racines215 - janvier 2011
Transcription
racines215 - janvier 2011
(Photo : collection particulière) Magazine Racines, le temps de vivre près de chez vous Par Christine Grandin Janine Brouard, une sociologue dans les Mauges Mentalité d'un pays L'importance de Monsieur le Curé qui veille aux amusements "chrétiens" de la jeunesse, les grands-parents qui déplorent une éducation trop laxiste où l'on parle à table, la permission du père pour aller au ciné, les “meillauds” (gens du voyage) à la Grande kermesse, le clivage entre “basse classe” et notables : que ce soit à Sainte-Christine ou ailleurs, la vie quotidienne prise sur le vif par Janine Brouard dans son livre a été celle qu'ont vécue ces générations dans les petites villes et villages de l'Ouest à partir des années 1960. Beaucoup se reconnaîtront dans cette étude sociologique qui se lit vraiment comme un retour aux sources – “écrite comme une chronique accessible pour tout le monde” –, précise Janine. Voyage au pays des Mauges et arrêt à SainteChristine, chronique d'un village français dans la seconde moitié du XXe siècle (1964-2007) de Janine Brouard (2010), éditions Hérault, 29 €. Janine Brouard a également participé à l'encyclopédie (chapitre ethnologie), Anjou Maine-et-Loire (2010), aux éditions Bonneton, 320 pages, 29,90 €. C'est un voyage aux pays des Mauges, qui débuta dans les années 1960 et se termina par l'écriture d'un livre en 2010. Une chronique villageoise, vue par le petit bout de la lorgnette d'une sociologue angevine devenue Christinoise… est l'histoire d'une petite jeune fille débarquée à Mobylette dans le canton de Chemillé au printemps 1963. Une Bretonne de 23 ans du Sud-Finistère, fille d'agriculteurs de Clohars-Carnoët, missionnée pour enquêter sur les paysans des Mauges. Une apprentie sociologue, parachutée par vocation, qui venait voir comment on vivait dans la société d'ici pour engranger des données nationales. Le début d'une histoire qui, presque cinquante ans plus tard, se raconte dans un livre. “Je crois que cela vient de loin, sourit Janine Brouard. Dans le milieu rural où j'ai vécu, on était tous à la même enseigne : les fils et les filles de pay- C' RACINES 18 janvier 2011 sans étaient considérés comme des "moins que rien", en décalage avec la société bourgeoise. J'ai marché en sabots jusqu'à l'âge de 14 ans, et mon père m'a acheté des chaussures en cuir lorsque je suis entrée chez les Ursulines à Quimperlé…” Jeune fille intelligente, “qui apprenait bien”, Janine s'est-elle forgée la conviction que l'on pouvait peut-être changer le regard sur les choses ? C'est la seule des huit enfants de la famille Le Guellec à avoir obtenu son Bac et à avoir poursuivi ses études. “Je ne comprenais pas ce mépris des gens des villes pour les gens de la campagne qui avaient un esprit aussi ouvert que les autres, mais La reproduction ou l'utilisation sous quelque forme que ce soit de nos articles informations et photos est interdite sans l'accord du magazine (Photo : Voyages au pays des Mauges) (Photo : collection particulière) Magazine Racines, le temps de vivre près de chez vous qui vivaient sans aucun confort, c'est aidée en polycopiant mes questionvrai.” Un passage par la Jeunesse naires…” La voilà sillonnant quatre cantons agricole catholique (JAC), des études de sociologie à l’Université catholique des Mauges(2), puis en immersion pende l’Ouest d’Angers, des petits bou- dant un an à Sainte-Christine. Elle se lots en plus de la bourse d'étude, et débrouille avec les moyens du bord, elle décroche son diplôme loge dans l'ancienne école de sociologie au début des des Sœurs dans une chamannées 1960. “À cette bre prêtée par l'abbé Sauvêépoque, c'était une toute tre, prend ses repas jeune discipline, nous n'étions “copieux !” au restaurant du que quatre étudiants !” De coin, et surtout ose pousser “Il y avait la porte du café. “On me l'a belles années pionnières, qui encore le transparaissent encore dans rappelé ensuite souvent en poids de la l'esprit pétillant de la femme termes amusés ! Venant de la religion et de 69 ans, qui, d'ailleurs, en ville (Angers), je ne soupçonle qu'enparaît bien moins. Sous les nais pas qu'une jeune fille dira-t-on…” mots des souvenirs retroudigne de ce nom ne puisse vés, le langage de la batpas aller, à l'époque, au café tante, avec, dans