On a assassiné Jack Sparrow

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On a assassiné Jack Sparrow
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CINÉMA
AV 02-12-2013 P 16
On a assassiné Jack Sp
«On me dit souvent : ‘‘On ne va quand même pas attaquer ces
petits Africains qui meurent de faim. Mais ces gens-là ne
connaissent rien de la situation que nous vivons là-bas au
quotidien». Peter VERSTUYFT, directeur de l’Union Royale des Armateurs
Les armateurs belges et l’armée sont contents : « Capitaine Phillips », qui
sort mercredi, donne une autre image, moins sexy que celle véhiculée
par Johnny Depp, de la piraterie. Et du quotidien des navires
marchands amenés à circuler au large de la Corne de l’Afrique.
Michaël DEGRÉ
Q
uelques hommes, à bord
d’un skiff de fortune, et une
échelle auront suffi. En avril
2009, le Maersk Alabama,
alors au large de la Corne de l’Afri­
que, est la cible de pirates soma­
liens. Qui finiront par en prendre
le contrôle avant d’emmener le
commandant du paquebot améri­
cain, devenu otage, lors de leur
fuite. L’histoire se finira tragique­
ment pour trois des quatre pirates,
de pauvres gars jeunes, drogués et
instrumentalisés.
Elle
est
aujourd’hui racontée par Paul
Greengrass dans Capitaine Phillips,
un film âpre, en forme de coup­de­
poing, qui ravit… les armateurs
belges, dont les navires circulent
au quotidien dans cette zone hau­
tement sensible. Et l’armée belge,
qui participe activement à la mis­
sion européenne «Atalanta», cen­
sée sécuriser les lieux.
Le Capitaine Carl Gillis, en
charge du commandement de la
frégate Louise­Marie qui assura en
2011 la sécurité de l’Océan Indien
dans le cadre de la mission Ata­
lanta, résume le sentiment com­
mun en une petite phrase, certes
amusante, mais révélatrice :
« Même si le cas du Maersk est parti­
culier, c’est très réaliste. Je suis content
qu’on dépasse Johnny Depp, et qu’un
film donne une autre image de ce
qu’est la piraterie en Somalie.»
Moins diplomatique, car financiè­
rement engagé sans doute, Peter
Verstuyft, directeur de l’Union
«La zone à surveiller
avait la taille
de l’Europe : c’est comme
si on devait couvrir tout
le territoire belge
avec un combi.»
Royale des Armateurs Belges,
abonde : «Ici, et notamment au mi­
nistère de l’Intérieur, on me dit sou­
vent que j’exagère, qu’on ne va quand
même pas attaquer ces ‘‘pauvres pe­
tits Africains qui meurent de faim’’.
Mais là­bas, c’est loin : ces gens­là ne
savent pas ce que nous vivons au quo­
tidien.»
On ne lui fera pas dire ce qui n’est
pas : faim et pauvreté sont le lot
quotidien du peuple somalien.
Mais dans un pays constamment
en guerre, la piraterie est un bou­
lot comme un autre. Le seul, par­
fois. Et une forme d’esclavage, au
service du crime organisé local :
«Ceux que l’on voit dans le film ne
sont malheureusement que des fantas­
sins, poursuit Carl Gillis. Ce ne sont
pas eux qui gagnent le plus d’argent.»
Or, de l’argent, la piraterie en rap­
porte encore. On estime ainsi que
sur les cinq dernières années, 400
millions $ ont été payés sous
forme de rançons. La chose, toute­
fois, se fait de plus en plus rare,
grâce aux efforts concertés de l’Eu­
rope et de ses partenaires, améri­
cains, chinois et japonais : aucune
tentative de prise d’otages n’a plus
abouti depuis mai 2012. Alors
qu’ils parvenaient jadis à se faire
passer pour d’inoffensifs pêcheurs
ou les garde­côtes locaux, les pira­
tes sont désormais attendus.
« Quand va-t-on retirer la prise ? »
Il faut dire, aussi, que sur place,
les frégates militaires se relaient
pour patrouiller, traquer les éven­
tuels assaillants et aider, le cas
échéant, les paquebots en diffi­
culté : «Quand j’étais sur place, sou­
rit mollement Carl Gillis, la zone
qui nous avait été attribuée avait la…
taille de l’Europe. C’est un peu comme
si on vous demandait de couvrir tout
le territoire belge avec un seul combi.»
