Eléments de corrigé L`historien prisonnier de son temps ? Je
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Eléments de corrigé L`historien prisonnier de son temps ? Je
El€ments de corrig€ L’historien prisonnier de son temps ? Je commencerai par une double ‚ image ƒ choc de deux historiens ‚ prisonniers ƒ de leur temps dans les ann€es noires en commen„ant par l’€vocation de la mort de Marc Bloch (16 juin 1944) sous les balles allemandes. Deux guerres mondiales ont fait l’homme et l’historien. La premi…re a profond€ment marqu€ ses choix d’historiens, par exemple son int€r†t pour les masses, pour les croyances, les rumeurs (Roi Thaumaturges)… la seconde l’a dramatiquement conduit ˆ livrer un triple ‚ testament ƒ d’historien dans L’€trange d€faite (1940) o‰ l’historien et le patriote se confondent pour ‚ comprendre ƒ l’€v…nement, dans Apologie pour l’histoire (r€dig€ en 1941-42) dont le titre m†me semble dire ‚ l’histoire malgr€ tout ƒ et enfin dans le message de son engagement dans la r€sistance qui dit l’impossibilit€ de ‚ se tenir ˆ l’€cart du monde ƒ. C’est bien l’homme Bloch qui a €t€ fusill€ ˆ Saint Didier de Formans, mais c’est aussi l’historien, comment dissocier les deux ? Mon second exemple est plus trouble. Quelques mois auparavant l’arrestation de Bloch (avril 42) J€rŠme Carcopino (grand sp€cialiste d’histoire romaine) avait quitt€ le secr€tariat d’Etat ˆ l’Education Nationale qu’il occupait dans le gouvernement Darlan o‰ il s’€tait montr€ un serviteur z€l€ du Mar€chal notamment en initiant une relecture des programmes dans l’esprit de la R€volution Nationale. Jug€ apr…s guerre par la Haute Cour, Carcopino b€n€ficia d’un non-lieu et fut, plus tard, €lu ˆ l’Acad€mie Fran„aise… Son engagement p€tainiste fut mis, par ses amis, sur le compte d’une na‹vet€ de savant et par ses d€tracteurs sur celui de ses convictions attach€es ˆ sa conception maurassienne de l’histoire. L’historien Carcopino s’est-il fourvoy€ en abandonnant ses €tudes romaines pour ‚ entrer dans l’Histoire ƒ ou bien lui aussi n’€tait-il pas tout simplement in€vitablement un homme de son temps, r€solument, volontairement ? Ces deux cas sont exceptionnels, le contexte est exceptionnel. Ils montrent tous les deux comment le m€tier d’historien et l’engagement dans son temps sont inextricablement li€s. Le sujet appelle que l’on discute de l’engagement de l’historien mais aussi de l’influence du contexte sur le travail de l’historien. L’historien peut-il †tre un savant ‚ libre ƒ, hors du temps ? La r€ponse est €vidente : non. Deux parties pour l’affirmer en revenant sur deux ‚ illusions ƒ : l’illusion de l’historien homme du pass€, l’illusion de la neutralit€ de l’historien. La troisi…me partie tentera de montrer que cependant l’historien est aujourd’hui encore le moins mal plac€ pour €chapper ˆ la dictature du pr€sent. I. l’illusion de l’historien enferm€ dans un pass€ d€finitivement pass€, le savant hors du temps : toute histoire est contemporaine Michel Pastoureau (dans sa contribution ˆ Passion du pass€): ‚ €tudier le pass€ n’est souvent pas tant destin€ ˆ comprendre le pr€sent qu’ˆ le fuir ƒ, €voque l’historien qui se ‚ cache ƒ du monde entre les murs de la Biblioth…que Nationale. Echapper au pr€sent en s’enfermant dans la contemplation du pass€… au point parfois de pr€f€rer les morts aux vivants… prenons l’expression du sujet dans un sens sans doute un peu inattendu ‚ prisonnier de SON temps ƒ „a pourrait vouloir dire ‚ prisonnier du temps qu’il €tudie, c'est-ˆ-dire du pass€ ƒ… L’historien est-il prisonnier du pass€ ? L’homme d’un pass€… pass€ ? Michel Pastoureau souligne la tentation mais son œuvre montre qu’il n’y c…de pas totalement (cf sa r€cente ‚ histoire de l’ours ƒ dont le sujet a quelque chose de tr…s contemporain…). Michelet pr€tendait faire revivre le pass€, le ressusciter. Tous les historiens ont peu ou prou cette ambition que nourrit la fr€quentation des archives (Farge). A. Prost (doc 2) €voque cette immersion de l’historien dans l’€poque qu’il €tudie. Pour comprendre les hommes du pass€, l’historien doit ˆ un moment s’oublier lui-m†me, s’enfermer dans le temps qu’il €tudie pour le comprendre et €viter l’anachronisme qui consiste