Scandale à Greystone Manor
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Scandale à Greystone Manor
Mary Nichols Scandale à Greystone Manor MARY NICHOLS Scandale à Greystone Manor Collection : LES HISTORIQUES Titre original : SCANDAL AT GREYSTONE MANOR Traduction française de HELENE ARNAUD HARLEQUIN® est une marque déposée par le Groupe Harlequin LES HISTORIQUES® est une marque déposée par Harlequin Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture, nous vous signalons qu’il est en vente irrégulière. Il est considéré comme « invendu » et l’éditeur comme l’auteur n’ont reçu aucun paiement pour ce livre « détérioré ». Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. © 2014, Mary Nichols. © 2016, Harlequin. Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avec l’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent à Harlequin Enterprises Limited ou à ses filiales, et sont utilisés par d’autres sous licence. Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de : HARLEQUIN BOOKS S.A. Sceau : © ROYALTY FREE/FOTOLIA Tous droits réservés. HARLEQUIN 83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13. Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 www.harlequin.fr ISBN 978-2-2803-4750-1 — ISSN 1159-5981 Chapitre 1 Avril 1817 — Ne bouge pas, Issie, dit patiemment Jane pour la seconde fois. Comment veux-tu que j’épingle ton ourlet si tu gigotes sans arrêt ? Et arrête de t’admirer dans le miroir, nous savons toutes les deux que tu feras une mariée magnifique… Il avait fallu plusieurs semaines à Isabel pour choisir la couleur et le style de sa robe de mariée. Finalement, elle avait opté pour une épaisse soie cerise. La question s’était ensuite posée de savoir qui ferait la robe. — Fais-la, toi, Jane, avait‑elle dit. Tu es aussi bonne couturière que les plus célèbres modistes de Londres, et bien meilleure que cette pauvre miss Smith ! Jane avait ri du compliment, un peu gênée. — Très bien, avait‑elle répondu, mais nous demanderons à miss Smith de s’occuper des éléments les plus simples. Après tout, elle a besoin de travailler. La vieille demoiselle venait du village trois fois par semaine pour confectionner de nouveaux jupons aux ladies, rapiécer les dentelles abîmées et raccommoder le linge de maison. Jane faisait tout son possible pour limiter le coût du mariage, en dépit de l’excitation de sa mère. Celle-ci tenait à ce que la cérémonie soit grandiose, sans se soucier des exhortations de son époux. Sir Edward redoutait l’extravagance de sa femme… Jane était le seul membre de la famille à prêter attention à son 7 père, mais cela ne voulait pas dire que le mariage d’Isabel ne devait pas être parfait. Aussi s’était‑elle donné beaucoup de mal en travaillant sur la robe pour s’assurer qu’elle tombe parfaitement. Le vêtement avait une taille haute, très à la mode, de longues manches, un décolleté en cœur et une large jupe bordée de dentelle et brodée de roses blanches et roses. II ne lui restait plus qu’à ajuster l’ourlet et orner le col et les manches avec un ruché de rubans maintenus par de petites perles colorées. Ce genre d’ornement devait être cousu à la main avec de minuscules points invisibles, ce qui prendrait beaucoup de temps. Mais Jane n’était pas femme à compter le temps passé sur un travail aussi important que celui-ci, ni à jalouser le bonheur de sa sœur… Pas plus qu’à pleurer sur son propre sacrifice. Isabel devait épouser Mark Wyndham, héritier de lord Wyndham, qui vivait chez ses parents à Broadacres, à moins de trois lieues de là. Les deux familles se connaissaient depuis des années ; ainsi les filles et leur frère avaient‑ils grandi avec Mark, sans qu’il y ait jamais eu de froideur ou de distance entre eux. Le mariage avait été envisagé depuis très longtemps, mais Mark n’avait demandé la main d’Isabel qu’après son retour de la campagne d’Espagne durant laquelle il s’était distingué comme aide de camp de sir Arthur Wellesley, à présent duc de Wellington. L’annonce des fiançailles avait satisfait les deux familles et soulagé le père des filles d’un lourd souci. Isabel, au moins, ne suivrait pas la même voie que Jane et ne risquerait pas de rester vieille fille. Avoir trois filles célibataires n’aurait pas été bon pour l’orgueil de sir Edward, et encore moins pour son portefeuille. Jane était peut‑être aussi le seul membre de la famille, à l’exception de sir Edward, qui avait conscience qu’ils vivaient au-dessus de leurs moyens en s’efforçant de maintenir un statut et un style de vie qui ne correspondaient pas à leurs revenus. Le domaine était négligé. Les clôtures avaient besoin d’être réparées, les fossés, d’être curés, certaines fermes avaient 8 besoin d’entretien et la maison elle-même était meublée chichement. Greystone Manor était une charmante vieille demeure, solidement bâtie pour supporter les ravages des vents d’est qui soufflaient depuis la mer du Nord, mais cela ne l’empêchait pas d’être pleine de courants d’air. Son grand salon était glacial en hiver et à peine moins en été. Quant à sa cuisine et à sa laiterie au dallage de pierre, elles n’étaient pas plus accueillantes pour les domestiques. La famille avait l’habitude d’utiliser le petit salon pour recevoir et la salle du petit déjeuner comme salle à manger — sauf pour les grandes occasions. Ce jour-là, les deux sœurs travaillaient dans la chambre d’Isabel dont la fenêtre donnait sur l’allée principale. A l’extérieur, le soleil printanier brillait d’un éclat chaleureux et tout le monde se prenait à espérer une bonne récolte qui pourrait compenser la catastrophe de l’année précédente. — Voilà, c’est