Un mauvais sujet politique

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Un mauvais sujet politique
Roland Barthes : 1951 / 1990 / 2015
L’année 2015 se termine sur une floraison d’ouvrages/hommages à Roland Barthes (avant le
bouquet final qui aura lieu au Collège de France en ce mois de novembre). C’est à qui étalera le
plus de témoignages sur sa proximité avec le grand homme. La plupart de ces hommages
auraient pu être publiés dans un seul recueil intitulé « Roland et moi ».
Éditer ces quelques lignes pourrait être assimilé à la curée mémorielle et son hystérie des égos.
Mais bon, tout d’abord je me réjouis de l’intérêt éditorial que suscite toujours « RB ». Il n’a pas
disparu du radar comme nombre de ses contemporains – certains aussi célèbres à l’époque – ce
qui semble indiquer que sa pensée produit toujours des effets au-delà de la mode.
Donc, je n’étais pas tenté par le devoir de mémoire et je laissais finir l’année lorsque j’ai pris
conscience que plusieurs témoignages faisaient allusion à un Barthes « marxiste » ou tout au
moins ayant lu Marx. En règle générale, cette filiation « marxiste » de RB était mise sous le tapis
(en même temps que Marx lui-même d’ailleurs).
Le texte inédit que je publie aujourd’hui était un écrit de circonstance, non retenu finalement
dans la revue « M ». Je n’ai pas souvenir des raisons précises de son écriture pas plus que de sa
mise à l’écart par Gilbert Wasserman avec qui je collaborais. Le fait est que je l’ai retrouvé. À
relecture avec la distance il me semble désormais procéder d’une mise en abyme de Marx,
Barthes et mon propre parcours. Il témoigne à sa façon, bien plus que ce que je pourrai écrire de
nouveau aujourd’hui, et donc il mérite publication après ces années, désormais virtuellement
sauvé de la « critique rongeuse des souris ».
Robert Crémieux
Mardi 3 novembre 2015
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Un mauvais sujet politique
1 / "Scandale" du marxisme" est un article publié par Roland Barthes dans le journal Combat en
1951. Le prétexte est un livre de Roger Caillois, "Description du marxisme" qui vient de sortir chez
Gallimard.
Roland Barthes n'en est qu'au début de ses publications. En 1953 il fera paraître "Le Degré zéro de
l'écriture".
2 / Pourquoi reproduire dans "M" ce texte bref d'un "critique littéraire" ? L'occasion d'abord de
saluer la parution du tome I de ses œuvres complètes, sous la direction d'Éric Marty. Puis à
l'évidence parce que la question posée - en 1951 - nous concerne. Le débat entamé dans "M" ces
derniers mois, loin d'être une discussion byzantine, est au cœur des enjeux théoriques et
politiques depuis que Marx a publié ses premiers textes.
Enfin, notre débat d'aujourd'hui se situe dans un développement. Qu'elle était la situation de la
question en 1951 ? Quels en sont les progrès depuis ?
3 / Le texte de Barthes fait le tour de la question en quelques phrases lapidaires. Loin de perdre
de sa force après son passage par le filtre de l'histoire, il est comme une pierre blanche, un jalon,
dans le débat qui se poursuit.
La présente introduction ne se veut surtout pas une glose (spécialité des marxistes dans toutes
leurs variantes), mais une simple situation. Les quelques notes qui suivent ont pour ambition de
servir de signets de lecture.
4 / Roland Barthes n'était ni un militant politique, ni un théoricien politique. Pour l'essentiel ses
textes sont aux prises avec la littérature, le langage. Que vient-il se mêler de "marxisme" ? Il est
vrai que les discours marxistes, imprégnés de scientificité, rejettent le plus souvent dans les
ténèbres de l'idéologie tout ce qui n'a pas le label "économie" ou "matérialisme historique".
Même la philosophie, surtout en France, a eu du mal à se faire entendre dans le champ marxiste.
