James George Frazer origine feu europe

Transcription

James George Frazer origine feu europe
James George Frazer,
Mythes sur l’origine du feu (1930)
Chapitre 14
L’origine du feu
en Europe
On raconte en Normandie l'histoire suivante sur l'origine du feu : « Il y a bien longtemps, il
n'y avait pas de feu sur terre et les hommes ne savaient pas comment s'en procurer. Ils
tombèrent d'accord qu'il fallait aller en chercher chez Dieu. Mais le Bon Dieu est bien loin.
Qui veut entreprendre le voyage ?
Ils s'adressèrent aux grands oiseaux, mais les grands oiseaux refusèrent et de même les
oiseaux de taille moyenne, même l'alouette. Tandis qu'ils se concertaient, le petit roitelet,
(rebette) écoutait : « Puisque personne ne veut y aller, j'irai moi-même. » – « Mais tu es trop
petit ! dirent-ils. Tes ailes sont si courtes ! Tu mourras de fatigue avant d'y arriver. » – «
J'essaierai, dit-il. Si je meurs en chemin, tant pis. »
Il s'envola donc et il vola si bien qu'il atteignit le Bon Dieu. Le Bon Dieu fut très surpris de le
voir et il le fit se reposer sur ses genoux. Mais il hésita à lui donner du feu : « Tu te brûleras,
dit-il, avant d'atteindre la terre. » Mais le roitelet insista : « Très bien, dit enfin le Bon Dieu. Je
te donnerai ce que tu demandes. Mais prends ton temps, ne vole pas trop vite. Si tu voles trop
vite, tu mettras le feu à tes plumes. »
Le roitelet promit d'être prudent et s'envola joyeusement vers la terre. Tant qu'il fut loin il se
retint et ne se hâta pas. Mais quand il se rapprocha et qu'il vit tout le monde qui le regardait,
qui l'attendait et qui l'appelait, il accéléra involontairement son allure. Il arriva alors ce que
Dieu lui avait dit. Il rapporta le feu, et les hommes s'en emparèrent bientôt ; mais le pauvre
roitelet n'avait plus de plume de reste – toutes avaient été brûlées ! Les oiseaux se réunirent
avec empressement autour de lui. Chacun s'arracha une plume pour en faire un vêtement pour
le roitelet. Depuis lors le plumage du roitelet a été tacheté. Il y eut seulement un coquin
d'oiseau qui ne voulut rien donner, ce fut le chathuant. Tous les oiseaux se jetèrent sur lui
pour le punir de la dureté de son coeur, et il fut forcé de se cacher. C'est pourquoi il ne sort
que la nuit ; s'il sort le jour, tous les oiseaux se jettent sur lui et le forcent à retourner dans son
trou 1. Aujourd'hui encore, tout enfant qui tuerait un roitelet ou lui volerait son nid, attirerait le
feu de la foudre sur sa maison. En punition de cette mauvaise action, il deviendrait peut-être
orphelin et sans foyer 2. En termes plus généraux, on nous apprend qu'en Normandie, le
roitelet (rebette) « est très respecté, parce qu'il a, dit-on, apporté le feu du ciel, et les gens sont
convaincus que quelque malheur leur arriverait s'ils tuaient cet oiseau » 3.
On raconte en Haute-Bretagne la même histoire au sujet du roitelet ; là aussi on dit qu'il
rapporta du ciel le feu et qu'en retour, il reçut une plume de chaque oiseau, sauf du chat-huant,
qui déclara que ses plumes étaient bien trop belles pour être brûlées ; c'est pourquoi tous les
autres oiseaux et surtout la pie le poursuivent toujours. Aussi, on dit en Bretagne qu'il ne faut
pas faire de mal aux roitelets parce que ce sont eux qui apportèrent le feu sur terre. Dans le
voisinage de Dol, on croit que si l'on vole un nid de roitelet, les doigts de la main qui ont volé
les oeufs ou les petits demeurent paralysés. À Saint-Donan on dit que si les petits enfants
touchent les petits d'un roitelet, ils attrapent le feu Saint-Laurent, c'est-à-dire qu'ils ont des
boutons ou des pustules sur le visage, les jambes et d'autres parties du corps 4. Dans les
environs de Lorient est répandue une histoire selon laquelle le roitelet alla chercher du feu,
non au ciel, mais en enfer et brûla ses plumes en passant par le trou de la serrure 5.
