« Chiffon »
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« Chiffon »
« Chiffon » Derrière un gant comme dans une pantoufle de vair se cachent toujours la crainte de l’abandon et l’espoir de rencontrer l’amour. S on père venait de se remarier. Louise rejoignait ainsi les deux millions d’enfants qui vivaient dans une famille recomposée. Elle y avait gagné petite chambre mansardée, deux quasi-sœurs maquillées comme des voitures volées et belle-mère bourgeoise bohème. Les deux donzelles du nouveau giron familial l’avaient prise en grippe. Louise était devenue leur boniche. Les deux pestes la surnommaient affectueusement « Chiffon ». Elle ne pouvait s’en ouvrir à son père tant celui-ci se trouvait sous l’emprise conjugale. Pas d’invitation pour la souillon Il arriva qu’une prestigieuse maison « haute couture » invita ses meilleures clientes à une vente privée. Les deux fausses sœurs de Louise y furent priées tant leur réputation « It girl » les précédait dans le milieu people. La petite bonne, malgré son méchant jean taché, troué, riveté et ses baskets éculées, était cent fois plus belle que Clara et Carla. Jalouses, elles agitaient sous son nez les précieux cartons en chantonnant : « Pas d’invitation pour la souillon ! » Enfin, vint l’heureux jour. Un taxi emporta les deux fashion victims vers le lieu de leurs rêves. La jeune servante suivit des yeux la voiture le plus longtemps qu’elle put ; lorsqu’elle ne la vit plus, alors seulement, elle s’autorisa à pleurer. Sa marraine, fée bleue, arriva par magie et lui dit : « Tu voudrais bien accompagner tes sœurs n’est-ce pas ? » « Hélas oui… », dit la pauvre enfant en soupirant. « Eh bien tu iras ! Parbleu, sacrebleu, morbleu et… avec ma carte bleue ! » Sa protectrice lui tendit un ticket de métro et lui recommanda par-dessus tout de ne point dépasser dix-neuf heures, l’avertissant sans ambages que si elle demeurait dans le magasin un moment davantage, elle en ressortirait sans bagage. Louise était un beau brin de rousse. Aussi sa beauté seule lui servit-elle de sésame pour découvrir la luxueuse boutique. La nénette aperçut là un petit théâtre avec cabines d’essayage. Photographes et dessinateurs s’agglutinaient dans le showroom. Les vendeuses mannequins distillaient avec la grâce des poétesses habituées aux grosses fesses, les rimes que les clientes aimaient à entendre : « Elle est trop large pour vous, je vais vous chercher la taille en dessous. » Carla et Clara accaparaient les photographes et illustrateurs en jouant les fashionistas. Pierre, artiste peintre, était resté vers Louise, intrigué par sa mélancolie. L’indécise venait enfin de se décider à passer une robe princière délicieusement souple, fluide et vaporeuse dans laquelle elle tournoyait avec grâce. Malgré cela le portraitiste abandonna l’idée de la peindre en pied et concentra toute son attention sur le visage juvénile. Sa technique picturale se prêtait à merveille à ce qu’il voyait : le pastel avec sa souplesse, sa transparence, sa fragilité, sa spontanéité, racontait la sensualité languide de la jeune femme. Pierre posait et travaillait la couleur, par effleurement, pour saisir dans l’instant la pensée de son modèle. Il lisait sur ses lèvres soupirs noirs et promesses d’espoir. La coquette essayait une paire de gants. Ce geste lui procurait confiance et satisfaction. Pour la première fois, elle se sentit femme. L’insouciante ne s’ennuyait point et oublia ce que sa marraine lui avait recommandé, de sorte qu’elle entendit sonner le premier coup de dixneuf heures, lorsqu’elle ne croyait pas qu’il fût encore dix-huit heures. Un gant blanc oublié Même dans les boutiques fastueuses, il est un temps où la vraie vie reprend le dessus et les vendeuses leur pardessus, pour rejoindre, jambes lourdes, les banlieues « métro-dodo ». On la poussa gentiment dehors, comme si la prédiction devait s’accomplir. Seul, à sa main gauche, un gant blanc oublié lui prouvait qu’elle n’avait pas rêvé. Le peintre termina son portrait dans la rue. Sur le tableau, la demoiselle apparaissait la tête penchée, le visage en partie dissimulé par sa main droite gantée. Dans le tremblement des lèvres, la magie du pastel invitait l’artiste à écouter le secret. Il entendit la bouche dans le tableau lui chuchoter : « Ne m’appelez plus Chiffon, je suis Cendrillon. » Il lui offrit la toile : elle y découvrit le gant qui lui manquait. La jeune fille contemplait son visage velouté dont les contours estompés semblaient se noyer dans un tendre camaïeu de rose. Le regard énamouré du pastelliste lui confirma son intuition : elle grandissait ! Grandir, c’était ne plus rien reprocher à son père et croire en sa propre vie. Dès la semaine suivante les noces furent célébrées comme la marraine l’avait prévu et selon les consignes ■ données. Femme au gant, v. 1900, pastel sur bois (0,40 x 0,32 m) de Edmond François Aman-Jean (1858-1935). © musée des beaux-arts de Dijon / photo François Jay Texte original publié dans « Bourgogne Magazine » n°10. • art de vivre en Bourgogne - Bourgogne Magazine • 47