fait, dit finalement Jane. Tu peux enlever ta robe et je demanderai à miss Smith de coudre l’ourlet pendant que je m’occuperai des volants du jupon. Elle aida Isabel à retirer sa robe et la plia soigneusement en vue de la confier à la couturière attendue dans l’après-midi. Isabel la serra dans ses bras. — Tu es si bonne, Jane ! s’exclama-t‑elle. J’aimerais tant te ressembler plus… Tu es si intelligente dans tout ce que tu fais, coudre, cuisiner, t’occuper des domestiques… Et tu es tellement à l’aise avec les enfants du village ! Tu devrais te marier, toi aussi, tu sais, pour avoir tes propres enfants. — Nous ne pouvons pas toutes nous marier, Issie, répondit Jane en dissimulant de son mieux son amertume. Elle était âgée de vingt‑sept ans, et tout le monde savait, elle la première, qu’il était trop tard pour qu’elle trouve un époux. Son rôle consistait à aider sa mère, à s’occuper du mariage d’Issie, à calmer les agitations de son autre sœur, et à tenter de contenir les coûteuses débauches de son frère, Teddy. Si l’on ajoutait à cela son travail pour les bonnes œuvres 9 du village de Hadlea, elle avait de quoi s’occuper à chaque heure du jour et peu de temps pour se désoler de son célibat. — Tout le monde ne peut se marier, c’est vrai, répondit Isabel. Mais tu dois bien parfois souhaiter trouver un époux, non ? — Pas vraiment. Je suis heureuse de ma vie telle qu’elle est. — Personne n’a jamais demandé ta main ? Vraiment personne ? Jane sourit mais préféra ne pas répondre. Elle avait reçu une demande en mariage, dix ans plus tôt, mais cela n’avait jamais abouti. Son père avait refusé, sous prétexte que le jeune homme n’avait ni titre, ni fortune, ni famille influente, ni projets. Sir Edward lui avait assuré qu’elle pouvait trouver mieux. Or, ce n’avait pas été le cas et le seul autre homme pour lequel elle avait éprouvé des sentiments ne les avait jamais partagés. Préférant garder cette faiblesse secrète, elle n’en avait jamais parlé à personne. De plus, elle n’était pas belle et, comparée à ses sœurs, elle paraissait parfaitement insignifiante. L’insignifiante Jane… Comment leurs parents avaient‑ils réussi à donner naissance à trois filles si différentes ? Jane et Isabel avaient toutes les deux des cheveux sombres, mais là s’arrêtait leur ressemblance. Jane était plus grande que la moyenne, avec des traits marqués, des sourcils parfois sévères et un menton volontaire. De six ans sa cadette, Isabel était considérée comme la beauté de la famille. Un peu plus petite, et avec plus de courbes féminines que Jane, elle avait un visage plus doux, plus expressif. Elle était absolument incapable de dissimuler ses émotions. Il arrivait souvent que la maison retentisse de sanglots et de cris avant qu’elle ne se reprenne et ne redevienne douce et lumineuse, comme à son habitude. Jane, pour sa part, était plus réfléchie et n’aimait pas étaler ses sentiments. Quant à Sophie, elle était blonde avec de grands yeux bleus et, à dixsept ans, comme aimait le répéter leur mère, elle n’avait pas encore perdu ses rondeurs d’enfant. 10 Tandis que Jane finissait de lisser les plis de la robe, Isabel se laissa tomber sur son lit. — Est‑ce que j’ai pris la bonne décision ? demanda-t‑elle tout à coup. — De quoi parles-tu ? demanda Jane, surprise par ses accents désespérés. — Epouser Mark… Est‑ce que c’était la bonne décision ? Stupéfaite, Jane resta silencieuse quelques secondes. — Ne me dis pas que tu as des doutes maintenant, Issie. — Je ne sais pas. C’est une décision importante, et je n’arrête pas de me demander si je saurai le rendre heureux, et si je serai heureuse avec lui. — Mais tu l’as connu toute ta vie ! Tu sais qu’il est grand, beau, prévenant et attentionné. C’est un homme généreux qui passe son temps à te couvrir de cadeaux et à te faire plaisir. Que peux-tu demander de plus ? — Justement ! Peut‑être que je le connais trop bien. Peut‑être que j’ai raté l’occasion de rencontrer quelqu’un d’autre, quelqu’un pour qui je ressentirais une réelle passion… — C’est absurde, Isabel ! La passion est un mythe, un rêve romantique ridicule. Il est bien plus sage d’épouser quelqu’un sur qui l’on sait pouvoir compter, quelqu’un en qui l’on a confiance et qui ne nous abandonnera jamais. L’hésitation soudaine d’Isabel troubla Jane, qui eut du mal à dissimuler ses propres émotions. Il lui avait fallu toute sa volonté pour souhaiter le bonheur de sa sœur lorsque les fiançailles avaient été annoncées officiellement et qu’elle avait dû se plonger dans les préparatifs du mariage avec l’enthousiasme que l’on attendait d’elle… A présent, les doutes d’Isabel l’inquiétaient. — Mark est fiable, je le sais bien, admit Isabel. Mais il est presque comme un frère pour moi. — Non, Mark n’a rien d’un frère. Isabel soupira. — Tu as raison, bien sûr. Je suis idiote… Il ne ressemble pas du tout à Teddy, c’est certain. 