Le féminisme dans la littérature égyptienne de langue française

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Le féminisme dans la littérature égyptienne de langue française
LE FÉMINISME DANS LA LITTÉRATURE ÉGYPTIENNE
DE LANGUE FRANÇAISE
JEAN-GÉRARD LAPACHERIE
I
Dans le magazine de la langue française, «Qui-vive international», à propos des ‘lettres égyptiennes’, le critique Victor Courtois
écrit: «Le roman égyptien de langue française s'articule autour de
deux grands thèmes: la femme et la famille d'une part, la réalité
sociale d'autre part [...] L'Orientale devait prendre conscience de
l'état d'infériorité où elle était tenue avant même de songer a remettre cette servitude en question1».
La littérature égyptienne de langue française ne traite pas seulement de la femme orientale. C'est aussi une littérature de combat ou 'engagée', qui revendique pour les femmes des libertés et
des droits égaux a ceux dont jouissent les hommes.
Ainsi, dans le Prologue de Ramza, roman d'Out-el-Kouloub,
publié en 1958,2 la narratrice dit de l'héroïne: «En se révoltant
contre des coutumes séculaires et des autorités familiales abusives,
elle avait posé, devant l'opinion publique aussi bien que devant les
tribunaux, la question de la liberté de la femme et de ses droits».3
Dans Le Coffret bindou, autre roman d'Out-el-Kouloub, publié
en 1951, Samiha, une des héroïnes, déclare a celui qu'elle va
épouser: «Les revendications de la femme, je les présenterai, soyez-en sûr, dès que j'aurai acquis suffisamment d'autorité. Notre
pays ne progressera pas vraiment tant que les femmes y seront
«Qui-vive international», 1, 1985, p. 27.
Paris, Gallimard, 1958.
' Ibid., p. 16.
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maintenues dans l'ignorance et l'esclavage. J'ai en préparation un
livre sur le sujet».4
L'Egypte a connu une littérature féministe en français, dont le
principal auteur est la romancière Out-el-Kouloub, pseudonyme
qui, en arabe, signifie 'Nourriture des Coeurs'. Quelles sont les origines et la genèse du féminisme égyptien, qui, des années 1910 à
1950, a surtout recouru au français? C'est ce que j'aimerais étudier dans cet article.
II
Dans le premier quart du XXC siècle, deux penseurs égyptiens
posent publiquement la question de la condition des femmes. Le
premier est Kassem Amin, le second Mansour Fahmy; Kassim
Amin, dans Tahrir el marah - titre qu'Out-el-Kouloub traduit tantôt La Libération de la femme, tantôt L 'Emancipation de la femme
-, écrit en arabe et publié en 1899;5 Mansour Fahmy, dans La
Condition de la femme dans la tradition et I'évolution de I'islamisme, thèse de doctorat soutenue à la Sorbonne en 1913 et publiée
la même année a Paris.6
Or, de ces deux penseurs, seul Kassem Amin est cité, invoqué,
admiré, commenté par Out-el-Kouloub ou par Taha Hussein; Mansour Fahmy est ignoré volontairement. Dans Le Coffret hindou,
Samina demande au jeune homme qu'elle va épouser: «Connaissez-vous Kassem Amin? [...] Je vous prêterai ses livres: Hier et aujourd'hui, L'Emancipation de la femme, par exemple».7
Dans Ramza, l'héroïne raconte: «J'avais seize ans, quand je
surpris ainsi une discussion particulièrement animée [...]. J'entendais une voix jeune et ardente défendre des idées qui déjà m'étaient chères: la nécessité d'instruire la femme, de lui donner les
mêmes droits qu'aux hommes, de la libérer du voile [...]. Le lendemain, quand je pénétrai dans le bureau de mon père, mes yeux
Ibid., 1951, p. 144.
Le Caire. L'ouvrage n'a pas été traduit en français: cf. ANOUAR ABDEL-MALEK, Anthologie de la littérature contemporaine, t. 2, «Les Essais», Paris, Le Seuil,
1965.