ˆ projeter sur les hommes du pass€ ses propres intentions… Parfois les historiens revendiquent cette position d’ext€riorit€ absolue, celle du savant qui ne prend pas part aux d€bats du temps, ˆ l’€cume de l’imm€diat… au nom de la science et de son intemporalit€, d’une reconstitution ‚ totale ƒ et ‚ objective ƒ du pass€. De Fustel de Coulange ˆ l’histoire s€rielle les exemples abondent de ces revendications d’historiens ‚scientistes ƒ. Aujourd’hui la lecture des objets de l’histoire, l’hypersp€cialisation, l’atomisation des th…mes d’€tude en histoire m€di€vale ou moderne contribuent ˆ l’isolement des historiens dans leur objet d’€tude, loin des ‚ turpitudes ƒ de la vie contemporaine… Le temps consid€rable que les historiens passent aux archives pour mener ˆ bien leurs travaux (ex : prosopographie) participe aussi ˆ cet isolement. Cependant m†me ceux-lˆ sont des historiens de leur temps : l’utilisation des moyens techniques, l’ordinateur, a par exemple boulevers€ les capacit€s de traitement de l’information (Citer Furet et €voquer par exemple l’€tude des gal€riens par Andr€ Zyzberg qui €tudie 60 000 for„ats ˆ l’€poque moderne) : les moyens techniques du temps influencent les choix des sujets. L’historien ne ‚ voit ƒ du pass€ que ce que ses propres lunettes lui permettent de voir (F Hartog). L’acc…s aux sources n’est pas le m†me au d€but du XX• s et au d€but du XXI•. La fermeture puis l’ouverture des archives sovi€tiques ont €t€ deux fa„on d’enfermer l’historien dans l’ignorance d’abord dans l’urgence ensuite. II. L’illusion de la neutralit€, toute histoire est engagement Une lecture plus classique de la question renvoie ˆ la question de l’engagement de l’historien dans son temps. Qu’il soit au service des puissants comme les historiographes (Philippe de Commynes pour Louis XI, Racine au service de Louis XIV), hagiographes (Jacques de Voragine au service de l’€glise), ou qu’il se pose en opposant, dreyfusard comme Seignobos, r€sistant comme Bloch, communiste comme le jeune Fran„ois Furet ou antistalinien comme Fran„ois Fejto qui €crit en 1952 une ‚ histoire des d€mocraties populaires ƒ, l’historien ‚ parle toujours de quelque part ƒ cherche toujours ˆ convaincre…(Fejto €tait Hongrois ami de Laslo Rajk)… C’est presque une banalit€ de dire que l’historien est influenc€ dans ses choix de sujet et dans ses analyses par son milieu social (enracinement social) parfois ses origines et son propre parcours (enracinement personnel). Ainsi A. Wieworka ou R€gine Robin filles de d€port€s, Benjamin Stora fils de pied noir, Emmanuel Leroy Ladurie fils de dignitaire vichyste marqu€ en d€but de carri…re par sa volont€ de se d€marquer de son p…re… Plus largement les objets d’€tude des historiens d€pendent de ‚ l’air du temps ƒ : histoire politique sous la III• R€publique quand il s’agit d’installer la R€publique et la Nation, histoire sociale dans les ann€es 60 et 70 quand ‚ le fond de l’air est rouge ƒ. histoire des mentalit€s, histoire culturelle quand le vent n’est plus ˆ l’est et quand les sciences humaines sont marqu€es par le ‚ tournant linguistique ƒ et m†me s’il s’oppose aux options dominantes de son temps c’est encore en homme de son temps qu’il intervient. Enfin l’historien n’€chappe pas aux probl€matiques de son temps. ‚ Tout histoire est contemporaine ƒ (l’expression est de Benedetto Croce, reprise par G. Noiriel apr…s bien d’autres)… Ainsi le questionnement et les interpr€tations sur la R€volution Fran„aise a €volu€ de Toqueville ˆ Mona Ozouf au fil des pol€miques du pr€sent…et si Marc Bloch demandait aux historiens de ‚ ’†tre ni Robespierriste ni Anti Robespierriste mais simplement de dire qui €tait Robespierre ƒ ce n’€tait pas pour s’en tenir ˆ l’illusion de l’historien scientiste allemand Ranke (‚ dire les choses telles qu’elles se sont r€ellement pass€es ƒ) ni m†me pour dire que l’historien n’a pas ˆ prendre parti dans les d€bats de son propre temps mais pour mettre en garde contre l’illusion de la transf€rabilit€ des d€bats d’une €poque ˆ l’autre… pour rappeler l’injonction de la prise de distance. III. l’histoire est prise de distance Quand il r€dige Apologie pour l’histoire (doc 1) Marc Bloch s’interroge sur le sens et