Démocratie Directe

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SOUS LA DIRECTION
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ELECTIONS ET PARTIS
tion. Et que Ie scrutin proportionnel est juste mais inefficace. II laisse
une place a tous les partis, mais il donne des Assemblees tres eclatees,
ingouvemables. La aussi les choses sont plus compliquees. La proportionnelle est souvent limitee par un seuil d' acces a la representation
qui evite un trop grand emiettement. Quant au scrutin majoritaire, il
n'est pas seulement efficace pour Ie gouvemement du pays, il pennet
aussi que ce soient les electeurs qui Ie choisissent. Autrement dit, tout
depend du type de democratie que I' on souhaite: une democratie
majoritaire dans laquelle les citoyens decident qui gouveme, ou une
democratie ultra-representative dans laquelle ils designent ceux qui
decideront a leur place. Ou I' on retrouve differentes conceptions de la
democratie.
DEMOCRATIE DIRECTE
JOSIAHOBER
Le mot « democratie » et son sens premier
Le mot « Democratie » provient du terme grec demokratia qui signifie litteralement « Ie pouvoir du peuple » : les citoyens - demos - detenaient Ie pouvoir politique - kratos - dans l'Etat. La democratie se
differencie des gouvemements diriges par des groupes de personnes
plus etroitement definis, par exemple l'aristocratie (<< pouvoir de l'excellent ») ou la ploutocratie (<< pouvoir du riche »), mais si la democratie signifie « Ie pouvoir du peuple, des citoyens », qui peut etre Ie
citoyen? Dans la cite-Etat classique grecque d' Athenes ou Ie mot
demokratia fut pour Ia premiere fois forge il y a quelque 2500 ans, « Ie
peuple» comprenait tous les residents adultes masculins et natifs de
l'Etat. Dans l'ancienne Athenes, beaucoup de personnes etaient exclues
de la citoyennete : les esclaves, la plupart des etrangers et les femmes.
Mais ces exclusions, aussi detestables qu' elles soient pour des democrates modemes, etaient typiques de tous les Etats grecs classiques.
Le plus surprenant dans ces temps anciens, et ceci reste remarquable
aujourd'hui, est que la citoyennete a Athenes n'etait pas fondee sur Ia
richesse, Ie lieu de residence ou une noble lignee. Dans l' Athenes classique, si un homme pouvait demontrer que ses parents etaient atheniens, s'il etait accepte par un vote de ses voisins, et s'il n'avait pas ete
declare coupable de crime envers I'Etat, alors il etait un citoyen libre
- avec un droit de vote egal et une voix egale dans l'assemblee
des citoyens - sans consideration de son statut social. La liberte, l'egalite politique et la dignite - la protection du citoyen face aux attaques
publiques par les puissants - etaient les marques de la democratie
directe qui s'est d' abord developpee dans l' Athenes classique.
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DEMOCRATIE D1RECTE
Les origines: la revolution athenienne
S'it existe beaucoup d' exemples de pratiques de democratie directe
dans les societes dites primitives - des bandes d'une douzaine de
personnes occupees a la chasse et a la cueillette - l' Athenes classique
est la premiere democratie historiquement documentee a se produire
dans une societe « complexe » : avant meme l' etablissement du pouvoir democratique, la population totale d' Athenes comptait plus de
100000 habitants et I'Etat leva des impots, tint des registres detailles
ecrits et mena une politique etrangere sophistiquee. Apres I'etablissement de la democratie, la population explosa et Athenes devint la plus
riche et la plus puissante de toutes les cites-Etats de la Grece antique.
Les democrates atheniens se trouverent a la tete d'un vaste empire
s'etendant outre-mer. lIs construisirent des monuments en marbre
depuis lors toujours associes a cette epoque classique. lIs soutinrent la
production de tragedies et comedies celebres qui furent ai' origine de
la tradition occidentale du drame. Nous pourrions done nous demander d'ou venait la democratie et pourquoi I'etablissement de la democratie a Athenes a coi"ncide avec une puissance nationale en expansion
et une culture florissante ?
Da....s !~s siecles precedant la democratie, Athenes fut d'abord dirigee par quelques familles aristocratiques, puis, apres un coup d'Etat
reussi, par la famille du tyran Pisistrate. Dans la Grece antique, Ie
terme «tyran» (turannos) etait depourvu de connotations negatives
et, en fait, la premiere phase de la tyrannie etait remarquablement
douce. Pisistrate encouragea Ie patriotisme atMnien et la participation
a de nouvelles fetes civiques, esperant ainsi un soutien a son regime. II
travailla eg'llement avec succes a briser les liens traditionnels de protection entre les Atheniens ordinaires et les aristocrates qu' ils consideraient comme des rivaux. Le resultat fut une identification plus forte
des AtMniens a I'Etat athenien. Le demier fils de Pisistrate fut renverse en 510 avant l-C. par Sparte, une cite-Etat aristocratique du sud
de la Grece. Dans la violente lutte intestine pour Ie pouvoir qui suivit,
un aristocrate atMnien du nom d'lsagoras eut Ie dessus et avec I'aide
des forces de Sparte menees par Ie roi Cleomene let, it expulsa ses
rivaux aristocrates de la cite.