Quant à la littérature, si Marx et Engels n'avaient pas eu le bon goût de parsemer leurs textes de
quelques citations, elle serait renvoyée à ses rêves. Voir, dans un autre domaine, le sort réservé à
la théorie freudienne...
5 / Bref, Barthes est un "mauvais sujet politique" (Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, p.
172). Mais un sujet tout de même (à défaut il serait "objet"), et particulièrement attentif. Son
intertextualité laisse apparaître un système de références prenant ses sources chez Marx, Sartre,
Brecht. Il a lui-même raconté comment il avait été initié par un militant trotskiste.
Dans ses textes se lit une tension, une recherche originelle : rendre le monde intelligible. Et (pas
seulement) se colleter à "l'opacité des rapports sociaux" (idem, p. 75).
6 / Barthes cite Marx : "De même que les peuples anciens ont vécu leur préhistoire en
imagination, dans la mythologie, nous avons, nous Allemands, vécu notre post-histoire en pensée
dans la philosophie". Nous sommes des contemporains philosophiques du présent, sans être ses
contemporains historiques." (idem, p. 63).
7 / En 1965, j'ai lu "Le Degré zéro de l'écriture". Pour un étudiant communiste de l'époque - c'est
à dire qu'on allait vers le chambardement de mai 1968 - ce livre "parlait". Il était subversif,
abordait le langage, la littérature en matérialiste et démontait l'écriture petite-bourgeoise de
Garaudy, d'André Stil. Il rendait lisible le décalage entre les gourous philosophiques et littéraires
du bureau politique du PCF et la réalité. Il annonçait les sifflets qu'ils allaient recevoir en mai
1968.
Je ne prétends pas réécrire l'histoire : en 1965, "Le Degré zéro" me fascinait et me troublait, il ne
remettait pas en cause mes certitudes dogmatiques. Tout au plus - Althusser allait accentuer la
faille - y avait-il d'un côté la théorie, critique, forcément critique, et de l'autre les réalités
politiques.
8 / Barthes était-il marxiste ? Il a lui-même répondu. Dans un billet des Lettres Nouvelles de 1955
(œuvres complètes, p. 499) : "Citant dans la Nouvelle NRF de juin quelques extraits de ces
"Mythologies", M. Jean Guérin me somme de dire si je suis marxiste ou non.
Au fond, qu'est-ce que ça peut faire à M. Guérin ? Ce genre de question n'intéresse d'ordinaire
que les maccarthystes. Les autres préfèrent encore juger sur pièces. Que M. Guérin fasse comme
eux. Qu'il lise Marx, par exemple" (p. 499).
Robert Crémieux
1990
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Scandale" du marxisme ?
par Roland Barthes
( sur Description du marxisme de Roger Caillois - Gallimard, 1951 )
Puisqu'il paraît que "l'Église" marxiste a son orthodoxie, ses schismes et ses hérésies, elle doit
avoir aussi ses sceptiques et ses pyrrhoniens.
Roger Caillois voudrait se situer de ce côté-là, à peu près comme le Guignebert du marxisme.
Seulement la critique du christianisme s'est toujours attaquée beaucoup plus au centre du mythe
qu'à son développement. Caillois procède inversement : sa "description" du marxisme concerne
non l'idée - qu'il méprise d'ailleurs passablement - mais la place qui lui est faite. Caillois regarde
fonctionner le marxisme dans le monde moderne ; il constate une disproportion surprenante
entre la précarité de la doctrine et l'ampleur de son succès ; il tire de cet examen une définition
de l'orthodoxie : l'orthodoxie n'est pas une vérité immuable, mais une vérité politique et soumise
à des obligations politiques. Autrement dit, le marxisme prend son prestige "scandaleux", non
dans son contenu propre, mais dans l'existence des partis communistes et de la Russie
Soviétique.
