Line Grisé Une rédactrice touche-à-tout
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Line Grisé Une rédactrice touche-à-tout
Les facettes du métier Line Grisé Une rédactrice touche-à-tout propos recueillis par Alice Vézina Vous pouvez reconnaître à vue de nez un mannequin, un joueur de football, un boxeur, une chanteuse d’opéra, mais sauriez-vous détecter une rédactrice professionnelle à son allure ? Ceux qui le peuvent imagineront sans doute une personne à l’air sévère, sérieux, monotone. La rédactrice que je vous présente aujourd’hui modifiera cette image. Grande, mince, élancée, un teint à faire pâlir une anglaise, le regard perçant, éveillée et l’air décidé voici Line Grisé. Biologiste, elle a complété sa formation en faisant des études en sciences économiques et politiques. Elle poursuit depuis 19 ans une carrière à l’Université Laval, et les différentes fonctions qu’elle a occupées ont fait d’elle une rédactrice touche-à-tout. Elle est présentement adjointe à la vice-rectrice aux études. Comme dans la chanson « Je n’ai fait que passer un beau jour dans ta vie », les patrons se sont succédé dans le milieu de travail de Line au gré des changements d’administration et de l’évolution de l’Université Laval. Elle, elle est restée, s’adaptant aux nouvelles situations. Line est sensible au fait que les têtes dirigeantes dans un organisme ont d’énormes responsabilités et qu’elles ont besoin de l’appui de leur équipe. Elle sait aussi que chaque patron a ses exigences. Elle a dû par conséquent maîtriser plusieurs types d’écrits tout en tenant compte du style de ses supérieurs. Et des patrons, elle en a connus ! Rédiger : Tous ces changements périodiques de supérieur ne vous causent-t-ils pas quelque angoisse ? Line Grisé : Ce n’est pas facile de changer de patron car, surtout à ce niveau hiérarchique, ils ont des personnalités bien affirmées, bien marquées. Changer de patron, c’est changer de job ; il est normal et nécessaire de s’adapter. En général, je n’ai pas de difficulté à me conformer à un style, à une méthode de travail. Il y a cependant des patrons inimitables et des circonstances où mon mimétisme a des limites. Mes premières armes, je les ai faites auprès de scientifiques. Je collaborais à la rédaction des demandes de subvention et des rapports de recherche. Ce style est neutre et sans fioritures : il s’agit de présenter le sujet de façon claire, efficace, avec des chiffres et des tableaux, d’énoncer l’hypothèse de départ et d’exposer les faits l’infirmant ou la confirmant. Ensuite, comme adjointe administrative, j’ai pratiqué la rédaction à caractère utilitaire : lettres, notes de service, procès-verbaux. Je n’ai pas de difficulté à copier le style du patron dans ce type de rédaction. Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 1, 1996 R. : Comme adjointe de vice-recteurs, votre tâche de rédactrice s’est sûrement enrichie... L.G. : À la correspondance administrative se sont ajoutés d’autres types de rédaction. J’ai participé à la rédaction d’ententes d’affiliation avec les hôpitaux, de contrats de recherche ou de services professionnels entre chercheurs et entreprises. R. : Il me semble que c’est plutôt monotone, tatillon ? L.G. : Au contraire, j’aime relever ces défis. Les documents doivent être sans faille puisqu’ils ont des répercussions financières sur l’établissement et engagent sa responsabilité légale. On traite avec d’autres universités, des entreprises, des services gouvernementaux qui ont pour la plupart des conseillers juridiques ou des analystes spécialisés. R. : Vous aimez les parties de bras de fer, les challenges ? L.G. : Je dois protéger mon établissement, penser à ce qui est vital pour lui et, en même temps, faire preuve de collaboration, car il s’agit de projets communs. Chaque partenaire dans une entente veut tirer son épingle du jeu. Il y a un plaisir à cela. R. : Vous devez être une adversaire redoutable dans une négociation. Vous souvenez-vous d’une « lutte amicale » en particulier ? L.G. : Oui, je préfère ne pas donner de nom, mais j’ai en tête un certain protocole pour lequel j’ai battu notre « adversaire-partenaire » de vitesse afin de conserver à l’Université le contrôle financier d’un projet. On apprend des trucs pour se mettre en position de force, comme prendre l’initiative de rédiger le document de base, car, la plupart du temps, les partenaires sont réticents à tout modifier et ils n’y changent que des détails. R. : Votre rôle d’adjointe vous amène à rédiger des politiques, des orientations, des analyses. Ces documents stratégiques, probablement très longs, ne demandent-ils pas une préparation minutieuse et un grand investissement intellectuel ? L.G. : En effet. C’est ce que j’appelle la rédaction à longue portée, celle qui survivra à notre fonction, qui donnera, après une consultation, un document de référence pour l’avenir. Comme vous dites, on fait appel à notre capacité intellectuelle de synthèse, à notre sens critique. C’est un travail créateur qui nécessite beaucoup de cueillette, de sélection et d’organisation de l’information. Il faut placer notre action dans le contexte de l’établissement qui nous emploie, se rattacher à ses orientations et produire un texte clair, cohérent et explicatif. Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 1, 1996 R. : Et quand il s’agit de se mettre dans la peau du patron pour lui préparer une allocution, il faut avoir la délicatesse d’une ballerine, je suppose ? L.G. : Oui, ce sont les textes les plus périlleux à écrire si le patron ne vous laisse pas suffisamment de temps ou s’il ne vous fournit pas assez d’idées sur lesquelles vous appuyer pour démarrer. Il doit préciser ses attentes, car c’est facile de manquer le bateau et on risque de devoir tout reprendre en catastrophe. La performance du patron est en cause. Il s’adresse à des centaines de personnes parfois, la presse est présente et souvent le discours a des répercussions publiques. R. : Il doit y avoir des moments où vous vous dites qu’on ne distinguera pas qui de vous ou de votre supérieur a écrit le texte, que vous êtes son double rédactionnel. Est-ce le but à atteindre ? L.G. : J’écris pour mon patron ; il doit se sentir à l’aise avec ce que je lui présente. Lorsque les textes me reviennent sans corrections, ou presque, je sais que j’étais dans la bonne voie. On n’y arrive pas du premier coup. Lorsque j’ai un nouveau patron, je suis à l’écoute, je m’inspire de ses textes. Je sais que le rédacteur doit s’effacer; et tenir compte de la personne pour laquelle il écrit s’il veut être utile. R. : Mais il faut sûrement une bonne dose d’humilité pour jouer le rôle d’adjoint. Je vous soupçonne de ne pas toujours être comme le roseau de la fable et d’avoir quelque influence sur vos patrons... L.G. : S’il y a influence, c’est avant la prise de décision. L’adjoint conseille, propose des choix, suggère, puis, s’il y a lieu, met par écrit la décision en étant très fidèle à l’esprit de la discussion et en tenant compte du style du patron. L’information à transmettre doit être pertinente, ce qui signifie qu’on l’a bien analysée et comprise. Il ne doit pas subsister d’ambiguïté qui risquerait de confondre le lecteur. La maîtrise de la langue française est aussi un élément déterminant. L’outil du rédacteur, c’est la langue. Mais même avec un excellent français, des rédacteurs finissent par tomber dans le piège des expressions à la mode, ces erreurs de langage qui prolifèrent et qui agacent le lecteur averti (les argents, la personne humaine, une ressource en parlant d’une personne). Il faut donc être vigilant, prendre le temps de trouver les expressions justes et pertinentes et, surtout, ne pas avoir peur de recommencer. Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 1, 1996