6 Rééditée sous le titre La Condition de la femme dans I'islam, Paris, Allia,
1990.
7 OUT-EL-KOULOUB, Le Coffret hindou cit., p. 141.
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tombèrent aussitôt sur un livre en arabe, au titre exaltant Tahir el
Mar'ah: La Libération de femme. Je sus tout de suite [...] que l'auteur en était le jeune homme de la veille; il s'appelait Kassem
Amin, un nom que je ne devais jamais oublier [...]. Je dévorai le
livre; j'en parlai le lendemain a mes camarades; aucune ne le connaissait encore, toutes l'achetèrent; il devint notre arsenal d'idées;
certaines d'entre nous le savaient par coeur».8
Quand Taha Hussein écrit un article en français sur le renouveau de la pensée et de la littérature égyptiennes,9 il cite Kassem
Amin, reconnaît qu'il a joué un rôle déterminant dans la libération
des femmes égyptiennes, mais il ignore l'ouvrage de Mansour Fahmy: «(A la fin du siècle dernier) il s'agissait d'émanciper la femme musulmane [...], de faire tomber son voile, de la faire sortir de
sa maison pour qu'elle pût participer a la vie collective avec les
mêmes droits que l'homme [...]. Le promoteur de ce mouvement
n'était pas un théologien, mais un magistrat, ancien élève de la Faculté de Droit de Montpellier [...]: Kassem Amin».10
Analysons la pensée de ces deux auteurs, l'un écrivant en arabe; l'autre, en français.
Ill
Kassem Amin (1865-1908) est un disciple du Cheikh Mohammed Abdouh (1849-1905). Celui-ci, moufti d'Egypte en 1899, est
célèbre pour avoir inspiré, par ses écrits, le renouveau arabe (Gamal Abdel Nasser le citait souvent) et islamique dans les pays du
Proche-Orient.
Pour Mohammed Abdouh, l'essentiel est de «comprendre la
religion selon la voie des ancêtres de la oummah» 11 et de «retourner à ses sources premières afin d'en acquérir les connaissances».12
Anouar Abdel Malek, un des commentateurs de la pensée arabe
contemporaine, qualifie, à juste titre, cette pensée de fondamentaliste, parce qu'elle prône un retour aux fondements de l'islam.
OUT-EL-KOULOUB, Ramza, pp. 102-103.
Tendances religieuses de la littérature égyptienne, «Les Cahiers du Sud» (l'islam et l'occident), Marseille, 1947.
10 TAHA HUSSEIN, op. cit., p. 236.
11 MOHAMMED ABDOUH, Moudbakkarat, Le Caire, 1961; in Antologie de la littérature arabe contemporaine cit., p. 79.
12 Ibid.
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Mohammed Abdou, écrit-il, veut épurer la foi «des scories et des
déformations qui résultent [...] des siècles de décadence».13
Pourquoi retourner aux fondements? Mohammed Abdouh raconte que, jeune homme, il n'a pas accepté «l'abaissement, la faiblesse, l'humiliation» de l'Egypte et du monde arabo-musulman.14
C'est pourquoi il souhaite la «renaissance de l'Islam». Dans l'histoire de la pensée arabe contemporaine, il est, avec Gamal el Din
el Afghani, le premier penseur nationaliste, au sens ou la nation
dont il souhaite le renouveau est la «oummah»: la nation arabe du
premier siècle de l'hégire.
