Dialogue social et progrès social dans l`entreprise

Transcription

Dialogue social et progrès social dans l`entreprise
Formation continue
Publications
Actes du colloque national
Dialogue social et progrès social
dans l’entreprise
Paris, le 26 et 27 octobre 2006
Juin 2007
!eduscol.education.fr/D0217/
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
ISBN : 2-86637-475-4
La collection « Les Ateliers de la Dgesco » est une publication de la direction générale de
l’Enseignement scolaire.
Le pilotage et la coordination sont assurés par le bureau de la Formation continue des enseignants.
La collection est dirigée par Lydia Bretos, directrice adjointe du CRDP de l’académie de Versailles.
Responsable éditorial : Pierre Danckers
Suivi éditorial : Aurélie Chauvet
Illustration de couverture : Jérôme Texier, Patrice Raynaud
Mise en pages : Marc Alcher
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Programme national de pilotage
Dialogue social et progrès social
dans l’entreprise
Entretiens Louis-le-Grand
organisés les 26 et 27 octobre 2006
Lycée Louis-le-Grand, Paris
Direction générale de l’Enseignement scolaire
Bureau de la Formation continue des enseignants
Sommaire
Ouverture
Jean Étienne, Michel Pébereau
Introduction
Gérard Worms
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Avancées et difficultés du dialogue social en France : un état des lieux
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Hubert Landier
Le poids de l’histoire
Les enjeux actuels du dialogue social
Les débats actuels
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Acteurs, objets et modalités du dialogue social
Table ronde présidée par Hubert Landier
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La gestion des conflits du travail
Table ronde présidée par Jean-Dominique Simonpoli
.............................................................................................
Dialogue social et progrès social
Catherine Chouard
Dialogue social et progrès économique
L’évolution des modalités du dialogue social
Dialogue social et progrès social
...........................................................................................................................................................................................................................................
Conclusion
Roland Debbasch
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35
51
55
Ouverture
Jean Étienne,
inspecteur général, doyen du groupe Sciences économiques et sociales
Michel Pébereau,
président de l’Institut de l’entreprise, président du conseil d’administration
de BNP-Paribas
Jean Étienne
J’ai le grand plaisir, en tant que doyen du groupe de l’Inspection générale des
sciences économiques et sociales, de vous accueillir pour participer à la troisième
édition des Entretiens Louis-le-Grand consacrés cette année au dialogue social dans
l’entreprise. Je remercie tout particulièrement monsieur le proviseur, ici présent, qui
a manifesté, pour la troisième fois, son grand sens de l’hospitalité en mettant à notre
disposition les locaux prestigieux de son établissement.
Je dois par ailleurs excuser monsieur le ministre Gilles de Robien, qu’un déplacement inopiné au Québec a empêché d’ouvrir ce colloque, comme il le souhaitait.
Je puis cependant vous assurer qu’il attache une importance toute particulière à ces
Entretiens et qu’il souhaite que ces échanges entre responsables d’entreprise et
professeurs connaissent une suite sous des formes qu’il nous appartiendra de lui
proposer.
Le colloque qui nous réunit aujourd’hui s’inscrit dans le cadre plus large d’un
partenariat entre le ministère de l’Éducation nationale et l’Institut de l’entreprise qui
comporte trois grands volets : le premier prévoit la mise à disposition par l’Institut
de l’entreprise, sur le site internet Melchior, d’informations économiques et sociales
– en particulier des études de cas – que chaque professeur peut utiliser très
librement, s’il le souhaite, pour alimenter ses cours ; le second volet consiste en
l’organisation, depuis maintenant cinq ans, de stages longs en entreprise qui ont déjà
permis à près de deux cents collègues de s’immerger pendant une durée de neuf
semaines dans les arcanes des plus grandes entreprises françaises ; le dernier volet de
ce partenariat est celui qui nous réunit aujourd’hui : l’organisation d’un colloque
annuel permettant à des responsables d’entreprise et à des professeurs d’échanger
très librement, sans tabou mais aussi sans œillères, sur des grands thèmes économiques ou sociaux faisant débat au sein de la société française.
Par son mode d’organisation, le colloque de cette année se situe dans le
prolongement de ceux qui l’ont précédé, que ce soit celui sur la mondialisation en
7
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
2003 ou celui sur la recherche et l’innovation1 l’an dernier [2005]. Il tranche, en
revanche par le thème choisi, celui des relations sociales au sein de l’entreprise,
thème qui est à la frontière de la gestion des ressources humaines et de la sociologie
des organisations. Il s’agit là de toute évidence d’une question essentielle pour un
enseignement qui s’est toujours refusé à dissocier l’économique du social.
Mais il s’agit aussi d’une question d’une grande actualité puisque le hasard des
agendas politiques et sociaux – et, en l’occurrence, le hasard fait bien les choses –
a propulsé cette question sur le devant de la scène médiatique ces derniers jours.
Je pense évidemment au discours sur la modernisation du dialogue social prononcé
par le président de la République le 10 octobre 2006 devant le Conseil économique
et social qui prévoit de conditionner tout changement du Code du travail à une
négociation préalable entre les partenaires sociaux ; je pense également au sommet
social qui a réuni ce lundi les représentants des grandes confédérations syndicales et
le Medef pour discuter de l’assurance-chômage, du contrat de travail et de la sécurisation des parcours professionnels.
L’ambition de ce colloque est à la fois plus modeste mais peut-être aussi plus
concrète : elle est de montrer comment les acteurs de terrain – chefs d’entreprise,
directeurs des ressources humaines, responsables syndicaux – construisent patiemment, souvent dans la plus grande discrétion, presque toujours entre tensions et
négociations, de nouvelles normes sociales qui font évoluer, lentement mais
sûrement, les relations de travail au sein de l’entreprise.
Comme les années précédentes, ce colloque fera alterner des tables rondes, qui
permettront à des chefs d’entreprise et à des responsables syndicaux de confronter
leurs conceptions respectives du dialogue social, et des ateliers, dans lesquels des
professeurs et des cadres d’entreprise vous présenteront conjointement les études de
cas qu’ils ont réalisées ensemble. Je voudrais insister plus particulièrement sur l’importance que nous attachons à ces études de cas à la fois parce qu’elles ont donné
lieu en amont à un gros travail de préparation pour ceux qui vous les présenteront,
mais aussi parce que vous trouverez là un matériau de premier choix pour enrichir
vos cours d’exemples et d’expériences très parlantes.
Mesdames et messieurs, mes chers collègues, je ne doute pas que ces Entretiens
tiendront toutes leurs promesses, comme ceux des deux années précédentes.
Je souhaite, je devrais dire nous souhaitons, l’Inspection générale, la Dgesco et
l’Institut de l’entreprise, que vous puissiez vous exprimer le plus largement et le plus
librement possible, aussi bien dans le cadre des tables rondes que dans celui des
ateliers ; car c’est de la participation constructive de tous que dépendra finalement
la réussite de ce colloque.
1. – NDE : Entretiens publiés aux éditions du CRDP de l’académie de Versailles : Les Entreprises dans la
mondialisation, 2004 ; Les Entreprises, acteurs de la recherche et de l’innovation, 2006.
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Ouverture
Michel Pébereau
Les hommes et les femmes d’entreprise que vous allez rencontrer sont très
heureux de participer à ces Entretiens. Au cours des dernières années, les entreprises
françaises ont connu des évolutions très profondes dans tous les domaines et
notamment dans le domaine social. Ces évolutions sont mal connues de l’opinion
publique. Sans doute parce que les responsables d’entreprise n’en ont pas assez
parlé, ne les ont pas suffisamment expliquées. C’est dommage car, dans leur très
grande majorité, les jeunes français ont vocation à travailler en entreprise.
Le dialogue qui va s’engager avec vous est important pour nous, comme l’a été
la préparation de ces Entretiens avec certains d’entre vous. Il est, pour les professionnels d’entreprise, une opportunité non seulement d’expliquer leur stratégie, leurs
principes d’action, mais aussi de bénéficier sur ces sujets d’un regard critique précieux :
le vôtre. Il nous permettra de mieux comprendre les réactions que la société française
peut avoir vis-à-vis de telle ou telle politique d’entreprise.
Depuis une quinzaine d’années, les entreprises françaises sont confrontées au
bouleversement du cadre de leurs activités du fait de l’accélération simultanée de
l’ouverture de la France sur l’Europe et sur le monde et de la révolution des technologies de l’information. Les deux précédents Entretiens Louis-le-Grand consacrés l’un
à la mondialisation, l’autre à l’innovation2, ont permis de bien cerner l’ampleur de
ces deux défis. Pour y faire face, les entreprises françaises ont dû s’adapter très rapidement : améliorer la productivité est vital dans un contexte de compétition accrue,
au niveau tant national qu’international, pour répondre à la demande des clients, et
dégager les marges nécessaires pour assurer investissement et développement.
Dans l’ensemble, les entreprises françaises ont remarquablement relevé ces défis,
quelle que soit leur taille. Dans les quinze dernières années, qu’elles soient petites,
moyennes ou grandes, elles ont su adapter leurs politiques, leurs structures financières, leur organisation et leur gestion au nouveau contexte technologique et
concurrentiel. Pour le banquier que je suis, les faits sont là pour le montrer. Là où
il y avait à la fin des années 1980 une grande entreprise française exportatrice, il y
a aujourd’hui un champion européen ou mondial. Et, alors que les PME françaises
avaient été décimées par le ralentissement économique du début des années 1990,
elles ont remarquablement résisté à celui des dernières années. Les entreprises
françaises ont changé de niveau en termes de compétitivité.
Ces transformations n’auraient pas été possibles sans un important effort
d’adaptation des salariés : le dialogue social a connu un enrichissement très significatif. Il a permis un réel progrès social.
Au sein de la plupart des entreprises, le dialogue social s’est considérablement
enrichi. D’abord au sein des comités d’entreprise et des comités européens, lorsqu’ils
2. – Cf. note précédente.
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Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
existent : les stratégies et politiques d’entreprises y sont de plus en plus présentées ;
l’information et les débats y sont de plus en plus nourris. Mais c’est surtout au
niveau des relations entre directions et représentants syndicaux que le dialogue s’est
transformé dans les entreprises : les accords se sont multipliés. Le secteur bancaire
en offre un bon exemple : nationalisée, la Banque nationale de Paris signait deux
accords d’entreprise par an en moyenne avant 1993 ; privée, BNP-Paribas en signe en
moyenne une quinzaine chaque année. Enfin, les représentants du personnel siègent
dans un nombre certes limité mais croissant de conseils d’administration : comme
administrateurs élus par le personnel dans les sociétés privatisées, ou comme représentants de l’actionnariat salarié dans d’autres.
Le développement du dialogue social a eu un effet positif essentiel, dont
l’opinion publique n’est pas vraiment consciente : la grève est devenue assez exceptionnelle dans le secteur concurrentiel pour des problèmes d’entreprise. Elle n’est
plus guère pratiquée que face à deux événements, pour des raisons bien compréhensibles : le licenciement collectif ou la fermeture d’un site. Le dialogue social est
vraiment devenu un moyen efficace de règlement des problèmes sociaux pour ces
entreprises dans une période où elles ont accéléré leur modernisation. C’est un
progrès incontestable.
Les transformations qui ont facilité le dialogue social ont permis un réel progrès
social. Celui-ci s’est d’abord traduit dans la hausse du pouvoir d’achat des salariés
concernés – à temps de travail constant – dans une période de croissance économique assez lente. Les progrès sont venus de nouvelles formes de rétribution qui
font de plus en plus l’objet de discussions et de négociations avec les représentants
du personnel : rémunérations variables, intéressement, participation et accès à
l’actionnariat. Les salariés sont de plus en plus concernés par ce que nous appelons
la « création de valeur » de l’entreprise. Aussi importants, sinon plus, sont les progrès
réalisés en matière de formation et de gestion des carrières. Le suivi individuel des
personnes est devenu l’objectif et la règle dans un bon nombre d’entreprises.
L’intérêt croissant porté par les entreprises au concept de développement durable
est également un facteur de changement des relations sociales. Les actions qu’elles
engagent, en tant que citoyennes, associent souvent les personnels qui s’y intéressent,
et parfois leurs représentants.
Le monde change, et les entreprises françaises changent vite, pour saisir les
opportunités et maîtriser les risques qui résultent de la transformation de leur environnement. Leurs adaptations concernent leur vie sociale tout autant que leur vie
économique. Ces Entretiens vont nous permettre d’analyser, ensemble, l’évolution
de ces collectivités d’hommes et de femmes que constituent nos entreprises. Nous
en attendons beaucoup.
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Introduction
Gérard Worms,
associé gérant, Rothschild & Cie Banque, président de l’Observatoire
du changement social de l’Institut de l’entreprise
L’Observatoire du changement social a participé activement à la préparation de
cette troisième édition des Entretiens Louis-le-Grand. Ces rencontres, plus qu’à la
dimension macrosociale des relations entre l’État et les partenaires sociaux, vont se
consacrer, sous ses divers aspects, à la question du dialogue social au sein l’entreprise.
Nous avons souhaité cette année que les travaux en ateliers représentent une part
accrue de nos activités : ils seront un accompagnement et un approfondissement des
deux tables rondes. Nous espérons pouvoir contribuer, à l’issue de nos travaux, à
dissiper l’idée reçue assez largement diffusée selon laquelle les relations sociales au
sein de l’entreprise sont faites d’affrontements. Il convient de souligner que le
dialogue, loin d’être essentiellement conflictuel, vise avant tout la recherche en
commun d’un consensus.
Je souhaiterais illustrer ce propos d’un exemple. Alors que j’étais directeur
général d’Hachette, j’avais convié un stagiaire élève à l’Ena à assister à un comité
central d’entreprise. À l’issue de la manifestation, au cours de laquelle le sujet
délicat de la démarque inconnue dans les bibliothèques de gare avait été abordé,
mon accompagnateur m’avouait son étonnement quant au fait qu’« il n’y avait pas
eu d’altercation ». De fait, et bien normalement lors de cette réunion, la direction
et les représentants du personnel avaient uni leurs efforts, afin de rechercher en
commun les solutions pouvant permettre de parer aux effets négatifs de la démarque
inconnue : la conscience commune d’une menace économique garantissait la tenue
d’un dialogue productif.
Les cas qui seront abordés au cours des ateliers présentent une grande variété,
notamment du point de vue des tailles des entreprises concernées. Il nous paraissait
tout à fait essentiel de convier des PME, souvent considérées comme moins impliquées dans les thématiques du dialogue social, à nos travaux. Il convient d’ailleurs
de saluer une nouvelle fois ces entreprises pour avoir répondu favorablement à notre
invitation : de par leur nature même, les dirigeants de PME connaissent des agendas
extrêmement lourds.
11
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Les ateliers aborderont également des sujets fort variés, comme la gestion prévisionnelle de l’emploi, avec les exemples d’IBM ou encore d’Areva, les mutations de
l’entreprise et leur traitement dans le cadre de la négociation sociale, avec notamment
la SNCF et France Télécom, ou encore la responsabilité sociale de l’entreprise, avec
entre autres les cas d’EDF, GDF et d’Accenture.
L’instauration du dialogue social en lui-même fait aussi l’objet d’ateliers spécifiques : dans les PME, la principale difficulté liée au dialogue social reste sa mise en
place pratique. De leur côté, certaines grandes entreprises ont choisi de traiter des
comités européens : il s’agit là d’un volet d’importance grandissante du dialogue
social. Les cas de Lafarge et Total permettront d’aborder la question du fonctionnement de la concertation au niveau international.
D’autres thèmes, plus spécifiques, seront abordés : dialogue social et sécurité,
avec Vinci ; dialogue social et continuité de service, avec la RATP ; l’épargne salariale,
avec BNP-Paribas ; l’affaire SNCM, avec Veolia ; enfin Suez évoquera le cas de la
reconversion d’un ancien site industriel.
Les sujets retenus attestent ainsi d’une grande diversité. Il convient de souligner
la forte implication de l’ensemble des acteurs dans leur traitement. Enfin, nous
voyons dans le faible taux de désistement enregistré dans les six mois de préparation
un solide gage de réussite.
