Scandale à Greystone Manor

Transcription

Scandale à Greystone Manor
Mary Nichols
Scandale
à Greystone
Manor
MARY NICHOLS
Scandale
à Greystone Manor
Collection : LES HISTORIQUES
Titre original : SCANDAL AT GREYSTONE MANOR
Traduction française de HELENE ARNAUD
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LES HISTORIQUES®
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ISBN 978-2-2803-4750-1 — ISSN 1159-5981
Chapitre 1
Avril 1817
— Ne bouge pas, Issie, dit patiemment Jane pour la seconde
fois. Comment veux-tu que j’épingle ton ourlet si tu gigotes
sans arrêt ? Et arrête de t’admirer dans le miroir, nous savons
toutes les deux que tu feras une mariée magnifique…
Il avait fallu plusieurs semaines à Isabel pour choisir la
couleur et le style de sa robe de mariée. Finalement, elle avait
opté pour une épaisse soie cerise. La question s’était ensuite
posée de savoir qui ferait la robe.
— Fais-la, toi, Jane, avait‑elle dit. Tu es aussi bonne
couturière que les plus célèbres modistes de Londres, et bien
meilleure que cette pauvre miss Smith !
Jane avait ri du compliment, un peu gênée.
— Très bien, avait‑elle répondu, mais nous demanderons à
miss Smith de s’occuper des éléments les plus simples. Après
tout, elle a besoin de travailler.
La vieille demoiselle venait du village trois fois par semaine
pour confectionner de nouveaux jupons aux ladies, rapiécer
les dentelles abîmées et raccommoder le linge de maison.
Jane faisait tout son possible pour limiter le coût du mariage,
en dépit de l’excitation de sa mère. Celle-ci tenait à ce que la
cérémonie soit grandiose, sans se soucier des exhortations de
son époux. Sir Edward redoutait l’extravagance de sa femme…
Jane était le seul membre de la famille à prêter attention à son
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père, mais cela ne voulait pas dire que le mariage d’Isabel
ne devait pas être parfait. Aussi s’était‑elle donné beaucoup
de mal en travaillant sur la robe pour s’assurer qu’elle tombe
parfaitement. Le vêtement avait une taille haute, très à la
mode, de longues manches, un décolleté en cœur et une large
jupe bordée de dentelle et brodée de roses blanches et roses.
II ne lui restait plus qu’à ajuster l’ourlet et orner le col et les
manches avec un ruché de rubans maintenus par de petites
perles colorées. Ce genre d’ornement devait être cousu à la
main avec de minuscules points invisibles, ce qui prendrait
beaucoup de temps. Mais Jane n’était pas femme à compter
le temps passé sur un travail aussi important que celui-ci, ni
à jalouser le bonheur de sa sœur… Pas plus qu’à pleurer sur
son propre sacrifice.
Isabel devait épouser Mark Wyndham, héritier de lord
Wyndham, qui vivait chez ses parents à Broadacres, à moins
de trois lieues de là. Les deux familles se connaissaient
depuis des années ; ainsi les filles et leur frère avaient‑ils
grandi avec Mark, sans qu’il y ait jamais eu de froideur ou
de distance entre eux.
Le mariage avait été envisagé depuis très longtemps, mais
Mark n’avait demandé la main d’Isabel qu’après son retour
de la campagne d’Espagne durant laquelle il s’était distingué
comme aide de camp de sir Arthur Wellesley, à présent duc
de Wellington. L’annonce des fiançailles avait satisfait les
deux familles et soulagé le père des filles d’un lourd souci.
Isabel, au moins, ne suivrait pas la même voie que Jane et
ne risquerait pas de rester vieille fille. Avoir trois filles célibataires n’aurait pas été bon pour l’orgueil de sir Edward, et
encore moins pour son portefeuille.
Jane était peut‑être aussi le seul membre de la famille, à
l’exception de sir Edward, qui avait conscience qu’ils vivaient
au-dessus de leurs moyens en s’efforçant de maintenir un statut
et un style de vie qui ne correspondaient pas à leurs revenus.
Le domaine était négligé. Les clôtures avaient besoin d’être
réparées, les fossés, d’être curés, certaines fermes avaient
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besoin d’entretien et la maison elle-même était meublée
chichement. Greystone Manor était une charmante vieille
demeure, solidement bâtie pour supporter les ravages des
vents d’est qui soufflaient depuis la mer du Nord, mais cela
ne l’empêchait pas d’être pleine de courants d’air. Son grand
salon était glacial en hiver et à peine moins en été. Quant à
sa cuisine et à sa laiterie au dallage de pierre, elles n’étaient
pas plus accueillantes pour les domestiques. La famille avait
l’habitude d’utiliser le petit salon pour recevoir et la salle
du petit déjeuner comme salle à manger — sauf pour les
grandes occasions.
Ce jour-là, les deux sœurs travaillaient dans la chambre
d’Isabel dont la fenêtre donnait sur l’allée principale. A l’extérieur, le soleil printanier brillait d’un éclat chaleureux et tout
le monde se prenait à espérer une bonne récolte qui pourrait
compenser la catastrophe de l’année précédente.
— Voilà, c’est fait, dit finalement Jane. Tu peux enlever ta
robe et je demanderai à miss Smith de coudre l’ourlet pendant
que je m’occuperai des volants du jupon.
Elle aida Isabel à retirer sa robe et la plia soigneusement en
vue de la confier à la couturière attendue dans l’après-midi.
Isabel la serra dans ses bras.
— Tu es si bonne, Jane ! s’exclama-t‑elle. J’aimerais tant
te ressembler plus… Tu es si intelligente dans tout ce que tu
fais, coudre, cuisiner, t’occuper des domestiques… Et tu es
tellement à l’aise avec les enfants du village ! Tu devrais te
marier, toi aussi, tu sais, pour avoir tes propres enfants.
— Nous ne pouvons pas toutes nous marier, Issie, répondit
Jane en dissimulant de son mieux son amertume.
Elle était âgée de vingt‑sept ans, et tout le monde savait,
elle la première, qu’il était trop tard pour qu’elle trouve un
époux. Son rôle consistait à aider sa mère, à s’occuper du
mariage d’Issie, à calmer les agitations de son autre sœur,
et à tenter de contenir les coûteuses débauches de son frère,
Teddy. Si l’on ajoutait à cela son travail pour les bonnes œuvres
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du village de Hadlea, elle avait de quoi s’occuper à chaque
heure du jour et peu de temps pour se désoler de son célibat.