Aussi, les efforts de tout ce petit
monde sont­ils coordonnés de­
puis Londres par la Maritime Se­
curity of the Horn of Africa et la
plateforme
international
d’échange d’information Mercury,
sorte de «chatbox» qui permet
aux paquebots amenés à croiser
au large de la Corne de l’Afrique
d’échanger leurs informations :
«Après quatre ans, la machine est as­
sez efficace, constate l’Amiral Mi­
chel Hofman, qui fut adjoint au
Commandant de la Force euro­
péenne déployée au large des cô­
tes de la Somalie dans le cadre de la
lutte contre la piraterie. Mais la com­
munauté internationale doit mainte­
nant se demander : quand va­t­on re­
tirer la prise?» «Notre mandat se
termine en décembre : que va­t­on
faire alors?», complète, circons­
pect, Carl Gillis. ■
En 2014, ça coûtera 14 milliards $
I
l ne faut pas être dupe : si la si­
tuation au large de la Corne de
l’Afrique préoccupe tant les
grandes puissances occidenta­
les, c’est autant pour protéger les
navires du programme alimen­
taire mondial que parce qu’elle
leur coûte cher. Très cher. «On a
calculé le coût total de toutes les ac­
tions de piraterie et on est arrivé à
un impact économique mondial qui
oscille entre 10 et 12milliards $ par
an», grimace Peter Verstuyft.
Carl Gillis annonce, lui, que ce
chiffre devrait grimper en 2014 :
«Les estimations le situent aux
alentours de 14milliards $.» Il
comprend, entre autres, les
coûts en carburant, mais aussi
ceux qu’occasionnent les dé­
tours empruntés par les paque­
bots pour passer le plus au large
de la zone critique : «Des détours
de facilement cinq jours, estime le
lieutenant Gillis. Or, les frais de
fonctionnement pour un navire
tournent aux alentours de 25 à
30 000 € par jour.» «C’est énorme,
et je ne vous parle même pas des
frais d’assurance supplémentai­
res», soupire Peter Verstuyft, qui
voudrait bien, mais ne pas éviter
la Corne de l’Afrique : «C’est un
problème qui semble loin de nous,
dit­il, mais il faut savoir que plus de
30 % des importations mondiales
passent par là. Il existe un itinéraire
bis, via l’Afrique du Sud, mais il
prend deux à trois semaines supplé­
mentaires. En terme de coût et d’im­
pact sur l’environnement, c’est inte­
nable.» ■
Mi.D.
Reporters/Capital Pictures
●
La tentation des
Face à la menace,
les armateurs se sont
organisés. Et font
appel à des milices
privées moins chères
que l’armée.
E
lles sont aujourd’hui plus
de 150 à avoir plus ou
moins pavillon sur rue.
Les milices privées s’invi­
tent, depuis quelques années,
sur les navires marchands
afin d’en assurer la sécurité
de façon plus « profession­
nelle », « et leur présence à bord
est réellement efficace », assure
Peter Verstuyft au nom des
armateurs belges. « Ce sont
d’anciens SAS, militaires et
même quelques bandits recon­
vertis », complète, dubitatif,
Carl Gillis.
Leur généralisation n’est
pas, pour autant, sans poser
de question : « Ils ne sont
qu’une partie de la solution,
considère le lieutenant
Gillis. Car ils ne participent
pas, comme l’armée, à d’autres
dimensions de la lutte comme la
piraterie. » Surtout, le cadre
légal dans lequel ils exercent
leur métier est flou et varie
d’un pays à l’autre : en Belgi­
que, une loi vient d’être pro­
mulguée visant à encadrer
leur présence à bords de pa­
quebots amenés à naviguer
dans les zones sensibles.
Mais le débat fut âpre, et cer­
tains aménagements doivent
encore être apportés : « La vo­
lonté des politiciens et des arma­
teurs de protéger les équipages
de ces navires est louable, souli­
LUNDI 2 DÉCEMBRE 2013
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On estime à 15milliards $ l’impact économique
mondial qu’auront, en 2014, les actes de
piraterie au large de la Corne de l’Afrique, et les mesures
de surveillance et d’intervention qui les accompagnent.
Tom Hanks, meilleur que jamais
On l’oublierait presque, face
aux enjeux essentiels que
soulève le débat, mais
derrière la situation au large
de la Corne de l’Afrique décrite
par les différents intervenants,
il y a un film. Et un sacré bon
film. Il faut dire qu’avec Paul
Greengrass aux commandes,
l’a priori était favorable. Connu
pour son travail sur la saga
Jason Bourne, Greengrass a
surtout initié un style quasi
documentaire qui a fait école.
