artistiques modernes auxquelles ces figures ont donné lieu (peinture, sculpture, musique, littérature). 277 Revue d’Études Françaises No 12 (2007) La naissance d’une nouvelle discipline scientifique — dans la mouvance outre-Rhin — issue de la linguistique comparée des langues indo-germaniques donne la possibilité d’un développement qui permet de faire surgir, là encore, nombre de figures mythiques. La mythologie comparée. Une autre science, dérivée de la linguistique, c’est la mythologie comparée, à peine connue en France, et cependant si prodigieuse dans ses applications… Si, comme le dit spirituellement Max Müller, la mythologie est une maladie du langage, il existe contre cette maladie un remède spécifique dont les effets, quoique rétrospectifs, n’en sont pas moins certains : c’est la linguistique, la linguistique seule, qui peut guider l’historien dans ce dédale de mythes primitifs sans cesse transformés, fondus, défigurés, substitués. Le lecteur verra ce que cette science peut produire en parcourant les principaux articles que nous avons consacrés aux mythes, aux légendes, aux personnages fabuleux, de l’Inde, de la Grèce, du Latium, de la Perse, etc… La mythologie comparée – un secteur auquel l’étude du langage apporte sa part de renouvellement des connaissances – devient ainsi un objet d’attention estimable et estimé. La mythologie comparée, si durement sanctionnée dans les premiers temps de son existence, se voit désormais rédimée par l’injection dans ses méthodes du composant linguistique, qui oblige à prendre en considération la matérialité verbale des signes. Nous avons établi une petite liste des héros mythologiques et littéraires de la tradition gréco-romaine, en limitant cependant notre recherche à la lettre ‘A’ des deux dictionnaires respectifs. Cette liste contient des noms plus ou moins illustres. La première constatation qui s’impose est que les mots-vedettes présents dans le GDU le sont également dans le Larousse du XXe siècle, statu quo... ni ajout ni rejet de nomenclature dans l’édition du XXe siècle par rapport à celle du e XIX . En tant que thesaurus, que trésor ou liste d’items mémorables, le passage d’un siècle à l’autre n’a rien changé à l’ordre des choses. À titre d’illustration nous examinerons une notice consacrée à un personnage très connu de la mythologie gréco-romaine, afin de démontrer les particularités de la présentation propres aux dictionnaires étudiés, et dans la structure de la notice et dans l’agencement de l’information… 278 MÁRIA MAROSVÁRI : Le Grand Dictionnaire Universel Pour la notice consacrée à Ariane, le GDU procède de la manière suivante : ARIANE OU PLUTOT ARIADNE, l’entrée ou mot-vedette imprimée en majuscule. La structure de la présentation adopte l’ordre suivant : Dans un premier temps est présentée la version la plus répandue de la légende d’Ariane (mythologie comparée), puis suit une version différente introduite par le syntagme « selon d’autres ». Cette présentation, pour ainsi dire brute des faits est suivie d’une appréciation sous la forme « cette poétique histoire », puis d’une interprétation dans laquelle ces deux éléments, à savoir « l’ingratitude habituelle à l’homme » et « l’inconstance naturelle à la femme » sont mis en position centrale et résument en quelque sorte l’essentiel du message du mythe d’Ariane. Dans la suite, ces deux éléments apparaissent comme une « source inépuisable d’allusions et de rapprochements » et sont illustrés par une série de citations. Ces exemples, choisis pour illustrer le message de la légende et du personnage, sont contemporains de la confection du GDU et, contrairement à l’appréciation de « poétique » de la notice, ils sont très peu poétiques euxmêmes, servant plutôt à l’illustrer dans des situations très quotidiennes et banales. Les citations viennent d’ailleurs de Jules Sandeau, Louis Veuillot, Hector Berlioz, Amédée Archand ; dans le cas de la citation de Berlioz, Ariane apparaît sous la forme d’une Ariane moderne, de même que dans un autre exemple nous retrouvons un « Bacchus moderne ». Dans la structure de la notice apparaît une nouvelle section consacrée au fil d’Ariane, défini de la manière suivante : […] façon de parler empruntée à la mythologie grecque pour désigner le moyen qui nous sert de guide, le flambeau qui éclaire notre intelligence au milieu des difficultés