— Tout le monde ne peut se marier, c’est vrai, répondit
Isabel. Mais tu dois bien parfois souhaiter trouver un époux,
non ?
— Pas vraiment. Je suis heureuse de ma vie telle qu’elle est.
— Personne n’a jamais demandé ta main ? Vraiment
personne ?
Jane sourit mais préféra ne pas répondre. Elle avait reçu
une demande en mariage, dix ans plus tôt, mais cela n’avait
jamais abouti. Son père avait refusé, sous prétexte que le
jeune homme n’avait ni titre, ni fortune, ni famille influente,
ni projets. Sir Edward lui avait assuré qu’elle pouvait trouver
mieux. Or, ce n’avait pas été le cas et le seul autre homme
pour lequel elle avait éprouvé des sentiments ne les avait
jamais partagés. Préférant garder cette faiblesse secrète, elle
n’en avait jamais parlé à personne. De plus, elle n’était pas
belle et, comparée à ses sœurs, elle paraissait parfaitement
insignifiante. L’insignifiante Jane…
Comment leurs parents avaient‑ils réussi à donner naissance
à trois filles si différentes ? Jane et Isabel avaient toutes les
deux des cheveux sombres, mais là s’arrêtait leur ressemblance.
Jane était plus grande que la moyenne, avec des traits marqués,
des sourcils parfois sévères et un menton volontaire. De six
ans sa cadette, Isabel était considérée comme la beauté de la
famille. Un peu plus petite, et avec plus de courbes féminines
que Jane, elle avait un visage plus doux, plus expressif. Elle
était absolument incapable de dissimuler ses émotions. Il
arrivait souvent que la maison retentisse de sanglots et de
cris avant qu’elle ne se reprenne et ne redevienne douce et
lumineuse, comme à son habitude. Jane, pour sa part, était
plus réfléchie et n’aimait pas étaler ses sentiments. Quant à
Sophie, elle était blonde avec de grands yeux bleus et, à dixsept ans, comme aimait le répéter leur mère, elle n’avait pas
encore perdu ses rondeurs d’enfant.
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Tandis que Jane finissait de lisser les plis de la robe, Isabel
se laissa tomber sur son lit.
— Est‑ce que j’ai pris la bonne décision ? demanda-t‑elle
tout à coup.
— De quoi parles-tu ? demanda Jane, surprise par ses
accents désespérés.
— Epouser Mark… Est‑ce que c’était la bonne décision ?
Stupéfaite, Jane resta silencieuse quelques secondes.
— Ne me dis pas que tu as des doutes maintenant, Issie.
— Je ne sais pas. C’est une décision importante, et je
n’arrête pas de me demander si je saurai le rendre heureux,
et si je serai heureuse avec lui.
— Mais tu l’as connu toute ta vie ! Tu sais qu’il est grand,
beau, prévenant et attentionné. C’est un homme généreux qui
passe son temps à te couvrir de cadeaux et à te faire plaisir.
Que peux-tu demander de plus ?
— Justement ! Peut‑être que je le connais trop bien.
Peut‑être que j’ai raté l’occasion de rencontrer quelqu’un
d’autre, quelqu’un pour qui je ressentirais une réelle passion…
— C’est absurde, Isabel ! La passion est un mythe, un rêve
romantique ridicule. Il est bien plus sage d’épouser quelqu’un
sur qui l’on sait pouvoir compter, quelqu’un en qui l’on a
confiance et qui ne nous abandonnera jamais.
L’hésitation soudaine d’Isabel troubla Jane, qui eut du
mal à dissimuler ses propres émotions. Il lui avait fallu toute
sa volonté pour souhaiter le bonheur de sa sœur lorsque les
fiançailles avaient été annoncées officiellement et qu’elle
avait dû se plonger dans les préparatifs du mariage avec
l’enthousiasme que l’on attendait d’elle… A présent, les doutes
d’Isabel l’inquiétaient.
— Mark est fiable, je le sais bien, admit Isabel. Mais il
est presque comme un frère pour moi.
— Non, Mark n’a rien d’un frère.
Isabel soupira.
— Tu as raison, bien sûr. Je suis idiote… Il ne ressemble
pas du tout à Teddy, c’est certain.
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— Seigneur, non ! fit Jane, amusée malgré elle. Un seul
Teddy nous donne bien assez de travail.
Toutes deux éclatèrent de rire, ce qui détendit l’atmosphère.
Jane aida ensuite sa sœur à enfiler sa robe d’après-midi et,
après l’avoir coiffée, entreprit de nouer ses cheveux avec un
ruban. Elle finissait tout juste lorsqu’elles entendirent une
voiture arriver dans l’allée. Isabel se leva d’un bond et courut
à la fenêtre pour voir qui entrait dans la cour.
— C’est Teddy, lança-t‑elle. Seigneur ! Où a-t‑il trouvé ce
manteau ? On dirait un bourdon…
Intriguée, Jane la rejoignit à la fenêtre. Leur frère, de trois
ans le cadet de Jane et de trois ans l’aîné d’Isabel, descendait
vivement de la calèche qu’il avait empruntée au Fox and
Hounds, où la diligence de Londres avait dû le déposer une
demi-heure plus tôt. Isabel avait bien décrit son manteau, rayé
de jaune et de brun, long et à larges revers. Il portait également
un pantalon beige foncé et un veston jaune à pois rouges.
— Papa ne sera pas content de le voir comme cela,
commenta Jane.
Lorsqu’un valet fit entrer Teddy, elles étaient déjà dans
l’escalier et leur frère les salua très bas, son extravagant
chapeau de castor à la main.
— Jane, Isabel, j’espère que vous allez bien !
— Très bien, répondit Jane avec son calme habituel.
Isabel, elle, ne parvenait visiblement pas à détacher son
regard du manteau de Teddy.
— Où donc as-tu trouvé un tel manteau ?
— Chez Gieves, voyons ! Est‑ce que tu l’aimes ? demandat‑il en tournant sur lui-même pour mieux le montrer. Où est
papa ? J’ai besoin de lui parler, j’espère qu’il est de bonne
humeur…
— Oh ! Teddy, ne me dis pas que tu viens encore lui
demander de l’argent ! soupira Jane. Tu sais bien ce qu’il a
dit la dernière fois.