11 — Seigneur, non ! fit Jane, amusée malgré elle. Un seul Teddy nous donne bien assez de travail. Toutes deux éclatèrent de rire, ce qui détendit l’atmosphère. Jane aida ensuite sa sœur à enfiler sa robe d’après-midi et, après l’avoir coiffée, entreprit de nouer ses cheveux avec un ruban. Elle finissait tout juste lorsqu’elles entendirent une voiture arriver dans l’allée. Isabel se leva d’un bond et courut à la fenêtre pour voir qui entrait dans la cour. — C’est Teddy, lança-t‑elle. Seigneur ! Où a-t‑il trouvé ce manteau ? On dirait un bourdon… Intriguée, Jane la rejoignit à la fenêtre. Leur frère, de trois ans le cadet de Jane et de trois ans l’aîné d’Isabel, descendait vivement de la calèche qu’il avait empruntée au Fox and Hounds, où la diligence de Londres avait dû le déposer une demi-heure plus tôt. Isabel avait bien décrit son manteau, rayé de jaune et de brun, long et à larges revers. Il portait également un pantalon beige foncé et un veston jaune à pois rouges. — Papa ne sera pas content de le voir comme cela, commenta Jane. Lorsqu’un valet fit entrer Teddy, elles étaient déjà dans l’escalier et leur frère les salua très bas, son extravagant chapeau de castor à la main. — Jane, Isabel, j’espère que vous allez bien ! — Très bien, répondit Jane avec son calme habituel. Isabel, elle, ne parvenait visiblement pas à détacher son regard du manteau de Teddy. — Où donc as-tu trouvé un tel manteau ? — Chez Gieves, voyons ! Est‑ce que tu l’aimes ? demandat‑il en tournant sur lui-même pour mieux le montrer. Où est papa ? J’ai besoin de lui parler, j’espère qu’il est de bonne humeur… — Oh ! Teddy, ne me dis pas que tu viens encore lui demander de l’argent ! soupira Jane. Tu sais bien ce qu’il a dit la dernière fois. — Tu sais bien qu’on ne peut pas mener une vie décente 12 avec le peu que je gagne chez Halliday ! s’exclama Teddy sans se départir de son sourire. Halliday et Fils était un célèbre cabinet d’avocats de Lincoln’s Inn Fields dans lequel Teddy travaillait depuis qu’il avait quitté l’université à la demande de sir Edward, qui ne le croyait pas capable de se prendre en main seul. Il était vrai qu’en tant que dernier arrivé chez Halliday il ne pouvait pas encore prétendre à un haut salaire… — Si tu veux parler à papa, reprit Jane, laisse-moi te donner un petit conseil : change de manteau et de veston avant d’aller le voir. Ils ne t’aideront pas, à mon avis. — Quelles sages paroles, Jane ! Comme toujours. Je vais monter dans ma chambre pour enfiler quelque chose de plus lugubre… Cela dit, il prit sa valise qu’il avait laissée tomber par terre et monta l’escalier quatre à quatre. — Il ne changera jamais, n’est‑ce pas ? demanda Isabel une fois qu’il eut disparu dans le couloir. — Hélas ! non… J’ai peur qu’un dîner désagréable nous attende. Jane avait vu juste. Bien que Teddy ait enfilé une veste gris foncé agrémentée d’un veston blanc et d’une cravate assortie, il n’avait de toute évidence pas obtenu ce qu’il attendait de sir Edward. Il lui en voulait, sir Edward était en colère, et lady Cavenhurst, son épouse, contrariée. Jane et Isabel firent de leur mieux pour alléger l’atmosphère en parlant du mariage et de la vie du village, mais sans grand succès. Il fallait dire que Sophie ne les aidait pas en demandant avec insistance quel était le problème et pourquoi tout le monde paraissait si sombre… — On croirait presque que quelqu’un est mort ! s’exclamat‑elle finalement. — Oui, moi, répliqua Teddy avec amertume. Sir Edward répondit par un grognement déterminé, lady 13 Cavenhurst, par un soupir désespéré, et la famille poursuivit son repas en silence, le nez plongé dans les assiettes de roast‑beef. Les seules paroles qui furent encore échangées concernèrent la saucière ou la salière. Après le repas, les femmes se retirèrent dans le salon où une servante leur apporta un plateau de thé. — Est‑ce que papa est très en colère contre Teddy ? demanda Jane alors que ses sœurs, sa mère et elle s’installaient sur les deux divans. — Il est plus déçu qu’en colère, répondit lady Cavenhurst. A quarante-neuf ans, c’était une femme encore belle, élégante et soignée. — Teddy lui avait promis qu’il cesserait ses extravagances, poursuivit‑elle, mais il semble ne pas y être parvenu. Mais ne parlons pas de cela, je suis certaine que toute cette histoire s’arrangera d’une manière ou d’une autre. Jane réprima un soupir agacé. C’était typique de sa mère : fermer les yeux sur les problèmes en attendant que quelqu’un d’autre les règle à sa place ! Elles ne restèrent pas seules longtemps dans le salon silencieux. Sir Edward et Teddy les rejoignent bientôt. Teddy, cependant, s’excusa rapidement et se retira, suivi par Jane, inquiète. — Teddy, appela-t‑elle alors qu’il s’apprêtait à monter l’escalier. Est‑ce que quelque chose de grave s’est passé ? — Et comment ! grommela-t‑il en la laissant lui prendre le bras. La situation ne pourrait pas être pire et le vieux refuse de m’épauler. — Oh ! mon pauvre ! Que vas-tu faire ? Lentement, ils se dirigèrent ensemble vers la bibliothèque. — Je ne sais plus quoi faire, soupira Teddy en se laissant tomber dans un fauteuil. Tu ne peux pas m’aider, j’imagine, sœurette ? — Combien dois-tu ? 14 — Eh bien… L’air embarrassé, il hésita quelques instants, comme s’il répugnait à avouer la vérité. — J’ai surtout des dettes de jeu, finit‑il par murmurer. Et il faut bien que je les paie. — Dis-moi tout. Combien ? insista Jane, de plus en plus inquiète. — 5 000 livres, environ. Jane crut s’étouffer. — 5 000 livres ! s’écria-t‑elle. Oh ! Teddy ! Comment as-tu pu faire cela ? — Tu sais ce que c’est, sœurette. Parfois on gagne et parfois on perd, au jeu. J’étais certain de pouvoir me refaire, mais il faut croire que la chance n’était pas avec moi, ce soir-là… — Et à qui dois-tu cet argent ? — Surtout à lord Bolsover. Je lui dois un peu plus de 3 000 livres. C’est lui qui me met le plus la pression pour que je le rembourse. J’ai aussi des dettes envers deux ou trois autres hommes. Quant à Gieves, à Hoby et au marchand de vin, ils peuvent attendre, eux… — Attendre quoi ? Que ta chance tourne au jeu ? Je t’aurais cru plus pressé de payer ton tailleur et ton cordonnier, qui ont besoin de leur argent pour vivre ! On ne peut pas te faire un procès pour des dettes de jeu impayées, vu que tu travailles dans un cabinet d’avocats. Je pensais que tu le savais. — C’est pour cela qu’il est si important de les payer, répliqua Teddy d’un air buté. Parce qu’elles remettent mon honneur en cause ! — Ton honneur ? répéta Jane, incrédule. Teddy, si tu avais le moindre honneur, tu épargnerais notre pauvre père, qui a toujours fait ce qu’il a pu pour toi. Nous ne sommes pas riches, et tu le sais très bien. Teddy eut un soupir exaspéré. — C’est exactement ce qu’il m’a dit. Il m’a même suggéré de trouver une riche épouse, de préférence une veuve suffisamment âgée et indépendante pour accepter de payer mes excès. 