Mes ultimes remerciements vont à ceux qui ont rendu possible ces Entretiens,
à l’Institut de l’entreprise, ainsi qu’en direction des différents rapporteurs, dont
l’efficacité a permis la réalisation d’un travail préparatoire de qualité.
12
Avancées et difficultés du dialogue
social en France : un état des lieux
Hubert Landier,
directeur Management et Conjoncture sociale
En guise de préambule, il nous faut remarquer que l’action ouverte ici, dans le
sens du dialogue social, est d’autant plus remarquable qu’elle se tient dans le cadre
français. Si le dialogue social s’y développe, il ne représente toujours pas, à l’heure
actuelle, un acquis définitif. L’histoire continue de peser lourdement sur les relations
sociales en France.
Mon propos s’articulera autour de trois parties : après avoir rappelé quelques
éléments historiques, nous tenterons de cerner les différents enjeux ayant trait au
dialogue social, pour enfin évoquer quelques éléments d’actualité.
Le poids de l’histoire
La loi de 1791, dite loi Le Chapelier, marque le premier temps de l’histoire du
dialogue social en France. Elle intervient alors que, dans tout Paris, la révolte gronde
suite à l’augmentation du prix du pain. Ce texte, en interdisant la présence de corps
intermédiaires susceptibles de s’interposer entre l’État et les citoyens, avait vocation
à éradiquer les corporations et autres guildes autour desquelles s’organisait la vie économique, selon le principe purement individualiste de l’époque. Ce texte, tout au
long du XIXe siècle, a prévenu la constitution libre des organisations professionnelles.
Pour les métiers traditionnels, les compagnonnages se sont maintenus et ont
continué d’assurer, dans la clandestinité, une fonction de formation. Mais, lors de
la première révolution industrielle et pendant le développement de la grande
industrie, le syndicalisme reste hors-la-loi. Il faut voir dans les spécificités multiples
du syndicalisme français l’héritage de cette construction souterraine.
En Grande-Bretagne ou en Allemagne, le syndicalisme a pu se constituer librement et très rapidement. En France, au contraire, les syndicats sont au départ
exclus des cadres de l’ordre économique et social. Une anecdote illustre tout à fait
ce propos : le président de la centrale syndicale américaine AFL-CIO, lorsqu’il se
déplace à l’étranger, est toujours accueilli par l’ambassadeur américain comme une
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Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
haute personnalité, en l’honneur de qui une réception est donnée. On imagine mal
pareille coutume transposée dans le cas français.
La constitution hors-la-loi du syndicalisme prive celui-ci, dans ses premières
années, de recours juridiques. Les seuls moyens d’action laissés aux syndicalistes
sont, dès lors, nécessairement extra-institutionnels : il s’agit, entre autres, de prendre
la tête des révoltes ouvrières. Dès sa naissance, le syndicalisme est ainsi contraint de
pactiser avec la violence, puisque les révoltes ouvrières se concluaient régulièrement
par des affrontements avec les forces de l’ordre. Il faut voir dans la violence verbale
que continuent d’entretenir les organisations syndicales la continuité de la violence
physique qui, au XIXe siècle, constituait leur unique moyen d’action.
L’interdiction du syndicalisme a eu pour seconde conséquence une certaine
fuite dans les idées : les théories développées par les anarchistes et par les marxistes
ont en commun de légitimer le recours à la violence, principalement à travers les
paradigmes anarchistes et marxistes. Ces débats d’idées ont débouché sur des
confrontations, puis sur des scissions qui expliquent l’émiettement de l’échiquier
syndical national. La France établit le record mondial du nombre d’organisations
syndicales, avec cinq organisations représentatives au niveau national, auxquelles
s’ajoutent trois ou quatre autres, contre trois en Espagne et en Italie, deux en
Belgique, et seulement une en Allemagne et en Grande-Bretagne. Cet émiettement
représente un réel frein à la recherche de solutions fondées sur la négociation.
Ce poids de l’histoire influe de manière continue sur l’apparence du dialogue
social en France : ainsi le mois de janvier 2006 a-t-il vu se rejouer la scène de Louis XVI
déclinant la convocation des états généraux.
À partir de 1884 et de la reconnaissance des syndicats, plusieurs personnalités
patronales, syndicales et gouvernementales, ont œuvré dans le sens du développement du dialogue social en réfutant sa tendance conflictuelle. On doit ainsi à
Albert Thomas, ministre de l’Armement pendant la première guerre mondiale, la
nomination en 1917 des premiers délégués d’ateliers ainsi que la première loi sur les
conventions collectives en 1919.
Léon Jouhaux, en 1919, prononçait une phrase appelée à rester célèbre, dans
laquelle il encourageait son organisation au réformisme : « la CGT doit passer
d’une politique de poing tendu à une politique de présence dans les affaires de la
nation ». Léon Jouhaux devait ensuite être à l’origine du Conseil économique et
social.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le président de la CFTC, Gaston
Tessier, permet, dans un souci de représentativité, que l’élection des comités
d’entreprise et des représentants du personnel se déroule selon un scrutin proportionnel. Du côté des patrons, de nombreuses personnalités ont également entrepris
de promouvoir le dialogue social et la politique contractuelle. En France, le développement d’un dialogue social civilisé a, finalement, été l’affaire de tous.
14
Avancées et difficultés du dialogue social en France : un état des lieux
Les enjeux actuels du dialogue social
Aujourd’hui, quels sont les enjeux du dialogue social pour l’avenir ? On observe
un déplacement de l’échelle du dialogue social : auparavant national et tenu au
niveau des branches professionnelles, il manifeste désormais une tendance à s’ancrer
toujours plus profond dans la réalité de l’entreprise. C’est désormais au niveau de
l’entreprise et non plus au niveau national que l’on cherche à se mettre d’accord.
Il est possible d’identifier trois principaux enjeux. Tout d’abord, le développement
du dialogue social induit un véritable choix de société : il demande à l’ensemble de
ses acteurs un effort constant pour rechercher une solution optimale tenant compte
des points de vue, des intérêts et des contraintes des parties en présence.
Le second enjeu engage la nature de l’entreprise, en opposant les logiques des
shareholders et des stakeholders. Cette alternative soulève la question de savoir au
service de qui l’entreprise doit être. Doit-elle privilégier le service exclusif des seuls
acteurs financiers, considérant les salariés comme extérieurs à la vie de la société, ou
au contraire proposer une gestion globale, tenant compte à la fois des actionnaires,
des clients, des salariés et des collectivités publiques ?
Le troisième enjeu réside dans le choix du type de développement à promouvoir,
entre court terme et développement durable. Ce dernier demande, outre la prise en
compte de contraintes financières à différents niveaux, l’intégration de l’intérêt des
collectivités publiques et des salariés. Le dialogue social au sein de l’entreprise
participe du développement durable : chacun dans cette assemblée sait l’importance
de la contribution de l’Institut de l’entreprise dans ce domaine.
Globalement, développement durable et dialogue social proposent une vision
élargie du management et de l’organisation de l’entreprise, tenant compte de
contraintes économiques, mais aussi des questions de justice et d’équité, c’est-à-dire
de questions éthiques.
Les débats actuels
C’est avec ce souci de développement durable qu’il convient d’appréhender les
récents débats portant sur le dialogue social : le nouveau projet de loi pour le
dialogue social, la question de la représentativité syndicale et, enfin, l’ouverture
récente de discussions entre le Medef et les cinq organisations syndicales.
Le nouveau projet de loi
La France connaît traditionnellement un État fortement interventionniste, parfois
perçu comme encombrant : ce constat pose la question de l’articulation entre la loi
et le contrat. Deux approches existent.
15
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Inaugurée il y a une quinzaine d’années, une première solution tentait de
distinguer les domaines respectifs de la loi, appartenant à un ordre public, et du
contrat, potentiellement négociable entre les partenaires sociaux.
Une seconde solution, en cours d’élaboration, consiste à articuler l’action des
négociateurs et des législateurs, selon le mode de fonctionnement propre aux institutions européennes. Dans ce scénario, le législateur reprend la main en cas d’échec
de la négociation. Il comporte toutefois deux difficultés : d’une part, si le texte
de l’accord est intégralement repris par le Parlement, ce dernier semble dessaisi,
au profit des négociateurs, de ses prérogatives. D’autre part, en permettant au
Parlement de retoucher un texte ayant fait l’objet d’un accord, un risque existe de
rompre le fragile équilibre ayant présidé à cet accord.
La représentativité syndicale
En ce qui concerne la représentativité syndicale, les modalités qui la définissent
actuellement datent de la fin de la seconde guerre mondiale. Dictées alors par des
impératifs conjoncturels, ces modalités n’ont pas été actualisées depuis 1966.
Restent-elles pertinentes aujourd’hui ?
Leur principe fondateur est que la légitimité de l’acteur syndical, appelé à représenter les salariés, doit reposer, non sur une reconnaissance octroyée par l’État mais
bien sur le vote des salariés. Dans son application concrète, ce principe démocratique soulève certaines difficultés : comment mesurer l’influence des différents
syndicats et à quel niveau? Les différents niveaux (conseils des prud’hommes, comités
d’entreprise) sont actuellement en débat. Il semble toutefois nécessaire d’envisager
une révision des règles de représentativité : le salarié doit maintenir son investissement
dans la vie syndicale, afin que celle-ci ne revête pas un caractère artificiel.
L’état des lieux des organisations syndicales et patronales
La reprise des « conversations » au Medef entre les organisations patronales et
syndicales comporte un double enjeu. Au moment où ils revendiquent des contrats
plus lisibles et plus contraignants pour les employeurs, les partenaires sociaux doivent
prouver leur capacité à assumer le débat. La qualité des discussions dépendra de la
capacité de chacun à aborder les sujets véritablement pertinents.
Depuis la disparition du Commissariat au Plan, aucun organisme français n’est
plus en mesure de produire un état des lieux commun : c’est là une lourde tâche
dans laquelle les organisations syndicales et patronales ne réussiront qu’au prix d’un
véritable effort de coopération.
Enfin, si jamais ces « conversations » débouchent sur des négociations, elles
devront aborder un problème extrêmement délicat : comment introduire dans le droit
du travail français la souplesse organisationnelle dont ont besoin les entreprises, tout en
proposant davantage de sécurité pour les salariés dans le déroulement de leur carrière
16
Avancées et difficultés du dialogue social en France : un état des lieux
professionnelle ? Les termes de l’échange sont les suivants : quand le patronat
demande davantage de souplesse, les organisations syndicales revendiquent plus de
sécurité et d’accompagnement dans les carrières professionnelles. Il s’agit là d’un
chantier nécessaire, et d’une ampleur considérable, qui sera pour les partenaires
sociaux l’occasion de prouver leur capacité d’écoute ainsi que leur responsabilité.
L’enjeu n’est rien de moins que d’assurer la construction du dialogue et de
prévenir l’assèchement des relations sociales au sein de l’entreprise. Le dialogue reste
le meilleur défenseur de l’intérêt commun.
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Acteurs, objets et modalités
du dialogue social
Philippe Carli,
président de Siemens France SA
Pierre Danon,
senior advisor, JP Morgan PLC, ancien directeur général de British Telecom Retail,
président d’Eircom
Christian Larose,
vice-président du Conseil économique et social,
président de la section Travail, CGT
Gabrielle Simon,
secrétaire générale adjointe, CFTC
Modérateur : Hubert Landier,
directeur Management et Conjoncture sociale
Hubert Landier : Cette table ronde garde une double ambition : elle devra permettre
un examen attentif du sujet tout en étant, dans son fonctionnement, un exemple
de bonne conduite du dialogue social.
Nous avons la chance d’avoir pu réunir une table ronde très équilibrée. Nos
deux premiers intervenants ont exercé des fonctions dans des pays voisins : il nous
a semblé intéressant d’ouvrir le débat par ce bref aperçu international. Les deux
intervenants suivants nous feront part des débats actuellement en cours dans les
grandes organisations syndicales.
Les intervenants se présenteront tour à tour, avant d’échanger brièvement. Le
débat sera ensuite ouvert à la salle.
Philippe Carli, président de Siemens France, va évoquer l’inscription d’un
dialogue social à la française au sein d’un grand groupe industriel de tradition
allemande.
Philippe Carli : Si j’ai accepté de participer à ce colloque, c’est que le dialogue social
est un élément fondateur de la culture du groupe Siemens. Toutefois, mes expériences diverses m’ont permis d’identifier un certain nombre de différences entre les
dialogues sociaux français et allemand.
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Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Nommé à la tête d’une division mondiale en Allemagne, ma première initiative
fut de visiter l’ensemble des sites de production. Lors de ces visites, j’étais particulièrement frappé de voir que, systématiquement, le premier interlocuteur auquel
j’étais présenté était le responsable du comité d’entreprise : ce dernier apparaissait
comme une figure clé du site.
Plus largement, malgré une légère diminution ces dernières années, l’Allemagne
connaît un fort taux de syndicalisation, avec près de 29 % de salariés syndiqués.
De plus, pour les entreprises de plus de cinq cents collaborateurs, les membres du
personnel participent au conseil de surveillance. Le groupe Siemens a souhaité approfondir cette règle : 50% des membres du conseil de surveillance sont des salariés.
En ce qui concerne la France, la situation reste en définitive bien moins
complexe que l’on ne le croit. Des études comparatives entre les grands pays
attestent d’un taux de grève relativement faible en France. Chez Siemens, des
accords conciliant l’intérêt de chacun ont toujours pu être trouvés.
Plusieurs sujets importants sont régulièrement soulevés lors de réunions avec les
partenaires sociaux. Le programme d’entreprise comporte deux points portant sur
les salariés : l’excellence des collaborateurs et la responsabilité sociale de l’entreprise.
Les thèmes abordés sont la satisfaction des salariés, l’esprit d’entreprise et la culture
de la haute performance. L’intégration à un groupe d’envergure mondiale demande
l’acceptation de règles en vigueur pour tous.
Assez généralement, le dialogue social est facilité lorsqu’il aborde des enjeux
concrets. L’intégration au contexte concurrentiel mondial demande le maintien
d’une position anticipatrice permanente : chez Siemens, un calendrier du manager
fixe les grandes étapes à venir pour chacun de ses collaborateurs. Un dispositif
proposant des entretiens d’évaluation de performance a été mis en place pour
l’ensemble de l’effectif, depuis les standardistes jusqu’aux cadres dirigeants : il permet
notamment de mieux expliciter les objectifs ainsi que les critères d’évaluation retenus.
Un autre souci concerne la gestion stratégique des ressources, dans une
perspective de développement durable : nous constatons aujourd’hui qu’une trop
forte immobilité dans la fonction d’un collaborateur induit naturellement, sur le
marché du travail, une déperdition de la valeur de ce dernier. Il est dès lors de la
responsabilité de l’employeur d’assurer un positionnement optimal de ses collaborateurs.
La diversité représente une autre préoccupation du groupe. Ce dernier est
présent dans cent quatre-vingt-seize pays : dans un tel contexte, la réussite paraît
impossible sans le recrutement d’une population représentative de ces différents
pays. Au sein du groupe, cette diversité est garantie par le maintien d’un marché du
travail interne libre et transparent. Tout poste ouvert dans l’entreprise est ainsi
ouvert à l’ensemble de nos collaborateurs. Dans le cadre de ces recrutements, des
critères objectifs de sélection sont définis.
20
Acteurs, objets et modalités du dialogue social
L’intégration compte aussi parmi les soucis du groupe : d’importants moyens
devant favoriser l’intégration des jeunes à l’entreprise ont été déployés. Afin de
garantir la diversité culturelle du groupe, il a été jugé préférable à la mise en place d’indicateurs la définition d’objectifs de managers. L’obtention d’un ratio hommes-femmes
équilibré n’est pas aisée dans un groupe comme Siemens, ayant une forte vocation
industrielle. Une autre dimension de cette diversité recouvre l’accueil des populations
handicapées : celles-ci doivent représenter au moins 4% de nos collaborateurs.