l’int€r†t de l’€tude de l’histoire… Cette r€flexion €pist€mologique est marqu€e par ce qu’il vit dans l’urgence de l’engagement mais il parvient ˆ s’extraire du contexte imm€diat pour revenir sur ses propres emportements de 1940 (retour sur l’€trange d€faite) et ˆ d€velopper une r€flexion dont l’int€r†t d€passe largement la conjoncture des ann€es noires au point qu’il reste un ouvrage de r€f€rence pour l’€pist€mologie de l’histoire. Est-ce parce qu’ils ont eu le sentiment de s’†tre beaucoup tromp€s, les historiens des ann€es 80 ont €t€ tr…s prolixes sur leur propre histoire (ex : exercices d’ego-histoire sous la direction de P Nora). Il ne s’agit pas seulement d’examen de conscience, voire de repentance d’anciens staliniens (Leroy Ladurie, Furet) mais aussi d’un exercice de lucidit€ sur le m€tier. Jean Pierre Vernant apr…s avoir €t€ tr…s hostile ˆ cette tendance revient €galement dans ‚ la travers€ des fronti…res ƒ sur la relation entre ses engagements (la r€sistance encore) et ses objets d’€tude, sa relation au document, ˆ la v€rit€ historique dont il constate qu’ils sont €troitement imbriqu€s. Il s’agit d’un travail de lucidit€ qu’ils reprochent, pas seulement implicitement, ˆ leurs pr€d€cesseurs de n’avoir pas entrepris. S’il ne peut pas €chapper ˆ son temps, l’historien par cet effort de lucidit€, doit prendre du recul et donner au lecteur des cl€s pour d€crypter ses propres choix (ce que fait B Stora dans son livre sur les Trois exils)… l’auteur est-il cependant le mieux plac€ pour cela ? Ne vaut-il pas mieux laisser cet exercice critique ˆ d’autres ? Marc Ferro explique le choix que fit F Braudel d’en faire son successeur ˆ la t†te de la revue des annales par le fait qu’il (Ferro) apparaissait comme quelqu’un qui s’effor„ait d’avoir un discours non id€ologique sur l’histoire (ni marxiste ni antimarxiste) mais de d€crypter l’id€ologie dans le discours historique (l’histoire sous surveillance…). Cette attitude critique vis-ˆ-vis des conditions de la fabrication de l’histoire s’est largement d€velopp€e depuis les ann€es 80. Cela passe par le d€veloppement de l’historiographie (Hartog), on a vu se d€velopper une histoire de l’histoire ˆ l’int€rieur de l’histoire. La prise en compte syst€matique de l’historiographie de son objet d’€tude (ex Varennes de Mona Ozouf) est une fa„on de situer tout discours historique dans son €poque de production, une fa„on de prendre la distance avec l’€tat de la recherche. La mise en €vidence dans le texte de l’histoire des m€thodes de la recherche contribue €galement ˆ ce ‚ tournant critique ƒ, ce que font par exemple les auteurs italiens de la micro-histoire (Ginzburg, L€vy…). Cela dit cette attitude critique voire hyper critique n’est pas nouvelle… la m€thode historique est depuis Langlois et Seignobos au moins toujours pr€sent€e comme le meilleur argument contre l’influence (n€faste) des pr€jug€s de l’historien. D’ailleurs en s’engageant dans cette voie les historiens sont encore bien dans leur €poque, influenc€s par les d€veloppements de la linguistique et de la ‚ post-modernit€ ƒ. Conscient de la fragilit€ des v€rit€s historiques, de la fragilit€ des preuves (Ginzburg parle d’indice) l’historien peut ainsi retrouver une certaine autonomie critique vis-ˆ-vis de son temps. Du coup cependant un autre danger le guette. Vidal Naquet ou Carlo Ginzburg d€noncent le relativisme qui suinte sous la tendance ˆ l’€go histoire et ˆ l’histoire critique telle qu’elle est pratiqu€e par exemple aux Etats-Unis. Ils insistent sur la relation de l’historien avec son temps et avec le pass€ : si le document n’est pas fid…le reflet du pass€, le r€cit du pass€ que produisent les historiens n’est pas fiction comme le pr€tendait Barthes. Les faits historiques existent, le fait que l’historien n’en ait qu’une perception partielle, partiale, contradictoire. La tension permanente entre la recherche des indices et leur raret€, entre la tentation de restitution du pass€ et la convocation du pass€ pour r€pondre aux probl…mes du pr€sent est constitutive du travail de l’historien et c’est justement le fait d’†tre conscient de ces tensions qui donne aux historiens quelques moyens d’€chapper ˆ la dictature du pr€sent.