Un avatar dans la cite - 14ème séminaire Marsouin (mai 2016)

Transcription

Un avatar dans la cite - 14ème séminaire Marsouin (mai 2016)
Un avatar dans la cite
Ethnographie d'un projet d'art numerique portant sur les identites virtuelles
-
Jeanne Drouet
(Membre du comité de pilotage du Labo des usages - association AADN,
Anthropologue et Ingénieure au Centre Max Weber)
Resume / Mots-cles
« Que se passerait-il si nos avatars, manifestations de notre "moi" en ligne,
descendaient dans la rue pour revendiquer leur autonomie ? Si des
"cybergraphes", chercheurs un peu fous, cherchaient à détecter leur
présence ? » Voilà les questions avec lesquelles l'équipe du projet Avatar's Riot
interpelle les habitants d'un « quartier prioritaire » de Villeurbanne en 2015.
Nous nous intéressons ici à la facon dont la problématique des identités
virtuelles peut être mise au travail dans un processus artistique, mais aussi aux
effets que ce processus a pu produire dans le lieu ou il s'est déployé. Il s'agit de
considérer les étapes d'élaboration de ce projet comme les jalons d'un itinéraire
de recherche à part entiere, et de mettre en évidence les connaissances qui en
résultent (que ces connaissances soient le fruit d'un hasard heureux, ou au
contraire qu'elles ressortent d'une démarche active et déterminée a priori).
Arts numériques / identités virtuelles / anthropologie / enquete ethnographique /
espace urbain / usages sociaux du numérique / imaginaires
Introduction
Les arts numériques ont déja fait l'objet de plusieurs essais théoriques visant, entre autres, a définir les
rapports particuliers que ces arts entretiennent avec les nouvelles technologies et leurs usages (Couchot &
Hillaire, 2009 ; Fourmentraux, 2005). En 2005, le chercheur Antonio Casilli remarque que nombre d'artistes
se sont mis au travail autour de la notion d'avatar et dans une publication bien plus récente, Jean-Paul
Fourmentraux signale également que ces arts ont pris « pour moteur créatif ces importants dilemmes des
identités numériques » (2015 : 21). Actuellement, beaucoup d’œuvres – aux formes extremement variées –
semblent effectivement prendre comme objet la délicate question de l'éditorialisation ou présentation de soi
en ligne. En témoigne encore le fait que le ZINC (centre de création « art et cultures numériques » situé a
Marseille) choisisse cette entrée thématique pour sa galerie web en janvier 2016 1.
A cet endroit, l'actualité du secteur artistique rejoint l'actualité de la communauté scientifique. En effet, les
questionnements autour de la notion d'identité virtuelle (et les notions connexes d'avatar, de présentation de
soi et de sociabilités en ligne) surgissent ou resurgissent aujourd'hui avec force. Ils font par exemple l'objet
d'un cycle de séminaires organisé par des spécialistes francais et québecois de la littérature 2, donnent lieu a
l'établissement de programmes de recherches transdisciplinaires (tel que le projet Avatar immersif en réalité
simulée3 réunissant des spécialistes de la communication, de l'ingénierie, et du design), et sont discutées,
sous des entrées théoriques tres variées, dans nombre de publications (Cardon, 2008 ; Casilli 2010 ;
Denouel, 2011 ; Fourmentraux, 2015 ; Péréa, 2010 ; Vitali-Rosati, 2014).
Si plusieurs chercheurs reconnaissent aux artistes du secteur numérique un role critique et considerent leurs
travaux comme de bons supports pour engager une réflexion, il n'existe que tres peu d'études qui relatent
pas a pas les étapes de ce processus artistique en le considérant comme un itinéraire de recherche a part
entiere, dont la résultante pourrait présenter un apport scientifique sérieux (i.e. de nouveaux savoirs et
connaissances concernant les usages du numérique). Réciproquement, peu d'artistes du domaine se
mettent réellement en dialogue avec les chercheurs en sciences humaines et sociales lors du processus de
création.