15 Jane ne put réprimer un éclat de rire et fut soulagée de voir une étincelle d’amusement illuminer le regard de son frère. — Il n’a dit cela que parce qu’il était fâché contre toi, le rassura-t‑elle. — Non, Jane, il était sincère… — Et cette idée te déplaît‑elle tant ? — Oh non, pour peu que cette fortune accompagne un joli minois et une silhouette agréable. Mais où pourrais-je bien trouver une telle femme qui veuille bien de moi ? Et, même si je le pouvais, un mariage est long à préparer, et je n’ai pas le temps pour cela. Hector Bolsover veut son argent au plus tôt. — Oh ! Teddy… Qu’as-tu fait ? — Je sais, dit‑il sans pour autant montrer beaucoup de remords. Est‑ce que tu peux m’aider ? — Et où voudrais-tu que je trouve une telle somme ? lança-t‑elle un peu plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu. — Tu possèdes toujours le legs que tante Mathilda t’a laissé, non ? — Cet argent devait me servir de dot ! — Mais tu ne vas jamais te marier, Jane… Seul un frère pouvait être aussi brutal. Cela la blessa profondément, mais elle n’en montra rien. — Tu as peut‑être raison, dit‑elle en s’efforçant de rester calme. Mais sache que j’ai d’autres projets pour cet argent. — Des projets plus importants que sauver ton seul frère du déshonneur ? Jane poussa un profond soupir. Depuis quelque temps, elle rêvait d’ouvrir un orphelinat pour certains des enfants du village dont le père était mort à la guerre. Cette idée lui était venue l’année précédente alors qu’elle voyageait à Londres. Elle y avait vu de nombreux enfants en haillons, pieds nus, qui mendiaient dans les rues. Lorsqu’elle avait parlé à l’un d’eux en dépit des airs dégoûtés de sa mère, l’histoire de l’enfant l’avait profondément bouleversée. Son père avait été tué durant une bataille lointaine, au Portugal, et sa mère avait dû accepter un travail de domestique qui la coupait de 16 son enfant. Comme elle devait vivre chez ses employeurs, elle n’avait eu d’autre choix qu’abandonner la petite chambre qu’elle louait. Le gamin avoua dormir sous les porches ou les arbres, dans le parc. — Je m’en sors seul, avait‑il conclu avec une étrange expression de fierté avant de tendre sa petite main pour quelques pièces. Combien d’autres enfants survivaient, comme lui, dans les rues de Londres ? Combien avaient perdu leur maison et ne pouvaient trouver de vêtements corrects ou manger à leur faim ? — Le gouvernement devrait faire quelque chose pour eux, avait‑elle dit à sa mère en quittant l’enfant, qui serrait une pièce de 6 pence précieusement dans sa main. Leurs pères ont combattu pour le roi et ce pays, et c’est ainsi qu’on les remercie ? En abandonnant leurs enfants ? C’est une honte ! — Peut‑être, mais je ne vois pas ce que nous pouvons y faire, avait répondu sa mère. — Nous pourrions commencer par discuter avec sir Mortimer. Sir Mortimer Belton était membre du Parlement local. — Si on lui expose le problème, avait poursuivi Jane, il pourrait en parler au Parlement. Nous pourrions aussi en parler autour de nous, attirer l’attention des gens, ou demander des dons pour offrir un toit à ces pauvres enfants. — Oh ! Seigneur ! avait soupiré sa mère. Cela ressemble beaucoup à une croisade… En effet, cela avait été pire qu’une croisade ; un vrai combat. Jane s’était rapidement rendu compte qu’essayer de faire réagir le gouvernement était sans espoir. Elle avait donc décidé de donner l’exemple elle-même, pas à grande échelle, hélas ! mais au moins localement. C’est à ce moment‑là qu’elle avait eu l’idée d’ouvrir une petite pension pour une douzaine d’orphelins de guerre du voisinage. Cela inciterait peut‑être d’autres personnes à faire de même dans différentes régions. Sachant que les 5 000 livres que sa tante lui avait léguées ne suffiraient pas, elle avait fait part de son projet au révérend 17 Henry Caulder et à son épouse. Ils avaient suggéré de chercher des fonds auprès de mécènes et de philanthropes. Pour encourager les donateurs, Jane avait promis d’investir son propre argent dans le projet. Mais, si elle donnait son héritage à Teddy, cela mettrait fin à son rêve avant même qu’elle ait pu commencer à le réaliser… — Ne pourrais-tu obtenir de lord Bolsover qu’il t’accorde un délai, le temps de réfléchir à une solution ? dit‑elle au bout de quelques instants. — Si tu le connaissais, tu ne penserais même pas à suggérer cela, soupira-t‑il. — Si Bolsover est un homme si désagréable, pourquoi faire affaire avec lui ? — Il fait partie du même groupe de joueurs que moi. Incapable de trouver un moyen de raisonner son frère, Jane demeura silencieuse quelques instants. Ce n’était pas la première fois qu’elle essayait et, jusqu’à présent, rien n’avait fonctionné… — Teddy, tu es un idiot ! Ce n’est pas étonnant que papa soit à ce point fâché contre toi. — Penses-tu pouvoir l’amener à m’écouter ? demanda son frère, le regard illuminé par un soudain espoir. Il t’écoute toujours et, si tu fais cela pour moi, je serai éternellement ton débiteur. Jane sourit malgré elle. — Tu as déjà bien trop de dettes sans m’ajouter sur ta liste, Teddy ! Je te promets d’essayer de parler à papa, mais pas ce soir. Nous devons lui laisser le temps de se calmer. Jusqu’à quand comptes-tu rester ? — Je ne peux pas réapparaître à Londres avant que Bolsover soit satisfait. Surprise, Jane le dévisagea un instant. — Et ton travail chez Halliday ? — Quel travail ? Cette fois, tout le sang-froid de Jane ne lui suffit pas pour dissimuler à quel point elle était choquée. 