La description de Caillois repose sur un mouvement double : le fond et la forme, la doctrine et
son orthodoxie se discréditent réciproquement. Fausse en soi, la doctrine voit ses errements
grossis par l'artifice de son succès ; et le succès est lui-même scandaleux parce que se sont des
"erreurs" qu'il codifie. Aussi importe-t-il moins de juger les deux termes du mouvement, doctrine
et mythe, que de décrire leur rapport. En effet, Caillois se contente de condamner la doctrine en
passant ; l'erreur ne lui importerait pas plus qu'une autre, si elle n'était exagérément gonflée ; ou
plutôt, c'est l'enflure même de la situation marxiste par rapport à la dérision de son objet, qui
constitue un paradoxe inadmissible pour la raison.
On voit qu'au fond, pour Caillois, le scandale marxiste est d'ordre purement quantitatif. Cette
constatation doit avoir quelque chose de très rassurant pour les adversaires du marxisme :
réduite à une quantité, la puissance idéologique du communisme n'a heureusement rien de
troublant pour la raison ; elle est simplement phénoménale - de l'ordre des monstres rendus
remarquables seulement par un défaut de leurs proportions, monstres dangereux mais non
inquiétants. Il convenait donc que les "erreurs" du marxisme fussent traitées d'une main à la fois
ferme et expéditive. Autrement, le procès aurait tourné au débat d'idées, et cette sécurité que
donne aux lecteurs bourgeois l'évidence mathématique du scandale marxiste, se serait troublée.
Si Caillois expédie la doctrine proprement dite en quelques parenthèses, c'est qu'il a choisi à
l'avance ses lecteurs : il n'a pas à les convaincre, il a à les rassurer.
Seulement, il y a tout de même dans le monde un certain nombre d'hommes qui continuent de
garder du marxisme une idée tout aussi invincible au dogmatisme moscovite qu'au pyrrhonisme
bourgeois. Ils répondraient à Caillois qu'il n'est nullement indifférent que l'orthodoxie repose sur
une poignée d'erreurs méprisables ou sur un corps de vérités possibles. Le dogmatisme marxiste
n'est pas pour eux l'insolent paradoxe d'une malfaçon promue au rang de raison d'Etat, c'est la
tragédie d'une vérité discréditée par les armes sous lesquelles on l'a étouffée. Ici, le scandale
marxiste n'est plus ce qui sépare l'erreur du triomphe ; il est ce qui sépare la vérité de son échec.
Mais précisément, si la promotion de l'erreur est scandaleuse, la dégradation de la vérité est
tragique. Peut-être qu'aux yeux de nos pyrrhoniens bourgeois, le marxisme contemporain est un
paradoxe dont le succès choque insolemment la saine logique scientifique. Mais pour de
nombreux dissidents, dont le marxisme continue de féconder le destin individuel, le dogmatisme
moscovite n'est pas un scandale : il est une tragédie, au milieu de laquelle ils essayent pourtant
de garder, comme le chœur antique, la conscience du malheur, le goût de l'espoir et la volonté de
comprendre. À ceux-là, la description de Roger Caillois apparaîtra comme l'une des nombreuses
tentatives d'engourdissement menées contre l'inquiétude salutaire que le marxisme continue
d'inspirer au monde, en dépit de ses zélateurs et de ses sceptiques. Ils récuseront donc une
méthode qui profite des impostures du dogme pour discréditer une fois de plus ce que le
marxisme propose d'important.
Le problème est là : toute sociologie du marxisme est prématurée, tant que le "débat" marxiste
lui-même n'est pas épuisé par l'Histoire. Or il est loin de l'être. On sait que les propositions
marxistes constituent au moins des points actifs de discussion pour le monde moderne ; que ces
discussions ne sont pas aussi byzantines que le voudrait Caillois mais concernent au contraire
toujours des problèmes profonds de l'Histoire présente ; qu'on ne discute pas ici du sexe des
anges mais du pain des hommes; et que, par conséquent, il y a une question antécédente à toute
"situation" de la doctrine : celle de savoir si, pourquoi ou comment le marxisme est vrai ou ne
l'est pas.
Combat
21 juin 1951
OC – Seuil – p. 124
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