Selon mon expérience, le dialogue est toujours efficace quand il réunit des
acteurs partageant les mêmes objectifs d’entreprise. Les contraintes varient selon les
domaines : Siemens a donc privilégié une organisation du dialogue social par
secteur, le comité central d’entreprise étant l’occasion d’aborder les thèmes plus
transverses. Enfin, des organes thématiques sont spécialement portés sur certains
domaines.
Hubert Landier : Philippe Carli avait une expérience du contexte allemand : c’est
en Grande-Bretagne que Pierre Danon a passé de nombreuses années.
Pierre Danon : En plus de mon activité chez JP Morgan, j’ai récemment été nommé
président d’Eircom, société de téléphonie irlandaise. J’aborderai donc aussi bien mes
expériences anglaise qu’irlandaise : si celles-ci sont à certains égards très proches,
elles présentent également des spécificités intéressantes.
Les entreprises de télécommunication sont confrontées à un nécessaire renouvellement de leur activité : si 50% de leurs profits proviennent des activités «voix», cellesci sont appelées à disparaître avec le développement de la téléphonie par internet.
Il est donc nécessaire de développer de nouvelles applications susceptibles de se
substituer aux services traditionnels : il s’agit des services d’entertainment pour le
consommateur ou de divers services informatiques pour les entreprises. Ces diverses
évolutions annoncent, à l’horizon de cinq ans, une refondation complète des
activités des entreprises de téléphonie.
Cette transformation représente, pour l’entreprise, une question de survie : la
capacité d’adaptation sera la condition nécessaire de la survie dans ce nouvel
environnement. Ces adaptations seront sans doute brutales et douloureuses : pour
ne pas les avoir consenties, d’importants opérateurs américains historiques ont
disparu et, en Grande-Bretagne, Cable and Wireless est passé très près de la faillite.
Dans cet environnement risqué, la transformation est impérative. Les entreprises
de téléphonie proposent une activité de service, essentiellement fondée sur des
capacités humaines : les effectifs de ces secteurs doivent faire montre d’une grande
agilité au cours de la transformation, autant en termes d’évolution professionnelle
que géographique.
Dans ce cadre, aucune réussite n’est envisageable sans la bonne conduite d’un
dialogue social efficace. Avant de décrire le processus que nous avons mené, je
21
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
souhaiterais en présenter les résultats. British Telecom était, en 2001, dans une
situation catastrophique : criblée de dettes, la société était proche du dépôt de bilan.
Elle est aujourd’hui stable, connaît une nouvelle croissance et est désormais
positionnée sur de nouveaux marchés. De la même manière, Eircom a survécu au
prix d’une transformation complexe : elle a même pu reprendre son activité de
téléphonie mobile, après l’avoir un temps abandonnée.
Il convient toutefois de ne pas omettre les conditions de cette survie : elles furent
dramatiques. L’effectif de British Telecom est passé de deux cent mille à cent mille
personnes et cent soixante-dix centres d’appel ont été fermés. Des délocalisations
vers l’Inde ont dû être consenties, des contrats de sous-traitance, notamment pour
la maintenance des installations informatiques, engagés. Ces transformations se
sont tenues sur une courte échelle de temps. Pourtant, en cinq ans, British Telecom
n’a enregistré aucune heure de grève, malgré un préavis. Si le dialogue a parfois été
tendu, il n’a jamais été rompu.
Comment expliquer ce phénomène ? En Grande-Bretagne comme en Irlande, il
n’existe qu’un seul syndicat, fort, déterminé et responsable. Il bénéficie d’une population salariale syndiquée à 80 %. Ce syndicat est un acteur de l’entreprise et non un
acteur extérieur : son intérêt est celui de l’entreprise. L’objectif des négociations
restait centré sur l’entreprise, son succès et surtout sa survie.
Dès lors, il n’existe aucune stigmatisation liée à l’affiliation au syndicat. Il est
même très fréquent de voir les branch activists mener de brillantes carrières : c’était
le cas d’un de mes anciens proches collaborateurs. Il existe ainsi des passerelles fortes
entre le monde syndical et celui de l’entreprise.
Le syndicat a toujours manifesté une compréhension aiguë des enjeux, ainsi
qu’une acceptation des contraintes pesant sur l’entreprise : c’est là, à mon sens, une
des conditions du succès du dialogue social. Par ailleurs, à l’extérieur, les syndicalistes se sont toujours montrés d’ardents défenseurs de la société. Le syndicat a
parfois fait bénéficier British Telecom d’un soutien spectaculaire : c’était le cas lors
de l’attribution du chantier pour l’installation du réseau ADSL sur le territoire, où
le responsable de l’organisation syndicale est intervenu personnellement auprès du
gouvernement.
Dans le monde anglo-saxon, la négociation doit aboutir à un deal win-win :
un accord dans lequel le syndicat et l’entreprise sont tous deux bénéficiaires.
Le syndicat a énoncé plusieurs exigences incompressibles qui sont devenues les
socles de la négociation : tout licenciement sec devait être évité, le pouvoir d’achat
devait être maintenu et les retraites des collaborateurs devaient être pérennisées.
La satisfaction de ces trois exigences a permis la bonne conduite du dialogue social.
En ce qui concerne la mobilité professionnelle et les redéploiements, British
Telecom a bénéficié du support total du syndicat. Celui-ci a toujours encouragé les
reconversions et s’est montré, par exemple, très compréhensif lors du calcul du
22
Acteurs, objets et modalités du dialogue social
temps de trajet maximum imposable à une mère de famille lors de la fermeture des
centres d’appels.
De manière générale, j’étais surpris de constater, chez une organisation syndicale,
l’acceptation du management de la performance, et ce à tous les niveaux.
Un système de pay for performance a ainsi été instauré afin de généraliser le management de la performance individuelle. Dix-huit mois après l’instauration de ce
dispositif, par le dialogue social, mille trois cents départs pour performance
insuffisante étaient enregistrés, avec le soutien total du syndicat, dès lors que les
règles définies étaient respectées.
Plusieurs conditions fondamentales favorisent le succès du dialogue social. La
première est, dans le cadre britannique, la codification légale du partenariat : les
règles à suivre permettent de prévenir les situations de crise. Ensuite, la transparence
et le partage des constats permettent d’instaurer la discussion dans la confiance.
Les présentations que je proposais aux responsables syndicaux, à qui je faisais signer
une clause de confidentialité, étaient les mêmes que celles destinées aux analystes
financiers.
De plus, la situation de British Telecom n’a jamais fait l’objet d’une quelconque
récupération politique : au moment de la délocalisation en Inde, le Parti travailliste
s’est montré être un partenaire raisonnable, acceptant trois mille délocalisations
comme la condition du maintien de douze mille postes sur le territoire national
britannique.
Ce système débouche de manière naturelle sur un système d’actionnariat salarié.
Chez Eircom, les salariés de l’entreprise, actionnaires à hauteur de 30 % du capital,
participent au conseil d’administration où ils se comportent comme des actionnaires. De par mes expériences, j’ai pu constater l’importante contribution de ce
système à la tenue d’un dialogue social très riche.
Le monde moderne impose aux pays, aux entreprises, ainsi qu’à l’ensemble des
acteurs économiques, un réel besoin de transformation : il convient de rappeler que,
sans dialogue social, aucune transformation ne peut connaître de conclusion heureuse.
Hubert Landier : Je souhaiterais poser deux questions à Christian Larose. En tant
que secrétaire général de la fédération CGT du textile, vous avez été confronté à une
situation économique dramatique. Le dialogue social a-t-il contribué à mieux gérer
cette crise ? Par ailleurs, le débat en cours au Conseil économique et social peut-il
nous permettre d’espérer une refonte de modalités de reconnaissance de la représentativité syndicale ?
Christian Larose : Je souhaiterais tout d’abord apporter une réaction à la contri-
bution de Pierre Danon. D’après son témoignage, il semblerait souhaitable
d’importer le système britannique en France : il présente de nombreux intérêts qui
paraissent cependant bien éloignés de notre système actuel.
23
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Pierre Danon encourage les gens à changer : il convient toutefois de rapporter
ce vœu pieux à des situations concrètes. Comment inciter des ouvriers n’ayant
jamais suivi de stage ou de formation à changer de métier à l’âge de 50 ans ?
Comment demander à un ouvrier de se déplacer à cinq cents kilomètres de son
foyer quand, pour son épouse, cela signifierait, perdre son emploi ? Dans pareilles
situations, des réticences se manifestent naturellement.
Par ailleurs, les expériences étrangères sont souvent invoquées comme des modèles
idéaux. Le Danemark apparaît ainsi régulièrement comme le parangon de la
« flexécurité » : en tant qu’observateur extérieur, familier du modèle français, il m’a
semblé avant tout que le système danois proposait de très nombreuses garanties aux
salariés. En France, l’impératif de flexibilité est avant tout utilisé pour renvoyer
l’exigence de la sécurité. Il faut sans doute voir dans ces divergences une question
de culture : au Danemark, de nombreux directeurs des ressources humaines sont
directement issus du monde syndical. Il s’agit là d’un profil rarissime en France.
Je possède une expérience dans le textile qui m’amène à penser que le dialogue
social est un élément central de la vie économique et sociale. Il s’agit d’un secteur
qui enregistre, depuis dix ans, mille cinq cents licenciements tous les mois. Dès lors,
mon parcours de responsable syndical a été essentiellement marqué de conflits, de
négociations, de restructurations… Ce sont là des situations qui sont systématiquement gérées dans l’urgence et l’inquiétude. Ces expériences me conduisent à
fonder de réels espoirs dans le dialogue social, même si son développement se
heurte, à mon sens, à de fortes résistances culturelles dans le contexte français.
Deux rapports ont récemment été commandés : l’un portait sur la consolidation
du dialogue social, l’autre sur la représentativité syndicale et le financement des
syndicats. La semaine passée, le président de la République Jacques Chirac formulait devant le Conseil économique et social un discours de qualité et reconnaissait
l’impasse dans laquelle les dossiers de la sécurisation des parcours professionnels ou
des restructurations se trouvent depuis des années.
La situation actuelle est complexe. Elle rassemble un Medef partisan du statu
quo, des accords a minima appliqués grâce à un système dans lequel l’obtention
d’une minorité syndicale suffit à entériner des textes. Les « plus petits syndicats »
sont craintifs devant des réformes qui menacent leur pré carré et leurs moyens de
fonctionner.
En ce qui concerne le dialogue social, il convient de distinguer le dialogue de
terrain du dialogue au niveau interprofessionnel. L’échelle du terrain semble être de
loin la plus propice : les patrons, confrontés à la nécessité de maintenir leur activité,
sont contraints de prêter attention aux revendications syndicales. En revanche, au
niveau interprofessionnel, les négociations restent souvent d’une teneur affligeante.
Les négociations nationales ne sont rien de plus qu’un triste spectacle organisé dans
lequel chaque participant se confine à un rôle préécrit. Il s’agit d’un système dans
24
Acteurs, objets et modalités du dialogue social
lequel deux heures de réunion s’accompagnent de dix heures de tractations de couloir : un système qui, finalement, ne produit plus rien de novateur pour les salariés.
L’étranger est souvent présenté comme exemple : pourtant, si les règles canadiennes étaient appliquées en France, le mode de négociation privilégié aujourd’hui
en France serait hors-la-loi. En effet, notre système n’est soumis à aucune règle
éthique : il autorise les ruptures de dialogue, les ultimatums, autant de procédés qui
n’ont pas cours au Canada. Par ailleurs, les discussions se tiennent régulièrement au
siège du Medef. Les textes discutés sont à l’initiative du Medef, sous la présidence
du Medef. Nous sommes donc confrontés à un trait culturel français qui accorde
systématiquement une prééminence aux représentants patronaux.
Un discours ambiant critique l’importance laissée à la loi, souvent au détriment
des partenaires sociaux et de leur action. Il faut pourtant admettre le fait que,
aujourd’hui, en France, certains sujets ne peuvent être débattus : les différents
interlocuteurs gardent des positions qui interdisent tout débat sur ces points.
Des discussions peuvent ainsi durer des mois sans aboutir.
Il existe une différence fondamentale entre les négociations interprofessionnelles
et le Conseil économique et social : ce dernier est soumis à l’obligation de proposer
un texte devant être voté par les membres du Conseil et ceux-ci doivent parfois
sortir de la position stricte de leur organisation.
Un texte récemment soumis au Conseil économique et social proposait le
dumping social « pour aller vers le mieux disant social ». Selon moi, la compétitivité
repose sur le dynamisme commercial : il s’agit d’une posture qui doit bénéficier à
tous, patrons et salariés, et qui n’implique pas un taux d’exploitation maximum, pas
plus qu’une absence de droit du travail.
Il existe en France cinq syndicats représentatifs. Pourtant, tous bénéficient du
même poids dans la négociation, malgré des effectifs extrêmement disparates dans
leur importance. Un accord, pour être applicable, doit être approuvé à la majorité :
le système actuel entérine pourtant la prééminence des trois syndicats les moins
importants contre les deux autres, pourtant majoritaires en termes de représentation
salariale. C’est là, à mon sens, un système qui ne conduit qu’à oblitérer la négociation.
Avant-hier, dans le quotidien Le Monde, Laurence Parisot affichait son souci
d’ouvrir les chantiers portant sur les contrats de travail, sur la sécurité sociale
professionnelle ainsi que sur l’Unedic. Avant même le début des négociations, elle
tenait les propos suivants : « On le fera avec ou sans la CGT ! » Est-ce normal
d’avoir une telle attitude ?
Le dialogue social souffre d’un excès d’intellectualisation. Il demande, de la part
de ses participants, de la bonne volonté, le désir sincère d’aboutir et de choisir les
solutions optimales. Il connaît une règle fondamentale : le respect de l’interlocuteur.
Il faut prêter une attention particulière au signe d’impatience récemment
manifesté par le président de la République. S’il convient de remodeler le paysage
25
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
syndical, il ne faut toutefois pas altérer l’action des syndicats les moins importants :
le respect de l’altérité reste une des conditions premières d’un dialogue social de
qualité. Il paraît toutefois impératif de transformer le dialogue social, à la fois dans
sa nature et dans sa culture.
Hubert Landier : Gabrielle Simon participe aux discussions en cours au siège du
Medef, où elle représente la CFTC. Elle s’exprimera au nom de ces « syndicats les
moins importants ».
Gabrielle Simon : Malgré le discours ambiant, force est de constater que le dialogue
social reste, en France, relativement satisfaisant. Notre pays démontre régulièrement
une belle capacité à critiquer : nous en venons parfois à oublier ce qui fonctionne
bien. Des points peuvent sans doute être améliorés : ils justifient une modernisation
du dialogue social en France.
Le dialogue social, en tant que source de confiance, demeure une absolue
nécessité : la confiance reste la base du développement économique. À l’étranger, si
le dialogue social fonctionne bien, c’est parce qu’il se tient sur des bases de respect
et de considération, dans le partage, de la part de l’ensemble des participants, d’une
volonté de réussite. Aujourd’hui, en France, un certain nombre de partenaires sociaux
n’ont pas la volonté d’aboutir : on pourrait ainsi citer l’exemple de représentants du
patronat se présentant en réunion avec des propositions délibérément provocantes.
Les réussites achèvent en général un parcours long et sinueux, parsemé d’échecs.
Le dialogue social en France souffre avant tout du manque de confiance existant
entre les partenaires sociaux. Souvent, certains partenaires gardent le sentiment
que des opérations de lobbying auprès de parlementaires peuvent les autoriser à
court-circuiter la négociation.
En ce qui concerne les discussions nouvellement initiées au siège du Medef, les
partenaires sociaux ont accepté de s’engager dans un état des lieux sur les trois
chantiers de l’Unedic, des contrats et de leur éventuelle séparabilité, et enfin sur la
sécurisation des parcours professionnels.