18 — Ne me dis pas que tu as été renvoyé ! C’est pour cela que papa était si fâché ! — Non, il n’est pas au courant, avoua Teddy, l’air soudain embarrassé. Je n’ai pas osé lui en parler… Mais, si tu ne peux pas m’aider, je n’aurai d’autre choix que de partir aux Indes ou ailleurs. — Ne fais pas une chose pareille ! Cela briserait le cœur de maman et le scandale marquerait la famille pour toujours. Pense au mariage d’Isabel, dans un mois… Que dirait Mark si un tel déshonneur venait entacher la fête ? Va-t’en, Teddy, soupira-t‑elle après une courte hésitation. Rends-toi utile quelque part et laisse-moi réfléchir. Sans protester, il quitta la bibliothèque. Jane fit les cent pas dans la pièce silencieuse, sans trouver la moindre solution au problème de son frère. Elle allait devoir abandonner son héritage… C’était la seule chose à faire, et la pensée de tous ces orphelins condamnés à souffrir à cause de l’égoïsme de son frère lui brisait le cœur. Jusqu’à ce jour, elle s’était toujours montrée tolérante envers Teddy et ses travers mais, cette fois, il était allé trop loin. Si elle n’avait redouté de causer le malheur de sa mère et d’entacher le mariage de sa sœur, elle l’aurait laissé se débrouiller avec ses créanciers ! Au milieu de Piccadilly, Mark aperçut avec surprise l’un de ses vieux amis. — Si ce n’est pas Drew Ashton ! s’exclama-t‑il lorsqu’il fut assez près. Où étais-tu passé ? Je ne t’ai pas vu depuis des années ! — J’étais en Inde, je viens de rentrer, répondit Andrew — ou plus simplement Drew — avec un grand sourire. — Et tu as l’air d’y avoir réussi, si j’en crois ces vêtements… Il examina un instant son ami, vêtu d’une veste à la coupe parfaite taillée dans un fin lainage gris clair et d’un gilet brodé. Sa cravate délicatement nouée était maintenue par une épingle ornée d’un diamant. Un monocle à monture perlée pendait au 19 bout d’une chaîne passée à son cou et une montre à gousset en or était négligemment glissée dans la poche de son gilet. Son pantalon élégant effleurait le haut de ses chaussures de ville parfaitement cirées. — Que s’est‑il passé ? demanda Mark au bout d’un instant. Tu n’avais pas l’habitude d’être aussi élégant… — Je m’en suis bien sorti, en Inde, répondit simplement Drew. Et toi ? Tu as l’air bien loti aussi. Qu’as-tu fait, ces dernières années ? Comment vont ta chère mère et lord Wyndham ? — Ils vont bien tous les deux. Quant à moi, je suis parti en campagne avec Wellington. Je ne suis rentré qu’après Waterloo, et suis sur le point de me marier. C’est d’ailleurs pour cela que je suis à Londres. Je dois voir mes avocats pour régler les derniers points du contrat de mariage et me procurer une tenue convenable pour la cérémonie. — Tu as l’air occupé… Aurais-tu le temps de déjeuner avec moi chez Grillon ? — Oui, bien sûr, répondit Mark sans hésiter. J’en serais ravi ! Sur ce, il fit demi-tour et accompagna son ami jusqu’à l’hôtel, au bas de la rue, où ils s’installèrent dans la salle à manger et passèrent leur commande. — Dis-moi, commença Mark en attendant qu’on leur apporte leur repas. Pourquoi es-tu parti si soudainement en Inde ? Si je me rappelle bien, tu as quitté Broadacres en urgence. Etait‑ce lié à l’hospitalité de ma mère ? — Non, pas du tout ! s’empressa de répondre Drew. L’hospitalité de lady Wyndham était parfaite ; elle a su m’accueillir avec beaucoup de générosité. Un problème familial a simplement demandé toute mon attention… Je te l’avais d’ailleurs dit, à l’époque. — C’est vrai, admit Mark, j’avais oublié. Alors, que comptes-tu faire, maintenant que tu es de retour en Angleterre ? Drew haussa les épaules. — Je pensais acheter une part dans un navire et poursuivre dans la voie du commerce. Cela m’a bien réussi, jusqu’à présent… 20 — Vraiment ? Le commerce ? — Pourquoi pas ? Je ne suis pas assez bien né pour me permettre d’ignorer un bon moyen de faire fortune. A cet instant, un serveur leur apporta un plat de côtes de porc grillées luisantes de jus et entourées de légumes. Drew s’interrompit le temps qu’il s’éloigne. — Tu es donc devenu un vrai nabab, si je comprends bien, reprit Mark. A première vue, son ami donnait en effet cette impression. Comment, sinon, aurait‑il pu porter des vêtements si luxueux à moins d’avoir hérité ? Et Mark savait que ce n’était pas le cas. — Oui, répondit Drew, on peut dire cela. Je suis parti avec l’intention de faire fortune et j’ai réussi. Je ne suis plus le parent pauvre de qui l’on a pitié parce qu’aucune femme bien née ne daigne baisser les yeux sur lui. — Voyons, Drew, je suis certain que ce n’est pas vrai ! — Oh si ! crois-moi, fit Drew d’un ton où perçait un peu d’amertume. La femme que je voulais épouser me l’a clairement fait comprendre, à l’époque. Je n’étais pas assez bien pour elle, tu vois… Emu par la douleur qu’il percevait chez son ami, Mark s’efforça de détendre l’atmosphère. — Une de perdue, dix de retrouvées, comme on dit. — Tu as raison. Et, contrairement à toi, je ne suis pas pressé de me retrouver avec la corde au cou. — Je ne suis pas pressé, protesta Mark. En fait, je connais ma fiancée depuis l’enfance… Drew sourit. — Parle-moi d’elle. Est‑ce qu’elle est belle ? Est‑ce qu’elle