Démocratie Directe
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Démocratie Directe
, ~, I ~ ,{ :' I' .~.' c ~ ?:; DEMOCRATIE .., \ ~ l . SOUS LA DIRECTION DE ROBERT DARNTON ET OLIVIER DUHAMEL ,f l~ '5J !:~, I ~ '~ I .~ :.:1 ...;j ·:1 WTIoNSDU ROCHER 144 ELECTIONS ET PARTIS tion. Et que Ie scrutin proportionnel est juste mais inefficace. II laisse une place a tous les partis, mais il donne des Assemblees tres eclatees, ingouvemables. La aussi les choses sont plus compliquees. La proportionnelle est souvent limitee par un seuil d' acces a la representation qui evite un trop grand emiettement. Quant au scrutin majoritaire, il n'est pas seulement efficace pour Ie gouvemement du pays, il pennet aussi que ce soient les electeurs qui Ie choisissent. Autrement dit, tout depend du type de democratie que I' on souhaite: une democratie majoritaire dans laquelle les citoyens decident qui gouveme, ou une democratie ultra-representative dans laquelle ils designent ceux qui decideront a leur place. Ou I' on retrouve differentes conceptions de la democratie. DEMOCRATIE DIRECTE JOSIAHOBER Le mot « democratie » et son sens premier Le mot « Democratie » provient du terme grec demokratia qui signifie litteralement « Ie pouvoir du peuple » : les citoyens - demos - detenaient Ie pouvoir politique - kratos - dans l'Etat. La democratie se differencie des gouvemements diriges par des groupes de personnes plus etroitement definis, par exemple l'aristocratie (<< pouvoir de l'excellent ») ou la ploutocratie (<< pouvoir du riche »), mais si la democratie signifie « Ie pouvoir du peuple, des citoyens », qui peut etre Ie citoyen? Dans la cite-Etat classique grecque d' Athenes ou Ie mot demokratia fut pour Ia premiere fois forge il y a quelque 2500 ans, « Ie peuple» comprenait tous les residents adultes masculins et natifs de l'Etat. Dans l'ancienne Athenes, beaucoup de personnes etaient exclues de la citoyennete : les esclaves, la plupart des etrangers et les femmes. Mais ces exclusions, aussi detestables qu' elles soient pour des democrates modemes, etaient typiques de tous les Etats grecs classiques. Le plus surprenant dans ces temps anciens, et ceci reste remarquable aujourd'hui, est que la citoyennete a Athenes n'etait pas fondee sur Ia richesse, Ie lieu de residence ou une noble lignee. Dans l' Athenes classique, si un homme pouvait demontrer que ses parents etaient atheniens, s'il etait accepte par un vote de ses voisins, et s'il n'avait pas ete declare coupable de crime envers I'Etat, alors il etait un citoyen libre - avec un droit de vote egal et une voix egale dans l'assemblee des citoyens - sans consideration de son statut social. La liberte, l'egalite politique et la dignite - la protection du citoyen face aux attaques publiques par les puissants - etaient les marques de la democratie directe qui s'est d' abord developpee dans l' Athenes classique. // 146 DEMOCRATIE D1RECTE Les origines: la revolution athenienne S'it existe beaucoup d' exemples de pratiques de democratie directe dans les societes dites primitives - des bandes d'une douzaine de personnes occupees a la chasse et a la cueillette - l' Athenes classique est la premiere democratie historiquement documentee a se produire dans une societe « complexe » : avant meme l' etablissement du pouvoir democratique, la population totale d' Athenes comptait plus de 100000 habitants et I'Etat leva des impots, tint des registres detailles ecrits et mena une politique etrangere sophistiquee. Apres I'etablissement de la democratie, la population explosa et Athenes devint la plus riche et la plus puissante de toutes les cites-Etats de la Grece antique. Les democrates atheniens se trouverent a la tete d'un vaste empire s'etendant outre-mer. lIs construisirent des monuments en marbre depuis lors toujours associes a cette epoque classique. lIs soutinrent la production de tragedies et comedies celebres qui furent ai' origine de la tradition occidentale du drame. Nous pourrions done nous demander d'ou venait la democratie et pourquoi I'etablissement de la democratie a Athenes a coi"ncide avec une puissance nationale en expansion et une culture florissante ? Da....s !