S’il serait sans doute difficile d’aboutir à un diagnostic partagé, un état des lieux
semble envisageable, et davantage à la portée d’une première concertation. La
CFTC, qui a toujours privilégié la négociation et le dialogue social comme meilleur
moyen d’aboutir, souhaite que ce processus d’élaboration d’un état des lieux puisse
aboutir à de réelles négociations.
Le CPE et le débat dont il a fait l’objet font partie des événements qui contribuent à augmenter la crispation et à réduire les chances d’aboutir des négociations
engagées antérieurement.
Pour la CFTC, les accords conclus à l’issue d’une négociation peuvent être repris
dans une loi. Toutefois, il est essentiel pour la CFTC que le Parlement conserve son
26
Acteurs, objets et modalités du dialogue social
droit d’amendement : les partenaires sociaux ne sont pas des colégislateurs.
Il convient donc de bien distinguer la place des organisations syndicales de celle du
Parlement.
Enfin, le processus engagé aux côtés du Medef doit, dans un premier temps,
permettre de dresser un état des lieux. Dans un second temps, une phase de
négociation devra être inaugurée : elle aura pour objectif le renforcement de la
sécurisation des parcours professionnels des salariés. Dans ce domaine, comme dans
tous ceux qui seront abordés alors, il conviendra de faire en sorte que les ruptures
économiques auxquelles notre société sera bientôt confrontée ne soient pas synonymes
de fractures sociales.
Hubert Landier : Nos quatre intervenants méritent effectivement vos applaudissements car ils ont manifesté les uns et les autres une égale confiance dans les vertus
du dialogue social en ce qui concerne la résolution de crise. Ils ont également
identifié un certain nombre de règles nécessaires, comme la confiance entre les
partenaires et la lisibilité de l’information. Il semble qu’il faille déplorer, en France,
des effets de posture néfastes entretenus par certains : ces effets nourrissent une
certaine pollution de l’espace du dialogue social qu’il convient d’éradiquer.
Le débat avec la salle est maintenant ouvert.
Jean-François Geneste, syndicaliste : Bien qu’on les remette régulièrement en
cause, je rappelle que le plus petit des syndicats rassemble davantage d’adhérents que
le premier parti politique de France : la légitimité de ceux-ci n’est pourtant jamais
mise en question.
À propos du témoignage de Pierre Danon, je dois m’avouer extrêmement
perplexe quant à un système qui ne tolère pas la diversité syndicale : il s’agit là d’une
configuration qui rappelle celle du parti communiste chinois, dont on ne saurait
dire qu’il est le meilleur défenseur du droit du travail…
En ce qui concerne l’indice de performance des ingénieurs britanniques,
plusieurs études le font figurer parmi les plus mauvais d’Europe.
Par ailleurs, selon moi, le dialogue doit d’abord être un vecteur de pacification
des relations sociales : Pierre Danon n’a fait qu’évoquer des situations violentes,
débouchant sur des délocalisations et autres pratiques relevant de la barbarie sociale.
Enfin, je souhaiterais apporter une précision portant sur le système syndical institutionnel tel qu’il a cours dans les instances européennes : alors qu’en France une
énorme majorité des syndicalistes est issue du terrain, en Europe continentale, les
activists évoqués par Pierre Danon sont issus du milieu universitaire.
Pierre Danon : En ce qui concerne la comparaison opposant la France au RoyaumeUni, j’ai souvenir que, alors que j’étais étudiant en ces murs, il nous était enseigné
que le PIB par habitant de la France excédait de 20 % celui du Royaume-Uni.
27
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Je signale qu’aujourd’hui, quelles que soient les critiques que l’on puisse formuler,
cette situation s’est inversée.
Philippe Carli : Je puis apporter quelques précisions sur le contexte allemand.
Longtemps, l’Allemagne est restée peu compétitive par rapport à ses voisins européens, et notamment par rapport à la France. Diverses mesures ont été inaugurées
afin de remédier à cela. Le temps horaire du travail est fixé, non par la loi, mais par
des accords collectifs négociés localement.
La situation actuelle est la suivante : l’Allemagne reste à la fois plus flexible et
moins chère. Les partenaires sociaux, site par site, activité par activité, ont su
s’adapter. Grâce à cela, il a été possible de préserver le statut économique du pays.
Il faut voir dans le succès de cette évolution la conséquence du pragmatisme
allemand qui a permis de modifier la culture du monde économique tout en évitant
les situations de crise.
Gabrielle Simon : L’intervention soulignait l’importance des effectifs syndicaux
par rapport à la population des adhérents à des partis politiques. Il convient
toutefois de noter que d’autres pays enregistrent des taux de syndicalisation encore
plus importants. C’est le cas notamment en Belgique où l’adhésion syndicale
garantit un versement accéléré des indemnités de chômage. Ces modèles défendent
un syndicalisme de service auquel n’adhère pas la France : les syndicats sont censés
négocier au nom de l’ensemble des salariés, syndiqués ou non. L’existence du
syndicalisme en France trouve son enracinement dans un attachement fort à la
notion de bien public. Une réflexion pourrait s’engager pour réfléchir sur l’opportunité d’octroyer le bénéfice d’une négociation aux seuls adhérents des syndicats
signataires. Une telle réforme conduirait à un fort développement du taux de
syndicalisation en France.
Hubert Landier : Le secteur du textile a eu à gérer une diminution très importante
de ses effectifs. Ce phénomène a toutefois connu un traitement médiatique tout à
fait discret.
Christian Larose : La situation française est spécifique à de nombreux égards.
Il convient avant tout de distinguer la population d’adhérents d’un syndicat et sa
capacité à agir et à mobiliser : la crise du CPE en a été une récente illustration. Les
grands patrons, dont Carlos Ghosn, président de Renault, ont bien conscience que
le pouvoir réel des syndicats excède largement leurs simples résultats lors de
l’élection des représentants du personnel.
Pour évoquer plus précisément le secteur du textile, j’ai négocié, quinze années
durant, avec Guillaume Sarkozy, président de la Fédération des industries textiles.
Je dois témoigner qu’il s’agit d’un homme droit, de parole, tenace dans la négociation, mais qui tient les engagements qu’il prend, comme j’ai tenu les miens.
28
Acteurs, objets et modalités du dialogue social
La décroissance des effectifs du textile a occasionné des affrontements violents.
Au cœur de ces affrontements, alors que certains salariés, désespérés, étaient prêts aux
dernières extrémités, je n’ai cessé d’encourager le recours au dialogue. Seul le dialogue
peut permettre de résoudre ce type de situation. Il faut toutefois comprendre le
désespoir de certains quand la relation de confiance qu’ils entretiennent avec leur
patron est trahie : j’ai à l’esprit des exemples d’employeurs s’enfuyant, littéralement,
la veille des vacances, sans payer leurs salariés et emportant avec eux caisse et
carnet de commande. De tels comportements sont purement criminels.
Ces éléments doivent nous encourager à mener les négociations au cas par cas et
à tenir compte des réalités individuelles. Si la question de la formation après cinquante
ans pose autant de difficultés, c’est qu’elle recouvre un état de fait : les employeurs
demandent aux salariés de rattraper, sur un temps très court, les efforts qu’eux n’ont
pas su consentir pendant des dizaines d’années, en ne proposant aucune formation
continue. Les individus, en cas de crise, se retrouvent alors, en fin de parcours
professionnel, sans aucune perspective. La sécurisation des parcours demandera, avant
tout, une évolution des mentalités, des engagements visibles et concrets.
À notre mesure, Guillaume Sarkozy et moi avons tenté de contribuer à cette
évolution, en relayant certains discours : quand, de mon côté, j’encourageais la
mobilité des salariés, du sien, il dénonçait les comportements parfois scandaleux de
certains patrons. Le syndicalisme est une activité souvent proche de la gestion des
ressources humaines. Il nous revient souvent de gérer des situations de crise sous
des contraintes fortes. Dans pareilles situations, la confiance permet de résoudre
beaucoup de problèmes.
J’ai conscience que la relation privilégiée que j’ai pu développer avec mon alter
ego dans les organisations patronales a beaucoup joué dans les succès que nous
avons pu connaître. J’ai ainsi souvenir d’une réunion au siège de la CGT où
Guillaume Sarkozy était venu présenter son opinion sur le projet d’accord portant
sur l’application des trente-cinq heures que nous avons signé avec toutes les autres
fédérations. Un intervenant s’inquiéta du caractère relativement obscur d’un point
portant sur le pouvoir d’achat, dans lequel étaient évoqués « le maintien du pouvoir
d’achat des salariés et aussi la compétitivité des entreprises ». Il s’agissait là, en réalité,
des exigences respectives des organisations patronales et syndicales que Sarkozy et
moi-même relayions de l’un à l’autre. Dans la négociation, la bonne connaissance
des objectifs et stratégies de l’interlocuteur reste une base solide de l’établissement
d’une relation de confiance.
Hubert Landier : Effectivement, la négociation demande, de part et d’autre, du cou-
rage. Nous allons prendre de nouvelles questions.
Dorothée Sonnet, professeur d’économie et gestion : Auteur chez Hachette, j’ai
eu l’occasion de visiter une usine du groupe Siemens : je dois témoigner de l’accueil
29
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
extraordinaire qui m’a été réservé, alors que je n’étais qu’une simple professeur
française soucieuse d’assouvir sa curiosité intellectuelle. Les entreprises françaises
devraient s’inspirer de cette conception élargie du dialogue social où sont convoqués
des acteurs extérieurs.
Le discours tenu au sein de cette table ronde laisse une part peut-être excessive
aux syndicats et, pour exhorter à la confiance, cache mal le climat de suspicion qui
entoure la négociation au sein du monde de l’entreprise. J’ai, par curiosité, tenté
d’évaluer la place accordée au dialogue social sur les sites internet de quelques
grandes sociétés : elle est nulle.
Pierre Danon évoquait de manière fort pertinente le rôle des syndicats : il ne me
semble pas qu’aucune entreprise ne rechercherait jamais la diminution du pouvoir
d’achat de ses salariés.
Enfin, contrairement à l’opinion générale, il existe des professeurs d’économie
qui gardent une vision tout à fait favorable de l’entreprise.
Françoise Rodrigues, professeur de sciences économiques et sociales : Ma
question s’adresse principalement à Philippe Carli qui évoquait la participation des
standardistes aux évaluations de performance. Quels parcours professionnels le
groupe Siemens propose-t-il aux personnes exerçant cette activité ?
Un professeur de sciences économiques et sociales : Rien n’a été dit concernant
le développement d’un dialogue social avec les jeunes : les jeunes constituent en
France une population pleine d’espoirs et d’envies, mais peu visible dans le monde
de l’entreprise. Malgré une forte mobilisation au moment de la crise du CPE, une
très faible minorité des mouvements de jeunes s’inscrivait dans une ligne politique.
Comment impliquer davantage les jeunes dans le mouvement associatif et dans le
syndicalisme ? Comment changer la nature du dialogue en y impliquant de nouvelles
catégories ?
M. Chanel, professeur de sciences économiques et sociales : J’éprouve un vif
intérêt pour le dialogue avec les praticiens et acteurs de l’entreprise que nous propose
le colloque d’aujourd’hui. Toutefois, il me semble dommage qu’aucun chercheur en
sciences sociales n’ait été convié : leur présence aurait sans doute amené, en plus des
expériences relatées ici, un regard distancié riche en enseignements.
Un professeur de sciences économiques et sociales : Aujourd’hui, dans le
contexte français, la syndicalisation représente un véritable stigmate. La simple lutte
pour la défense des droits syndicaux représente-t-elle une part importante des
actions juridiques ouvertes par les syndicats ? Existe-t-il une réelle répression
syndicale ?
30
Acteurs, objets et modalités du dialogue social
Hubert Landier : Concernant la présence des chercheurs en sciences sociales autour
de cette table ronde, je précise avoir moi-même publié une quinzaine d’ouvrages
portant sur les thèmes du syndicalisme et des relations sociales.
Reprenons les questions. Philippe Carli, l’activité syndicale constitue-t-elle
toujours un marqueur négatif ?
Philippe Carli : Je souhaiterais revenir sur la question portant sur la standardiste. Je crois
en un principe de management fort : il est extrêmement important de bien
expliciter, à l’égard des collaborateurs, les attentes que l’on peut fonder sur eux. Les
standardistes ont une fonction capitale, en ce sens qu’ils constituent la première
interface accessible au client : ils reçoivent, à ce titre, une formation pointue. J’ai à
l’esprit des exemples de personnes peu qualifiées au départ ayant atteint des
fonctions de management. Selon les compétences individuelles de chacun, il existe
une réelle mobilité ouverte au sein du groupe.
J’entends bien que le dialogue social doit être ouvert au-delà des syndicats et des
managers. Dans notre conception, c’est bien le rôle même du manager que de
rencontrer les acteurs de terrain, afin de se forger une connaissance approfondie des
questions en jeu.
Les jeunes représentent, en France, une population tout à fait sous-estimée,
malgré sa grande qualité. Je suis toujours avide de recueillir le regard neuf que les
jeunes portent naturellement sur le groupe, ce dès leur arrivée : il est souvent riche
en enseignements. En ce qui concerne Siemens, notre groupe recherche, au-delà des
profils diplômés, des profils ouverts sur le monde, curieux et réactifs.
Les jeunes sont également porteurs d’idéaux : ils sont particulièrement attachés
aux thématiques du développement durable, du commerce équitable, ou encore aux
projets devant favoriser l’intégration. Le groupe a déployé plusieurs initiatives.
Un programme a notamment été mis en place dans le département de la Seine-SaintDenis pour la réintégration des délinquants. De nombreux jeunes se sont montrés
extrêmement enthousiasmés par ce dispositif.
Par ailleurs, le programme « Passeport télécom » doit permettre la prise en charge
de jeunes défavorisés : le premier handicap de ces populations reste souvent leur
déficit de confiance. S’ils n’entreprennent pas d’études, c’est d’abord de peur de
subir un nouvel échec. Un accompagnement soutenu doit permettre l’obtention de
résultats tout à fait favorables.
Hubert Landier : Un intervenant s’interrogeait sur le caractère stigmatisant de
l’affiliation syndicale. Les représentants syndicaux gardent-ils des possibilités
d’évolution professionnelle ?
Philippe Carli : Au sein de notre groupe, des syndicalistes délégués du personnel
assument des fonctions de management. Chez Siemens, les évolutions salariales sont
31
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
déterminées par un dispositif bien réglé : l’appartenance syndicale n’est en aucun cas
un élément entrant en compte.
Toutefois, nous demandons aux délégués syndicaux d’accepter, au même titre
que les autres, la mobilité quand elle s’impose. Il existe un biais dans l’appréciation
des relations entre un syndicaliste et son patron : s’il n’est pas performant, les
salariés verront toujours dans son appartenance syndicale la raison d’une mauvaise
relation. Or, de fait, beaucoup viennent au syndicalisme pour se protéger.
À mon sens, il convient d’encourager une syndicalisation motivée d’abord par
un intérêt pour l’entreprise. La participation aux comités d’entreprise constitue en
soi une expérience profitable : j’encourage d’ailleurs régulièrement des collaborateurs performants à y assister et, le cas échéant, à devenir délégués du personnel.
Il est également de l’intérêt de l’entreprise de savoir s’assurer de la présence d’interlocuteurs de qualité dans les comités d’entreprise. Si, encore aujourd’hui, la marque
syndicale peut être parfois perçue négativement, j’essaie, à mon échelle, de dissiper
cet a priori.
Hubert Landier : Pierre Danon, pourriez-vous à votre tour nous décrire les
modalités de cette féroce répression syndicale ?
Pierre Danon : En ce qui concerne British Telecom ou Eircom, le syndicalisme fait
partie des valeurs de l’entreprise : en tant que tel, il ne représente en aucun cas un
marquage négatif. En effet, les syndicalistes sont, au même titre que les dirigeants,
des individus qui recherchent le succès de l’entreprise. Dans le contexte anglo-saxon,
de nombreux dirigeants syndicaux mènent des carrières extrêmement brillantes.
