Extrait 1 : « Corps expéditionnaire de Marines
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Extrait 1 : « Corps expéditionnaire de Marines
©Un empire et des poussières Extrait 1 : « Corps expéditionnaire de Marines » La raison pour laquelle ils ont chacun résolu de s’engager, en revanche, n’est plus qu’un mauvais souvenir, un de ces feux de pailles de la fin de l’adolescence qui, sitôt éteint, ne laisse après lui qu’une flaque de cendres et de remords. Pour Andrew Hainsworth, l’armée représentait le moyen le plus simple de fuir la ferme paternelle d’Indian Lake. Le jour de ses dixneuf ans, par une aube tragique, il partit faucher ses pieds de cannabis, puis roula jusqu’à Fort Wayne, où il laissa sa Chevrolet en dépôt-vente, avant de s’enrôler pour cinq ans. Lee Burnett n’avait quant à lui jamais songé à l’armée avant le 11 septembre 2001. Ce jour-là, lorsqu’un avion percuta la première tour, il faisait la plonge chez Rosso, une pizzeria du Queens située à deux blocs de l’appar-tement qu’il partageait avec sa mère. Cet emploi lui avait été trouvé par son auxiliaire de probation dès sa sortie de prison à Newark, NewJersey, un poste qu’il était tenu d’honorer assidûment s’il ne voulait pas voir les conditions de sa période probatoire durcies. Le deuxième avion, il le vit s’encastrer dans la tour de ses propres yeux, sur le pas de porte de la pizzeria, et le reste de la journée, il le passa dans une banquette, devant l’écran de télévision, ânonnant d’une voix chargée d’angoisse et d’incrédulité : « Oh ! Merde !… Oh ! Mon dieu !… » Le soir, il avait pensé à retirer ses gants de vaisselle et, trois jours plus tard, il faisait la queue devant le centre de recrutement de Manhattan. Après six heures d’attente, un officier le reçut dans un minuscule box, avec pour seule décoration une bannière étoilée tendue sur la cloison. Au bout de deux minutes, l’officier le priait de rentrer chez lui sans autre forme de procès, ©Un empire et des poussières au motif que son casier n’était pas vierge. De retour chez sa mère, au fond du Queens, Burnett se jeta sur son lit et, pour la première fois, se demanda dans quelle impasse s’enfonçait son existence. Cette idée de s’engager lui était venue comme un coup de sang. Et là, allongé sur son lit d’enfance, le regard perdu au plafond, il sentait que ce refus signifiait quelque chose d’infiniment tragique. Paralysé, abattu, il sombra dans une douloureuse rêverie. Sa vie lui filait entre les doigts, alors que l’histoire venait de basculer sous ses yeux. Ben Laden hantait toutes les chaînes de télévision, toutes les manchettes de journaux, ainsi que l’âme de tous ses contemporains, exactement comme le nom d’Hannibal, se persuadait-il, avait hanté celui des Romains après l’annonce du franchissement des Alpes. Partout, un mélange inédit de terreur et de compassion illuminait le regard des badauds. Des petites bannières étoilées avaient fleuri par millions sur les portes, les fenêtres et les bus de la ville. Les gens se saluaient sur les trottoirs, des larmes leur montant aux yeux, comme les adeptes d’une mystérieuse confrérie. Les ruines du World Trade Center continuaient de faire danser d’épaisses volutes noires audessus de Manhattan, répandant d’âcres émanations de caoutchouc grillé jusque dans sa chambre. L’enfer avait désormais une odeur et le diable un visage. La vengeance s’annonçait redoutable. Six milliards d’hommes et de femmes étaient suspendus jour et nuit à leur écran de télévision, impatients, fascinés, spéculant fébrilement sur la suite des événements dans une sorte de transe millénariste, et on venait de le renvoyer faire la plonge chez le vieux Rosso. L’officier l’ayant éconduit n’affichait cependant plus la même morgue au moment où Lee Burnett remit les pieds dans son box. Après la conquête de l’Afghanistan sans coup férir, après le Blitzkrieg en Irak, les choses se gâtaient sur le front et les ©Un empire et des poussières hôpitaux militaires se remplissaient plus rapidement que les centres de recrutement ; la chute des critères de probité avait suivi un rythme similaire. « Combien de temps es-tu resté en prison ? s’entendit demander Burnett, alors qu’il recomptait les galons sur l’épaule de l’officier. – Six mois. J’avais dix-sept ans. – Tu as eu à faire à un autre juge depuis ? – J’ai arrêté les bêtises, mon commandant. Je travaille dans une pizzeria… – Je ne suis pas ton commandant. Je recrute des garçons prêts à partir loin de leur famille, sur le champ de bataille, pour défendre les États-Unis d’Amérique. Qu’as-tu appris en prison ? – Ce que j’ai appris ? Eh bien, disons que… – Rien ! coupa le lieutenant. Tu n’as rien appris. Les prisons sont remplies de tapettes qui soulèvent de la fonte et s’enfilent sous la douche pour passer le temps. À l’armée, on reprend tout de A à Z. » Burnett tentait de soutenir le regard de l’officier, dardé au fond du sien. Le laïus de recrutement, interprété avec un soupçon de lassitude, consistait à le noyer sous une avalanche de poncifs à propos de la discipline, du sacrifice, de la fidélité, du courage, avant d’exiger un premier acte de contrition à l’égard de l’armée qui, sait-on jamais, accepterait dans sa grande mansuétude de lui offrir une seconde chance. « C’est ce que je veux, acquiesça Burnett. Je veux devenir quelqu’un. Je veux servir le drapeau. Je suis prêt à tout. » En moins de trois jours, son dossier était accepté. Six mois plus tard, il atterrissait à Bagdad. Le lendemain, il patrouillait à pied en pleine fournaise irakienne.