Trois domaines doivent être réformés: la pensée, la langue, la
société. Mohammed Abdouh veut «libérer la pensée du garrot de
l'imitation»,15 ce que Taha Hussein, un demi-siècle plus tard, en
1946, interprète comme la volonté de «reprendre la liberté de pensée, d'examen, de réforme» et de «rejeter tout asservissement
aux dogmes théologiques et aux règles juridiques».16 Mohammed
Abdouh préconise une réforme linguistique; non une réforme de
la langue arabe, mais de la façon dont celle-ci est utilisée par les
religieux d'Al-Azhar. II condamne la rhétorique ornée, qui privilégie la forme ou le respect des normes au détriment du sens. II est
à l'origine du mouvement de réforme sociale. II demande aux
gouvernements de respecter dans toutes leurs décisions l'idéal de
justice, vertu essentielle selon l'islam. II propose aussi de réformer
la condition des femmes; et cela, afin que l'Egypte retrouve sa
grandeur passée. Ainsi, dans Ramza, la narratrice rappelle les idées
que le cheikh défendait en matière d'éducation des filles: «(Mon
père) subissait alors l'influence de son ami, le cheikh Mohammed
Abdou, qui n'était pas encore moufti, mais prônait déjà l'instruction des filles musulmanes dans des écoles égyptiennes. Au nom
de la justice, il protestait contre ceux qui traitaient la femme en
créature inférieure; mais surtout il voyait dans l'éducation des futures mères de famine la base de la régénération nationale à laquelle il consacrait sa vie».17
" Ibid., ANOUAR ABDEL-MALEK, «Introduction à la pensée arabe contemporaine», p. 14.
14 Ibid., Mohammed Abdouh, p. 80.
15 MOHAMMED ABDOUH, Anthologie de la littérature arabe contemporaine cit.,
p. 79.
16 TAHA HUSSEIN, Tendances religieuses de la littérature égyptienne, «Les
Cahiers du Sud», p. 235.
17 Ramza cit., p. 97.
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Kassem Amin partage les idées de Mohammed Abdouh. C'est
un fondamentaliste - un islamiste, dirait-on aujourd'hui -, comme
son maître. Tahir el Mar'ah est un ouvrage passionné dans lequel
l'auteur multiple les fausses interrogations, les anaphores, les antithèses soit au niveau de la construction des phrases, soit au niveau
des mots. D'un point de vue stylistique, La Libération de la femme
se situe à l'oppose des ouvrages universitaires. II s'agit de la protestation indignée d'un moraliste contre la condition que la société
égyptienne fait aux femmes. Kassem Amin critique l'enfermement
des femmes dans le harem ou dans la maison; la servitude - la
condition de servante - à laquelle elles sont condamnées; 1'ignorance dans laquelle elles sont tenues; la répudiation «sans raison»,
dont elles sont les victimes; la polygamie de plaisir, qui font d'elles
des marchandises; le mépris que les hommes manifestent a l'égard
des femmes.
Kassem Amin s'indigne au nom de l'islam. La condition des
femmes est contraire aux lois religieuses. Quand l'homme méprise
la femme, il agit «sans tenir compte de ce que sa religion lui impose en matière de bonne foi et de justice dans l'action».18 L'islam
n'est pas responsable de la condition inférieure des femmes. Au
contraire, affirme Kassem Amin. Les causes essentielles de cet état
de choses sont les moeurs décadentes et archaïques des nations dans
lesquelles l'islam s'est répandu et que l'islam n'a pas su ou pu
amender.
Quand les hommes maintiennent les femmes dans un statut
social inférieur, ils violent la loi islamique, laquelle proclame «l'égalité de la femme et de l'homme».19 Selon Kassem Amin, l'islam
«a établi la liberté et l'indépendance de la femme, au moment ou
celle-ci était privée de ses droits dans les autres nations» et «lui a
accordé tous les droits de l'homme».20
L'oeuvre de Kassem Amin révèle un fait important. Dans l'histoire de l'Egypte moderne, ce sont les islamistes qui, les premiers,
des la fin du XIXC siècle, s'efforcent, par leurs écrits et leurs actes,
de changer la condition des femmes, en particulier, en leur permettant d'accéder a l'instruction.
De fait, Out-el-Kouloub, dans les romans qu'elle écrit un demi-siècle plus tard, leur rend hommage. A juste titre.
KASSEM AMIN, Anthologie de la littérature arabe contemporaine cit., p. 63.
Ibid.
Ibid.