Ce constat peut soulever une interrogation plus générale. Au fond, quel est
l’intérêt de placer des syndicats en face des patrons ? Il s’agit là, à mon sens, d’un
point tout à fait essentiel. Il est toujours plus aisé de diriger une entreprise où les
individus sont confiants, heureux de leur situation et satisfaits de leur pouvoir
d’achat. En ce sens, la défense de l’intérêt des salariés constitue une dimension essentielle, bien que parfois contradictoire, de la défense de l’intérêt d’un patron : il est
donc tout au bénéfice des dirigeants de s’assurer que les syndicats garantissent, au
sein de l’entreprise, la défense des salariés. C’est là une des conditions de la
recherche de situations optimales : finalement, l’opposition entre syndicats et
patrons reste caractéristique de cette tension schizophrène qui est au principe de
l’entreprise.
En ce qui concerne l’exemple de la standardiste, je précise que, chez British
Telecom, mon comité de management rassemblait douze personnes, parmi
lesquelles six avaient gravi les échelons un à un, depuis le plus bas niveau.
Il s’agissait d’ingénieurs ayant suivi, au fur et à mesure de leur parcours, des apprentissages en université ainsi que des cycles de formation continue : cette hétérogénéité
dans le recrutement de ce comité était, à mon sens, un des facteurs majeurs de son
32
Acteurs, objets et modalités du dialogue social
efficacité. Je suis convaincu de l’extrême importance d’associer, dans le cours de la
négociation, des compétences gardant une connaissance aiguë du terrain.
Christian Larose : Je tiens d’abord à apporter une précision : si le syndicalisme reste,
pour la carrière professionnelle des militants, un marqueur négatif, c’est principalement vrai dans le secteur privé, qui enregistre chaque année de nombreux
licenciements, c’est moins vrai dans le secteur public qui tend à davantage privilégier
un mode d’action concerté.
En ce qui concerne la qualité des syndicats, elle nécessite l’attribution de moyens
en formation.
La question de la présence des jeunes dans les organisations syndicales représente
un réel enjeu. L’irruption des jeunes induit un bouleversement en profondeur des
modes de militantisme. Mon successeur au secrétariat général, âgé de 35 ans, père
de famille, refuse de militer dans les mêmes conditions que les plus anciens et il a
raison. Les jeunes portent une autre vision des problématiques syndicales : celle-ci
appelle à repenser nos modes d’organisation du travail. À défaut d’opérer cette
évolution, le monde du syndicalisme devra se priver de personnalités compétentes,
motivées et impliquées.
L’évolution de notre fonctionnement me semble souhaitable à plusieurs égards.
Je défends depuis de nombreuses années l’idée d’embaucher, à la CGT, par exemple
une directrice des ressources humaines ou des experts qui ont un œil neuf et une
vision moins impliquée. Selon moi, il ne peut être que bénéfique de savoir intégrer,
au sein d’une organisation, des individus portant un regard éloigné des enjeux
idéologiques internes : ceux-ci sont alors à même de proposer une vision sortant des
problématiques militantes, pour ne considérer l’organisation que du point de vue de
son efficacité.
Cette transformation du mode de militantisme porté par les jeunes est également
lisible dans l’évolution des rapports entre syndicalisme et politique : désormais, les
militants adhérant à un parti politique ne représentent plus qu’une infime minorité
de nos effectifs.
Gabrielle Simon : Selon moi, le rôle des syndicats est toujours facilité en période
normale. En période de crise, il reste toutefois essentiel d’avoir des partenaires
responsables, présents pour défendre le point de vue des salariés.
Le travail des organisations syndicales se déploie à deux niveaux : il consiste
d’abord en la négociation d’accords, puis se concentre sur l’explicitation des
décisions vers les salariés. Les organisations syndicales ont ainsi également une
fonction de médiation.
Enfin, la question des jeunes constitue un véritable problème : un examen de la
pyramide des âges des organisations syndicales révèle l’absence de toute une
33
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
génération au sein de nos effectifs. Deux explications sont envisageables : soit les
jeunes, devenus plus individualistes, n’ont pas suivi la voie de l’engagement syndical,
soit les dirigeants syndicaux actuels ne leur ont pas laissé de place.
Il convient pourtant de ne pas négliger ce que ces différentes populations
peuvent s’apporter mutuellement : l’union qui s’est opérée entre jeunesse et syndicalisme au moment de la crise du CPE a été riche d’enseignements.
Enfin, pour finir, je maintiens qu’être syndiqué, en France, revient à abandonner
toute prétention quant à sa carrière professionnelle.
Hubert Landier : En guise de conclusion, quel message souhaiteriez-vous trans-
mettre aux professeurs de sciences économiques et sociales, qu’ils relaieront ensuite
vers leurs élèves ?
Gabrielle Simon : La confiance, qui est au principe d’une économie saine et forte,
demande écoute mutuelle et considération.
Philippe Carli : Les jeunes doivent aimer l’entreprise : l’entreprise est un monde du
« vivre-ensemble », qui rassemble les individus autour d’objectifs communs, dans
l’écoute et le dialogue.
Pierre Danon : Mon message serait le suivant : être avec l’entreprise plutôt que
contre, car le succès de l’entreprise bénéficie à tous.
Christian Larose : Il convient de veiller à la pérennité du dialogue social, seul
instrument susceptible de faire évoluer les rapports sociaux.
Hubert Landier : Merci à nos quatre intervenants.
34
La gestion des conflits du travail
Éric de Ficquelmont,
directeur général adjoint des ressources humaines de Veolia Environnement
Laurence Laigo,
secrétaire nationale, CFDT
François Nogué,
directeur des ressources humaines de la SNCF
Modérateur : Jean-Dominique Simonpoli,
directeur de Dialogues
Jean-Dominique Simonpoli : La gestion des conflits du travail est une question
extrêmement sensible. Elle peut être abordée à deux échelles : au niveau de la
gestion des conflits individuels ou au niveau de la gestion collective des conflits de
travail. Nous privilégierons, au cours de cette table ronde, la seconde dimension.
Selon une récente étude de la Dares, il existe, au sein des entreprises, une
corrélation étroite entre les négociations et le développement de conflits. Dans les
entreprises de plus de cinquante salariés, la négociation apparaît comme un facteur
de conflictualité. Les interventions des différents interlocuteurs permettront de
mieux éclairer ce constat.
François Nogué : Directeur des ressources humaines de la SNCF, je travaille au sein d’un
groupe rassemblant près de deux cent vingt mille personnes. Selon mon expérience, au
plan national, la corrélation entre la négociation et le conflit n’apparaît pas de
manière évidente.
Le monde de l’entreprise est complexe : la conflictualité n’empêche pas la mise
en place d’une véritable politique contractuelle. Ainsi les négociations pour les
accords salariaux s’avèrent de manière générale tout à fait constructives. Toutefois,
l’existence de nombreux terrains d’entente avec les organisations syndicales ne nous
prévient pas, sur le terrain, d’une conflictualité occasionnelle.
Éric de Ficquelmont : Veolia Environnement est une entreprise qui existe depuis
cent cinquante-trois ans. Elle développe son activité dans quatre domaines : l’eau,
l’énergie, la propreté et le transport. Présente dans soixante-cinq pays, la société
rassemble trois cent mille collaborateurs, dont quinze mille sont impliqués directement dans la tenue du dialogue social dans le groupe.
35
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Nous gardons une approche du dialogue social à plusieurs étages. Tout d’abord,
sur le terrain, mille cinq cents accords sont signés tous les ans. Un effort important
a été fourni afin que ceux-ci dépassent le simple cadre de la revendication salariale :
ils portent également sur les conditions de travail, l’organisation du travail, la
gestion des compétences ou encore l’actionnariat salarié.
Ensuite, le comité de groupe constitue un niveau supérieur du dialogue social.
Nous avons privilégié un modèle dans lequel celui-ci assume des responsabilités plus
larges que celles prévues par le dispositif français : le comité a pour vocation la
création d’accords de méthode définissant les principes qui guident la gestion des
ressources humaines au sein des différentes entités de Veolia Environnement. C’est
ainsi qu’un accord important a été signé sur la gestion des compétences et la
progression professionnelle. Une négociation est actuellement en cours : elle devrait
aboutir à un second accord sur la santé au travail. Au sein de ces comités, le mode
de relation privilégié est celui du contact direct.
Enfin, Veolia a récemment voulu créer un troisième niveau de dialogue social,
dépassant le simple cadre national traditionnellement retenu, avec la mise en place
d’un comité de groupe européen. Il s’agissait de créer un espace de dialogue social
rassemblant différents pays : ce comité ouvre des négociations, étudie des cas
concrets, organise le partage des expériences de terrain. Il a vocation à être un
espace privilégié pour l’appréhension de sujets transverses qui, dans le cas de grands
groupes internationaux comme Veolia, revêtent une importance capitale.
Il nous a paru fondamental de préserver, dans cet espace censé accueillir la
diversité, la variété des langues parlées par nos collaborateurs : ainsi chacun est-il
libre, dans le fonctionnement pratique du comité, de s’exprimer dans sa langue
maternelle. Cela permet de préserver toute la richesse des expériences des uns et des
autres. Cet espace doit permettre de développer un réel dialogue européen : il s’agit
là d’une innovation lancée par Veolia.
Jean-Dominique Simonpoli évoquait l’existence d’une corrélation entre développement du dialogue et conflictualité au sein d’une entreprise : je ne crois pas avoir
jamais observé rien de tel chez Veolia.
Selon ma propre expérience, seule l’absence d’écoute est génératrice de conflit
social. J’aimerais évoquer, à cet égard, un exemple récent. Téléphonant à un maire
d’une grande ville de France, celui-ci m’apprend que l’ensemble du service de bus,
dont nous sommes les opérateurs, est immobilisé suite à une grève des chauffeurs.
Le directeur de l’agence locale, joint ensuite par téléphone, m’explique que les
chauffeurs réclament davantage de tickets-restaurant.
Il semblait ici exister un décalage important entre la revendication formulée et
l’ampleur du mouvement déployé : cette crise s’était en réalité déclenchée à l’issue
d’une longue période de frustration retenue. La demande de tickets-restaurant
n’était qu’un prétexte à l’expression du malaise de salariés confrontés à des
36
La gestion des conflits du travail
conditions de travail difficiles et pénibles. Cet exemple est révélateur des conséquences du déficit d’anticipation managériale et du manque de dialogue social.
Je souhaiterais conclure cette présentation par le chiffre du nombre de jours de
grève au sein du groupe Veolia : il est de 0,003 jour par salarié et par an.
Laurence Laigo : On observe, depuis la fin des années 1980, une diminution
constante du nombre de journées de grève dans les entreprises. Désormais, les pics
de journées de grève enregistrés sont régulièrement liés, non à des débats internes aux
entreprises, mais davantage à de grandes questions nationales : c’était notamment le
cas lors de la crise du CPE. Les causes des grèves sont donc de plus en plus externes
à l’entreprise.
En général, la conflictualité reste liée à un déficit de dialogue. Depuis plusieurs
années, la France parvient à maintenir une forte productivité, malgré un effectif
salarial réduit : c’est dire l’importance de la pression qui s’est accumulée sur cette
population. Celui-ci a, de plus, été confronté à des évolutions fortes : si aujourd’hui,
la négociation est souvent conflictuelle, c’est d’abord parce qu’elle intervient trop
tard. Seule, la négociation ne suffit pas : elle doit être accompagnée d’un dialogue
social préventif permanent.
Si on observe une diminution générale du nombre de conflits, l’intensité de ceuxci tend à s’accentuer. Plusieurs raisons expliquent ce phénomène dont, notamment,
l’extrême médiatisation des conflits.
La crise du CPE a définitivement affirmé le caractère incontournable de la
concertation préalable et de la négociation. Le personnel politique a tenté de porter
un projet malgré l’opposition de tous, dont la CFDT, et ce dès les tout premiers
temps. Le contrat de travail proposé ignorait magnifiquement les évolutions récentes
de la situation française.
Il faut toutefois voir dans la dynamique mobilisatrice amorcée lors de cette crise
un motif d’espoir : l’avènement de la démocratie sociale semble désormais irrémédiablement lié à l’avenir de la démocratie en tant que système politique. S’il ne s’agit
en aucun cas de voir les syndicats concurrencer les politiques, qui gardent une
légitimité à part entière, l’approfondissement de cette réflexion devra permettre, à
l’avenir, de mieux associer les salariés et les citoyens dans la conduite de la vie sociale
et politique de leur pays.
Jean-Dominique Simonpoli : La question de la représentativité des syndicats est
effectivement tout à fait d’actualité.
François Nogué : Avant tout, je souhaiterais apporter une précision concernant le
discours de mes prédécesseurs. Il me semble que, pour chaque situation, il convient
de restituer la conflictualité d’une entreprise dans son environnement spécifique.
Ce travail préalable doit notamment permettre de mieux identifier le contexte le
37
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
plus favorable au dialogue. Des études menées par la SNCF ont révélé une diminution
de la conflictualité de terrain. Comme le soulignait Laurence Laigo, les pics de
conflictualité sont désormais liés à des débats nationaux et, en tant que tels,
détachés des problématiques internes des entreprises.
En ce qui la concerne, la SNCF a mis en place un dispositif d’« alarme sociale ».
Celui-ci permet aux représentants syndicaux d’attirer l’attention de la direction sur
un problème potentiellement conflictuel et ainsi de mieux anticiper les situations
de crise. Ce dispositif prévoit la mise en place d’une période de dix jours de
discussions avant l’ouverture de tout autre type d’action : il a permis, depuis son
introduction, d’abaisser à 9 % le taux de préavis, dont seuls 4 % aboutissent
désormais à une grève.
Par ailleurs, les conséquences de l’entrée en grève sont de plus en plus intégrées
par les organisations syndicales. Un engagement minimal allant de 33 % à 50 % du
trafic normal a été défini en concertation : la tenue de cet engagement, ainsi que la
communication aux voyageurs d’une information fiable, vaut aux différentes
branches des bonus et des malus. Il s’agit là d’éléments très importants, à intégrer
dans le processus de dialogue précédant le mouvement social.
Jean-Dominique Simonpoli : Selon vos dires, la bonne prise en compte de la
satisfaction des besoins de la clientèle, par le salarié ou par la direction modifie
l’approche des conflits : doit-on expliquer cette évolution par l’introduction de la
notion de responsabilité sociale ?
Laurence Laigo : Vous évoquez la responsabilité des salariés. Ceux-ci sont
confrontés à une période de changements profonds où, régulièrement, les problèmes
ne sont traités que trop tardivement. La responsabilité des décideurs politiques et
des dirigeants d’entreprise qui refusent d’associer les individus à la prise de décision
me paraît autrement préoccupante.
La responsabilité et le courage sont des vertus que doivent afficher les salariés
comme les dirigeants. La négociation doit avoir pour objectif de rechercher des
changements positifs pour l’entreprise ainsi que pour ses salariés. Le dialogue doit
reposer sur la transparence : mais, trop souvent, des éléments capitaux restent
soustraits à la connaissance des syndicats. La CFDT a toujours prôné un syndicalisme très ouvert. Elle regrette que l’absence de transparence qu’entretiennent de
nombreuses entreprises transforme le rapport de négociation en un rapport de force
justifié par le déficit de confiance.
Il faut de plus déplorer que les évolutions fréquentes, auxquelles sont contraintes
les entreprises, doivent être intégralement assumées par les salariés : pourtant, les
difficultés éprouvées dans ce type de situation ne font qu’attester du déficit
d’investissement en capital humain ainsi qu’en développement des compétences
consenti par les dirigeants.
38
La gestion des conflits du travail
La conduite d’un travail d’anticipation ainsi que l’accroissement du souci porté
à la sécurisation des parcours professionnels des salariés doivent permettre de
mieux anticiper les situations de crise et, le cas échéant, d’y remédier plus aisément.
Jean-Dominique Simonpoli : Bien souvent, le dialogue social souffre d’un turnover
extrêmement important dans les équipes dirigeantes. Comment maintenir un climat
de confiance face à des directions mouvantes ?