Collant au plus près de ses
personnages, il donne au
spectateur l’impression que
l’action se déroule sous ses
yeux, en direct.
beau savoir que le Maersk
Alabama va être l’objet d’un
assaut, on a vite gorge et
estomac noués par un danger
d’abord invisible. Fort. Très
fort. À l’image de Tom Hanks.
Très sobre, il nous rappelle,
dans le rôle du fameux
Capitaine Phillips, qu’il est l’un
des acteurs les plus
talentueux de sa génération.
Et si l’on peut craindre que ce
film soit un peu « juste » en
terme de popularité pour lui
permettre de décrocher un
troisième oscar du meilleur
acteur, d’aucuns lui ont déjà
prédit. Et franchement, il ne
l’aurait pas volé.
M i . D.
> « Capitaine Phillips »,
drame de Paul Greengrass.
Avec Tom Hanks.
Durée : 2 h 14. Sortie le 4/12.
Sa patte est reconnaissable
dès les premiers plans de
Capitaine Phillips. Et on a
Le danger se déplace
au large de la Guinée
milices privées
Volvo ou 2 CV
Les sociétés privées de sécu­
rité ont surtout l’immense
avantage de… coûter beau­
coup moins cher aux arma­
teurs qu’un encadrement mi­
litaire, lui aussi possible :
« C’est plus confortable, c’est
sûr, concède Peter Verstuyft.
Mais d’une part, les militaires
belges doivent venir de Belgi­
que, ce qui leur prend un temps
considérable dont nous, arma­
Sony Pictures
gne Carl Gillis, mais il faut
éviter de se retrouver avec des
cow­boys à bord, qui ne respec­
tent pas les règles d’engagement
que nous, militaires, suivons.
Or, si chez nous, on achève d’en­
cadrer leur activité, il ne faut
pas être naïfs : il existe des mili­
ces privées qui ont d’autres in­
terprétations des règles d’enga­
gement. »
Face à des pirates qui n’ont guère à perdre « que » leur vie, les
armateurs s’organisent. Et font appel à des milices privées.
teurs, ne disposons pas. Ensuite,
en terme de coût, c’est un rap­
port de un à dix. » Revers de la
médaille : là où l’armée dé­
ploie une quinzaine d’hom­
mes, les milices privées ne
sont généralement consti­
tuées que de trois à quatre
miliciens : « Soit vous achetez
la Volvo, soit vous achetez la
2 CV », sourit Carl Gillis. ■
M i . D.
D
Sony Pictures
Fallait pas passer par là : le capitaine
Phillips (Tom Hanks) et l’équipage du
Maersk Alabama sont pris en otages.
Le début d’un long calvaire.
epuis que la communauté
internationale s’est pen­
chée sur le sujet et a sécu­
rité, bon an, mal an, les envi­
rons de la Corne de l’Afrique, les
pirates se sont adaptés : «Dans
un premier temps, se souvient
l’amiral Hofman, nous nous
étions limités au Golfe d’Aden,
mais rapidement, les pirates ont
commencé à attaquer des navires à
plus de mille nautiques de là.» Si
bien que plusieurs abordages
spectaculaires ont eu lieu, et dé­
bouché par exemple à la prise
du Pompéi, navire marchand
belge dont l’équipage demeura
otage de ses assaillants pendant
septante­deux jours en avril et
juin 2009.
L’issue, heureusement, avait
été heureuse, même s’il aura
fallu payer une rançon. Et la si­
tuation est ensuite passée sous
contrôle si bien que, comme
nous l’expliquons par ailleurs,
plus aucune tentative de prise
d’otages n’a abouti depuis de
nombreux mois (mai 2012). Le
problème, pourtant, pourrait
bien ne s’être que déplacé puis­
qu’on signale désormais une re­
crudescence de la piraterie dans
le Golfe de Guinée, côté Atlanti­
que, au large de la Guinée, du
Niger et du Bénin : «C’est une pi­
Si la situation tend à se calmer
en Somalie, les choses se
compliquent plus à l’Ouest.
raterie différente : on est dans une
forme de banditisme plus organisé
encore, avec des vols de cargaison,
par exemple. Surtout, les assauts
sont beaucoup plus violents», rap­
porte le lieutenant Gillis, qui a
œuvré, avec ses troupes, à la pa­
cification de la zone, en mer et
sur terre, où se trouve probable­
ment le cœur du problème.
D’où un sentiment d’utilité, re­
layé par Helena Vande Gaer,
jeune lieutenant qui a participé
à la mission Atalanta : «Si j’ai
envie d’y retourner? Oui, sans hési­
ter. C’est une opération intéres­
sante : on a vraiment l’impression
d’être utiles.» ■
Mi.D.

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