les yeux, un peu de avec les hommes” ! Et comble d'émanla jeune fille déterminée d'avant. cipation, la jeune Janine porte des pantalons… et fume la cigarette ! “On me demandait encore dix ans après : Étude nationale "Maintenant qu'on vous connaît bien, est-ce que vous pouvez nous dire vraiment ce que vous êtes venue faire à Pourtant, quand Janine débarque Sainte-Christine ?"” “Le projet, dit-elle aujourd'hui, était pour son premier sondage, enquêtrice sur “l'agriculture de groupe dans de comprendre les changements et les Mauges” pour la première étude comment est-ce que les gens les nationale sur “le monde rural”(1), c'est vivaient. En choisissant une petite comune petite brunette plutôt timide – “je mune de 450 habitants, j'avais toutes faisais plus jeune que mon âge !” – les caractéristiques de la société d'alors.” Le poids de la religion était qui se présente dans les fermes. “C'était le début des Gaec, des évident et la pratique religieuse unaCuma, mais ils n'avaient pas encore nime (à l'époque le canton de Beaude forme juridique : chercheurs et préau est considéré comme le plus profs réfléchissaient à tout ça dans pratiquant du Maine-et-Loire). Le châles écoles d'agriculture.” Au prin- telain est aussi le maire, et la vie t e m p s d e 1 9 6 3 , e l l e r e n c o n t r e sociale très hiérarchisée. La plupart Eugène Forget, le premier président des ouvriers travaillent chez Humeau de la FNSEA (et agriculteur de Maine- Chaussures à Beaupréau. “Le comet-Loire), espérant un financement mérage y était plutôt une curiosité, pas pour son enquête. “De fait, on m'a forcément malsaine, qui alimentait le "commerce social". Mais il y avait encore la mainmise du qu'en-dira-ton…” décrypte-t-elle. Comme partout, les choses ont évolué, les années ont apporté leur lot de mutations. “Sainte-Christine a digéré ces différents changements, mais j'ai l'impression que tout au long de ces décennies on a gardé dans les Mauges ces trois valeurs phare : celle du travail, de la famille, et de la "petite 1974 : repas annuel des conseillers, patrie" de la vie communautaire, qui employés municipaux et leur famille. se retrouve aujourd'hui dans la vie Premier mandat d’Abel Boulestreau. associative.” RACINES 19 janvier 2011 Femme au foyer, homme au café “Le dicton : "la femme au foyer, l'homme au café" est la vérité des rôles féminins et masculins, en ce temps-là. (…) Mais en général, les femmes orientent les décisions familiales, même si l'avis du chef de famille est celui qui prévaut officiellement au final. Dans la vie quotidienne, "on fait confiance à la femme" pour gérer le budget ordinaire : "c'est elle qui s'occupe de ça, elle achète ce qu'il faut". Chez les agriculteurs, il y a des comptes séparés pour l'exploitation et le ménage. (…) "Il y a deux caisses, mais c'est la même bourse", s'empresse-t-on de me dire, de même qu' "on discute en famille pour savoir ce qu'on va acheter en premier… On se décide pour telle chose en se disant qu'on aura le reste après." Et de fait, les femmes jouent une partie inégale dans les achats importants, les nécessités de l'exploitation l'emportant traditionnellement sur l'amélioration de la vie quotidienne dans la France agricole, sauf que la tendance s'inverse ces années-là : "améliorer la vie de la femme au foyer" est un objectif désormais valorisé à Sainte-Christine.” (Extrait de Voyage au pays des Mauges et arrêt à Sainte-Christine, “Statuts et rôles familiaux”, p.130). Le hasard faisant bien les choses, Janine est devenue Christinoise de cœur, un 12 juillet 1966 en épousant Serge à la mairie de Sainte-Christine. Partie habiter à Angers où elle a été professeure de sociologie pendant 35 ans à l'Université catholique de l'Ouest(3). Et, en l'an 2000, à l'âge de la retraite, elle a commencé à raconter l'histoire de ce village qui a croisé aussi la sienne… (1) Sous l'égide du sociologue parisien Henri Madras, qui cherchait une collaboratrice pour l'Ouest de la France pour le groupe de sociologie rurale du CNRS. (2) Cantons de Beaupréau, Saint-Florent-leVieil, Montrevault, Chemillé. (3) Elle sera aussi responsable pendant trente ans du Groupe de recherches ethnologiques de l'Anjou. La reproduction ou l'utilisation sous quelque forme que ce soit de nos articles informations et photos est interdite sans l'accord du magazine