Éric de Ficquelmont : J’abonde tout à fait dans le sens de Laurence Laigo. Selon
moi, le comportement de chaque syndicat et son éventuelle propension à la conflictualité dépendent en premier lieu du comportement des dirigeants. Au cours de mes
années d’activité professionnelle, j’ai pu me forger la conviction que les syndicats
sont des acteurs responsables. Il faut donc voir dans les différences de conflictualité
entre les entreprises la responsabilité des équipes dirigeantes.
En ce qui concerne Veolia, l’entreprise connaît une faible conflictualité, malgré
un important taux de syndicalisation et une forte présence de la CGT, par ailleurs
traditionnelle dans le secteur des transports. Comment est-elle parvenue à cette
situation ? L’entreprise a su, en temps voulu, prendre ses responsabilités.
Par ailleurs, nous observons depuis dix ans, avec le départ des anciennes générations de syndicalistes, un affaiblissement dans la compétence des représentants
salariés. Un dispositif de formation à la revendication a été mis en place : il était
absolument nécessaire. Certains représentants du personnel n’étaient pas capables
d’analyser correctement un bilan comptable : il était de la responsabilité des dirigeants de leur donner les moyens de comprendre le fonctionnement de l’entreprise
et ses réalités. Une bonne appréhension des enjeux économiques de l’entreprise ainsi
qu’une connaissance approfondie de sa situation paraissent des éléments indispensables à l’établissement d’un dialogue social productif, non biaisé. Notre ambition
est de parvenir à maintenir un contact permanent avec les représentants syndicaux,
pour les tenir informés des attentes de nos actionnaires, mais aussi de notre public.
La crise traversée par la SNCM a occasionné un conflit d’une rare intensité.
Pourtant, Veolia, gestionnaire de cette société, n’a pas enregistré, cet été, une seule
heure de grève.
Il est commun de penser que le rôle des patrons est de s’ouvrir aux difficultés.
Dans le cas de la SNCM, les patrons, peureux, n’ont jamais osé affronter les difficultés, et restaient terrés dans leurs bureaux. Certains n’ont même jamais rencontré
leurs collaborateurs. Si l’esprit de l’entreprise a survécu à ces différentes crises, c’est
à travers les salariés et les organisations syndicales.
Il convient d’ailleurs de ne pas sous-estimer la contribution de la CGT à la survie
de l’entreprise. Contrairement aux représentations habituellement présentées par les
médias, trois années durant, la CGT a dissuadé les salariés de réclamer des augmentations de salaire, au nom de la défense de l’intégrité économique de la société.
39
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Les salariés ont ainsi, avant d’en venir aux extrémités que l’on connaît, consenti les
plus lourds sacrifices.
Au moment de la reprise de la SNCM par Veolia, nous avons consacré trois
cents heures aux discussions avec les organisations syndicales. Nous avons tenu un
discours que nous souhaitions à la fois très pragmatique, en proposant pour chaque
difficulté une solution concrète, et aussi très ambitieux. Notre projet actuel est de
porter la SNCM, qui a perdu 50 % de parts de marché en trois ans, vers une
position de leader sur le bassin méditerranéen. Pareil discours nous a valu la
confiance des organisations syndicales : celles-ci déploraient depuis trop longtemps
l’attitude timorée des anciens dirigeants qui préféraient cacher à leurs salariés la
réalité des situations.
Le maintien de la transparence apparaît comme l’élément le plus fiable devant
favoriser une réduction de la conflictualité. Les plans sociaux à rebondissements
échappent aux salariés qui ne comprennent pas que l’on puisse revenir sur des
accords passés. Aujourd’hui, les organisations syndicales essuient des critiques extrêmement nombreuses, souvent vives. Pourtant, mes quelque quarante années
d’expérience m’ont conduit à rencontrer des représentants toujours mobilisés,
fiables et responsables, tant que leurs patrons ne leur refusaient pas une bonne
connaissance de la vérité.
Laurence Laigo : Un intervenant a évoqué la compétence des syndicalistes.
Il existe deux moyens d’obtenir la paix sociale dans l’entreprise : le premier
consiste à diffuser de l’information, à assurer un dialogue constant ; le second se
résume à l’achat de la paix sociale. Certaines entreprises préfèrent s’entourer de
syndicalistes incompétents, dont elles savent qu’ils ne s’opposeront pas ou mal à des
mesures qui leur échappent. Bien souvent, la CFDT reste absente d’entreprises qui
refusent sa présence : notre expertise est largement connue. Il convient de ne pas
sous-estimer l’importance de ce phénomène qui laisse notre organisation en
situation marginale dans des secteurs importants.
Aujourd’hui, la complexité des mutations actuelles suscite un important besoin
de formation chez les représentants syndicaux. Les nouveaux phénomènes économiques sont particulièrement difficiles à appréhender : la nouvelle concurrence
internationale touche les filières industrielles de manière différenciée. Il revient à
l’entreprise de favoriser la responsabilité de ses représentants syndicaux par un
engagement sans faille, avec la mise à disposition de moyens de formation, et
l’organisation de leur participation au dialogue notamment à l’extérieur. Le modèle
scandinave reconnaît pleinement l’importance des syndicalistes, dont on reconnaît
l’expertise et la contribution potentielle. Il faut déplorer que la France demeure sur
une vision obsolète et négative.
Il convient également d’évoquer le secteur public, qui accueille 20 % de la population salariée : dans ce secteur, l’interlocuteur des organisations syndicales est
40
La gestion des conflits du travail
l’État. La CFDT a négocié certains éléments, notamment la RTT dans la fonction
publique. La négociation recherche, pour une mesure donnée, l’obtention de contreparties. Or, dans le secteur public, un certain nombre de mesures n’ont jamais été
mises en place. Les salariés vivent ainsi une intensification de leur rythme de travail
dont ils ne voient pas les compensations.
Notre société connaît d’importantes difficultés : elle est confrontée à un marché
du travail inégalitaire et sclérosé. Il revient désormais aux dirigeants ainsi qu’aux
organisations patronales de donner des signes tangibles de leur engagement de
long terme dans la voie du dialogue social.
Jean-Dominique Simonpoli : François Nogué disait que l’accord en vigueur à la
SNCF s’inspirait de celui conçu à la RATP. J’ai moi-même eu l’occasion d’étudier ces
accords : ils affichent assez nettement la volonté de renouveler la structure de
l’entreprise pour sortir du modèle pyramidal, trop souvent privilégié. Doit-on
attendre la même révolution à la SNCF ?
François Nogué : Je souhaiterais revenir sur la question de la conflictualité. Mon
voisin critiquait, de manière plus ou moins implicite, la compétence des managers
de la SNCF. Cette société est, en vérité, confrontée à une réalité extrêmement
complexe et tout à fait spécifique. C’est une société publique en pleine phase de
transformation : il lui faut gérer au quotidien un flux de voyageurs considérable, à
travers ses différents produits, assurer un service spécifique à l’attention des entreprises et rester compétitive face à la recrudescence de la concurrence sur le fret.
Chaque jour, la position de la SNCF sur ce dernier marché évolue, au gré des gains
et des pertes d’appels d’offres.
Pour des raisons historiques et structurelles, la SNCF accueille des organisations
syndicales puissantes et bien formées. Je conviens tout à fait de l’importance de
conduire un dialogue rassemblant des interlocuteurs compétents, quand bien même
la tâche ne s’en trouve parfois pas facilitée. Il paraît toutefois hâtif de comparer des
entreprises qui évoluent dans deux environnements distincts.
Je souhaiterais revenir sur la question de la formation des acteurs. La qualité des
acteurs, managers et responsables syndicaux, reste un élément clé de la résolution de
conflit. Le caractère trop technicien de nos managers et l’importance de leur
rotation aux différents postes étaient vécus difficilement par les organisations
syndicales qui voyaient dans ces phénomènes des obstacles à l’établissement d’un
dialogue durable. De nouvelles règles ont ainsi été mises en place pour assurer une
pérennité du management.
De nombreux efforts, portant sur la formation économique, la formation au
dialogue et à la négociation, sont consacrés chaque année au développement de la
compétence des organisations syndicales. Une autre de nos préoccupations concerne
l’accompagnement des militants syndicaux sur le terrain afin qu’ils aient une
41
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
connaissance approfondie de leur environnement direct, d’autant plus que celui-ci
est soumis à des bouleversements de fond. Pourtant, un décalage subsiste entre les
évolutions engagées et le discours tenu par les organisations syndicales. La SNCF
entend poursuivre ses efforts afin d’assurer une meilleure lisibilité de l’information
et, également, encourager le renouvellement du militantisme syndical.
Jean-Dominique Simonpoli : Vous êtes à la tête de grands groupes internationaux.
Quelles leçons tirer des expériences étrangères, notamment en ce qui concerne
l’anticipation des conflits ? Mes différentes fonctions m’ont conduit à observer le
monde syndical de nos voisins européens : un rapide examen permet très vite de
constater la spécificité très poussée du modèle français.
Laurence Laigo : Le syndicalisme français n’est en réalité pas si atypique : il est très
proche des modèles espagnols ou italiens. En revanche, la France présente un
paysage syndical plus éclaté, ainsi que certaines originalités. L’anniversaire récent de
la charte d’Amiens a été l’occasion de rappeler la vivacité, au sein de la société
française, du débat autour de l’indépendance du syndicalisme. Le modèle scandinave
ne paraît pas transposable en France : dans ce modèle, il existe une nette séparation
des questions sociétales, qui sont l’apanage des politiques, tandis que les syndicats
restent strictement cantonnés à la sphère de l’entreprise.
En France, l’indépendance des syndicats doit garantir la conduite d’une réflexion
libre, détachée des politiques, et donc, par rapport aux pays scandinaves, une
réflexion davantage en phase avec la réalité sociale et sociétale.
La configuration du syndicalisme français est le fruit d’une longue construction
historique : le souci d’indépendance a provoqué des divisions syndicales
nombreuses. FO a ainsi opéré une scission avec la CGT, considérée alors comme
étant dans le giron du parti communiste. Le rejet de la référence religieuse à la
CFTC a conduit à la création de la CFDT.
Le constat du faible taux de syndicalisation français est devenu un lieu commun.
C’est là une caractéristique ancienne du modèle français : ce taux a toujours été
inférieur à celui de nos voisins. En revanche, il paraît davantage pertinent de
considérer la couverture dont bénéficient les salariés : la France affiche ainsi le taux
de salariés couverts par les conventions collectives parmi les plus élevés d’Europe :
dans notre pays, nul besoin d’être syndiqué pour bénéficier de ces accords. C’est là
une des caractéristiques fortes de notre pays, qui le distingue nettement de ses
voisins européens.
Jean-Dominique Simonpoli : Éric de Ficquelmont estimait plutôt que la tenue
d’une vie sociale de qualité exigeait, comme prérequis, la transparence de l’information. En Allemagne, la négociation s’appuie toujours sur une relation de confiance
entre dirigeants et responsables syndicaux. Le partage de l’information, dans la
42
La gestion des conflits du travail
mesure où il favorise le développement d’une relation de confiance, représente-t-il
un atout pour réduire la conflictualité au sein des entreprises ?
Éric de Ficquelmont : Très certainement. Veolia conserve une chance unique : elle
ne jouit pas d’une situation de monopole. Dans ce contexte, l’entreprise a nécessairement dû développer une grande responsabilité de terrain.
J’abonde tout à fait dans le sens de Laurence Laigo. La France ne parvient pas à
se défaire d’un certain travers : celui d’évoquer régulièrement des situations qui lui
sont en réalité mal connues. Effectivement, l’importance des taux d’adhésion
syndicale dans les pays étrangers s’explique par le fait que l’accès à certains bénéfices
reste conditionné par l’adhésion syndicale. Dans ces cas de figure, les cotisations
sont même prélevées directement par l’employeur. Si l’Espagne ou l’Italie présentent
une configuration relativement proche, ces pays connaissent également une conflictualité équivalente, même si celle-ci est souvent moins relayée par-delà les Alpes ou
les Pyrénées.
A-t-on à apprendre des autres ? Oui, par définition. J’anime moi-même un comité
de groupe où sont représentés vingt-cinq pays européens. Il nous a semblé fondamental, dans les modalités de l’organisation de ce dispositif, de s’assurer que chacun
s’exprime dans sa langue maternelle. Il s’agissait là de s’assurer que chacun puisse
s’exprimer pleinement et librement.
Les syndicalismes allemand ou scandinave sont régulièrement cités comme
modèles. Il y a un jugement un peu hâtif. Le modèle français exige, de la part des
responsables syndicaux, des qualités de responsabilité et d’autonomie. Dans les
autres pays, les syndicats n’ont pas même la compétence de la définition de leurs
champs d’action : ils restent confinés dans les thèmes qui leur sont attribués et
restent étrangers à tout débat de société.
Au niveau européen, le paysage du syndicalisme est appelé à connaître un
remodelage en profondeur de sa structure, avec l’ouverture à l’Europe centrale et
orientale : les systèmes syndicaux de ces pays n’ont qu’une expérience extrêmement
restreinte de la négociation et des accords collectifs. Ce sont de nouveaux partenaires
avides d’apprendre, mais déconcertés par la nouveauté d’un système qui jure tant
avec leur monde connu. À l’issue d’un demi-siècle de communisme, ces acteurs
peinent à s’exprimer librement : ils conservent la peur du jugement de la hiérarchie.
Le syndicalisme européen, depuis l’explosion du modèle thatchérien, jusqu’au
modèle de négociation en passant par les syndicats postcommunistes, présente une
extrême diversité. Dans ce contexte, si le modèle français a beaucoup à apprendre
des expériences de ses voisins, il a également sans doute beaucoup à leur donner.
À ceux qui doutent de l’importance de la représentation syndicale, je suggère de
se livrer à un bref exercice d’imagination. Quel serait notre pays s’il n’existait ni
accords collectifs, ni accords de branches, ni accords d’entreprise ?
43
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Jean-Dominique Simonpoli : Je vous propose désormais d’ouvrir la discussion à la
salle.
Bruno Malandrin, professeur de sciences économiques et sociales : Pourriez-
vous définir la notion de « responsabilité sociale des entreprises » ?
Georges Ortusi, professeur de sciences économiques et sociales : Je souhaiterais
revenir sur un aspect à mon sens essentiel. Si l’on parle de culture syndicale, on
n’évoque que trop peu la culture patronale en matière de dialogue social. Un orateur
proposait hier un rappel historique : s’il évoquait la reconnaissance tardive, en 1895,
des organisations syndicales, il omettait de préciser que les élections syndicales en
entreprise ne devaient être reconnues légalement que près d’un siècle plus tard.
Il y a encore seulement vingt ans, des banderoles du CNPF appelaient à chasser
les « soviets » des entreprises. Il me semble ainsi que, historiquement, le dialogue
social ait eu des difficultés à trouver sa place au sein de la culture patronale. Que
reste-t-il aujourd’hui de cette difficile évolution ? Il semble que les entreprises
conservent d’ailleurs une conception du dialogue social qui n’aurait pas vocation à
assurer le progrès social, mais davantage à éviter le conflit…
Lucien Danjou, professeur de sciences économiques et sociales : Que pensezvous du projet de loi pour la modernisation du dialogue social ? Ce projet semble
omettre de nombreux sujets, comme l’épargne salariale, la protection sociale, la
fiscalité ou encore les retraites. Qu’en pense Mme Laigo ? et ce tout particulièrement
au moment où la CFDT vient de signer un accord avec le ministre de la Culture,
portant sur le statut des intermittents du spectacle : n’est-ce pas là une manière de
torpiller le dialogue social ?
Ma seconde question s’adresse à M. Nogué. Quelle signification faut-il accorder aux
différentes opérations promotionnelles montées récemment par la SNCF et dont
certaines proposent des billets Paris-Marseille à moins de vingt euros? S’agit-il d’une
politique de communication ou d’une manière de faire taire les critiques émises par les
syndicats devant le ponctuel engouement suscité auprès du public par ces opérations?