a bon caractère ? — Oui, et oui. Tu l’as déjà rencontrée, d’ailleurs. Il s’agit d’Isabel Cavenhurst. — Cavenhurst ! Etonné, Mark eut une courte hésitation. — Oui… Tu as l’air surpris. — Non, non, dit hâtivement son ami. Je me suis souvenu 21 du nom, c’est tout. Les Cavenhurst ne vivent‑ils pas près de Broadacres ? — Oui, à Greystone Manor, de l’autre côté du village. Nous y sommes allés plusieurs fois lorsque tu résidais à Broadacres. J’imagine que tu t’en souviens. — Oui, maintenant que tu en parles. Il y avait trois sœurs, c’est bien cela ? Seulement, la plus jeune était à peine une enfant et celle du milieu avait encore l’âge d’être en classe. Quant à l’aînée, elle devait avoir dix-sept ou dix-huit ans à l’époque… Jane, c’est bien cela ? J’ai oublié les autres prénoms. Il parlait avec nonchalance, comme s’il s’efforçait de paraître indifférent. Cherchait‑il à cacher quelque chose ? — Isabel est la deuxième fille, confirma Mark. Elle est de loin la plus belle des trois, mais Sophie est encore jeune et pourrait lui ressembler en grandissant. L’aînée, Jane, a d’immenses qualités que j’admire, mais il faut avouer qu’elle n’est pas jolie… — Tu as donc choisi la beauté et non l’aînée. N’est‑ce pas inhabituel ? Amusé par tant de rigidité de la part de Drew, Mark haussa les épaules. — Voyons, nous ne sommes plus au Moyen Age ! Et je peux t’assurer que mes parents ne se seraient pas risqués à me dire qui je dois épouser ; je suis tout à fait capable de choisir par moi-même. De toute manière, Jane n’aurait certainement pas apprécié mes avances si je l’avais choisie. Je ne sais pas ce qu’elle a vécu, mais il a dû se passer quelque chose car elle s’est écartée de la société il y a des années et j’ai surtout fréquenté Isabel. Après cela, bien sûr, je suis parti au Portugal pendant six ans. Isabel et moi nous sommes fiancés à mon retour. — Et quand aura lieu le mariage ? — Dans un mois, le 15. Drew hocha la tête avec un grand sourire. — Eh bien, je te souhaite beaucoup de bonheur. — Merci. Tu sais, tu devrais venir. — Oh ! Je ne sais pas… 22 — Pourquoi ? Tu viens à peine de rentrer, j’imagine que tu n’as pas encore pris beaucoup d’engagements. — Non, je suis libre comme l’air jusqu’à ce que je trouve un navire à acheter. — Dans ce cas, pourquoi hésites-tu ? — N’est‑ce pas à la famille de la mariée de s’occuper des invitations ? répondit Drew, l’air un peu gêné. Ils n’auront peut‑être pas envie de me voir ce jour-là… — C’est la pire excuse que j’aie jamais entendue ! Je peux choisir mes propres invités, Drew, et puis j’aurais une faveur à te demander. — Ah bon ? Quoi donc ? — Jonathan Smythe devait être mon témoin, mais il a dû rentrer en Ecosse pour rendre visite à un parent mourant. L’héritage reviendra sans doute au plus attentionné, et il m’a donc abandonné pour assurer son avenir. J’ai besoin de quelqu’un pour se tenir à mes côtés durant la cérémonie. Drew eut un petit rire amusé. — Je n’ai pas vu Jonathan depuis que nous étions à l’école ensemble… On nous appelait le Trio terrible, alors, tu te souviens ? — Oui. Nous ne passions pas une journée sans inventer de nouvelles bêtises, tous les trois. — Ma grand-tante et l’une des cousines de Jonathan vivent dans la même région, près de Strathclyde. Ce sont de vrais dragons ! — Je le sais, mais, dragon ou non, il a été rappelé chez lui et je me retrouve sans témoin, conclut Mark. — Je suis très flatté, mais pourquoi moi ? Etonné par tant de réticence, Mark le dévisagea un instant. — Parce que je suis certain que tu feras un parfait témoin, et parce que tu es l’un de mes plus vieux amis. Qui mieux que toi pourrait remplir cette mission ? Dès que je t’ai vu, tout à l’heure, j’ai su que mon problème était enfin réglé… Tu vas accepter, Drew, n’est‑ce pas ? — Je te promets d’y penser. 23 — D’accord, mais ne prends pas trop de temps, répondit Mark en souriant. Je dois rentrer à Norfolk après-demain et, avant cela, je dois trouver une tenue convenable pour la cérémonie. Accepterais-tu de m’aider ? Tu pourrais aussi me conseiller en ce qui concerne les cadeaux pour ma promise et ses parents… Il est toujours bon de ne pas faire ces choses seul, et j’aurais bien besoin d’un avis éclairé. Andrew éclata soudain de rire. — Ce matin, je ne savais pas comment m’occuper, à l’exception d’un bon repas et d’une partie de cartes, et voilà que je me vois confier une montagne de tâches compliquées ! — M’aider à trouver des vêtements de mariage et des cadeaux ne sera pas compliqué. Et, si cela peut t’aider à te décider, je veux bien faire quelques parties de cartes avec toi. Nous pourrions aller au White Club, si tu en fais partie. — Hélas ! non. Je ne suis pas rentré depuis suffisamment longtemps pour avoir pu intégrer un club et, sans parrainage, je crains de ne pas pouvoir… — Aucune importance, je te présenterai. Avons-nous un accord ? demanda Mark en posant ses couverts pour lui tendre la main. Andrew sourit et échangea une poignée de main avec lui. — Nous avons un accord, dit‑il. Nous ferons donc les boutiques demain. Mais je ne te promets pas d’assister au mariage, que ce soit bien clair. Mark acquiesça de bonne grâce. Pour le moment, cette réponse le satisfaisait. Cela lui donnait assez de temps pour persuader son ami de l’accompagner à Broadacres — et découvrir enfin pourquoi il avait quitté l’Angleterre si précipitamment quelques années plus tôt. L’excuse qu’avait donnée Andrew à l’époque n’était pas crédible… Un problème familial ? A sa connaissance, la seule famille qu’il lui restait était une grand-tante célibataire qui l’avait pris sous son aile lorsque ses parents