— Tu sais bien qu’on ne peut pas mener une vie décente
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avec le peu que je gagne chez Halliday ! s’exclama Teddy
sans se départir de son sourire.
Halliday et Fils était un célèbre cabinet d’avocats de
Lincoln’s Inn Fields dans lequel Teddy travaillait depuis qu’il
avait quitté l’université à la demande de sir Edward, qui ne le
croyait pas capable de se prendre en main seul. Il était vrai
qu’en tant que dernier arrivé chez Halliday il ne pouvait pas
encore prétendre à un haut salaire…
— Si tu veux parler à papa, reprit Jane, laisse-moi te donner
un petit conseil : change de manteau et de veston avant d’aller
le voir. Ils ne t’aideront pas, à mon avis.
— Quelles sages paroles, Jane ! Comme toujours. Je vais
monter dans ma chambre pour enfiler quelque chose de plus
lugubre…
Cela dit, il prit sa valise qu’il avait laissée tomber par terre
et monta l’escalier quatre à quatre.
— Il ne changera jamais, n’est‑ce pas ? demanda Isabel
une fois qu’il eut disparu dans le couloir.
— Hélas ! non… J’ai peur qu’un dîner désagréable nous
attende.
Jane avait vu juste. Bien que Teddy ait enfilé une veste gris
foncé agrémentée d’un veston blanc et d’une cravate assortie,
il n’avait de toute évidence pas obtenu ce qu’il attendait de sir
Edward. Il lui en voulait, sir Edward était en colère, et lady
Cavenhurst, son épouse, contrariée. Jane et Isabel firent de
leur mieux pour alléger l’atmosphère en parlant du mariage
et de la vie du village, mais sans grand succès. Il fallait dire
que Sophie ne les aidait pas en demandant avec insistance
quel était le problème et pourquoi tout le monde paraissait
si sombre…
— On croirait presque que quelqu’un est mort ! s’exclamat‑elle finalement.
— Oui, moi, répliqua Teddy avec amertume.
Sir Edward répondit par un grognement déterminé, lady
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Cavenhurst, par un soupir désespéré, et la famille poursuivit
son repas en silence, le nez plongé dans les assiettes de
roast‑beef. Les seules paroles qui furent encore échangées
concernèrent la saucière ou la salière.
Après le repas, les femmes se retirèrent dans le salon où
une servante leur apporta un plateau de thé.
— Est‑ce que papa est très en colère contre Teddy ? demanda
Jane alors que ses sœurs, sa mère et elle s’installaient sur les
deux divans.
— Il est plus déçu qu’en colère, répondit lady Cavenhurst.
A quarante-neuf ans, c’était une femme encore belle,
élégante et soignée.
— Teddy lui avait promis qu’il cesserait ses extravagances,
poursuivit‑elle, mais il semble ne pas y être parvenu. Mais ne
parlons pas de cela, je suis certaine que toute cette histoire
s’arrangera d’une manière ou d’une autre.
Jane réprima un soupir agacé. C’était typique de sa mère :
fermer les yeux sur les problèmes en attendant que quelqu’un
d’autre les règle à sa place !
Elles ne restèrent pas seules longtemps dans le salon
silencieux. Sir Edward et Teddy les rejoignent bientôt. Teddy,
cependant, s’excusa rapidement et se retira, suivi par Jane,
inquiète.
— Teddy, appela-t‑elle alors qu’il s’apprêtait à monter
l’escalier. Est‑ce que quelque chose de grave s’est passé ?
— Et comment ! grommela-t‑il en la laissant lui prendre le
bras. La situation ne pourrait pas être pire et le vieux refuse
de m’épauler.
— Oh ! mon pauvre ! Que vas-tu faire ?
Lentement, ils se dirigèrent ensemble vers la bibliothèque.
— Je ne sais plus quoi faire, soupira Teddy en se laissant
tomber dans un fauteuil. Tu ne peux pas m’aider, j’imagine,
sœurette ?
— Combien dois-tu ?
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— Eh bien…
L’air embarrassé, il hésita quelques instants, comme s’il
répugnait à avouer la vérité.
— J’ai surtout des dettes de jeu, finit‑il par murmurer. Et
il faut bien que je les paie.
— Dis-moi tout. Combien ? insista Jane, de plus en plus
inquiète.
— 5 000 livres, environ.
Jane crut s’étouffer.
— 5 000 livres ! s’écria-t‑elle. Oh ! Teddy ! Comment as-tu
pu faire cela ?
— Tu sais ce que c’est, sœurette. Parfois on gagne et parfois
on perd, au jeu. J’étais certain de pouvoir me refaire, mais
il faut croire que la chance n’était pas avec moi, ce soir-là…
— Et à qui dois-tu cet argent ?
— Surtout à lord Bolsover. Je lui dois un peu plus de
3 000 livres. C’est lui qui me met le plus la pression pour
que je le rembourse. J’ai aussi des dettes envers deux ou trois
autres hommes. Quant à Gieves, à Hoby et au marchand de
vin, ils peuvent attendre, eux…
— Attendre quoi ? Que ta chance tourne au jeu ? Je t’aurais
cru plus pressé de payer ton tailleur et ton cordonnier, qui ont
besoin de leur argent pour vivre ! On ne peut pas te faire un
procès pour des dettes de jeu impayées, vu que tu travailles
dans un cabinet d’avocats. Je pensais que tu le savais.
— C’est pour cela qu’il est si important de les payer,
répliqua Teddy d’un air buté. Parce qu’elles remettent mon
honneur en cause !
— Ton honneur ? répéta Jane, incrédule. Teddy, si tu avais
le moindre honneur, tu épargnerais notre pauvre père, qui
a toujours fait ce qu’il a pu pour toi. Nous ne sommes pas
riches, et tu le sais très bien.
Teddy eut un soupir exaspéré.
— C’est exactement ce qu’il m’a dit. Il m’a même suggéré
de trouver une riche épouse, de préférence une veuve suffisamment âgée et indépendante pour accepter de payer mes excès.
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Jane ne put réprimer un éclat de rire et fut soulagée de voir
une étincelle d’amusement illuminer le regard de son frère.