C'est notamment dans l'idée d'un décloisonnement de ces deux univers que le projet Avatar 's Riot a été
impulsé par l'association AADN en 2014. J'ai pu y entreprendre - en étroite collaboration avec les artistes
Pierre Amoudruz, David Gherra, Charlie Moine et la coordinatrice Gwendoline Jacquemin - l'ethnographie
d'un projet d'art numérique portant sur les identités virtuelles.
1
Parmi les œuvres presentees dans cette galerie (http://zinclafriche.org/blog/galerie-web-janvier-2016-identitenumerique/), on retrouve notamment Hold it de l'artiste Endam Nihan qui se penche sur les representations
stereotypees des femmes dans les banques d'images en ligne et le site seppukoo.com, imagines par les artistes
italiens Les Liens Invisibles qui propose aux visiteurs de commettre leur « suicide virtuel » en supprimant leurs
traces numeriques sur les reseaux sociaux.
2 http://seminaire.sens-public.org/
3 http://www.hesam.eu/blog/2015/06/19/avatar-immersif-en-realite-simulee/
Cadrage methodologique et questionnement
Le projet s'inscrit dans le dispositif « labo des Usages »4, mis en place par l'AADN : dispositif qui offre un
terrain d'expérimentation commun pour chercheur(s), artiste(s) et acteur(s) éducatif(s) (animateurs socioculturel, éducateurs spécialisés...).
En l'occurence, il s'est également agi de prolonger et d'étayer la collaboration déja établie pour un projet
précédent (intitulé @Home5), en incluant encore plus le chercheur. J'ai été en immersion complete tout au
long du processus (d'octobre 2014 a octobre 2015), mais, en plus, considérée comme l'une des membres de
l'équipe artistique. A certains moments, c'est le dispositif artistique lui-meme qui est devenu le dispositif
d'enquete. Autrement dit, au lieu de définir une méthodologie spécifique pour le volet recherche du projet, j'ai
décidé de considérer certains protocoles afférents au projet artistique comme des techniques d'enquete.
Quels sont les apports spécifiques de cette collaboration art/SHS ? Quels sont les limites d'une telle
hybridation ?
Ce qui va etre relaté ici ne ressort donc pas
d'une recherche qui se donne pour objet l'art
numérique, mais plutot d'une étude menée
dans le cadre particulier d'un projet artistique.
L'objectif étant de montrer comment et en quoi
la rencontre – voire la fusion – entre démarche
scientifique et démarche artistique peut parfois
etre féconde pour étudier les usages du
numérique, sans omettre les endroits où la
collaboration se révele moins fructueuse.
Pour ce faire, il s'agit de mettre en évidence les connaissances produites par le projet, qu'elles soient le fruit
d'un hasard heureux, ou au contraire qu'elles ressortent d'une démarche active et déterminée a priori.
4
Ce dispositif est inclus dans le « pôle transmission » de l'AADN, c'est-à-dire qu'il fait partie d'un ensemble d'actions
de mediation entreprises par l'association autour des savoir-faire et pratiques numeriques. Le dispositif existe depuis
près de 10 ans, mais se renouvelle et s'etaye cette annee grâce à la constitution d'un comite de pilotage.
5 Le projet @Home a donne lieu à la creation d'un site internet ( http://www.projet-athome.net/) et à une publication (Drouet,
2015). On retrouvera de la documentation sur le projet @Home-Connexion en ligne (http://aadn.org/nos-creations/at-home/).
Presentation du plan et resultats (resume)
Apres une présentation globale du projet Avatar 's Riot ( a ) puis un retour sur la facon dont l'équipe a
« travaillé » la problématique des identités virtuelles (b), un bilan sera dressé concernant les effets que le
processus de création a pu produire dans la ville (c). Le propos sera bouclé autour de quelques
considérations quant aux apports et limites méthodologiques de l'expérience (d).