JEAN-GÉRARD LAPACHERIE
IV
La Condition de la femme dans l'islam de Mansour Fahmy est
une oeuvre différente de Tahir el Mar'ah de Kassem Amin. Ce n'est
pas un essai passionné, rhétorique, enflammé, mais une thèse de
doctorat, dans laquelle l'auteur applique les méthodes de la critique historique. Mansour Fahmy examine, sans a priori, ni tabou,
les textes, les documents, les faits historiques relatifs à la condition
des femmes depuis Mahomet.
Sur deux points au moins, les thèses qu'il soutient se situent à
l'opposé de celles des Fondamentalistes, Mohammed Abdouh et
Kassem Amin.
D'abord, Mansour Fahmy n'hésite pas a mettre en cause le
fondateur de l'islam, le prophète Mahomet, qu'il juge en partie
responsable, par ses actes et par ses paroles, du mépris avec lequel
les femmes sont traitées dans les pays arabes. Le premier chapitre
du livre I consacré à «Mahomet et la femme» a pour titre «Mahomet légifère pour tous et fait exception pour lui-même».21 Mansour Fahmy analyse aussi les raisons, souvent peu reluisantes,
pour lesquelles Mahomet s'est marié neuf fois et les situations
dans lesquelles il a exprimé des opinions hostiles aux femmes.
De ce point de vue, la thèse de Mansour Fahmy est iconoclaste ou imprudemment sacrilège. Cela lui valut des critiques violentes et haineuses; et d'être écarté pendant six ans de l'enseignement
supérieur.
Sur un second point - celui des effets de l'islam sur la condition des femmes -, Mansour Fahmy s'oppose à Kassem Amin et à
ses amis fondamentalistes. Pour ces derniers, l'islam a représenté
un progrès, dans la mesure où cette religion a mis fin à des pratiques barbares (meurtres rituels de bébés de sexe féminin, par
exemple), dont les femmes étaient les victimes. Pour Mansour Fahmy, il n'en est rien. En se fondant sur des documents, il montre
que les femmes, dans les sociétés pré-islamiques, jouissaient de libertés que la nouvelle religion leur a retirées. Avec l'islam, il n'y a
pas eu progrès, mais régression de la condition de la femme. En
atteste l’évolution de la poésie, par exemple: «Alors que les poèmes païens de jadis étaient tout embellis par l'image réelle d'une
femme vivante, agissante, forte et belle par la valeur morale, les
21
MANSOUR FAHMY, La
p. 37.
Condition de la femme dans l'islam, Paris, Allia, 1990,
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poètes musulmans en furent réduits à orner artificiellement leurs
vers de l'image factice d'une femme irréelle, puisque les femmes
musulmanes s'étiolaient dans une vie chétive et secrète au fond de
leurs maisons».22
Entre deux penseurs de la condition des femmes, le fondamentaliste Kassem Amin et l'historien des idées Mansour Fahmy,
les écrivains féministes égyptiens - et surtout Out-el-Kouloub ont choisi de reprendre les idées du premier, ignorant volontairement les analyses du second.
V
Deux
faits
expliquent
qu'Out-el-Kouloub
et
Taha
Hussein
aient fait leurs les thèses de Kassem Amin.
Avant de découvrir, dans les années 1910, les cultures européennes de la Méditerranée, Taha Hussein a été étudiant en théologie à l'Université d'El-Azhar, ou s'affrontaient réformateurs et
traditionalistes. Taha Hussein a pris parti pour les réformateurs,
qui défendaient les idées de Mohammed Abdouh et de ses amis.23
Quant a Out-el-Kouloub, elle est la fille d'un cheikh égyptien,
guide d'une confrérie mystique et ami de Mohammed Abdouh.