d’une entreprise, ou des obscurités d’un système, d’un raisonnement. Le fil d’Ariane est une des métaphores les plus expressives qui se retrouvent sous la plume des écrivains. La définition est suivie de citations, au nombre de sept précisément, servant à appuyer le fonctionnement préalablement décrit de cette métaphore. Une nouvelle fois les citations sont prises dans les œuvres d’auteurs contemporains venant de tout horizon. L’emploi commun des expressions « fil d’Ariane » et « labyrinthe » est bien évidemment attesté, ainsi que l’humour et la prédilection 279 Revue d’Études Françaises No 12 (2007) pour les anecdotes, chers à Pierre Larousse. Ainsi use-t-il à son propre endroit et à l’endroit de son œuvre lexicographique de l’image en question : Aujourd’hui que la langue française est devenu un labyrinthe ou la pensée ne tient pas toujours le fil d’Ariane, le style de Voltaire nous frappe et nous séduit comme un beau rayon de lumière […] (Arsène Houssaye). Dans le GDU la présentation continue par les œuvres dramatiques et musicales dont le titre contient le nom d’Ariane seul ou acompagné d’autres. La dernière section est consacrée aux représentations artistiques diverses d’Ariane, au rappel des œuvres picturales et des sculptures ayant pour sujet le mythe d’Ariane. Florilège en quelque sorte de l’histoire de l’art… En comparaison, la présentation des entrées du Larousse du XXe siècle se signale de nouveau par le manque d’exemples et de citations divers. Certes le Larousse du XXe siècle donne une analyse linguistique correcte, une présentation encyclopédique circonstanciée, c’est bien le moins, mais il fait l’économie de tous les détails, de toutes les remarques incidentes par lesquelles Pierre Larousse savait autrefois captiver l’intérêt de son lecteur. Même si la définition linguistique de la métaphore du fil d’Ariane est littéralement la même que celle du GDU, l’ensemble de la notice pèche par une certaine forme de sécheresse, dont on ne peut même pas dire qu’elle soit vraiment caractéristique d’une nouvelle forme de l’art lexicographique. Réduire un ensemble de 24 036 pages sur 4 colonnes, soit 96 144 colonnes de texte en corps minuscule, et plus de 483 millions de signes, escortés et rehaussés de lettrines, de culs de lampe, de gravures, de schémas, de formules mathématiques, physiques ou chimiques, et d’extraits de partitions, en neumes comme en notation grégorienne, tel que le GDU, à un ensemble plus maniable en 6 volumes (et un supplément, en 1953), tel que le Larousse du XXe siècle, certes riche en biographies mais nécessairement plus économe d’autres détails, impliquait fatalement d’éliminer dans le dernier ouvrage toute fantaisie et toute poésie nées du commerce quotidien des mots dont le lexicographe avait su faire un art. Dans une lettre à Louise Colet, de 1853, Flaubert voyait juste et énonçait faux lorsqu’il écrivait : « Le XVIIIe siècle a nié l’âme, et le travail du XIXe siècle sera peut-être de tuer l’homme. » Ce n’est certainement pas le XVIIIe siècle des 280 MÁRIA MAROSVÁRI : Le Grand Dictionnaire Universel Jésuites de Trévoux, bien évidemment, qui a dénié à l’âme son existence ; ce n’est incontestablement pas non plus le XIXe siècle de Pierre Larousse, encyclopédique, universel, et critique, qui a eu pour ambition de ruiner l’homme. On s’interrogera, en revanche, sur ce que le XXe siècle a pu apporter de positif à l’homme avec son lot de catastrophes et d’erreurs. Mais, de ces partialités avouées et partagées à des niveaux différents par les deux entreprises lexicographiques que nous avons examinées, résultent pour nous, aujourd’hui, ces fascinants effets de clignotement idéologique dont témoignent toujours, et au XIXe siècle plus qu’ailleurs, la conception et la réception des dictionnaires… Et force nous est de reconnaître que le valeureux GDU ne brille jamais mieux de tous ses feux les plus variés que lorsqu’il est ainsi replacé dans la généalogie des ouvrages apparentés qui ont été ses prédécesseurs ou ses successeurs directs ou indirects. _________________________ MÁRIA MAROSVÁRI Université de Debrecen Courriel : [email protected] Bibliographie Henri Meschonnic, Des mots et des mondes. Dictionnaires, encyclopédies, grammaires, nomenclature, Paris, Hatier,1991. Alain Rey, Encyclopédies et dictionnaires, Paris, PUF, 1982, (coll. « Que saisje ? »). 281