étaient morts. Elle lui avait trouvé une famille d’accueil en attendant qu’il ait l’âge d’aller à l’école. Drew lui avait avoué que, durant cette période, il avait subi 24 de mauvais traitements. Mark s’était toujours senti désolé pour lui lorsqu’ils étaient en pension. Quand tous les autres garçons rentraient chez eux pour les vacances, Drew était le seul à rester dans les dortoirs déserts. C’est pour cela qu’il avait commencé à l’inviter à Broadacres. Hélas ! jusqu’à ce qu’il soit assez âgé pour prendre ses propres décisions, on lui avait interdit d’y aller. Probablement craignait‑on que cela ne lui donne le goût d’une vie bien plus luxueuse que tout ce qu’il pourrait connaître. Lorsque tous deux avaient quitté l’université, Drew avait enfin pu faire ce qu’il souhaitait de son temps libre avant de trouver un moyen de gagner sa vie. Pourquoi, s’il avait quitté Broadacres pour raisons familiales, était‑il si rapidement parti pour les Indes ? Après leur repas, que Drew insista pour payer, ils se séparèrent en se donnant rendez-vous pour la soirée. Mark prit un cab pour se rendre chez Halliday et Fils afin de consulter le fils, M. Cecil Halliday, au sujet du contrat de mariage. Il avait beau être prudent en matière d’affaires, il était aussi généreux et tenait à ce qu’Isabel dispose d’une rente suffisante pour acheter toutes les robes, les jupons et les étoles qu’elle souhaitait sans avoir à lui demander de l’argent. Il savait depuis longtemps que sir Edward n’était pas un homme riche — l’état de sa maison et de son domaine en attestait — et avait renoncé à la dot qui lui était offerte. Accepter cet argent aurait signifié condamner les autres — lady Cavenhurst, Jane et Sophie — à un cruel sacrifice, et il ne voulait pas leur faire subir cela. C’est pourquoi il voulait discuter avec son avocat. A son arrivée, il fut surpris de ne pas voir Teddy, qui travaillait habituellement dans le premier bureau. Installé à sa place, un autre homme était penché sur une pile de papiers. Après avoir été conduit dans le bureau de Cecil Halliday et l’avoir salué, il demanda : 25 — Où est M. Cavenhurst ? — Il ne travaille plus ici. — Vraiment ? Où travaille-t‑il à présent ? L’avocat haussa les épaules. — Je n’en ai aucune idée. Sans doute est‑il chez lui, ou chez ses parents à Norfolk. — Qu’est‑il arrivé ? demanda encore Mark, surpris. — Ce n’est pas à moi de le dire, monsieur. Sous la politesse de Cecil Halliday, Mark nota une froideur inattendue. — Je comprends votre réticence, mais il sera mon beau-frère dans peu de temps. Dois-je supposer que vous l’avez renvoyé ? — Vous pouvez le supposer, répondit l’avocat, les lèvres pincées. Mais je n’en dirai pas plus. — Très bien, je ne vous embarrasserai plus avec mes questions. Si nous parlions de mes affaires ? Ils passèrent une heure à peaufiner les détails du contrat, puis Mark se mit en route pour le logement de Teddy. Il y trouva un concierge contrarié qui lui apprit que M. Cavenhurst avait disparu en laissant plusieurs loyers impayés. De plus en plus inquiet, Mark régla la dette de Teddy et retourna à son hôtel. Il avait connu Teddy toute sa vie ; ils avaient joué ensemble pendant leur enfance et étaient allés à la même école, bien que Teddy soit de quatre ans son cadet et qu’ils n’aient eu là-bas que peu de contacts. Par la suite, ils avaient intégré deux universités différentes, puis Mark était parti au Portugal tandis que Teddy commençait à travailler pour Halliday et Fils. Ils n’avaient repris contact que récemment, à l’approche du mariage. Par égard pour Isabel, Mark avait fait tout son possible pour apprécier Teddy, mais il ne pouvait s’empêcher de le trouver impétueux et insensible. Sans doute, en tant que fils et héritier longuement attendu, avait‑il été trop gâté… Né entre Jane et Isabel, objet de toutes les attentions de sa mère, il avait eu 26 une enfance facile et n’avait jamais pris ses responsabilités au sérieux. Qu’avait‑il fait, cette fois, pour se faire renvoyer de chez Halliday ? Quoi que ce soit, cela ne plairait certainement pas à sir Edward. Plus tard, au White Club, il eut une partie de la réponse qu’il attendait. Alors que Drew et lui étaient assis à une table de whist, ils furent rejoints par deux hommes : Toby Moore, un ancien capitaine de l’armée qu’il avait un peu connu durant la guerre, et lord Bolsover. En temps normal, il aurait évité de jouer avec eux, mais il n’eut pas le choix — tous les autres joueurs étaient déjà installés et il n’aurait pas été poli de refuser une demande courtoisement formulée. — J’ai appris que vous étiez promis à l’une des filles Cavenhurst, lança Bolsover tandis qu’ils attendaient qu’on leur apporte un jeu de cartes neuf. Il était un peu plus âgé que Mark et vêtu avec extravagance. Ses cheveux bruns étaient coupés court, ne laissant que quelques boucles sur son front et autour de ses oreilles. Alors qu’il n’était pas réputé pour passer beaucoup de temps au grand air — on le trouvait la plupart du temps assis à une table de jeu —, il avait la peau étonnamment cuivrée. — En effet, répondit poliment Mark. J’ai l’honneur d’être fiancé à miss Isabel Cavenhurst. — Et le mariage aura-t‑il bientôt lieu ? — Dans un mois, à peu près. Pourquoi tant de questions ? — Je suis simplement curieux, répondit Bolsover d’un ton léger. Je connais très bien M. Cavenhurst. Surpris, Mark le dévisagea. — Vous parlez de sir Edward ? — Non, je ne l’ai jamais rencontré. Je parlais de son fils. Nous avons disputé quelques parties de cartes, lui et moi. Je suis navré d’avoir à le dire, mais il est mauvais perdant… Je pense qu’il est rentré chez