Bien que féministe, elle reconnaît être une musulmane fervente,
comme elle l'écrit dans l'avis «au lecteur» de La Nuit de la destinée:24 «Je suis née au pied d'un minaret et des que j'ai pu voir,
son doigt effile m'a montré le ciel; dès que j'ai pu entendre, le
nom d'Allah, lancé cinq fois le jour dans l'appel du muezzin, a pénétré mon âme. Plus tard, quand j'ai vu mourir mon Père, c'est
vers le ciel que s'est tourné son dernier regard, c'est le nom d'Allah qu'il a prononcé dans son dernier soupir [...]. Grâce a ce que
je tiens de lui, j'ai pu parcourir le monde [...], sans perdre la croyance de mon enfance qui est sans cesse allée se fortifiant».25
On comprend que ces écrivains aient valorisé la pensée du
fondamentaliste Kassem Amin et ignoré celle de l'historien critique Mansour Fahmy, injustement oublié.
MANSOUR FAHMY, op. cit., p. 156.
TAHA HUSSEIN, Le Livre des jours, Paris, Gallimard, 1947.
Paris, Gallimard, 1954.
OUT-EL-KOULOUB, Op. tit., p. 15.
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Une autre raison explique cette préférence. Taha Hussein et
Out-el-Kouloub appartiennent à une génération d'intellectuels qui
revendiquent pour leur pays une indépendance totale. De fait, ils
situent la question de la condition des femmes dans le cadre de la
renaissance arabe (la nahdah). Ainsi, pour Taha Hussein, «Le Rèveil de la conscience arabe» prend deux aspects indissociables.26
Le premier est intellectuel. Mohammed Abdouh et Kassem Amin
exigent la liberté de pensée, car c'est le seul moyen de se libérer
du despotisme interne ou de la domination étrangère: «Pas de libération politique [...], sans la libération de l'homme vis-à-vis de
lui-même: il faut se sentir libre devant soi et devant la société
pour pouvoir exiger et obtenir la liberté».27 Le second aspect est
social. II faut reformer la société - ne serait-ce que pour la rendre
conforme à l'idéal de justice des fondamentalistes, en particulier
pour tout ce qui se rapporte à la condition des femmes: «Très facilement, on trouva moyen de rattacher ces revendications sociales
(en faveur des femmes) aux reformes religieuses de Mohammed
Abdouh»;28 ou encore: «liberté de pensée et d'expression, liberté
de la femme étaient choses reconnues évidentes».29
Or, Mohammed Abdouh est l'un des premiers penseurs égyptiens qui, a la fin du XIXe siècle, aient pris le parti publiquement
de l'indépendance nationale, ce qui lui a valu d'être exilé par les
autorités égyptiennes, à la demande des Anglais.
De la même manière, Out-el-Kouloub établit un lien entre la
condition inférieure des femmes et la situation de l'Egypte, pays
dominé par l’Angleterre: «En revendiquant la liberté de me marier
selon mon choix, il semblait que je fusse devenue la championne
de l'indépendance égyptienne».26 Ou encore, comme étaient censés
le titrer les journaux de l'époque: «Libérons nos mères, nos épouses, nos filles, pour que naissent des générations d'hommes libres!».31
A l'opposé, Mansour Fahmy n'établit pas de lien entre domination sexiste et domination coloniale. Dans son ouvrage sur la
condition de la femme, il cherche les origines du statut social infé-
TAHA HUSSEIN, «Le Cahiers du Sud» cit., p. 235.
Ibid.
TAHA HUSSEIN, op. cit., p. 236.
Ibid.
OUT-EL-KOULOUB, Ramza cit., p. 206.
Ibid.
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rieure des femmes dans la seule civilisation arabe et islamique - à
la fois, dans les textes, dans les lois et dans les coutumes ou les
pratiques traditionnelles.
VI
En réalité, les thèses des penseurs fondamentalistes sur la condition des femmes ont été vite dépassées, et cela dès 1920. Le dépassement a été l'oeuvre de celles que Taha Hussein appelle «les
femmes de la bourgeoisie», dans les années 1918-1923, pendant
lesquelles se crée en Egypte un parti libéral, le Wafd, qui lutte
pour obtenir l'indépendance du pays et qui remporte les élections
de 1924: «Le mouvement national de 1918-1919 vit les doctrines
des deux réformateurs dépassées [...]. Les femmes de la bourgeoisie n'assistaient plus en spectatrices à la discussion autour de leur
liberté: elles la prenaient simplement; elles rejetaient le voile, quittaient leurs maisons, manifestaient avec les hommes dans la rue
contre les Anglais et revendiquaient leur part de danger dans la
lutte».J2
Autrement dit, les premières thèses sur les femmes ont été dépassées à partir du moment où ces thèses ont été prises en charge
et assumées par les femmes elles-mêmes et cela dans le cadre de la
lutte pour l'indépendance nationale.