En 507 avant l-C., Isagoras chercha a remplacer Ie conseit d' Athenes
par des hommes qui lui etaient acquis mais cette mesure precipita un
soulevement populaire de grande ampleur: la revolution atMnienne.
Surpris, Isagoras et les Laconiens se refugierent aI' Acropole et se
rendirent apres un siege de trois jours. Ce siege de l' Acropole par les
AtMniens en 507 avant J.-C. ressemble de maniere frappante a la
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prise de la Bastille par les Parisiens en 1789. Deux generations apres,
I'auteur athenien comique Aristophane rappela ces moments revolutionnaires dans sa piece, Lys;strata : un chreur de vieillards atheniens
se preparent a assaillir l' Acropole (qui, dans la piece, a ete prise par
des femmes grecques manifestant contre la guerre) et s'encouragent
ainsi « puisque Cleomene lui-meme Ie premier qui s'en rendit ainsi
maitre ne se retira pas sans dommage, mais malgre sa morgue laconienne, it s'eloigna, ayant livre ses armes, vetu d'un tout petit manteau
sordide, crasseux, hirsute... c'est ainsi que nous assiegeames cruellement cet homme, veillant la nuit devant les portes, sur dix-sept rangs
de profondeur». Durant la revolution, ce fut I'action collective des
gens ordinaires qui determina I'avenir politique d'Athenes. Le peuple,
ayant pris Ie controle de I'Etat, rejeta et les tyrans et les aristocrates
comme dirigeants valables. Si Ie peuple athenien etait capable de
mener a bien ses propres operations militaires, il pouvait bien se diriger lui-meme.
Les institutions du pouvoir : assemblee, conseil, magistrats
L'une des repercussions du soulevement reussi de 507 avant l-C. fut
I'instauration d'un nouveau systeme de pouvoir, rapidement nomme
« democratie». Ce qui frappe I'observateur modeme dans Ie systeme
athenien est la maniere dont Ie « pouvoir du peuple » se manifestait si
directement. Plutot que d'elire des representants pour les diriger, les
citoyens atheniens se dirigeaient eux-memes. La principale institution
etait I'assemblee des citoyens qui se reunissait 40 fois par an. L'ordre
du jour de l' assemblee etait fixe par un conseil dont les 500 membres
etaient choisis pour un an par tirage au sort. Tout citoyen age de plus
de 30 ans pouvait faire partie de la loterie du conseil et les reunions de
I'assemblee etaient ouvertes a tous les citoyens ages de plus de 18 ans.
Ainsi, un jour typique de reunion, quelque 6 a 8000 citoyens (environ
Ie quart de I'ensemble des citoyens) se retrouvaient au grand amphitheatre en plein air, Ie Pnyx. Le president du jour (tire au sort egalement) annon~ait l' ordre du jour et les recommandations du conseil. II
demandait ensuite (par I'intermectiaire du Mraut) : « Qui, parmi les
Atheniens, a un avis a donner sur ce sujet ? » Apres avoir entendu des
opinions variees, les milliers de citoyens assembles votaient a main
levee; un simple vote majoritaire de ceux qui etaient presents ce jourla determinait la politique de I'Etat. Les AtMniens decidaient de cette
fa~on de toutes les affaires publiques importantes: la fiscalite, la
diplomatie, les operations militaires, l' aide sociale aux desMrites. La
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DEMOCRATIE DIRECTE
politique militaire etait menee par des generaux elus pour un an
(renouvelable) et la politique interieure par des magistrats tires au sort
chaque annee. C' etait un gouvemement de, par aussi bien que pour
Ie peuple : Athenes n'avait ni classe politique «professionnelle », ni
« politicien» au sens modeme du terme et aucune bureaucratie permanente. C'est ce systeme de gouvernement qui fit d' Athenes Ie grand
centre militaire et culturel de la Grece classique.
Comment donc cela fonctionnait-il en pratique? La cle du succes
du gouvemement athenien etait une negociation permanente entre les
citoyens ordinaires et une elite qui se situait au-dessus des normes et
des valeurs. Cette negociation etait menee dans plusieurs forums
publics, mais specialement a l' assemblee et aux tribunaux du peuple.