(a) Enquêter dans le cadre du projet Avatar's Riot
Avatar's Riot est un projet investissant l'espace
urbain. Pendant et pour son élaboration,
plusieurs quartiers de la ville de Villeurbanne
(région lyonnaise) seront sillonnés. À miparcours, le projet s'installe dans la cité Bel Air
(quartier des Brosses, Villeurbanne), une zone
urbaine classée « quartier prioritaire6 ». Du
point de vue artistique, l'objectif, a terme, est de
proposer un déambulation urbaine : amener les
habitants a suivre la silhouette d'un avatar
égaré se promenant sur les murs de leur
quartier. Pour ce faire, l'équipe développe un dispositif de projection vidéo ad hoc, embarqué sur un vélotriporteur, et tout une panoplie d'équipements.
Lors de la restitution finale (31 octobre 2015), qui emmenera pres de 300 personnes a déambuler dans la
cité, l'équipe technique et artistique se présentera comme un collectif de cybergraphes 7 ;
chercheurs
missionnés pour détecter la présence « d'avatars » dans le quartier. Et, bien sûr, l'un d'entre eux fera
irruption... En plus de ses dimensions artistique et scientifique, le projet a aussi une dimension éducative. Il
s'agit d'impliquer des adolescents et plus largement des habitants de Villeurbanne dans le processus créatif.
Les acteurs locaux, et en particulier les éducateurs et animateurs intervenant sur le quartier contribueront
grandement a la mise en place et au succes de cette démarche.
6
Nouvelle denomination de la politique de la ville, fixee par un decret en decembre 2014 et succedant aux ZUS
(zones urbaines sensibles). Il y a deux quartiers classes ainsi à Villeurbanne.
7 Il s'agit d'une discipline inventee de toute pièce pour les besoin du projet. On retrouvera la definition de celle-ci sur
la page wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cybergraphie
(b) Le propos du spectacle : connecté ou déconnecté ?
La question des identités virtuelles est
travaillée par l'équipe alors qu'elle met en
œuvre les opérations nécessaires pour
préparer la déambulation urbaine. Les artistes
se montrent tres habiles pour transposer leur
questionnement sur cette thématique, avec
tout sa complexité, dans un récit de fiction. Où
la tension entre émancipation et
assujettissement, si caractéristique de la
problématique de la manifestation de soi en
ligne (Fourmentraux, 2005), deviendra
palpable (notre « héros », l'avatar, projeté sur
les facades, sera capable de faire des choses
extraordinaires qui défient les lois de l'espace et du temps, mais sera toujours « empeché » : inévitablement
contraint a entrer dans les logiques de profilage des plateformes web). Pourtant, au cours du projet et
surtout sitot qu'il s'ancre dans la cité Bel Air, le propos apparaît plutot déconnecté des pratiques et du vécu
des habitants du quartier. Peu a peu, la question des identités en ligne s'avere etre moins centrale que
prévu. Si elle reste la thématique affichée du spectacle, ce n'est pas a ce niveau que l'expérience Avatar's
Riot présente un véritable apport.
(c) Le bilan d'une ZAT (Zone Autonome Temporaire)
L'action, notamment son volet éducatif, va
permettre a quelques acteurs locaux de
s'interroger quant aux usages du numérique des
habitants du quartier. L'éducatrice de la Maison
de Quartier des Brosses prendra conscience, en
compagnie de l'équipe, d'une certaine « facture
numérique cognitive », contre laquelle elle
décidera d'engager de nouvelles actions par la
suite. L'action artistique quant a elle, en prenant
progressivement place dans les espaces de la
cité servira probablement, pour certains
habitants, a remettre en doute le « modele
territorial » (Lussault, 2007) habituellement prescrit pour définir le quartier et agir en son sein. Le temps du
spectacle, il semblera - aux dires de plusieurs spectateurs - que le quartier des Brosses, n'aura plus rien a
envier au centre-ville de Lyon (et ce, meme lorsqu'il se pare de ses plus beaux atours, lors de la fete des
Lumieres) ! Cela dit, si la transformation de la cité en « lieu autre » (une hétérotopie, pour emprunter la
terminologie foucaldienne) ouvre de nouvelles perspectives, elle restera néanmoins temporaire. En somme,
le projet Avatar's Riot ouvrira une petite breche pour ré-inventer la cité, permettra un début de diagnostic
territorial, mais rendra dans le meme temps plus évident le fait que ces zones urbaines-la ne sont pas
vraiment au programme de la future smart-city...