~s siecles precedant la democratie, Athenes fut d'abord dirigee par quelques familles aristocratiques, puis, apres un coup d'Etat reussi, par la famille du tyran Pisistrate. Dans la Grece antique, Ie terme «tyran» (turannos) etait depourvu de connotations negatives et, en fait, la premiere phase de la tyrannie etait remarquablement douce. Pisistrate encouragea Ie patriotisme atMnien et la participation a de nouvelles fetes civiques, esperant ainsi un soutien a son regime. II travailla eg'llement avec succes a briser les liens traditionnels de protection entre les Atheniens ordinaires et les aristocrates qu' ils consideraient comme des rivaux. Le resultat fut une identification plus forte des AtMniens a I'Etat athenien. Le demier fils de Pisistrate fut renverse en 510 avant l-C. par Sparte, une cite-Etat aristocratique du sud de la Grece. Dans la violente lutte intestine pour Ie pouvoir qui suivit, un aristocrate atMnien du nom d'lsagoras eut Ie dessus et avec I'aide des forces de Sparte menees par Ie roi Cleomene let, it expulsa ses rivaux aristocrates de la cite. En 507 avant l-C., Isagoras chercha a remplacer Ie conseit d' Athenes par des hommes qui lui etaient acquis mais cette mesure precipita un soulevement populaire de grande ampleur: la revolution atMnienne. Surpris, Isagoras et les Laconiens se refugierent aI' Acropole et se rendirent apres un siege de trois jours. Ce siege de l' Acropole par les AtMniens en 507 avant J.-C. ressemble de maniere frappante a la JOSIAH OBER 147 prise de la Bastille par les Parisiens en 1789. Deux generations apres, I'auteur athenien comique Aristophane rappela ces moments revolutionnaires dans sa piece, Lys;strata : un chreur de vieillards atheniens se preparent a assaillir l' Acropole (qui, dans la piece, a ete prise par des femmes grecques manifestant contre la guerre) et s'encouragent ainsi « puisque Cleomene lui-meme Ie premier qui s'en rendit ainsi maitre ne se retira pas sans dommage, mais malgre sa morgue laconienne, it s'eloigna, ayant livre ses armes, vetu d'un tout petit manteau sordide, crasseux, hirsute... c'est ainsi que nous assiegeames cruellement cet homme, veillant la nuit devant les portes, sur dix-sept rangs de profondeur». Durant la revolution, ce fut I'action collective des gens ordinaires qui determina I'avenir politique d'Athenes. Le peuple, ayant pris Ie controle de I'Etat, rejeta et les tyrans et les aristocrates comme dirigeants valables. Si Ie peuple athenien etait capable de mener a bien ses propres operations militaires, il pouvait bien se diriger lui-meme. Les institutions du pouvoir : assemblee, conseil, magistrats L'une des repercussions du soulevement reussi de 507 avant l-C. fut I'instauration d'un nouveau systeme de pouvoir, rapidement nomme « democratie». Ce qui frappe I'observateur modeme dans Ie systeme athenien est la maniere dont Ie « pouvoir du peuple » se manifestait si directement. Plutot que d'elire des representants pour les diriger, les citoyens atheniens se dirigeaient eux-memes. La principale institution etait I'assemblee des citoyens qui se reunissait 40 fois par an. L'ordre du jour de l' assemblee etait fixe par un conseil dont les 500 membres etaient choisis pour un an par tirage au sort. Tout citoyen age de plus de 30 ans pouvait faire partie de la loterie du conseil et les reunions de I'assemblee etaient ouvertes a tous les citoyens ages de plus de 18 ans. Ainsi, un jour typique de reunion, quelque 6 a 8000 citoyens (environ Ie quart de I'ensemble des citoyens) se retrouvaient au grand amphitheatre en plein air, Ie Pnyx. Le president du jour (tire au sort egalement) annon~ait l' ordre du jour et les recommandations du conseil. II demandait ensuite (par I'intermectiaire du Mraut) : « Qui, parmi les Atheniens, a un avis a donner sur ce sujet ? » Apres avoir entendu des opinions variees, les milliers de citoyens assembles votaient a main levee; un simple vote majoritaire de ceux qui etaient presents ce jourla determinait la politique de I'Etat. Les AtMniens decidaient de cette fa~on de toutes les affaires publiques importantes: la fiscalite, la diplomatie, les operations militaires, l' aide sociale aux desMrites. La 148 DEMOCRATIE DIRECTE politique militaire etait menee par des generaux elus pour un an (renouvelable) et la politique interieure par des magistrats tires au sort chaque annee. C' etait un gouvemement de, par aussi bien que pour Ie peuple : Athenes n'avait ni classe politique «professionnelle », ni « politicien» au sens modeme du terme et aucune bureaucratie permanente. C'est ce systeme de gouvernement qui fit d' Athenes Ie grand centre militaire et culturel de la Grece classique. Comment donc cela fonctionnait-il en pratique? La cle du succes du gouvemement athenien etait une negociation permanente entre les citoyens ordinaires et une elite qui se situait au-dessus des normes et des valeurs. Cette negociation etait menee dans plusieurs forums publics, mais specialement