L`invisible nécessité

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L`invisible nécessité
L’invisible nécessité
BROUDIC Emma
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Elle ne regarde jamais au-delà du cadrant de ces lunettes. Avec les années, elle s’est habituée
à ces deux rectangles délimités, elle ne voit plus en dehors. Elle travaille dans un petit atelier
de couture haut de gamme et tient dans ses mains le tambour à broder tout le jour durant.
Femme brune aux cheveux mi-longs, elle s’appelle Caroline et a connu quelques accidents de
parcours. Peut-être ni plus ni moins qu’une autre. Seulement, là où d’autres ont su rebondir et
se reconstruire, Caroline, elle, a fractionné son quotidien en boîtes distinctes qu’elle ne
mélange pas. Là-haut, elle a empaqueté l’objet de sa douleur, elle a bien ficelé, et n’a jamais
rouvert le bagage. Pourtant, c’est bien vivant là-dedans ! Et depuis des années, ça macère…
Dans les transports en commun, elle se tient bien droite, afin d’éviter les contacts. Elle monte
et descend toujours aux mêmes endroits. Elle marche les pieds légèrement rentrés en dedans,
dans des bottines noires pointues aux talons de sept centimètres, jamais plus. L’hiver, elle se
couvre d’un long manteau qui ne sied pas à sa petite taille. Ni joyeuse, ni malheureuse, elle se
situe quelque part entre les deux et son quotidien est devenu un corset rassurant duquel elle ne
parvient plus à s’échapper.
Parfois, elle observe son visage dans le miroir de longues minutes. Caroline se regarde vieillir.
Elle passe le doigt le long de ses yeux pâles et dessine le début d’une patte d’oie. Elle glisse
entre les deux sourcils et esquisse un premier sillon. Elle fronce très fort, elle contracte les
muscles, puis tire la peau en arrière. Elle se souvient. Elle n’a pas toujours été cette trentenaire
effacée.
Il y a quelques années, c’était les rêves sur panoramique grand format ! Elle avait des désirs,
des envies, des fantasmes ! Elle se serait bien vue reconnue du tout Paris, sur le podium
derrière ses créations, le sourire humble et le palpitant tambourinant à tout va ! Elle avait été,
pendant ses années d’école, cette jeune fille bouillonnante et pleine de vie. On lui promettait
un bel avenir ! On croyait en elle ! Seulement jeté dans la réalité de la vie active, l’ordinaire
avait pris le dessus et les choses se s’étaient petit à petit effritées. Ses défilés n’avaient pas
rencontrés le succès escompté. Et peut-être n’avait elle pas suffisamment d’ambition et de
persévérance pour ce métier. Le fait est qu’elle a alors mis son destin sous clé, et qu’elle a
fermé à double tours.
Elle achète parfois quelques feuilles de papier. Distraction douloureuse. Autrefois, elle avait
le geste facile. Le drapé d’une robe coulait de source. Elle dialoguait avec les matières. Elle
s’amusait d’un imprimé, jouait avec les volumes et les idées se bousculaient. Aujourd’hui, la
mine du crayon accroche le papier. Les silhouettes sont comme murées dans les tissus. Et
l’inspiration cruellement absente. « Je suis devenue sèche » se dit-elle. Et du plus loin qu’elle
se souvienne, elle s’était toujours définie comme étant artiste. Alors, ne plus savoir faire, pour
elle, c’est n’être plus personne.
Caroline ou la vie en pointillés. Les bonnes âmes le lui disent trop souvent, elle n’écoute
même plus. Il est vrai qu’il y a plus à vivre, mais au fond, elle se sent bien comme ça !
Pourquoi toujours chercher à exister plus fort ? Plus intensément ? Pourquoi ne pas subsister
avec peu de choses, en se contentant de ce quotidien calme et tranquille. Elle est parvenue à se
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préserver de l’aigreur et c’est pour elle l’essentiel. Le reste compte peu. L’amour lui manque
parfois, l’imprévu tout autant. Mais on peut lui reconnaître cette capacité à « être »
simplement, presque philosophiquement. « Tu es jeune », lui répète constamment une de ses
collègues. « Tu devrais voyager, sortir, t’inscrire sur un site de rencontres ! Bouger !
Respirer ! T’exprimer ! ». Et c’est là le nœud du conflit entre Caroline et les autres.
Le jour de ces trente-deux ans, Caroline se rend à l’atelier. Les fêtes sont synonymes de
solitude, alors elle préfère besogner. Sur sa table de travail l’attend un lourd colis enveloppé
de papier kraft. Une commande. Un bustier à broder de fils blancs et de perles. Nuance bleu
Klein. Pendant ses années d’école, une amie lui avait fait le compte-rendu de ce célèbre
tableau monochrome bleu outremer. « Une véritable invitation à la rêverie, une porte sur
l’infini ! Cette couleur a quelque chose de profond qui t’invite au voyage. Mais bien que le
nom d’outremer évoque un ailleurs exotique, il s’agit plus ici d’introspection, de voyage
intérieur ! ».
« Nuance bleu Klein, collection automne-hiver ». Les mots sont gribouillés sur le paquet.
Caroline déchire l’emballage, dévoile l’objet, et passe la main sur le velours du bustier. Elle
respire, écoute son cœur battre un peu, ouvre sa cage thoracique, se libère, puis se tend à
nouveau. Pour elle, écouter son corps, c’est accepter qu’il est périssable. Et accepter que son
corps soit périssable, c’est faire le deuil de toutes ces petites et grandes souffrances
accumulées par le passé. Elle penche légèrement la tête sur le côté et tourne les yeux vers la
fenêtre. Par-dessus la monture écaille de ses lunettes, elle regarde le ciel gris et soupire.