— Il n’a dit cela que parce qu’il était fâché contre toi, le
rassura-t‑elle.
— Non, Jane, il était sincère…
— Et cette idée te déplaît‑elle tant ?
— Oh non, pour peu que cette fortune accompagne un joli
minois et une silhouette agréable. Mais où pourrais-je bien
trouver une telle femme qui veuille bien de moi ? Et, même si
je le pouvais, un mariage est long à préparer, et je n’ai pas le
temps pour cela. Hector Bolsover veut son argent au plus tôt.
— Oh ! Teddy… Qu’as-tu fait ?
— Je sais, dit‑il sans pour autant montrer beaucoup de
remords. Est‑ce que tu peux m’aider ?
— Et où voudrais-tu que je trouve une telle somme ?
lança-t‑elle un peu plus sèchement qu’elle ne l’aurait voulu.
— Tu possèdes toujours le legs que tante Mathilda t’a
laissé, non ?
— Cet argent devait me servir de dot !
— Mais tu ne vas jamais te marier, Jane…
Seul un frère pouvait être aussi brutal. Cela la blessa
profondément, mais elle n’en montra rien.
— Tu as peut‑être raison, dit‑elle en s’efforçant de rester
calme. Mais sache que j’ai d’autres projets pour cet argent.
— Des projets plus importants que sauver ton seul frère
du déshonneur ?
Jane poussa un profond soupir. Depuis quelque temps, elle
rêvait d’ouvrir un orphelinat pour certains des enfants du
village dont le père était mort à la guerre. Cette idée lui était
venue l’année précédente alors qu’elle voyageait à Londres.
Elle y avait vu de nombreux enfants en haillons, pieds nus,
qui mendiaient dans les rues. Lorsqu’elle avait parlé à l’un
d’eux en dépit des airs dégoûtés de sa mère, l’histoire de
l’enfant l’avait profondément bouleversée. Son père avait
été tué durant une bataille lointaine, au Portugal, et sa mère
avait dû accepter un travail de domestique qui la coupait de
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son enfant. Comme elle devait vivre chez ses employeurs,
elle n’avait eu d’autre choix qu’abandonner la petite chambre
qu’elle louait. Le gamin avoua dormir sous les porches ou les
arbres, dans le parc.
— Je m’en sors seul, avait‑il conclu avec une étrange
expression de fierté avant de tendre sa petite main pour
quelques pièces.
Combien d’autres enfants survivaient, comme lui, dans les
rues de Londres ? Combien avaient perdu leur maison et ne
pouvaient trouver de vêtements corrects ou manger à leur faim ?
— Le gouvernement devrait faire quelque chose pour eux,
avait‑elle dit à sa mère en quittant l’enfant, qui serrait une
pièce de 6 pence précieusement dans sa main. Leurs pères
ont combattu pour le roi et ce pays, et c’est ainsi qu’on les
remercie ? En abandonnant leurs enfants ? C’est une honte !
— Peut‑être, mais je ne vois pas ce que nous pouvons y
faire, avait répondu sa mère.
— Nous pourrions commencer par discuter avec sir
Mortimer.
Sir Mortimer Belton était membre du Parlement local.
— Si on lui expose le problème, avait poursuivi Jane, il
pourrait en parler au Parlement. Nous pourrions aussi en parler
autour de nous, attirer l’attention des gens, ou demander des
dons pour offrir un toit à ces pauvres enfants.
— Oh ! Seigneur ! avait soupiré sa mère. Cela ressemble
beaucoup à une croisade…
En effet, cela avait été pire qu’une croisade ; un vrai
combat. Jane s’était rapidement rendu compte qu’essayer de
faire réagir le gouvernement était sans espoir. Elle avait donc
décidé de donner l’exemple elle-même, pas à grande échelle,
hélas ! mais au moins localement. C’est à ce moment‑là qu’elle
avait eu l’idée d’ouvrir une petite pension pour une douzaine
d’orphelins de guerre du voisinage. Cela inciterait peut‑être
d’autres personnes à faire de même dans différentes régions.
Sachant que les 5 000 livres que sa tante lui avait léguées ne
suffiraient pas, elle avait fait part de son projet au révérend
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Henry Caulder et à son épouse. Ils avaient suggéré de chercher des fonds auprès de mécènes et de philanthropes. Pour
encourager les donateurs, Jane avait promis d’investir son
propre argent dans le projet. Mais, si elle donnait son héritage
à Teddy, cela mettrait fin à son rêve avant même qu’elle ait
pu commencer à le réaliser…
— Ne pourrais-tu obtenir de lord Bolsover qu’il t’accorde
un délai, le temps de réfléchir à une solution ? dit‑elle au bout
de quelques instants.
— Si tu le connaissais, tu ne penserais même pas à suggérer
cela, soupira-t‑il.
— Si Bolsover est un homme si désagréable, pourquoi
faire affaire avec lui ?
— Il fait partie du même groupe de joueurs que moi.
Incapable de trouver un moyen de raisonner son frère,
Jane demeura silencieuse quelques instants. Ce n’était pas la
première fois qu’elle essayait et, jusqu’à présent, rien n’avait
fonctionné…
— Teddy, tu es un idiot ! Ce n’est pas étonnant que papa
soit à ce point fâché contre toi.
— Penses-tu pouvoir l’amener à m’écouter ? demanda son
frère, le regard illuminé par un soudain espoir. Il t’écoute
toujours et, si tu fais cela pour moi, je serai éternellement
ton débiteur.
Jane sourit malgré elle.
— Tu as déjà bien trop de dettes sans m’ajouter sur ta liste,
Teddy ! Je te promets d’essayer de parler à papa, mais pas ce
soir. Nous devons lui laisser le temps de se calmer. Jusqu’à
quand comptes-tu rester ?
— Je ne peux pas réapparaître à Londres avant que
Bolsover soit satisfait.
Surprise, Jane le dévisagea un instant.
— Et ton travail chez Halliday ?
— Quel travail ?
Cette fois, tout le sang-froid de Jane ne lui suffit pas pour
dissimuler à quel point elle était choquée.
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— Ne me dis pas que tu as été renvoyé ! C’est pour cela
que papa était si fâché !