Mais dans certaines parties de la Bretagne le héros du mythe du feu n'est pas le roitelet mais le
rouge-gorge. On y dit que le rouge-gorge alla chercher du feu, et qu'en faisant cela il brûla
toutes ses plumes. Les oiseaux eurent alors pitié de lui et résolurent de le vêtir de nouveau en
lui donnant chacun une
1 Jean
Fleury, Littérature orale de la Basse-Normandie (Paris, 1883), pp. 108 sq. Amélie
Bosquet dans La Normandie romanesque et merveilleuse (Paris et Rouen, 1845), pp. 220
sq., raconte cette histoire sous une forme semblable pour l'essentiel.
2 Amélie Bosquet, op. cit., p. 221.
3 Alfred de Nore, Coutumes, Mythes et Traditions des Provinces de France (Paris et Lyon,
1846), p. 221.
4 P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne (Paris, 1882), II, 214 sq.
5 E. Rolland, Faune populaire de la France, II (Paris, 1879), p. 294 ; P. Sébillot, Le
Folklore de la France (Paris, 1904-1907), II, 157.
plume. Seul le chat-huant, oiseau orgueilleux et au coeur dur, refusa de lui prêter une plume.
C'est pour cela que lorsqu'il se montre le jour, tous les petits oiseaux crient contre lui, surtout
le rouge-gorge, qui, en son chant, reproche au chat-huant son orgueil 1. Pourtant on a essayé
en Bretagne de concilier les prétentions des deux oiseaux rivaux à l'honneur d'avoir rapporté
le feu ; car une version de cette histoire dit que, tandis que ce fut le rouge-gorge qui alla
chercher le feu, ce fut le roitelet qui l'alluma 2. On dit à Guernesey que c'est le rouge-gorge
qui apporta le premier feu dans cette île ; comme il traversait l'eau, le feu lui brûla les plumes,
et à cause de cela sa poitrine a été toujours rouge depuis lors. Une vieille femme, née dans
l'île, qui racontait cette histoire, ajoutait : « Ma mère avait une grande vénération pour le
rouge-gorge, car qu'aurions-nous fait sans feu. » 3 À la Charme, dans le département du
Loiret, a cours une histoire selon laquelle le roitelet vola le feu du ciel et descendit avec sur
terre, mais ses ailes prirent feu et il dut confier son précieux fardeau au rouge-gorge ; mais le
rouge-gorge se brûla la poitrine en étreignant le feu ; il dut abandonner sa fonction de portefeu ; l'alouette prit alors le feu sacré et, l'apportant intact sur terre, elle remit ce trésor à
l'humanité 4. Cette histoire ressemble à beaucoup de mythes du feu des Indiens d'Amérique,
où il est dit que le feu passe de l'un à l'autre, le long d'une file d'animaux coureurs 5.
En Allemagne, le mythe du roitelet premier porteur du feu semble être inconnu 6.
1 P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, II, pp. 209 sq.
2 P. SébilIot, op. cit., pp. 214 sq.
3 Charles Swainson, The Folk-lore and Provincial Names of British Birds (Londres, 1886),
p. 16.
4 E. Rolland, Faune populaire de la France, II, 294 ; P. Sébillot, Le Folklore de France,
III, 156.
5 Voir plus haut, pp. 188 sq [correspondant aux pages de l’édition Payot]
6 J. W. Wolf, Beiträge zur deutschen Mythologie (Gottingue, 1852-1857), II, 348.