Juste valeur et crise financière

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Juste valeur et crise financière
Finance
Juste valeur et
crise financière
Mireille Berthelot
Associée chez Deloitte
Le contexte actuel a pour effet d’aviver les critiques autour du concept de juste valeur
et de poser la question légitime de la responsabilité éventuelle de son utilisation dans
le contexte d’aggravation de la crise financière.
S
ans entrer dans le débat sur la responsabilité de l’introduction de la juste
valeur comme méthode d’évaluation dans l’aggravation de la crise, il est à
tout le moins certain que son utilisation dans un contexte de forte volatilité
économique pose de réelles difficultés d’application.
Un exercice complexe
L’introduction de la norme sur les instruments financiers (IAS 39) a apporté trois
« ingrédients » nouveaux qui ont abouti à instiller de la juste valeur dans le bilan des
entreprises.
Le premier d’entre eux est l’obligation pour les dérivés de figurer au bilan des entreprises pour leur juste valeur, car c’est le seul moyen de les faire apparaître. L’objectif
ainsi poursuivi par le Bureau des standards comptables internationaux (IASB) était
d’éviter toute possibilité de différer la reconnaissance de pertes pouvant avoir des
conséquences dommageables, eu égard à l’effet de levier de certains instruments hors
bilan.
En second lieu, et conséquence directe de cette volonté d’intégrer ces instruments
dans le bilan, il a été donné une définition générique des instruments dérivés qui a,
d’une part, donné naissance à la notion de dérivé incorporé et, d’autre part, ouvert
de nombreuses questions sur la nécessité de qualifier de dérivés, en comptabilité,
certains contrats d’achats et de ventes à terme de commodities.
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Enfin, un instrument financier coté sur un marché actif doit être évalué au bilan
pour sa juste valeur, sauf exception.
En résumé, cela signifie que, pour n’importe quelle entreprise, sont obligatoirement
évalués à la juste valeur :
• ses investissements financiers non stratégiques (les autres étant normalement
consolidés) et une bonne partie de ses placements de trésorerie à court terme
sur des supports actions ou obligations cotés. Pour l’essentiel, les changements
dans la valeur de ses instruments, mesurés à chaque date de clôture, ont un
impact dans les capitaux propres et ne se traduisent dans la performance de
l’entreprise qu’en cas de cession ou de dépréciation ;
• les dérivés utilisés dans le cadre d’opérations de couverture, avec une incidence
principalement en capitaux propres, s’agissant des couvertures de flux de trésorerie. En effet, la performance de l’entreprise n’est impactée qu’au titre de
l’inefficacité de la couverture ou des couvertures économiques ne répondant
pas à la définition comptable de la couverture. Ce sera notamment le cas si
l’entreprise n’est pas en mesure de prouver l’efficacité de la couverture, efficacité mesurée par un ratio (compris en 80 % et 125 %) entre les variations de
la juste valeur de l’instrument dérivé de couverture et le flux futur ou l’instrument financier couvert.
Dans le secteur bancaire, il est clair que l’impact est plus important, même s’il
convient de le nuancer selon que l’activité soit celle d’une banque dite commerciale
ou d’intermédiation ou celle d’une banque d’investissement. Dans le premier cas, les
prêts et les dépôts, ainsi que les transactions de prêts ou d’emprunts interbancaires,
sont comptabilisés pour leur coût amorti, avec des méthodes proches des principes
comptables français antérieurement appliqués. En revanche, tous les instruments de
couverture étant obligatoirement comptabilisés à la juste valeur, cela crée des difficultés de documentation et de suivi de la couverture. Rappelons que les difficultés
non résolues pour refléter en comptabilité les opérations de macrocouverture sont à
l’origine du carve-out européen.
Dans la banque d’investissement, la proportion est inversée : l’évaluation à la juste
valeur constitue la règle et le maintien d’actifs ou de passifs financiers au coût amorti
l’exception. La juste valeur est d’ailleurs reconnue comme étant la seule mesure légitime pour traduire les risques comme la performance des activités de trading et
d’arbitrage. Ces activités sont en effet suivies et mesurées en gestion également par
référence à la juste valeur.
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Dans le secteur de l’assurance, le sujet est plus complexe encore dans la mesure où il
n’existe pas de norme sectorielle : les assureurs vivent aujourd’hui avec des normes qui
prévoient que l’actif est à la juste valeur et que le passif ne l’est pas ou partiellement.
Des difficultés exacerbées
Avec la crise, les marchés sont devenus très volatils et la volatilité s’est retrouvée traduite de façon immédiate dans le bilan des entreprises pour les instruments comptabilisés à la juste valeur. C’est la conséquence directe de la qualité de transparence
reconnue à la juste valeur par ses défenseurs.