— Non, il n’est pas au courant, avoua Teddy, l’air soudain
embarrassé. Je n’ai pas osé lui en parler… Mais, si tu ne peux
pas m’aider, je n’aurai d’autre choix que de partir aux Indes
ou ailleurs.
— Ne fais pas une chose pareille ! Cela briserait le cœur
de maman et le scandale marquerait la famille pour toujours.
Pense au mariage d’Isabel, dans un mois… Que dirait Mark
si un tel déshonneur venait entacher la fête ? Va-t’en, Teddy,
soupira-t‑elle après une courte hésitation. Rends-toi utile
quelque part et laisse-moi réfléchir.
Sans protester, il quitta la bibliothèque. Jane fit les cent
pas dans la pièce silencieuse, sans trouver la moindre solution
au problème de son frère. Elle allait devoir abandonner son
héritage… C’était la seule chose à faire, et la pensée de tous
ces orphelins condamnés à souffrir à cause de l’égoïsme de
son frère lui brisait le cœur. Jusqu’à ce jour, elle s’était toujours
montrée tolérante envers Teddy et ses travers mais, cette
fois, il était allé trop loin. Si elle n’avait redouté de causer le
malheur de sa mère et d’entacher le mariage de sa sœur, elle
l’aurait laissé se débrouiller avec ses créanciers !
Au milieu de Piccadilly, Mark aperçut avec surprise l’un
de ses vieux amis.
— Si ce n’est pas Drew Ashton ! s’exclama-t‑il lorsqu’il
fut assez près. Où étais-tu passé ? Je ne t’ai pas vu depuis
des années !
— J’étais en Inde, je viens de rentrer, répondit Andrew — ou
plus simplement Drew — avec un grand sourire.
— Et tu as l’air d’y avoir réussi, si j’en crois ces vêtements…
Il examina un instant son ami, vêtu d’une veste à la coupe
parfaite taillée dans un fin lainage gris clair et d’un gilet brodé.
Sa cravate délicatement nouée était maintenue par une épingle
ornée d’un diamant. Un monocle à monture perlée pendait au
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bout d’une chaîne passée à son cou et une montre à gousset
en or était négligemment glissée dans la poche de son gilet.
Son pantalon élégant effleurait le haut de ses chaussures de
ville parfaitement cirées.
— Que s’est‑il passé ? demanda Mark au bout d’un instant.
Tu n’avais pas l’habitude d’être aussi élégant…
— Je m’en suis bien sorti, en Inde, répondit simplement
Drew. Et toi ? Tu as l’air bien loti aussi. Qu’as-tu fait, ces dernières années ? Comment vont ta chère mère et lord Wyndham ?
— Ils vont bien tous les deux. Quant à moi, je suis parti en
campagne avec Wellington. Je ne suis rentré qu’après Waterloo,
et suis sur le point de me marier. C’est d’ailleurs pour cela
que je suis à Londres. Je dois voir mes avocats pour régler
les derniers points du contrat de mariage et me procurer une
tenue convenable pour la cérémonie.
— Tu as l’air occupé… Aurais-tu le temps de déjeuner
avec moi chez Grillon ?
— Oui, bien sûr, répondit Mark sans hésiter. J’en serais ravi !
Sur ce, il fit demi-tour et accompagna son ami jusqu’à
l’hôtel, au bas de la rue, où ils s’installèrent dans la salle à
manger et passèrent leur commande.
— Dis-moi, commença Mark en attendant qu’on leur
apporte leur repas. Pourquoi es-tu parti si soudainement
en Inde ? Si je me rappelle bien, tu as quitté Broadacres en
urgence. Etait‑ce lié à l’hospitalité de ma mère ?
— Non, pas du tout ! s’empressa de répondre Drew.
L’hospitalité de lady Wyndham était parfaite ; elle a su m’accueillir avec beaucoup de générosité. Un problème familial
a simplement demandé toute mon attention… Je te l’avais
d’ailleurs dit, à l’époque.
— C’est vrai, admit Mark, j’avais oublié. Alors, que
comptes-tu faire, maintenant que tu es de retour en Angleterre ?
Drew haussa les épaules.
— Je pensais acheter une part dans un navire et poursuivre
dans la voie du commerce. Cela m’a bien réussi, jusqu’à
présent…
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— Vraiment ? Le commerce ?
— Pourquoi pas ? Je ne suis pas assez bien né pour me
permettre d’ignorer un bon moyen de faire fortune.
A cet instant, un serveur leur apporta un plat de côtes de
porc grillées luisantes de jus et entourées de légumes. Drew
s’interrompit le temps qu’il s’éloigne.
— Tu es donc devenu un vrai nabab, si je comprends bien,
reprit Mark.
A première vue, son ami donnait en effet cette impression.
Comment, sinon, aurait‑il pu porter des vêtements si luxueux à
moins d’avoir hérité ? Et Mark savait que ce n’était pas le cas.
— Oui, répondit Drew, on peut dire cela. Je suis parti
avec l’intention de faire fortune et j’ai réussi. Je ne suis plus
le parent pauvre de qui l’on a pitié parce qu’aucune femme
bien née ne daigne baisser les yeux sur lui.
— Voyons, Drew, je suis certain que ce n’est pas vrai !
— Oh si ! crois-moi, fit Drew d’un ton où perçait un peu
d’amertume. La femme que je voulais épouser me l’a clairement fait comprendre, à l’époque. Je n’étais pas assez bien
pour elle, tu vois…
Emu par la douleur qu’il percevait chez son ami, Mark
s’efforça de détendre l’atmosphère.
— Une de perdue, dix de retrouvées, comme on dit.
— Tu as raison. Et, contrairement à toi, je ne suis pas
pressé de me retrouver avec la corde au cou.
— Je ne suis pas pressé, protesta Mark. En fait, je connais
ma fiancée depuis l’enfance…
Drew sourit.
— Parle-moi d’elle. Est‑ce qu’elle est belle ? Est‑ce qu’elle
a bon caractère ?
— Oui, et oui. Tu l’as déjà rencontrée, d’ailleurs. Il s’agit
d’Isabel Cavenhurst.
— Cavenhurst !
Etonné, Mark eut une courte hésitation.
— Oui… Tu as l’air surpris.
— Non, non, dit hâtivement son ami. Je me suis souvenu
21
du nom, c’est tout. Les Cavenhurst ne vivent‑ils pas près de
Broadacres ?