Le demos athenien exigeait beaucoup d'efforts de ceux qui esperaient
en etre les leaders et qui s'elevaient dans l'assemblee pour presenter
leur avis sur les sujets d'ordre public. Aussitot que Ie public de l'assemblee etait las de l'orateur, celui-ci etait hue sans ambages. Pour gagner
et retenir I' attention de ce public turbulent, l' orateur devait demontrer
qu'il etait bien informe et patriote - qu'il etait ala fois « superieur» et
(, ordinaire » - qu'il en savait bien plus que la plupart des citoyens et
qu'il etait un partisan farouche du « pouvoir du peuple ».
Commandement et cours de justice: Demosthene
Le premier forum utilise par un orateur a l' assemblee athenienne
pour presenter ses lettres de creance politique etait Ie proces d'un accuse
d'envergure. Les poursuites judiciaires engagees par Ie jeune Demosthene en 346 avant J.-C. contre Meidias en sont un bon exemple.
Meidias, un vieil orateur bien connu de l'assemblee, fut accuse par
Demosthene - il n'y avait pas de «procureur d'Etat» a Athenes d'avoir frappe au visage un citoyen (Demosthene lui-meme) dans Ie
theatre d' Athenes. Demosthene pretendit qu'il ne s'agissait pas du tout
d'une rixe privee mais d'une attaque publique a la dignite de chaque
citoyen athenien menee par une brute consciente de son pouvoir.
Demosthene se servit beaucoup de la conduite arrogante de Meidias.
Meidias fut decrit comme un homme dont Ie devouement s'exerce visa-vis de sa richesse et non du peuple. Ses discours a l' assemblee
defendirent ce qui etait bon pour les riches en tant que classe et non
pour l'Etat considere comme un tout. Le discours de Demosthene fut
chronometre par one clepsydre. Meidias, en tant qu'accuse, disposa du
meme temps de reponse.. Apres avoir entendu les deux parties, Ie jury
_nnI11~1rp ('nmno~~ de 500 citovens vota a bulletin secret - en effet, a
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l'assemblee, la majorite simple determinait Ie verdict. Dans ce cas,
Meidias s'en tira avec une modeste somme a payer, mais Ie plus important fut que Demosthene etablit solidement sa reputation de defenseur vigoureux de la dignite du peuple face a l'arrogance des riches.
Lorsque Demosthene s'eleva plus tard dans l'assemblee, sa reputation
d'accusateur plein de talent l'aida a garder l'attention du demos.
Les debats au tribunal d' Athenes montrent que Ie discours public
fut domine par des valeurs populaires, demotiques : les plaideurs riches
et socialement en vue aimerent a se montrer au jury populaire comme
tout devoues au pouvoir du peuple et comme de genereux sponsors
des projets publics. Reciproquement, les citoyens atheniens ordinaires
permirent a l'elite athenienne de garder sa propre richesse et sa position sociale. Le systeme athenien utilisa avec succes l' egalite politique
pour restreindre les manifestations d'inegalite mais en meme temps,
il fournit a l'elite athenienne les moyens d'utiliser sa richesse et son
education pour Ie bien public. Des orateurs talentueux comme Demosthene, apres avoir fait preuve de loyaute envers les valeurs demotiques, gagnerent l'audience de l'assemblee. Leurs avis raisonnes sur
les affaires publiques aiderent Ie demos athenien a garder un cap stable
durant presque deux siecles de gouvemement democratique. La democratie athenienne commit certes quelques erreurs, mais se revela pleine
de dynamisme. L' Athenes democratique survecut a des catastrophes
rnilitaires, a la peste devastatrice et a la perte de son empire. FinaIement, ce fut un ennemi superieur militairement, et non une decadence interne, qui clotura la grande experience athenienne de democratie directe. Les conquerants macedoniens du nord de la Grece,
mefiants vis-a-vis du « pOllvoir du peuple », contraignirent Ies Atheniens a accepter un gouvemement ploutocratique en 322 avant I.-C.
Critiques inteIlectueIIes et continuite
La demiere tentative athenienne pour restaurer un gouvemement
populaire fut etouffee au rr siecle avant J.-C. par Ie general romain Sulla.