Malgré les belles affirmations tenues ici, certains dirigeants de la SNCF peuvent
exprimer lors d’émissions radiophoniques leur incapacité à négocier avec des
syndicats qu’ils tiennent pour « staliniens ».
Enfin, les différents intervenants n’ont accordé qu’une place trop peu importante
à la question de la diversité dans l’entreprise : celle-ci doit pourtant accompagner ce
qui s’annonce comme l’une des évolutions majeures de la société française.
François Nogué : Je me dois de mieux préciser les propos rapportés à l’instant qui
semblent avoir subi une déformation conséquente. Les propos rapportés sur le « mur
de Berlin » illustrent les relations qu’entretiennent les dirigeants et les organisations
44
La gestion des conflits du travail
syndicales : notre présidente ne faisait toutefois là que rapporter une impression qui
est trop souvent celle de certains salariés. Il existe effectivement une frustration, de
la part des salariés comme des dirigeants, quant à la conduite du dialogue social.
Cette déclaration n’avait qu’une seule vocation : encourager l’amélioration du
dialogue social au sein de l’entreprise.
En ce qui concerne la référence à la politique tarifaire, il ne me semble pas qu’il
faille voir de relation directe entre les différentes offres promotionnelles et la
conduite du dialogue social au sein de la SNCF.
La responsabilité sociale de l’entreprise est en revanche un sujet d’importance.
La SNCF considère que l’entreprise représente un acteur social à part entière : en
tant que telle, l’entreprise doit engager sa responsabilité sociale dans divers domaines
comme l’insertion, le développement de contrats d’adaptation à l’emploi, la mise en
place de politiques d’alternance ou l’accueil des populations handicapées. Cette
année, le recrutement de jeunes issus des quartiers sensibles a fait l’objet d’efforts
importants. L’entreprise s’est fixé l’objectif ambitieux de doubler son effectif
représentatif de cette population.
Laurence Laigo : Un intervenant évoquait la culture patronale. Force est de cons-
tater que la représentativité du patronat, sa compétence ou encore son aptitude à
conduire le dialogue social ne sont jamais mises en question. De la même manière
que les salariés, le patronat doit assurer la formation de ses chefs d’entreprise, et tout
particulièrement dans le secteur des PME : il existe un réel besoin d’adaptation aux
évolutions d’un environnement mouvant. Le syndicalisme patronal s’exprime
souvent par la bouche des grandes entreprises : il faut regretter que les PME ou TPE
ne soient que plus rarement entendues.
Actuellement, le discours ambiant au sein du patronat apparaît excessivement
idéologique : il garde une approche simpliste de questions extrêmement complexes,
comme les trente-cinq heures et la productivité. Ce discours se nourrit d’une image
très négative du salarié, malgré l’existence en France d’une productivité horaire supérieure à la moyenne européenne. Le marché du travail français pâtit de nombreuses
déficiences : il présente un taux de chômage structurel de 10 % et reste hermétique
à de nombreuses populations, comme les jeunes, les femmes ou encore les
cinquantenaires qu’il écarte par un recours excessif à de coûteux départs en
préretraite. Si ce discours n’est peut-être pas celui de l’ensemble des employeurs, il
reste encore trop répandu.
Il conviendra, à terme, de se montrer aussi exigeant, dans le recrutement des
acteurs du dialogue social, envers les dirigeants qu’envers les responsables syndicaux.
Le développement de la responsabilité du patronat demandera davantage de transparence dans le recrutement de ses adhérents.
Le monde des entreprises est soumis à quelques contraintes particulières : il existe
ainsi une forte dépendance des PME à l’égard des grandes sociétés. Cette relation
45
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
doit s’établir sur la base de contrats de sous-traitance, notamment. Les grandes
entreprises écartent le conflit de leur sein en en renvoyant les conséquences sociales
sur les plus petites. Un dispositif fondé sur l’exigence d’une responsabilité des
entreprises les unes vis-à-vis des autres devra permettre de mieux parer à ce genre de
dérive. Il s’agit là de l’un des thèmes majeurs abordés lors du dernier congrès de la
CFDT en juin : il convient de repositionner le salarié au cœur de l’entreprise, mais
en abordant les problèmes de la sous-traitance, les questions environnementales et
territoriales…
Il est également de la responsabilité sociale de ne pas repousser les problèmes à
l’extérieur du cadre national par un recours accru à la délocalisation. Certaines
zones du territoire français apparaissent aujourd’hui comme économiquement
sinistrées : les grandes entreprises françaises doivent contribuer, par leurs investissements, à la dynamisation de ces régions.
Enfin, pour la CFDT, la responsabilité sociale des entreprises doit dépasser le
simple cadre français : les entreprises comptant des filiales à l’étranger doivent
jouer un rôle de relais dans la diffusion de bonnes pratiques fondées sur le respect
du droit du travail et d’exigences sociales. Ce débat concerne aussi particulièrement
les relations que le service public entretient avec ses fournisseurs.
Je tiens à saluer la connaissance approfondie de l’actualité manifestée par le dernier
intervenant. J’y vois là une occasion de rappeler l’importance de l’engagement et de
la participation citoyenne.
Sur le thème de la diversité du salariat, des négociations ont eu lieu avec le patronat.
Chaque organisation décide actuellement de sa signature. En ce qui concerne la
CFDT, notre signature sera motivée par le fait que cet accord permet d’ores et déjà
de franchir une importante étape. Il conviendra toutefois d’insister, à l’avenir, sur
une meilleure prise en compte des territoires : c’est là un sujet majeur sur lequel les
partenaires sociaux ont le devoir de s’engager. Il paraît toutefois difficile d’offrir une
gestion territorialisée de ces problèmes sans stigmatiser les populations en étant issu.
L’évaluation de ce type de projet est donc complexe par nature. Cette question
demande l’engagement d’un réel débat sociétal : elle exige une évolution parallèle
des mentalités des employeurs et des salariés.
Vous évoquez ensuite la question des intermittents du spectacle. Je rappelle que
la CFDT a longtemps différé sa signature. Le syndicat a d’abord posé certaines
exigences : il a notamment affirmé son souci d’instaurer une véritable politique de
la culture, dans laquelle les intermittents seraient traités globalement au sein de
l’Unedic. Toutefois, il conviendrait d’envisager la création d’un fonds public pour
la professionnalisation et la reconnaissance des compétences propres à ces métiers.
Le projet de loi pour le dialogue social n’est sans doute pas encore abouti : nous
espérons encore des avancées. Toutefois, après l’épisode encore récent du CPE, ce
projet représente une avancée non négligeable : il propose d’ouvrir, préalablement
46
La gestion des conflits du travail
à toute décision politique sur le droit du travail, une première négociation rassemblant les partenaires sociaux.
Jean-Dominique Simonpoli : Nous n’avons pas évoqué le rôle du juge, malgré la
judiciarisation croissante des relations sociales. Les procédures elles-mêmes sont
devenues sources de conflit : elles menacent parfois la bonne tenue du dialogue
social. Quels dispositifs peuvent permettre d’évacuer ces risques ? Les accords de
méthode permettent-ils d’éviter ces procédures ?
Laurence Laigo : Il existe, sur ces questions, une contradiction. Les entreprises
connaissent une forte tendance à l’individualisation, notamment dans les modes de
rémunération. Les entreprises privilégient de plus en plus un mode de gestion non
collectif. Ce phénomène induit une certaine segmentation du marché du travail.
Aujourd’hui, l’empilement des dispositifs fait que, pour un contrat de travail donné,
différents individus peuvent jouir de droits différents. La CFDT condamne cette
vision qui nie la dimension essentiellement collective du contrat de travail, tout en
menaçant sa lisibilité.
Les salaires sont également de plus en plus individualisés : ce phénomène contribue
à creuser les inégalités déjà existantes. Les employeurs manifestent la volonté de
développer le gré à gré : cette négociation au cas par cas permet de contourner les
négociations collectives. C’est là un système séduisant, mais lourd de conséquences
quand il aboutit devant les prud’hommes. Si les employeurs sont conscients de cette
dérive, ils doivent mieux peser les conséquences de l’irruption du judiciaire dans la
vie de l’entreprise.
Le CNE autorise, pour les petites entreprises, une rupture du contrat non motivée.
À l’issue de cette rupture, les salariés vont fréquemment devant les prud’hommes :
certains obtiennent parfois même gain de cause, à l’encontre des dispositions légales
propres au CNE. Il s’agit là d’une situation échappant à la gestion collective.
Il convient de neutraliser ces phénomènes d’éviction individuelle.
Éric de Ficquelmont : Sur la judiciarisation, il semble que je ne partage pas la même
vision du monde que Laurence Laigo. Mme Laigo déplore le départ précoce en
retraite des seniors : pourtant, son organisation syndicale a milité en faveur de la
retraite à 55 ans.
En ce qui concerne les trente-cinq heures, il paraît tout à fait absurde que la loi
interdise de travailler au-delà de ce plafond. C’est là une mesure entièrement au
détriment des salariés, et notamment pour les catégories les plus fragiles, qui ont dû
maintenir un niveau de productivité identique pour une rémunération inférieure.
La France représente un cas unique : chaque année, 70 milliards d’euros sont
dépensés au titre du chômage. Ce montant équivaut au versement du Smic à quatre
millions de personnes pendant une année entière. Dès lors, faut-il croire les
47
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
employeurs lorsque ceux-ci assurent ne pas parvenir à recruter et ce contre leur gré?
Selon moi, du point de vue de l’entreprise, la responsabilité sociétale consiste à jouer
pleinement son rôle au sein de l’environnement qu’elle intègre et d’accompagner les
acteurs y évoluant. De nombreuses actions ont été ouvertes, au sein de différents
départements, afin de prévenir nos collaborateurs de toute violence physique ou
morale : ainsi, quatre mille jeunes de Seine-Saint-Denis sont sensibilisés chaque
année à la signification des services de proximité assurés par notre entreprise.
Cette appréhension sociétale exige également de l’entreprise une implantation
locale forte. Une convention a été signée avec le département de la Seine-Saint-Denis
pour l’embauche de jeunes. Notre engagement actuel concerne cent cinquante
personnes par an. Après un inventaire des différents interlocuteurs sociaux présents,
quatre cents personnes ont été contactées. Seules soixante-quinze sont venues :
cinquante ont été préqualifiées et quarante embauchées. Près de trois cents
personnes se sont désistées au dernier moment. Elles se justifiaient par différents
arguments : certaines disaient gagner plus sans travailler, d’autres craignaient de
retourner à l’école, quand les dernières, désillusionnées, avouaient ne plus croire
dans les promesses.
Selon nous, cette opération s’est toutefois soldée par un succès, car elle a permis
le recrutement d’habitants du département pour délivrer les services qui y sont
rendus à la population.
Une autre dimension de la responsabilité sociétale porte sur les problématiques liées
à l’environnement. Les entreprises doivent désormais accompagner les évolutions liées
au protocole de Kyoto : elles sont ainsi de plus en plus poussées à engager des actions
qui, auparavant, n’étaient pas considérées comme relevant de leur compétence.
Il paraît difficile d’évoquer une culture unique du patronat : il s’agit effectivement
d’un milieu connaissant une extrême diversité et de plus soumis à des évolutions
fortes, notamment avec l’irruption récente de jeunes entrepreneurs. La question du
dialogue social n’est pas liée à la taille de l’état d’esprit de ceux qui le mettent en
œuvre : mon expérience à l’intérieur du groupe Vivendi, où j’ai été amené à côtoyer
Jean-Marie Messier, m’a conforté dans cette opinion. Toutefois, les entreprises qui
ont choisi la voie du dialogue social et le respect des individus, paraissent avoir
choisi la voie du succès : l’avenir leur appartient.
Ensuite, le projet de loi sur la modernisation du dialogue social omet un certain
nombre de thèmes pourtant tout à fait primordiaux. C’est le cas notamment de
l’épargne salariale, dont l’affaire de la SNCM a prouvé les vertus. Je dois avouer que,
de manière générale, je suis peu favorable à un encadrement législatif excessif du
dialogue social. Selon moi, il s’agit d’un processus se nourrissant essentiellement de
liberté et d’autonomie : il ne peut que perdre en efficacité à être trop contraint.
Je souhaiterais, avant de conclure, évoquer la lutte contre les discriminations.
La France est traditionnellement un pays laïque et républicain : dans ce cadre, la
48
La gestion des conflits du travail
diffusion de communautarisme me paraît un motif d’inquiétude. Très concrètement,
pour moi, l’aménagement de salles de prière ne relève en aucun cas du rôle de
l’entreprise. Il convient bien plutôt de mettre en avant la valeur fondamentale du
respect de l’autre et de sa différence.
Encore une fois, la surenchère législative me paraît représenter une des menaces
les plus sérieuses à l’encontre du dialogue social : il faut craindre que l’intervention
du judiciaire ne réduise l’espace réservé au dialogue au sein de l’entreprise.
Jean-Dominique Simonpoli : Je souhaiterais adresser une question à François
Nogué : une meilleure séparation des domaines d’intervention des partenaires sociaux
et de la loi ne permettrait-elle pas l’établissement de relations sociales pacifiées ?
François Nogué : Il me semble également que l’irruption du pouvoir judiciaire dans
les affaires sociales soit de mauvais augure. Le recours au juge apparaît, de manière
générale, comme un symptôme inquiétant de l’état de santé des relations sociales au
sein d’une entreprise donnée. Le débat sur la forme et les procédures, en ce sens
qu’il nous éloigne de l’essentiel, me paraît assez malsain. Le dialogue social se
heurte constamment, et ce tout particulièrement dans le contexte français, à diverses
dispositions légales : celles-ci empêchent de bien définir les responsabilités afférentes
à chacun des partenaires sociaux. La trop forte dilution des responsabilités entre les
différents acteurs me paraît tout à fait dommageable.
Jean-Dominique Simonpoli : Nous allons prendre une dernière question avant de
passer le relais à Catherine Chouard.
Un professeur : Je dois avouer, à l’issue de ces deux jours de réunion, ressentir une
certaine frustration. Durant les différents événements de ces journées, un discours
a été récurrent : si la base de tout dialogue social doit être la confiance, il est difficile d’établir celle-ci entre les partenaires sociaux.
Les problèmes de communication existant entre les instances syndicales et patronales apparaissent quasiment insolubles. Ne conviendrait-il pas de conduire une
réflexion portant sur l’aménagement des espaces de cette négociation ? Les réunions
syndicales se tiennent souvent en dehors du temps de travail : il devient dès lors
difficile pour les femmes ayant des enfants à charge ou pour les jeunes entretenant
diverses activités extérieures, de s’engager réellement. Ces obstacles constituent des
biais sérieux qui orientent le recrutement des acteurs du dialogue social. Réfléchir
aux modalités de mise en place d’un véritable dialogue social doit nous permettre
de contribuer à en améliorer la qualité.
Enfin, il faut déplorer que les médias offrent souvent une vision caricaturale des
acteurs syndicaux. Leurs réelles revendications manquent de lisibilité. L’introduction
de considérations éthiques, ou tout au moins déontologiques, à travers la rédaction
49
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
d’une charte nationale, inspirée peut-être du modèle canadien, contribuerait sans
doute à l’assainissement de la situation française.
Jean-Dominique Simonpoli : C’est là une réflexion tout à fait intéressante. Avant
de laisser une dernière fois la parole à nos intervenants, je souhaiterais évoquer avec
vous une anecdote. Le ministre François Fillon rappelait hier le constat selon
lequel, dans les vingt-huit dernières années, la France avait connu vingt-huit
gouvernements successifs, contre cinq en Allemagne, sept en Grande-Bretagne et
vingt-quatre en Italie.
Au moment où tous les acteurs s’accordent sur l’importance d’établir des
relations durables, fondées sur la confiance, comment s’arranger de cette ronde des
équipes gouvernementales ? En guise de conclusion, il paraîtrait intéressant que
chacun propose quelques éléments de réflexion sur ce point.
Laurence Laigo : Je reviendrais d’abord rapidement sur l’intervention précédente.