— Oui, à Greystone Manor, de l’autre côté du village. Nous
y sommes allés plusieurs fois lorsque tu résidais à Broadacres.
J’imagine que tu t’en souviens.
— Oui, maintenant que tu en parles. Il y avait trois sœurs,
c’est bien cela ? Seulement, la plus jeune était à peine une
enfant et celle du milieu avait encore l’âge d’être en classe.
Quant à l’aînée, elle devait avoir dix-sept ou dix-huit ans à
l’époque… Jane, c’est bien cela ? J’ai oublié les autres prénoms.
Il parlait avec nonchalance, comme s’il s’efforçait de paraître
indifférent. Cherchait‑il à cacher quelque chose ?
— Isabel est la deuxième fille, confirma Mark. Elle est
de loin la plus belle des trois, mais Sophie est encore jeune
et pourrait lui ressembler en grandissant. L’aînée, Jane, a
d’immenses qualités que j’admire, mais il faut avouer qu’elle
n’est pas jolie…
— Tu as donc choisi la beauté et non l’aînée. N’est‑ce pas
inhabituel ?
Amusé par tant de rigidité de la part de Drew, Mark haussa
les épaules.
— Voyons, nous ne sommes plus au Moyen Age ! Et je
peux t’assurer que mes parents ne se seraient pas risqués à me
dire qui je dois épouser ; je suis tout à fait capable de choisir
par moi-même. De toute manière, Jane n’aurait certainement
pas apprécié mes avances si je l’avais choisie. Je ne sais pas ce
qu’elle a vécu, mais il a dû se passer quelque chose car elle s’est
écartée de la société il y a des années et j’ai surtout fréquenté
Isabel. Après cela, bien sûr, je suis parti au Portugal pendant
six ans. Isabel et moi nous sommes fiancés à mon retour.
— Et quand aura lieu le mariage ?
— Dans un mois, le 15.
Drew hocha la tête avec un grand sourire.
— Eh bien, je te souhaite beaucoup de bonheur.
— Merci. Tu sais, tu devrais venir.
— Oh ! Je ne sais pas…
22
— Pourquoi ? Tu viens à peine de rentrer, j’imagine que
tu n’as pas encore pris beaucoup d’engagements.
— Non, je suis libre comme l’air jusqu’à ce que je trouve
un navire à acheter.
— Dans ce cas, pourquoi hésites-tu ?
— N’est‑ce pas à la famille de la mariée de s’occuper des
invitations ? répondit Drew, l’air un peu gêné. Ils n’auront
peut‑être pas envie de me voir ce jour-là…
— C’est la pire excuse que j’aie jamais entendue ! Je peux
choisir mes propres invités, Drew, et puis j’aurais une faveur
à te demander.
— Ah bon ? Quoi donc ?
— Jonathan Smythe devait être mon témoin, mais il a dû
rentrer en Ecosse pour rendre visite à un parent mourant.
L’héritage reviendra sans doute au plus attentionné, et il
m’a donc abandonné pour assurer son avenir. J’ai besoin de
quelqu’un pour se tenir à mes côtés durant la cérémonie.
Drew eut un petit rire amusé.
— Je n’ai pas vu Jonathan depuis que nous étions à l’école
ensemble… On nous appelait le Trio terrible, alors, tu te
souviens ?
— Oui. Nous ne passions pas une journée sans inventer
de nouvelles bêtises, tous les trois.
— Ma grand-tante et l’une des cousines de Jonathan
vivent dans la même région, près de Strathclyde. Ce sont de
vrais dragons !
— Je le sais, mais, dragon ou non, il a été rappelé chez
lui et je me retrouve sans témoin, conclut Mark.
— Je suis très flatté, mais pourquoi moi ?
Etonné par tant de réticence, Mark le dévisagea un instant.
— Parce que je suis certain que tu feras un parfait témoin,
et parce que tu es l’un de mes plus vieux amis. Qui mieux que
toi pourrait remplir cette mission ? Dès que je t’ai vu, tout à
l’heure, j’ai su que mon problème était enfin réglé… Tu vas
accepter, Drew, n’est‑ce pas ?
— Je te promets d’y penser.
23
— D’accord, mais ne prends pas trop de temps, répondit
Mark en souriant. Je dois rentrer à Norfolk après-demain
et, avant cela, je dois trouver une tenue convenable pour la
cérémonie. Accepterais-tu de m’aider ? Tu pourrais aussi me
conseiller en ce qui concerne les cadeaux pour ma promise
et ses parents… Il est toujours bon de ne pas faire ces choses
seul, et j’aurais bien besoin d’un avis éclairé.
Andrew éclata soudain de rire.
— Ce matin, je ne savais pas comment m’occuper, à
l’exception d’un bon repas et d’une partie de cartes, et voilà
que je me vois confier une montagne de tâches compliquées !
— M’aider à trouver des vêtements de mariage et des
cadeaux ne sera pas compliqué. Et, si cela peut t’aider à te
décider, je veux bien faire quelques parties de cartes avec
toi. Nous pourrions aller au White Club, si tu en fais partie.
— Hélas ! non. Je ne suis pas rentré depuis suffisamment
longtemps pour avoir pu intégrer un club et, sans parrainage,
je crains de ne pas pouvoir…
— Aucune importance, je te présenterai. Avons-nous
un accord ? demanda Mark en posant ses couverts pour lui
tendre la main.
Andrew sourit et échangea une poignée de main avec lui.
— Nous avons un accord, dit‑il. Nous ferons donc les
boutiques demain. Mais je ne te promets pas d’assister au
mariage, que ce soit bien clair.
Mark acquiesça de bonne grâce. Pour le moment, cette
réponse le satisfaisait. Cela lui donnait assez de temps pour
persuader son ami de l’accompagner à Broadacres — et
découvrir enfin pourquoi il avait quitté l’Angleterre si
précipitamment quelques années plus tôt. L’excuse qu’avait
donnée Andrew à l’époque n’était pas crédible… Un problème
familial ? A sa connaissance, la seule famille qu’il lui restait
était une grand-tante célibataire qui l’avait pris sous son aile
lorsque ses parents étaient morts. Elle lui avait trouvé une
famille d’accueil en attendant qu’il ait l’âge d’aller à l’école.