a l' assemblee et aux tribunaux du peuple. Le demos athenien exigeait beaucoup d'efforts de ceux qui esperaient en etre les leaders et qui s'elevaient dans l'assemblee pour presenter leur avis sur les sujets d'ordre public. Aussitot que Ie public de l'assemblee etait las de l'orateur, celui-ci etait hue sans ambages. Pour gagner et retenir I' attention de ce public turbulent, l' orateur devait demontrer qu'il etait bien informe et patriote - qu'il etait ala fois « superieur» et (, ordinaire » - qu'il en savait bien plus que la plupart des citoyens et qu'il etait un partisan farouche du « pouvoir du peuple ». Commandement et cours de justice: Demosthene Le premier forum utilise par un orateur a l' assemblee athenienne pour presenter ses lettres de creance politique etait Ie proces d'un accuse d'envergure. Les poursuites judiciaires engagees par Ie jeune Demosthene en 346 avant J.-C. contre Meidias en sont un bon exemple. Meidias, un vieil orateur bien connu de l'assemblee, fut accuse par Demosthene - il n'y avait pas de «procureur d'Etat» a Athenes d'avoir frappe au visage un citoyen (Demosthene lui-meme) dans Ie theatre d' Athenes. Demosthene pretendit qu'il ne s'agissait pas du tout d'une rixe privee mais d'une attaque publique a la dignite de chaque citoyen athenien menee par une brute consciente de son pouvoir. Demosthene se servit beaucoup de la conduite arrogante de Meidias. Meidias fut decrit comme un homme dont Ie devouement s'exerce visa-vis de sa richesse et non du peuple. Ses discours a l' assemblee defendirent ce qui etait bon pour les riches en tant que classe et non pour l'Etat considere comme un tout. Le discours de Demosthene fut chronometre par one clepsydre. Meidias, en tant qu'accuse, disposa du meme temps de reponse.. Apres avoir entendu les deux parties, Ie jury _nnI11~1rp ('nmno~~ de 500 citovens vota a bulletin secret - en effet, a JOSIAH OBER 149 l'assemblee, la majorite simple determinait Ie verdict. Dans ce cas, Meidias s'en tira avec une modeste somme a payer, mais Ie plus important fut que Demosthene etablit solidement sa reputation de defenseur vigoureux de la dignite du peuple face a l'arrogance des riches. Lorsque Demosthene s'eleva plus tard dans l'assemblee, sa reputation d'accusateur plein de talent l'aida a garder l'attention du demos. Les debats au tribunal d' Athenes montrent que Ie discours public fut domine par des valeurs populaires, demotiques : les plaideurs riches et socialement en vue aimerent a se montrer au jury populaire comme tout devoues au pouvoir du peuple et comme de genereux sponsors des projets publics. Reciproquement, les citoyens atheniens ordinaires permirent a l'elite athenienne de garder sa propre richesse et sa position sociale. Le systeme athenien utilisa avec succes l' egalite politique pour restreindre les manifestations d'inegalite mais en meme temps, il fournit a l'elite athenienne les moyens d'utiliser sa richesse et son education pour Ie bien public. Des orateurs talentueux comme Demosthene, apres avoir fait preuve de loyaute envers les valeurs demotiques, gagnerent l'audience de l'assemblee. Leurs avis raisonnes sur les affaires publiques aiderent Ie demos athenien a garder un cap stable durant presque deux siecles de gouvemement democratique. La democratie athenienne commit certes quelques erreurs, mais se revela pleine de dynamisme. L' Athenes democratique survecut a des catastrophes rnilitaires, a la peste devastatrice et a la perte de son empire. FinaIement, ce fut un ennemi superieur militairement, et non une decadence interne, qui clotura la grande experience athenienne de democratie directe. Les conquerants macedoniens du nord de la Grece, mefiants vis-a-vis du « pOllvoir du peuple », contraignirent Ies Atheniens a accepter un gouvemement ploutocratique en 322 avant I.-C. Critiques inteIlectueIIes et continuite La demiere tentative athenienne pour restaurer un gouvemement populaire fut etouffee au rr siecle avant J.