(d) Apports et limites méthodologiques, en guise de conclusion
In fine, on peut dire qu'a beaucoup de niveaux, ce projet se distingue d'un projet de recherche. Néanmoins,
l'action artistique présente sans conteste des qualités heuristiques. Elle est aussi tout particulierement
intéressante pour l'ethnographe, puisqu'elle permet d'imaginer d'autres facons d'établir des rencontres,
d'autres manieres d'aborder un « terrain ». Quant a la figure du cybergraphe, elle semble ouvrir des
perspectives passionnantes, mais dont le véritable potentiel reste encore a explorer.
Elements bibliographiques.
ATHANASE GILBERT Jacques, « Imaginaire et localisation : position proche et position distante », in
Poétique(s) du numérique, Imaginaire et scenes nouvelles des villes. Vol. 3, éditions l'Entretemps, 2015
BEY Hakim, TAZ, Zone Autonome Temporaire, Premiere édition francaise mai 1997, Éditions de l'Éclat,
Paris. En ligne : http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html
CARDON Dominique, « Le design de la visibilité. Un essai de cartographie du web 2.0 », Réseaux, 2008/6
(n° 152), p. 93-137
CASILLI Antonio A., « ‘Petites boîtes’ et individualisme en réseau. Les usages socialisants du web en débat
», Annales de l’Ecole de Mines – Réalités Industrielles, 216 (4), 2010, p. 54-59
---- , « Les avatars bleus. Autour de trois modalités d’emprunt culturel au sein de la cyberculture »,
Communications, 77, 2005, p. 183-202
COUCHOT Edmond et HILLAIRE Norbert, L'art numérique. Comment la technologie vient au monde de l'art,
Flammarion, 2009
DE CERTEAU Michel, L'invention du quotidien, Tome 1. et 2, Gallimard, (1980) 1990
DENOUEL Julie, « Identité », Communications, n°88, 2011, p. 75-82
DROUET Jeanne, « Pour une anthropologie partagée avec les artistes du numérique », in Humanités
Réticulaires, Editions Academia-L'Harmattan, 2015, p. 117-141
ECO Umberto, Confessions d'un jeune romancier, Grasset, 2013
FOUCAULT Michel, « Des espaces autres », conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967,
Dits et écrits, Tome IV, Gallimard, 1984
FOURMENTRAUX Jean-Paul, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création, CNRS Éd., 2005
---- (dir.), Identités numériques. Expressions et tracabilité, CNRS Éd., 2015
LUSSAULT Michel, L'homme spatial. La construction sociale de l'espace humain, Seuil, 2007.
Nouveaux acces, nouveaux usages à l'ere du numérique : la culture pour chacun ?, Actes du Forum
d'Avignon. Culture, économie, médias, Gallimard, 2010
PASTINELLI Madeleine, « Pour en finir avec l'ethnographie du virtuel ! Des enjeux méthodologiques de
l'enquete de terrain en ligne », Anthropologie et Sociétés, vol. 35, n° 1-2, 2011, p.35-52. En ligne :
http://id.erudit.org/iderudit/1006367ar
PEREA Francois, L’identité numérique : de la cité a l’écran. Quelques aspects de la représentation de soi
dans l’espace numérique », in Les Enjeux de l’information et de la communication, 2010
VITALI-ROSATI Marcello, Egarements, Amour, mort et identités numériques, Hermann, 2014