Ainsi, les actions en portefeuilles ont connu des baisses en moyenne de 30 % à 50 %, avec
pour conséquence potentielle le risque de devoir constater en résultat une dépréciation.
La juste valeur des obligations a également décru du fait d’une hausse importante
des spreads de crédit.
Les dérivés utilisés en couverture ont également été affectés d’une volatilité en forte
progression (cf. les options sur matières premières). Leur juste valeur a dû intégrer
le spread des contreparties bancaires jusqu’alors considéré comme négligeable, avec
potentiellement comme conséquences une plus forte inefficacité à reconnaître l’impact sur le compte de résultat et quelquefois même une impossibilité de respecter le
ratio prouvant l’efficacité de la couverture sur la période passée. Dans ce dernier cas,
la totalité des variations de valeur du dérivé devenu « spéculatif » affecte la performance de la période.
Pour ce qui concerne le secteur financier, ces éléments ont eu bien évidemment des
conséquences amplifiées du fait même
• de la proportion des instruments évalués à la juste valeur dans le bilan des
banques (certains considèrent que la juste valeur concerne environ la moitié du
bilan des banques)
• et de l’ampleur des décotes observées ; ces dernières se sont accrues au fil des
trimestres, au fur et à mesure de la dégradation de la qualité de crédit des actifs
sous-jacents de produits structurés et de la raréfaction des transactions, dans
un premier temps sur les actifs dits toxiques, puis progressivement sur une
grande partie des instruments de taux.
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L’amplification des pertes de valeur est allée de pair avec des difficultés croissantes
d’évaluation. Certains instruments, qui n’étaient déjà pas très liquides lors de leur
émission n’ont plus du tout été négociés par la suite. Très généralement, on a observé
un fort ralentissement des transactions sur des marchés dont la liquidité ne posait
auparavant pas de question.
Une dimension subjective
Selon les normes internationales, si l’on se situe sur un marché actif, la juste valeur
correspond obligatoirement à la cotation du jour. Ces conditions sont encore réunies
aujourd’hui pour les actions cotées sur des marchés réglementés, les titres d’OPCVM,
et la plupart des dérivés classiques : swaps de taux, change…
En revanche, lorsque le marché est considéré comme n’étant pas ou plus actif, il
convient de déterminer cette juste valeur en essayant de se rapprocher de la valeur à
laquelle une contrepartie de marché serait prête à réaliser l’achat ou la vente. Il y a
donc toujours, sous-jacente, l’idée que cette valeur doit rester la plus proche possible
de la perception actuelle du marché.
La part du jugement devient de plus en plus importante dans cette situation. Il
convient de l’exercer pour déterminer :
• si un marché est toujours actif ou ne l’est plus, sur la base du nombre de transactions, de l’ampleur des spreads, de la volatilité ;
• si l’on retient ou non des prix de courtiers dès lors que ceux-ci ne sont pas
représentatifs du prix de transactions réelles et ne constituent pas des engagements d’achat ou de vente ;
• si les quelques transactions observées représentent des ventes forcées ou non
au sens de la norme, étant précisé que ce n’est pas parce qu’une banque est
amenée à vendre massivement certains de ses actifs pour gérer un problème de
liquidité devenu urgent que ces ventes constituent nécessairement des ventes
forcées1 ;
. En IFRS, la définition des ventes forcées est en effet très restrictive, car réservée à des cas où l’acheteur est quasiment contraint de vendre à un prix et à une contrepartie donnés.
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• mais également pour définir la juste valeur qui sera in fine retenue pour un
instrument donné, après avoir considéré l’ensemble des données disponibles,
c’est-à-dire les prix auxquels des transactions (même rares) se négocient, ou
encore les prix auxquels des instruments similaires l’ont été (après avoir ajusté
ces prix pour tenir compte des différences entre l’instrument que l’on veut
évaluer et celui qui a fait l’objet d’une négociation), ou encore la valeur de
modèle en utilisant des projections de cash-flows et des paramètres (taux,
crédit, liquidité) représentatifs des conditions de marché. L’IASB a en effet
rappelé dernièrement que retenir des paramètres historiques ne correspondait
pas à une correcte application des normes.
On le voit, l’exercice devient difficile, voire périlleux, et les écarts potentiels de valorisation entre les différents intervenants augmentent vraisemblablement pour des
instruments similaires proportionnellement à l’exercice du jugement.
Cette obligation de « coller » à des données de marché
cette obligation
peut, dans certains cas de marchés illiquides, aboutir à
de « coller» à
décoter des actifs de façon drastique, voire, pour certains
des
données de
observateurs, excessive. En effet, les produits structurés
marché peut,
suscitant une aversion exacerbée au risque, aucun interdans certains
venant n’est acheteur et la valeur de marché s’effondre.
cas de marchés
Cela a été typiquement le cas des produits structurés à
illiquides, aboutir
à décoter des
base de subprime, pour lesquels les négociations directes
actifs
de façon
se sont taries. L’évaluation sur base de modèle n’est pas
drastique, voire
facile du fait de l’absence de transparence sur le sousexcessive.
jacent ; les évaluations ont donc été établies par référence à des indices ABX, eux-mêmes en chute libre du
fait de la suspicion des acteurs de marché sur des produits immobiliers devenus
illiquides.