Comment a-t’elle pu changer autant ?
Petite fille, les genoux au sol, les mains jointes en position de prière. Elle s’était promis de
conserver toute sa vie un morceau d’enfance. De garder intacte une joie de vivre réelle,
sincère et spontanée. Où avait-elle échoué ? Amours indigestes ? Ruptures abruptes ?
Ambitions avortées ? Où est la petite fille qui dévalait les collines sans avoir peur de
s’écorcher ? Elle retire ses lunettes, se frotte les yeux, puis ouvre les doigts et regarde au
travers. Elle aperçoit dans une vision floue, le bustier sur ses genoux. Elle plonge dans le bleu.
Et ça pourrait lui évoquer l’eau ou l’océan. Ca pourrait lui remémorer le ciel à l’infini. Mais
ça l’amène ailleurs, quelque part en elle-même. Dans des recoins qu’elle n’a pas exploré
depuis bien longtemps. Dans des endroits qu’elle n’a peut-être même jamais traversé. Et au
fond de son cœur, elle le sent, quelque chose bat dans cette boîte qu’elle a fermé à double
tours.
Si seulement elle pouvait se faire confiance et dégrafer ce ruban qui l’encage ! Si seulement
elle pouvait entrouvrir la boîte dans laquelle elle-même se trouve, elle pourrait oublier son
amour-propre blessé et regarder au-delà !
Caroline relève la tête brusquement et rouvre les paupières. Elle cligne des yeux plusieurs
fois, remet ses lunettes, regarde sa montre, tapote ses joues. De l’air ! De l’air ! Elle pose le
bustier sur la table de travail, enfile son long manteau et sort de l’atelier précipitamment sans
dire un mot à ses collègues interloquées.
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L’air du dehors en bourrasque sur le visage lui fait du bien, elle respire à pleins poumons. Elle
marche, comme si elle était libre d’elle-même pour la première fois. Elle se dit qu’elle
pourrait prendre le train, là, tout de suite. Qu’elle pourrait aller boire des cocktails et manger
du homard, là, tout de suite. Qu’elle pourrait sauter sur un inconnu, et l’embrasser à pleine
bouche. Toute cette vie à portée de main ! Mais n’est-ce pas trop banal, se dit-elle ? Elle
regarde autours d’elle et sourit.
Que faire ? Que faire de toutes ces possibilités offertes ? Parce qu’il ne s’agit que de ça.
S’autoriser à faire. Elle pourrait partir pour de bon. Une contrée lointaine, là où le bleu du ciel
se confond avec le bleu de l’eau. Quelque part où elle pourrait soigner son cœur. N’importe
où sauf ici ! L’impulsion du départ casserait ce rythme quotidien qui l’étouffe ! Ailleurs !
C’est une nécessité ! Partir, sans regrets ! Elle a un peu d’argent de côté, suffisamment pour
prendre un aller-simple et ne jamais revenir. Elle oublierait toutes ses blessures passées.
Reconstruire autrement, en étant plus sereine, plus sociable, plus joviale, plus simple. Une
petite maison, quelque part, dans une jungle exotique. Elle vivrait avec les locaux, et après
avoir appris à confectionner des vêtements traditionnels, elle installerait un atelier de couture
afin de vendre ou troquer ces tenues aux alentours. Elle explorerait la nature et saurait
reconnaître les richesses et les dangers de la faune et la flore. Sa peau finirait par prendre un
teint hâlé par le soleil. Si bien qu’il faudrait quelques instants pour deviner qu’elle est
blanche. Elle épouserait un autochtone et finirait par oublier l’occident. Pour toujours.
Elle pourrait, là, tout de suite, retirer tout son argent à la banque et acheter un billet ! « Là,
tout de suite ! ».
Elle avance, sans trop savoir où elle va. Il pleut, elle marche, elle éprouve le besoin de sentir
son corps en mouvement. Les pieds sur le pavé, les jambes en action. Elle se réjouit du vent et
de la pluie sur son visage. Le ciel la lave. Partir ? Partir, oui ! Comme dans les films de
cinéma, aller à l’aéroport et choisir la première destination qui s’affiche sur le tableau de bord
et prendre l’avion. Abandonner toutes ces enclaves. Renouveler son imaginaire et se créer de
nouveaux rêves. Partir ? Caroline ralentit le pas, regarde autours d’elle, elle se tient devant la
porte de l’atelier de couture.
Caroline n’est plus une enfant. Et si autrefois elle dévalait les collines sans avoir peur de
s’écorcher les genoux, aujourd’hui, elle n’est plus vraiment la-même. Partir, que veut dire
partir ? Il y a le fantasme de l’ailleurs, délicieux pour l’esprit puisqu’il est l’endroit où l’on ne
se trouve pas. Seulement, il est impossible d’atteindre ce point. L’ailleurs pourrait se traduire
par une équation mathématique ! Je peux tendre vers mais jamais le rencontrer, l’ailleurs
n’existe pas !
Caroline ouvre la lourde porte en bois de l’atelier. Elle entre, dégoulinante de pluie. « T’as
pris une douche ! » lance une de ses collègues à la volée. Rire des autres. Caroline retourne à
sa table de travail. Elle dépose son manteau, se sèche rapidement et reprend son affaire. Un
bustier d’un bleu Klein. Elle sait qu’elle va passer encore bien des heures sur l’ouvrage, et
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qu’elle fera de cette broderie quelque chose d’extraordinaire. Ce soir, elle passera chez
l’épicier, elle achètera un kilo de pommes, une demi-douzaine d’œufs et une boîte de petitpois en conserve. Elle regardera la télévision, puis ira se coucher. Et peut-être, se dit-elle,
peut-être qu’elle partira en vacances cet été. Et ça la rend satisfaite.
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