Le féminisme égyptien est littéraire; il est aussi une association
de femmes qui ne sont pas nécessairement des écrivains. En tant
que mouvement organisé, il se constitue en mars 1923. A l'origine
se trouvent deux femmes: Hoda Charaoui et Céza Nabaraoui, qui
créent l'UFE - que Céza Nabaraoui nomme tantôt Union des
Femmes Égyptiennes, tantôt Union Feministe Égyptienne." L'activité de l'UFE n'est pas différente de celle des associations qui
existent aujourd'hui dans les pays démocratiques. En 1925, Hoda
Charaoui fonde une revue, fabriquée au Caire et écrite en français:
«L'Égyptienne», dont la rédactrice en chef est Céza Nabaroui et à
laquelle collaborent des écrivains égyptiens célèbres, dont Taha
Hussein et Hussein Haykal.
L'UFE suggère de modifier la législation. En décembre 1923,
elle fait pression sur le gouvernement égyptien pour qu'il fixe par
TAHA HUSSEIN, «Les Cahiers du Sud» cit., p. 237.
«Qui-vive international», n. 1, 1985.
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décret l'age légal du mariage pour les filles a 16 ans et pour éviter
que les filles ne soient mariées dès qu'elles sont pubères. L'UFE
organise aussi des manifestations sur la voie publique. En mai
1923, à la gare du Caire, trois femmes, Hoda Charaoui, Nabawaya
Moussa et Céza Nabaraoui descendent du train qui les ramène
d'Alexandrie, dévoilées, et montrent leur visage en public. Les
Egyptiens qui assistent à la manifestation applaudissent. A propos
de cet événement fondateur, Céza Nabaraoui dit: «Aucun homme
ne pouvait plus nous empêcher d'agir: mon père était mort l'année précédente et Hoda était veuve depuis un an».'27 Les militantes
de l'UFE participent à des congrès féministes internationaux ou
en organisent: au Caire, en 1938, au moment de la guerre civile
qui oppose en Palestine anglaise Juifs et Arabes, l'UFE convoque
un congrès de femmes arabes, dont le thème est la «défense de la
Palestine*.35 Hoda Charaoui et Céza Nabaraoui comptent parmi
les femmes qui créent au Caire, en 1944, la Ligue des Femmes
arabes.
Le féminisme égyptien n'est pas seulement une écriture ou des
romans. C'est aussi des actes, des lois, des changements effectifs
dans la société. Dans le Prologue de Ramza, alors que, âgée, 1'héroïne observe des jeunes gens libres de leurs mouvements et de
leurs sentiments, elle reconnaît: «On m'aurait bien surprise, il y a
seulement trente ans, si l'on m'avait prédit qu'un jour, sur notre
terre d'Egypte, des jeunes filles musulmanes sortiraient non voilées
avec des jeunes gens et disposeraient librement de leur coeur».36
VII
Ce serait un contre-sens de conclure que les écrivains comme
Out-el-Kouloub et Taha Hussein reprennent telles quelles les
idées que les Fondamentalistes ont soutenues, au début du XXe
siècle, sur la condition des femmes. Au contraire, d'importantes
variations ont affecté l'idéologie fondamentaliste.
Ainsi, en exposant la pensée des Fondamentalistes et surtout
celle de Mohammed Abdouh, Taha Hussein les infléchit, et cela,
dans deux directions. D'abord, il présente le Cheikh Abdouh,
«Qui-vive international», n. 1, p. 34.
Ibid.
Ramza cit., p. 15.