lui pour obtenir un prêt de son 27 père. Pour être honnête, j’espère qu’il reviendra rapidement ; je n’ai pas l’habitude d’attendre mon argent. Mark, éberlué, ne répondit rien. Combien Teddy devait‑il à cet homme ? Et pourquoi Bolsover lui parlait‑il de cela ? — Je pense plutôt qu’il est rentré chez lui pour assister au mariage, dit‑il froidement après quelques instants. — Si tôt ? Je ne crois pas, répliqua Bolsover. Il ne reste plus qu’à espérer que le père a encore quelques atouts en main car, pour le moment, j’ai bien l’impression de tenir toutes les cartes… J’ai racheté toutes les dettes du fils et je peux dire qu’il y en a beaucoup… Je ne crois pas que Teddy Cavenhurst ait jamais payé pour quoi que ce soit. Mark réprima un sursaut d’inquiétude. Tout le monde savait que, lorsqu’un créancier ne parvenait pas à se faire payer, il vendait souvent les reconnaissances de dettes pour une somme inférieure à leur montant, afin de s’en débarrasser. Déterminé à ne pas trahir ses émotions, Mark s’efforça de rire. — Sir Edward a toujours soutenu son fils. Ne craignez rien. — J’ai pourtant entendu dire que le domaine est en très mauvais état et que sir Edward a des difficultés à le maintenir, répondit nonchalamment Bolsover en ramassant les cartes qui venaient d’être déposées sur la table. — Qui vous a dit une telle chose ? Personnellement, je n’ai jamais entendu ce genre de rumeurs. Bolsover eut un rire mauvais. — Vous inquiétez-vous pour la dot de votre promise ? — Bien sûr que non ! protesta Mark. Je ne sais pas d’où vous tenez vos informations, mais je vous suggère de dire à cette personne qu’elle se trompe lourdement. Et, maintenant que nous avons nos cartes, si nous jouions ? — Bien entendu, fit Bolsover en présentant le paquet mélangé à Drew. Accepteriez-vous de couper pour l’atout, monsieur Ashton ? Plus personne ne parla des dettes de Teddy, mais Mark resta préoccupé. A la manière dont Bolsover avait mentionné 28 la dot d’Isabel et le domaine de Greystone, la somme en jeu devait être colossale… Suffisamment pour ruiner sir Edward ? Comment le savoir ? La seule chose qu’il lui restait à faire pour découvrir la vérité était de poser la question à Isabel. Ou, mieux, à Jane. Elle, au moins, connaîtrait l’étendue des problèmes de son père, ainsi que de son frère, et pourrait le renseigner. Durant une pause entre deux parties, Drew se pencha à l’oreille de Mark en jetant un regard sur la pile de pièces entassées devant Bolsover. — Tu n’es pas concentré, murmura-t‑il. J’avais déjà gagné cette seconde main, tu n’avais pas à gâcher un atout dessus. C’est une erreur de débutant… — Je suis désolé, dit Mark. Cela n’arrivera plus. — Est‑ce que tu rêves de ta promise ? Mark se contenta de sourire sans répondre et ramassa les cartes que Toby Moore venait de lui distribuer. La chance allait tourner, sa main était bonne. Drew et lui jouèrent en silence et commencèrent à récupérer une partie de leurs pertes. Andrew était très bon joueur ; il semblait toujours savoir où se trouvaient les cartes. A la fin de la soirée, ils avaient gagné plus qu’ils n’avaient misé. — Eh bien, cette soirée a été satisfaisante ! conclut Drew tandis que Mark et lui se dirigeaient vers son logement de Jermyn Street. — Tu es vraiment un excellent joueur, dit Mark, admiratif. Bolsover a une réputation de bon joueur, et tu l’as presque fait paraître maladroit ! Il n’a pas dû apprécier… — Que sais-tu de cet homme ? Mark haussa les épaules. — Pas grand-chose. J’ai entendu dire qu’il était célibataire et passait son temps entre les clubs et les salles de jeu. Il paraît aussi qu’il ne joue pas toujours selon les règles, bien 29 que personne n’ait osé le défier. S’il est en possession des reconnaissances de dettes de Teddy, les choses risquent de très mal tourner pour les Cavenhurst. — C’est à cela que tu as pensé durant toute la soirée ? — C’est assez inquiétant, en effet… — Est‑ce que tu t’inquiètes pour la dot ? — Seigneur, non ! C’est bien le dernier de mes soucis ! — Nous allons donc toujours te chercher un costume de mariage, demain ? — Bien entendu. Arrivés devant le logement d’Andrew, ils s’immobilisèrent sous le porche. — Et tu viendras à Broadacres avec moi, n’est‑ce pas ? ajouta Mark. — Est‑ce que j’ai dit cela ? — Non, mais tu le feras. Je veux que tu revoies Isabel avant le mariage. Nous n’aurons qu’à inviter les Cavenhurst à manger. Drew éclata de rire. — Face à une telle proposition, comment refuser ? Satisfait, Mark le salua et rentra à l’hôtel particulier Wyndham, sur South Audley Street. 30 Mary Nichols Scandale à Greystone Manor Angleterre, XIXe siècle Jane a bien du mal à contenir sa colère. Le domaine de sa famille est menacé parce que son irresponsable de frère a perdu au jeu… et c’est elle qu’il vient trouver pour éponger ses dettes ! Et parce qu’elle a renoncé à se marier, elle devrait lui sacrifier sa dot, une somme qu’elle destinait à un projet d’orphelinat ? Non, cette fois, Jane refuse d’être la sœur serviable et dévouée dont tous ont l’image. Elle compte bien remuer ciel et terre pour mener à bien son projet, même si le seul qui semble la comprendre est Mark Wyndham. Un homme droit, intègre, pour qui elle nourrit la plus grande estime… mais aussi un sentiment plus trouble, qu’elle s’efforce de réprimer. Car, si ses conseils lui sont précieux, elle n’oublie pas que Mark est avant tout le fiancé de sa sœur… Dic tendici psusdae ctoribus el iur, ute pa ditis doluptasperi Un fiancé peut en cacher un autre… conse cusapitem quae aut eturem. 1er février 2016 www.harlequin.fr -:HSMCSA=XY\ZUV: 2016.02.67.6794.6 ROMAN INÉDIT - 6,95 €