Il n’est effectivement pas facile d’être une femme engagée syndicalement, de concilier
vie de mère de famille et implication dans le dialogue social. La question de la représentativité des syndicats amène aussi à s’interroger sur la capacité des organisations
à représenter la société dans sa diversité, et notamment à intégrer des hommes et des
femmes de cultures différentes dans la discussion.
La classe politique française se caractérise par un âge extrêmement avancé : notre
pays connaît de réelles difficultés liées au renouvellement de son personnel
politique. Effectivement, une réflexion portant sur la gestion du temps de travail
doit permettre de favoriser la représentation de cette diversité. Toutefois, il semble
que ce thème ne sera pas appelé à évoluer significativement avant que ne soit
définitivement effacé le « stigmate syndical » ou « tatouage antisyndical ».
Éric de Ficquelmont : La Journée se plaçait sous le thème du dialogue social et du
progrès. Trois éléments sont nécessaires à l’établissement d’un lien solide entre ces
deux notions : il s’agit du respect de l’autre, de la transparence du dialogue et enfin
de la confiance entre les parties. Réunies, ces conditions permettent l’instauration
d’un dialogue de qualité et ce dans l’intérêt général de la structure commune.
François Nogué : Je m’avoue particulièrement sensible à la notion d’éthique : c’est
peut-être sur ce point que les relations sociales apparaissent parfois les plus fragiles.
Il convient de sortir de la vision d’un dialogue social face à face, orchestrant l’opposition frontale des syndicats avec les patrons, pour entrer dans une conception
renouvelée d’un dialogue triangulaire, engageant dirigeants et syndicats au même
titre que le personnel.
Jean-Dominique Simonpoli : Merci à toutes et à tous pour vos interventions. Je passe
sans plus tarder la parole à Catherine Chouard.
50
Dialogue social et progrès social
Catherine Chouard,
directrice des ressources humaines, groupe Elior
Je rebondirai, au cours de ma présentation, aussi bien sur les propos tenus cet
après-midi que sur mes propres expériences, afin de tenter de partager non pas une
conclusion, mais une ouverture de réflexion autour du « dialogue social et progrès
social ».
J’ai eu, au cours de mes vingt-cinq ans de vie professionnelle, l’occasion d’être
confrontée à divers environnements, chacun ayant des caractéristiques en termes de
dialogue social. J’ai d’abord intégré la fonction publique, puis l’entreprise publique
au sein d’EDF-GDF, avant de rejoindre d’importants groupes privés internationaux
(DHL, GrandVision). J’exerce désormais mes fonctions de DRH au sein du groupe
Elior, dont l’activité porte sur les services de restauration sous contrat.
Les interventions précédentes ont notamment souligné l’évolution des formes du
dialogue social, avec aussi leurs risques de dérive en termes de judiciarisation et de
médiatisation.
Ceci soulève en guise d’introduction quelques questions : Comment aborder le
dialogue social ? Comment accompagner la nécessaire prise de risque qu’induit tout
dialogue social ? Tout dirigeant est effectivement amené à prendre des engagements
dont il ne sait si l’environnement économique l’autorisera à les tenir ultérieurement.
Enfin, comment évaluer le dialogue social, et à travers quels indicateurs ? Un
paradoxe s’accentue : le temps du dialogue social est soumis à différents rythmes
temporels : au temps long de la construction de la confiance succède parfois le
temps accéléré des crises ou des mouvements stratégiques. Comment les concilier
au mieux ?
Dialogue social et progrès économique
Avant d’aborder la discussion du dialogue social et du progrès social, il me paraît
important de souligner que le dialogue social peut aussi contribuer au progrès économique de l’entreprise et donc de tous. Je prendrai l’exemple de mon groupe : Elior.
51
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Le groupe Elior développe des activités de restauration sous contrat (Avenance,
l’Arche, Eliance). Créé il y a quinze ans, le groupe réalise désormais plus de
2,8 milliards d’euros de chiffre d’affaires et emploie soixante mille cinq cents collaborateurs dans treize pays. L’entreprise ne possède aucun lieu de travail propre : de par
sa nature, Elior fournit des prestations de service sur les lieux de travail de ses clients.
Au moment de mon intégration dans le groupe, j’ai réalisé de nombreuses
visites de sites parmi les quelque treize mille six cents lieux dans lesquels le groupe
déploie son activité. Cette cartographie fortement décentralisée induit une forte
responsabilité locale. L’activité de l’entreprise, en tant qu’elle présuppose la satisfaction constante du client, n’est pas nécessairement pérenne : elle dépend du
renouvellement ou de l’obtention régulière de nouveaux contrats via des appels
d’offres. Il s’agit donc d’un secteur soumis à des enjeux économiques d’une réelle
complexité propres au secteur. Nos clients, lorsqu’ils rassemblent des éléments
d’évaluation de la prestation de l’entreprise, prennent de plus en plus en compte, audelà de la qualité alimentaire, la qualité de l’environnement social : ce phénomène
atteste, à mon sens, de l’imbrication croissante des enjeux économiques et sociaux.
La politique des ressources humaines du groupe fait désormais partie intégrante des
éléments de réponse à l’appel d’offres. L’une de ses priorités est de développer le
dialogue social.
Ainsi, la qualité du climat social, tant au sein du groupe que chez nos clients,
devient un élément de business. Les appels d’offres comportent de plus en plus de
questions portant sur la qualité du management, la mise en place d’une politique de
formation, la qualité du rapport social et la possibilité pour nos clients ou prospects
de rencontrer nos représentants du personnel ou syndicaux. D’ailleurs, nos clients
sont aussi parfois les comités d’entreprise eux-mêmes. Les critères de sélection se
multiplient : ce phénomène conduit désormais les entreprises du secteur de la
restauration et plus généralement des services à développer de pair performance économique et progrès social : économiquement, il leur est nécessaire d’allier les deux.
Au-delà de la tradition syndicale issue du secteur industriel, le dialogue social
s’adapte aujourd’hui au monde des services qui est appelé à connaître un développement important : ce secteur représente une part croissante de la production de la
valeur ajoutée (45 %). En France, au cours des vingt dernières années, il a permis la
création de deux millions d’emplois. Notre société entre dans une nouvelle
économie de service : celle-ci reposera, certes, sur des services marchands, mais aussi
sur une économie du relationnel qui suppose de renforcer le lien social. En ce sens,
les professeurs de sciences économiques et sociales ont un rôle majeur à jouer dans
la sensibilisation des futurs acteurs économiques aux problématiques des services et
à leurs caractéristiques encore méconnues car nouvelles.
Le dialogue social se fondait auparavant sur des tactiques de position : il
recherchait des accords de compromis. Une telle attitude risque de nourrir de la
frustration. Il évolue désormais vers des tactiques de mouvement. Comment susciter
52
Dialogue social et progrès social
une dynamique du dialogue social et dans quel nouvel espace l’inscrire ? avec quels
interlocuteurs ? celui de l’employeur, celui du client… Une véritable réflexion
s’amorce sur ces questions.
L’évolution des modalités du dialogue social
Citons un exemple intéressant au niveau interprofessionnel, celui de la négociation
sur la diversité, initiée en août 2005 par le Medef, à laquelle j’ai eu grand intérêt à
participer. Elle a donné lieu à un accord signé à l’automne 2006 par quatre
organisations syndicales. Cette négociation s’avère extrêmement intéressante notamment quant à la manière dont elle s’est déroulée. Elle présentait une particularité tout
à fait inhabituelle. Il s’agissait d’aborder une problématique nouvelle, avec une
ouverture d’esprit et sans pouvoir prétendre solutionner la question en une négociation.
Tout d’abord, chaque organisation a su intégrer la diversité dans le choix de ses
représentants. Cela a pris six mois et a été un premier acte fort.
Le thème de la diversité soulevait une difficulté majeure : Comment aborder une
réalité aussi complexe ? Il s’est rapidement avéré nécessaire, afin d’opérer la conjonction entre dialogue social et progrès social, de trouver des modalités originales pour
partager entre les membres des différentes délégations un vocabulaire commun et
des représentations communes.
En préalable aux réunions officielles de négociation a été constitué un groupe
de travail consacré à l’audition d’experts extérieurs venus parler de la diversité, de
ses enjeux, des acceptions et questions soulevées. Chacun a alors eu l’occasion
d’affiner, voire de réviser et faire évoluer son approche du sujet à l’épreuve des
analyses présentées. Ce processus de séances de travail informelles non médiatisées
et confidentielles, a permis une discussion ouverte et libre. La règle du jeu étant que
chacun s’exprime à titre personnel et non au titre de son organisation mandataire.
Plus tard, lors de la séance plénière, chacun a repris son mandat et la tonalité d’un
dialogue formel.
La bonne conduite du dialogue social demande aussi l’invention de nouvelles
modalités de travail. Le dialogue institutionnel, s’il est nécessaire, n’est pas suffisant : il
doit s’accompagner de nouvelles modalités, d’informations complémentaires portant sur
l’analyse concrète d’éléments de terrain. Ce sont là des mesures de nature à engager les
entreprises à la fois dans la voie du dialogue social et dans celle du progrès social.
Dialogue social et progrès social
Comment aborder la question du progrès social ? En fait, le dialogue social
s’inscrit le plus souvent dans un périmètre circonscrit à des considérations
quantitatives voire qualitatives mais matérielles.
53
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
Or, il s’agit aussi de lui donner un caractère plus prospectif, de s’interroger sur
sa finalité, d’en revoir les modalités. La tendance de la négociation d’accords-cadres
ou de méthodes est en cela riche d’enseignements.
Il serait également intéressant d’envisager des possibilités négociées d’expérimentation sociale. Comment rassurer ceux qui peuvent y voir une occasion de
contourner la législation tout en ouvrant des champs de concertation nouveaux et
innovants dans le sens de la performance économique et du progrès social ?
Le dialogue social revêt un enjeu tout particulièrement important du point de
vue des métiers de services, plus récents et donc moins structurés en matière de
relations sociales. Son développement dépendra notamment de la capacité de ses
acteurs à inventer de nouvelles approches qui permettront l’établissement de
relations de confiance pérennes et la réactivité indispensables sur un marché
toujours plus compétitif.
À ce stade et en guise de conclusion, j’oserai adresser un message à vous tous
enseignants ou inspecteurs en sciences économiques : ayant moi-même suivi des
études supérieures de sciences économiques, j’ai souvenir de m’être entendu répéter
régulièrement que j’étais « sur les bancs des futurs chômeurs ». C’était dans le début
des années 1980 ! Et cela s’est révélé être vrai tant la leçon avait été bien intégrée !
Nous avons chacun un rôle face aux jeunes dans leur représentation de l’entreprise, de l’emploi, de la recherche de leur premier emploi ; et une responsabilité de
leur faire conserver leur confiance en eux et dans leurs possibilités. Devenons,
auprès d’eux, des ouvreurs de possibles !
54
Conclusion
Roland Debbasch,
directeur général de l’Enseignement scolaire, ministère de l’Éducation nationale,
de l’Enseignement supérieur et de la Recherche
Mesdames et messieurs les membres de l’Institut de l’entreprise, les directeurs
généraux et responsables d’entreprise, représentants des organisations syndicales,
inspecteurs généraux, inspecteurs pédagogiques régionaux, mesdames et messieurs
les professeurs, nous arrivons au terme de cette troisième édition des Entretiens
Louis-le-Grand. Au nom du ministre, je tiens à vous dire notre satisfaction de voir
cette manifestation s’établir désormais comme une tradition.
Chaque année, ce colloque est l’aboutissement d’une collaboration régulière et
fructueuse entre la direction générale de l’Enseignement scolaire, l’Inspection
générale de l’Éducation nationale et l’Institut de l’entreprise. Le partenariat formé
entre nous avait pour vocation d’organiser le rapprochement des mondes de
l’enseignement et de l’entreprise. Il paraissait essentiel de permettre aux professeurs
de sciences économiques et sociales d’ancrer leurs enseignements dans une juste
connaissance de la réalité actuelle des entreprises ainsi que des enjeux auxquels elles
sont confrontées. La mise en disponibilité de ressources, notamment par le biais
d’un site internet, richement alimenté par les professeurs, les universitaires et les
professionnels, a contribué, je crois, à ce rapprochement.
Les professeurs de sciences économiques et sociales sont désormais accueillis au
sein de grandes entreprises lors de stages d’immersion de neuf semaines : c’est là une
modalité de formation très forte, à travers laquelle les individus ont l’occasion de
confronter leurs connaissances théoriques aux réalités de l’entreprise. Ce dispositif
doit également permettre d’enrichir les travaux ensuite proposés aux lycéens.
Aujourd’hui, près de cent soixante professeurs ont déjà bénéficié de ces stages
grâce à l’engagement de cinquante entreprises. Il faut saluer cette initiative unique
et tout à fait exemplaire.
Par ailleurs, je veux souligner la pertinence du thème retenu cette année.
Il répond tout à fait à l’ambition du cours de sciences économiques et sociales qui
a pour but le développement de la connaissance des sociétés contemporaines. Les
ateliers ont permis de répondre aux questions des professeurs, de réunir des acteurs
de l’entreprise et des représentants des grandes organisations syndicales. Cette
initiative inaugure un nouveau traitement collectif des questions ayant trait à
55
Dialogue social et progrès social dans l’entreprise
l’entreprise. Les ateliers ont permis de nourrir, à partir de situations concrètes, une
réflexion portant sur le dialogue social et son cheminement vers le progrès social.
Plus fondamentalement, la simple tenue de ce dialogue est un signe important et
novateur : il démontre une convergence d’intérêt entre l’exigence de responsabilité
économique et sociale et l’affirmation de l’esprit citoyen. Jean Étienne a bien montré
que le dialogue social donne une signification concrète au principe démocratique.
Le dialogue reste la condition d’une adaptation harmonieuse et maîtrisée de
l’entreprise au monde contemporain et à ses défis. Base de la transformation des
entreprises, il doit aussi devenir leur objectif, afin d’améliorer le bien-être de chacun
en favorisant une meilleure redistribution des rôles et des richesses. De ce point de
vue, je tiens à souligner l’intérêt de l’approche comparative adoptée par de
nombreux intervenants : il convient de s’inspirer des expériences menées dans
d’autres pays ou tout au moins d’en développer la connaissance.
Les évolutions actuelles, économiques, politiques et sociales, obligent à repenser
le dialogue social : cela concerne l’ensemble des acteurs sociaux, y compris ceux du
monde éducatif. J’ai pu, au cours de mes diverses expériences et responsabilités, me
forger l’intime conviction qu’aucune décision ne peut être prise sans concertation,
écoute ou ouverture au dialogue.
En tant que représentant de l’institution scolaire, je veillerai, avec une attention
particulière, à assurer le traitement de ce thème dans les programmes proposés au
lycée, en accord avec le doyen Jean Étienne et l’Inspection générale.
Le caractère fructueux des échanges organisés aujourd’hui rappelle la nécessité de
nouer tout dialogue sur des bases de confiance.
Il me reste, avant de conclure, à remercier l’ensemble des intervenants, pour leur
disponibilité ; l’Institut de l’entreprise, pour son implication ; ainsi que tous les
participants : ils ont contribué par la richesse de leurs témoignages au succès de
cette journée. Je forme le vœu que vos travaux puissent trouver un prolongement
dans une publication. En attendant le plaisir de vous retrouver pour de prochains
débats, j’adresse à tous mes compliments pour le haut niveau des échanges de ces
troisièmes Entretiens.
56
Déjà parus dans la collection
« Les Ateliers de la Dgesco »
• Les Entreprises dans la mondialisation
CRDP de l’académie de Versailles, 2004,
7800BZ01, 7 €
• Du modèle américain à la superpuissance ?
CRDP de l’académie de Versailles, 2006,
7800BZ02, 7 €
• Les entreprises, acteurs de la recherche et de l’innovation
CRDP de l’académie de Versailles, 2006,
7800BZ03, 7 €
• La Traite négrière, l’esclavage et leurs abolitions. Mémoire et histoire
CRDP de l’académie de Versailles, 2007,
7800B456, 7 €
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