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grand moufti d'Egypte, comme un rationaliste critique, qui aurait
mis en oeuvre les méthodes du libre examen des philosophes français des Lumières et qui aurait revendiqué les libertés «de pensée,
d'examen, de réforme»; ce qui n'est absolument pas le cas. Certes,
Mohammed Abdouh est rationaliste, mais il ne soumet à la critique que les traditions qui, selon lui, dénaturent le message religieux originel.
Taha Hussein fait de Mohammed Abdouh un penseur libéral.
II libéralise sa pensée, laissant croire que ce dernier aurait voulu
accorder à chaque individu, homme ou femme, des libertés individuelles. Or, Mohammed Abdouh n'a jamais été libéral. Ses buts
étaient de réformer la «Oummah»: la communauté des croyants, y
rendre le prestige, la grandeur, la force d'attraction qu'elle avait
connus dans le passé.
C'est aussi dans un sens libéral qu'Out-el-Kouloub infléchit les
thèses fondamentalistes. A partir du moment où, dans Ramza et
Le Coffret hindou, les femmes exigent la liberté - mettent en acte
les discours de Kassem Amin -, elles vont beaucoup plus loin que
les discours de ce dernier. Ainsi, le père de Ramza, Farid Bey, intellectuel fondamentaliste entre en conflit avec sa fille, à propos
du mariage. Ramza, elle, est libérale, au sens propre de ce terme.
Elle se considère comme un individu autonome, ayant une volonté
et un libre arbitre. De ce fait, elle décide de se marier avec celui
qu'elle a choisi et qu'elle aime. Ce que son père lui interdit, ayant
choisi pour elle un époux qu'elle ne connaît pas.
De même, Mohammed Abdouh a voulu que les filles reçoivent
une instruction primaire. Dans l'esprit de Mohammed Abdouh et
de Kassem Amin, cela permettra de régénérer la société. Des filles
instruites dans la foi islamique pourront, devenues femmes, transmettre à leurs enfants le message qui leur aura été enseigné. L'instruction des filles est un instrument pour réaliser un autre but: rénover la société.
Out-el-Kouloub,
au
contraire,
désinstrumentalise
l'instruction.
Elle en fait une fin en soi. C'est une condition de l'épanouissement de la personne. Ramza veut apprendre la littérature non pas
pour être une bonne mère de famille, mais parce qu'elle aime lire.
Ou bien, les études supérieures seront pour les filles un moyen
d'accéder à des emplois rémunérés. Ainsi, Samiha, après avoir fait
des études à 1'Université, devient critique d'art dans un journal.
De fait, Out-el-Kouloub et Taha Hussein déplacent
réformatrices de Mohammed Abdouh et de Kassem Amin. Ils les
les
thèses
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extraient du cadre religieux fondamentaliste et ils les situent dans
une idéologie libérale. Ce faisant, Out-el-Kouloub et Taha Hussein
donnent à ces thèses, à ces thèmes, à ces propositions de réforme,
des significations nouvelles et qu'elles n'avaient pas à l'origine,
mettant au centre des préoccupations de Mohammed Abdouh ou
de Kassem Amin, non la «Oummah», mais les individus, uniques,
libres, autonomes.
Résumé. - Pendant un demi-siècle environ, de 1895 a 1960, l'Egypte
a connu une pensée et un mouvement féministes qui se sont exprimés
surtout en français. Ce féminisme est oublié; parfois occulté. II s'agit de
l'exhumer. Pour plusieurs raisons. D'abord, il n'est pas exogène: ce sont
intellectuels égyptiens eux-mêmes, des hommes et des femmes, qui ont eu
le courage d'exiger que leur société améliore la condition des femmes.
Ensuite, ces intellectuels ont compris que la condition des femmes était
liée à celle de la décadence de l'Egypte et que, pour renouer avec la
grandeur passées de ce pays, il faillait instruire les filles et les libérer du
statut de servantes recluses auquel elles étaient condamnées. Enfin, ce féminisme a suscité des pensées fortes et des oeuvres littéraires de qualité, en
particulier Ranza de la romancière Out-el-Kouloub.
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