Drew lui avait avoué que, durant cette période, il avait subi
24
de mauvais traitements. Mark s’était toujours senti désolé
pour lui lorsqu’ils étaient en pension. Quand tous les autres
garçons rentraient chez eux pour les vacances, Drew était le
seul à rester dans les dortoirs déserts. C’est pour cela qu’il
avait commencé à l’inviter à Broadacres. Hélas ! jusqu’à ce
qu’il soit assez âgé pour prendre ses propres décisions, on lui
avait interdit d’y aller. Probablement craignait‑on que cela
ne lui donne le goût d’une vie bien plus luxueuse que tout
ce qu’il pourrait connaître. Lorsque tous deux avaient quitté
l’université, Drew avait enfin pu faire ce qu’il souhaitait de
son temps libre avant de trouver un moyen de gagner sa vie.
Pourquoi, s’il avait quitté Broadacres pour raisons familiales,
était‑il si rapidement parti pour les Indes ?
Après leur repas, que Drew insista pour payer, ils se séparèrent en se donnant rendez-vous pour la soirée. Mark prit
un cab pour se rendre chez Halliday et Fils afin de consulter
le fils, M. Cecil Halliday, au sujet du contrat de mariage. Il
avait beau être prudent en matière d’affaires, il était aussi
généreux et tenait à ce qu’Isabel dispose d’une rente suffisante
pour acheter toutes les robes, les jupons et les étoles qu’elle
souhaitait sans avoir à lui demander de l’argent.
Il savait depuis longtemps que sir Edward n’était pas un
homme riche — l’état de sa maison et de son domaine en
attestait — et avait renoncé à la dot qui lui était offerte.
Accepter cet argent aurait signifié condamner les autres —
lady Cavenhurst, Jane et Sophie — à un cruel sacrifice, et il
ne voulait pas leur faire subir cela.
C’est pourquoi il voulait discuter avec son avocat. A son
arrivée, il fut surpris de ne pas voir Teddy, qui travaillait
habituellement dans le premier bureau. Installé à sa place, un
autre homme était penché sur une pile de papiers.
Après avoir été conduit dans le bureau de Cecil Halliday
et l’avoir salué, il demanda :
25
— Où est M. Cavenhurst ?
— Il ne travaille plus ici.
— Vraiment ? Où travaille-t‑il à présent ?
L’avocat haussa les épaules.
— Je n’en ai aucune idée. Sans doute est‑il chez lui, ou
chez ses parents à Norfolk.
— Qu’est‑il arrivé ? demanda encore Mark, surpris.
— Ce n’est pas à moi de le dire, monsieur.
Sous la politesse de Cecil Halliday, Mark nota une froideur
inattendue.
— Je comprends votre réticence, mais il sera mon beau-frère
dans peu de temps. Dois-je supposer que vous l’avez renvoyé ?
— Vous pouvez le supposer, répondit l’avocat, les lèvres
pincées. Mais je n’en dirai pas plus.
— Très bien, je ne vous embarrasserai plus avec mes
questions. Si nous parlions de mes affaires ?
Ils passèrent une heure à peaufiner les détails du contrat,
puis Mark se mit en route pour le logement de Teddy. Il y
trouva un concierge contrarié qui lui apprit que M. Cavenhurst
avait disparu en laissant plusieurs loyers impayés. De plus
en plus inquiet, Mark régla la dette de Teddy et retourna à
son hôtel. Il avait connu Teddy toute sa vie ; ils avaient joué
ensemble pendant leur enfance et étaient allés à la même
école, bien que Teddy soit de quatre ans son cadet et qu’ils
n’aient eu là-bas que peu de contacts. Par la suite, ils avaient
intégré deux universités différentes, puis Mark était parti
au Portugal tandis que Teddy commençait à travailler pour
Halliday et Fils. Ils n’avaient repris contact que récemment,
à l’approche du mariage.
Par égard pour Isabel, Mark avait fait tout son possible pour
apprécier Teddy, mais il ne pouvait s’empêcher de le trouver
impétueux et insensible. Sans doute, en tant que fils et héritier
longuement attendu, avait‑il été trop gâté… Né entre Jane et
Isabel, objet de toutes les attentions de sa mère, il avait eu
26
une enfance facile et n’avait jamais pris ses responsabilités au
sérieux. Qu’avait‑il fait, cette fois, pour se faire renvoyer de
chez Halliday ? Quoi que ce soit, cela ne plairait certainement
pas à sir Edward.
Plus tard, au White Club, il eut une partie de la réponse
qu’il attendait. Alors que Drew et lui étaient assis à une table
de whist, ils furent rejoints par deux hommes : Toby Moore,
un ancien capitaine de l’armée qu’il avait un peu connu
durant la guerre, et lord Bolsover. En temps normal, il aurait
évité de jouer avec eux, mais il n’eut pas le choix — tous les
autres joueurs étaient déjà installés et il n’aurait pas été poli
de refuser une demande courtoisement formulée.
— J’ai appris que vous étiez promis à l’une des filles
Cavenhurst, lança Bolsover tandis qu’ils attendaient qu’on
leur apporte un jeu de cartes neuf.
Il était un peu plus âgé que Mark et vêtu avec extravagance. Ses cheveux bruns étaient coupés court, ne laissant
que quelques boucles sur son front et autour de ses oreilles.
Alors qu’il n’était pas réputé pour passer beaucoup de temps
au grand air — on le trouvait la plupart du temps assis à une
table de jeu —, il avait la peau étonnamment cuivrée.
— En effet, répondit poliment Mark. J’ai l’honneur d’être
fiancé à miss Isabel Cavenhurst.
— Et le mariage aura-t‑il bientôt lieu ?
— Dans un mois, à peu près. Pourquoi tant de questions ?
— Je suis simplement curieux, répondit Bolsover d’un ton
léger. Je connais très bien M. Cavenhurst.
Surpris, Mark le dévisagea.
— Vous parlez de sir Edward ?
— Non, je ne l’ai jamais rencontré. Je parlais de son fils.
Nous avons disputé quelques parties de cartes, lui et moi. Je
suis navré d’avoir à le dire, mais il est mauvais perdant…
Je pense qu’il est rentré chez lui pour obtenir un prêt de son
27
père. Pour être honnête, j’espère qu’il reviendra rapidement ;
je n’ai pas l’habitude d’attendre mon argent.