Mais, ace moment-la, la litterature de l'epoque democratique avait deja
atteint un niveau «classique ». La plus grande partie de la litterature
athenienne sur la democratie, produite par une elite d'intellectuels, fut
fortement critiquee quant au «pouvoir du peuple ». Aristophane, l'auteur de comedies, se moqua des leaders democrates. L'historien Thucydide soutint que la politique elaboree en ecoutant les discours contradictoires dans les assemblees du peuple etait necessairement vouee au
desastre. Platon ecrivit des dialogues qui attaquaient la democratie et se
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DEMOCRATIE DIRECTE
pronon~aient pour une autre societe, celle ou « les philosophes seraient
rois ». Meme Aristote, qui observa et discuta beaucoup des forces de la
democratie de style atMnien, plaida pour un gouvemement qui aurait pu
exclure les travailleurs de la participation politique.
Cependant, cette sorte de tMorie politique critique ne put s' epanouir que grace aux valeurs fondamentales democratiques de la parole
libre : comme Ie souligna Demosthene, « vous pouvez louer I' aristocratie a Athenes, mais on ne vous permettra pas de celebrer la democratie a Sparte». Mieux, I'elite des critiques atheniens de la loi populaire prit « Ie pouvoir du peuple » tres au serieux. Ce fut Ie profond
combat des intellectuels atMniens ainsi que les faits reels de la democratie directe qui etablirent les fondements de la pensee politique
occidentale. Les ecrivains de I'epoque romaine, en prenant comme
modeles auteurs de l' ancienne Athenes, debattirent de la democratie
directe comme de I'une des principales alternatives d'organisation
politique. Alors qu'ils preferaient, en general, des formes de gouvernement non democratiques, les ecrivains romains garderent vivant Ie
souvenir d'une epoque ou Ie peuple gouverna vraiment un grand Etat.
Ainsi, lorsque la litterature classique grecque et romaine fut redecouverte a la Renaissance, I'idee que la democratie directe constituait une
veritable alternative politique refit vite surface. Les premiers intellectuels europeens modemes firent des efforts considerables pour discrediter 11 democratie de style atMnien. Thomas Hobbes, par exemple,
auteur de la premiere traduction complete de I'historien atMnien critique Thucydide, interpreta la le~on politique de Thucydide en denon~ant les terribles dangers associes a la loi du « peuple ». Plus tard, il
fut surtout celebre pour sa defense de la monarchie dans Ie Leviathan.
Les avantages potentiels de la loi populaire impressionnerent particulierement les penseurs europeens et americains et les praticiens de la
politique. Les proprietaires terriens dans Ie Massachusetts colonial
denoncerent la democratie dans leur ecrits mais ils trouverent que dans
les vi!les isolees sur la frontiere de la colonie, Ie consensus social toutes classes confondues - etait essentiel pour survivre. Le resultat
fut I'etablissement de I'ultra-democratique « reunion de villes de Nouvelle-Angleterre» qui, jusqu'a ce jour, ressemble fort a une version
miniature de l' assemblee atMnienne. En attendant, les procedures de
l'assemblee de la democratie directe furent adoptees dans quelques cantons suisses. L'idee que la loi « par Ie peuple » etait certainement possible et peut-etre desirable joua un role significatif dans les debats politiques feroces du XVII' siecle, pendant les guerres civiles anglaises. En
Angleterre, Ie debat sur la democratie culmina au milieu du XIX" siecle
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JOSIAH OBER
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politique - ecrivit sa monumentale Histoire de fa Grece dont l'influence
fut grande. Pour la premiere fois dans I'histoire moderne, la democratie directe atMnienne fut analysee en detail et les normes de liberte,
d'egalite politique et de dignite du citoyen furent celebrees comme des
modeles dignes d'etre imites.
C'est, bien sur, I'ideal republicain de la democratie representative
qui fut choisi par les nations modernes. Mais I'impulsion de la democratie directe fut souvent reaffirmee. Dans plusieurs Etats americains,
d'importantes mesures sont devenues des lois par referendum _ procedure dans laquelle la volonte d'une legislature d'Etat est supplantee
par un vote direct des citoyens. Des groupes de voisins, des organisations sans but lucratif et meme des corporations trouvent qu'il est utile
d'organiser des reunions publiques, des debats ouverts et de se centrer
sur les valeurs de citoyennete « Iibre, egale et digne ». Ainsi, dans la
compagnie intemationale de consultants McKinsey, Brook Manville
preconise un modele athenien de citoyennete democratique pour I"mimation des groupes de travail. Ces organisations modernes redecouvrent pourquoi I'ancienne Athenes avait si bien reussi : la democratie
directe favorise la cohesion entre les classes sociales en developpant
simultanement de fortes valeurs communes et la critique reflexive de
ces valeurs. Lorsque la democratie directe fonctionne, les effets combines de la critique et de la communaute peuvent etre remarquablement fertiles, ce sont ces effets qui expliquent la montee au pouvoir et
la productivite culturelle de l'ancienne Athenes.