-C. par Ie general romain Sulla. Mais, ace moment-la, la litterature de l'epoque democratique avait deja atteint un niveau «classique ». La plus grande partie de la litterature athenienne sur la democratie, produite par une elite d'intellectuels, fut fortement critiquee quant au «pouvoir du peuple ». Aristophane, l'auteur de comedies, se moqua des leaders democrates. L'historien Thucydide soutint que la politique elaboree en ecoutant les discours contradictoires dans les assemblees du peuple etait necessairement vouee au desastre. Platon ecrivit des dialogues qui attaquaient la democratie et se // 150 DEMOCRATIE DIRECTE pronon~aient pour une autre societe, celle ou « les philosophes seraient rois ». Meme Aristote, qui observa et discuta beaucoup des forces de la democratie de style atMnien, plaida pour un gouvemement qui aurait pu exclure les travailleurs de la participation politique. Cependant, cette sorte de tMorie politique critique ne put s' epanouir que grace aux valeurs fondamentales democratiques de la parole libre : comme Ie souligna Demosthene, « vous pouvez louer I' aristocratie a Athenes, mais on ne vous permettra pas de celebrer la democratie a Sparte». Mieux, I'elite des critiques atheniens de la loi populaire prit « Ie pouvoir du peuple » tres au serieux. Ce fut Ie profond combat des intellectuels atMniens ainsi que les faits reels de la democratie directe qui etablirent les fondements de la pensee politique occidentale. Les ecrivains de I'epoque romaine, en prenant comme modeles auteurs de l' ancienne Athenes, debattirent de la democratie directe comme de I'une des principales alternatives d'organisation politique. Alors qu'ils preferaient, en general, des formes de gouvernement non democratiques, les ecrivains romains garderent vivant Ie souvenir d'une epoque ou Ie peuple gouverna vraiment un grand Etat. Ainsi, lorsque la litterature classique grecque et romaine fut redecouverte a la Renaissance, I'idee que la democratie directe constituait une veritable alternative politique refit vite surface. Les premiers intellectuels europeens modemes firent des efforts considerables pour discrediter 11 democratie de style atMnien. Thomas Hobbes, par exemple, auteur de la premiere traduction complete de I'historien atMnien critique Thucydide, interpreta la le~on politique de Thucydide en denon~ant les terribles dangers associes a la loi du « peuple ». Plus tard, il fut surtout celebre pour sa defense de la monarchie dans Ie Leviathan. Les avantages potentiels de la loi populaire impressionnerent particulierement les penseurs europeens et americains et les praticiens de la politique. Les proprietaires terriens dans Ie Massachusetts colonial denoncerent la democratie dans leur ecrits mais ils trouverent que dans les vi!les isolees sur la frontiere de la colonie, Ie consensus social toutes classes confondues - etait essentiel pour survivre. Le resultat fut I'etablissement de I'ultra-democratique « reunion de villes de Nouvelle-Angleterre» qui, jusqu'a ce jour, ressemble fort a une version miniature de l' assemblee atMnienne. En attendant, les procedures de l'assemblee de la democratie directe furent adoptees dans quelques cantons suisses. L'idee que la loi « par Ie peuple » etait certainement possible et peut-etre desirable joua un role significatif dans les debats politiques feroces du XVII' siecle, pendant les guerres civiles anglaises. En Angleterre, Ie debat sur la democratie culmina au milieu du XIX" siecle • ,., - - --- r- __ >_ h"~"";.. r T'lhilm:onhe et oroche du monde JOSIAH OBER 151 politique - ecrivit sa monumentale Histoire de fa Grece dont l'influence fut grande. Pour la premiere fois dans I'histoire moderne, la democratie directe atMnienne fut analysee en detail et les normes de liberte, d'egalite politique et de dignite du citoyen furent celebrees comme des modeles dignes d'etre imites. C'est, bien sur, I'ideal republicain de la democratie representative qui fut choisi par les nations modernes. Mais I'impulsion de la democratie directe fut souvent reaffirmee. Dans plusieurs Etats americains, d'importantes mesures sont devenues des lois par referendum _ procedure dans laquelle la volonte d'une legislature d'Etat est supplantee par un vote direct des citoyens. Des groupes de voisins, des organisations sans but lucratif et meme des corporations trouvent qu'il est utile d'organiser des reunions publiques, des debats ouverts et de se centrer sur les valeurs de citoyennete « Iibre, egale et digne ». Ainsi, dans la compagnie intemationale de consultants McKinsey, Brook Manville preconise un modele athenien de citoyennete democratique pour I"mimation des groupes de travail. Ces organisations modernes redecouvrent pourquoi I'ancienne Athenes avait si bien reussi : la democratie directe favorise la cohesion entre les classes sociales en developpant simultanement de fortes valeurs communes et la critique reflexive de ces valeurs. Lorsque la democratie directe fonctionne, les effets combines de la critique et de la communaute peuvent etre remarquablement fertiles, ce sont ces effets qui expliquent la montee au pouvoir et la productivite culturelle de l'ancienne Athenes.