Mark, éberlué, ne répondit rien. Combien Teddy devait‑il
à cet homme ? Et pourquoi Bolsover lui parlait‑il de cela ?
— Je pense plutôt qu’il est rentré chez lui pour assister au
mariage, dit‑il froidement après quelques instants.
— Si tôt ? Je ne crois pas, répliqua Bolsover. Il ne reste
plus qu’à espérer que le père a encore quelques atouts en main
car, pour le moment, j’ai bien l’impression de tenir toutes les
cartes… J’ai racheté toutes les dettes du fils et je peux dire
qu’il y en a beaucoup… Je ne crois pas que Teddy Cavenhurst
ait jamais payé pour quoi que ce soit.
Mark réprima un sursaut d’inquiétude. Tout le monde savait
que, lorsqu’un créancier ne parvenait pas à se faire payer, il
vendait souvent les reconnaissances de dettes pour une somme
inférieure à leur montant, afin de s’en débarrasser.
Déterminé à ne pas trahir ses émotions, Mark s’efforça
de rire.
— Sir Edward a toujours soutenu son fils. Ne craignez rien.
— J’ai pourtant entendu dire que le domaine est en très
mauvais état et que sir Edward a des difficultés à le maintenir,
répondit nonchalamment Bolsover en ramassant les cartes
qui venaient d’être déposées sur la table.
— Qui vous a dit une telle chose ? Personnellement, je
n’ai jamais entendu ce genre de rumeurs.
Bolsover eut un rire mauvais.
— Vous inquiétez-vous pour la dot de votre promise ?
— Bien sûr que non ! protesta Mark. Je ne sais pas d’où
vous tenez vos informations, mais je vous suggère de dire à
cette personne qu’elle se trompe lourdement. Et, maintenant
que nous avons nos cartes, si nous jouions ?
— Bien entendu, fit Bolsover en présentant le paquet
mélangé à Drew. Accepteriez-vous de couper pour l’atout,
monsieur Ashton ?
Plus personne ne parla des dettes de Teddy, mais Mark
resta préoccupé. A la manière dont Bolsover avait mentionné
28
la dot d’Isabel et le domaine de Greystone, la somme en jeu
devait être colossale… Suffisamment pour ruiner sir Edward ?
Comment le savoir ? La seule chose qu’il lui restait à faire
pour découvrir la vérité était de poser la question à Isabel.
Ou, mieux, à Jane. Elle, au moins, connaîtrait l’étendue des
problèmes de son père, ainsi que de son frère, et pourrait le
renseigner.
Durant une pause entre deux parties, Drew se pencha à
l’oreille de Mark en jetant un regard sur la pile de pièces
entassées devant Bolsover.
— Tu n’es pas concentré, murmura-t‑il. J’avais déjà gagné
cette seconde main, tu n’avais pas à gâcher un atout dessus.
C’est une erreur de débutant…
— Je suis désolé, dit Mark. Cela n’arrivera plus.
— Est‑ce que tu rêves de ta promise ?
Mark se contenta de sourire sans répondre et ramassa les
cartes que Toby Moore venait de lui distribuer. La chance
allait tourner, sa main était bonne. Drew et lui jouèrent en
silence et commencèrent à récupérer une partie de leurs pertes.
Andrew était très bon joueur ; il semblait toujours savoir où
se trouvaient les cartes. A la fin de la soirée, ils avaient gagné
plus qu’ils n’avaient misé.
— Eh bien, cette soirée a été satisfaisante ! conclut Drew
tandis que Mark et lui se dirigeaient vers son logement de
Jermyn Street.
— Tu es vraiment un excellent joueur, dit Mark, admiratif.
Bolsover a une réputation de bon joueur, et tu l’as presque
fait paraître maladroit ! Il n’a pas dû apprécier…
— Que sais-tu de cet homme ?
Mark haussa les épaules.
— Pas grand-chose. J’ai entendu dire qu’il était célibataire et passait son temps entre les clubs et les salles de jeu.
Il paraît aussi qu’il ne joue pas toujours selon les règles, bien
29
que personne n’ait osé le défier. S’il est en possession des
reconnaissances de dettes de Teddy, les choses risquent de
très mal tourner pour les Cavenhurst.
— C’est à cela que tu as pensé durant toute la soirée ?
— C’est assez inquiétant, en effet…
— Est‑ce que tu t’inquiètes pour la dot ?
— Seigneur, non ! C’est bien le dernier de mes soucis !
— Nous allons donc toujours te chercher un costume de
mariage, demain ?
— Bien entendu.
Arrivés devant le logement d’Andrew, ils s’immobilisèrent
sous le porche.
— Et tu viendras à Broadacres avec moi, n’est‑ce pas ?
ajouta Mark.
— Est‑ce que j’ai dit cela ?
— Non, mais tu le feras. Je veux que tu revoies Isabel
avant le mariage. Nous n’aurons qu’à inviter les Cavenhurst
à manger.
Drew éclata de rire.
— Face à une telle proposition, comment refuser ?
Satisfait, Mark le salua et rentra à l’hôtel particulier
Wyndham, sur South Audley Street.
30
Mary Nichols
Scandale à Greystone Manor
Angleterre, XIXe siècle
Jane a bien du mal à contenir sa colère. Le domaine de sa famille
est menacé parce que son irresponsable de frère a perdu au jeu…
et c’est elle qu’il vient trouver pour éponger ses dettes ! Et parce
qu’elle a renoncé à se marier, elle devrait lui sacrifier sa dot, une
somme qu’elle destinait à un projet d’orphelinat ? Non, cette
fois, Jane refuse d’être la sœur serviable et dévouée dont tous
ont l’image. Elle compte bien remuer ciel et terre pour mener à
bien son projet, même si le seul qui semble la comprendre est
Mark Wyndham. Un homme droit, intègre, pour qui elle nourrit
la plus grande estime… mais aussi un sentiment plus trouble,
qu’elle s’efforce de réprimer. Car, si ses conseils lui sont précieux,
elle n’oublie pas que Mark est avant tout le fiancé de sa sœur…
Dic tendici psusdae ctoribus el iur, ute pa ditis doluptasperi
Un fiancé peut en cacher un autre…
conse cusapitem quae aut eturem.
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