Cet élément est incontestablement le plus complexe à résoudre. Qui, quand, comment et sur quel type d’instrument va-t-on déterminer que la recherche d’une juste
valeur (censée représenter la meilleure approximation possible d’une valeur de transaction qui de fait n’existe plus) doit cesser ? Et si tant est que l’on réponde à cette
question, par quelle autre méthode de valorisation doit-on remplacer la juste valeur ?
Par ailleurs, qui décidera que l’on peut ou que l’on doit reprendre une évaluation à
la juste valeur ? À partir de quels facteurs déterminera-t-on que le moment de cette
reprise est arrivé ?
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Début de réponse
La modification de la norme IAS 39 obtenue à l’arraché par l’Europe en octobre
2008 constitue une réponse partielle bien qu’indirecte à ces questions.
En effet, l’IASB a supprimé par cet amendement l’interdiction inscrite dans IAS 39
de pouvoir « sortir » de la catégorie trading des actifs qui y avaient été comptabilisés
lors de leur acquisition. Cette interdiction a été levée à condition que les banques
considèrent qu’elles n’avaient plus l’intention d’exercer leur activité d’achat et revente,
notamment du fait de marchés devenus illiquides. Les actifs de taux ont pu être ainsi
transférés pour leur juste valeur lors de la décision de reclassement vers la catégorie
évaluée au coût amorti. Les banques ayant choisi de réaliser ces reclassements ont
fait l’économie de dépréciations complémentaires. Par exemple, la Deutsche Bank
a mentionné avoir économisé près de 900 millions d’euros de dépréciations supplémentaires en résultat et près de 700 millions d’euros en capitaux propres, et la
RBS avoir économisé 1 442 millions de livres sur son résultat, par le seul fait d’avoir
utilisé cette option de reclassement au 30 septembre 2008.
Cette évolution a été saluée par l’Europe, même si certains ont pu regretter qu’elle
soit survenue tardivement, sous la pression politique et donc sans due process. Les
mêmes s’inquiètent aujourd’hui de l’ingérence des politiques dans le processus de
normalisation comptable et souhaitent préserver l’indépendance menacée de l’IASB,
au moment où se discutent la composition et le rôle d’un monitoring group.
L’autre évolution positive, même si d’aucuns considèrent qu’elle ne constitue qu’une
réponse partielle aux manifestations de la perte de confiance, est le renforcement
des informations sur les modalités d’évaluation et la situation de liquidité des entreprises. Le projet de modification de la norme IFRS 7, qui définit les informations à
donner sur les activités financières et la gestion des risques, demande aux entreprises
de fournir en annexe la décomposition des instruments évalués à la juste valeur en
fonction du degré d’observabilité des éléments composant cette juste valeur3, avec un
niveau de détail accru sur les méthodes et paramètres utilisés pour le niveau 3, ainsi
que des informations détaillées sur les résultats latents.
Une réforme de la norme IAS 39 ne devrait pas conduire à accroître la part de la
juste valeur dans l’évaluation des instruments financiers, même si la full fair value
. Cet article a été rédigé en décembre 2008.
. Niveau 1 : prix de marché ; niveau 2 : prix de transaction sur des instruments similaires, modèle utilisant principalement des paramètres observables de marché ; niveau 3 : données internes.
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continue d’avoir de fervents défenseurs. En effet, les réflexions menées sur le sujet
ont souvent réaffirmé l’attachement à un modèle mixte, tout en demandant de :
• davantage l’ancrer sur des principes clairs, par exemple en relation avec le
mode de gestion ;
• revoir la notion de dépréciation pour en homogénéiser les modalités d’application ;
• simplifier la comptabilité de couverture ;
• réfléchir à la robustesse de la définition de la juste valeur dans des circonstances exceptionnelles de marchés devenus illiquides.
La refonte de l’IAS 39 devrait faire l’objet d’une collaboration étroite entre l’IASB
et le FASB (Financial Accounting Standard Board). Les orientations des modifications tiendront compte notamment des témoignages et préconisations d’un groupe
de représentants seniors des différents parties prenantes sur les aspects de la norme
qui ne se sont pas révélés suffisamment robustes à l’aune de la crise, ainsi que des
enseignements tirés des trois tables rondes tenues à Londres, Norwalk et Tokyo et,
sans nul doute, des enseignements tirés de l’enquête de la Securities and Exchange
Commission (SEC).
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