L`Affaire Colonna Une Bataille de Presse
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L`Affaire Colonna Une Bataille de Presse
L’Affaire Colonna Une Bataille de Presse © Éditions Jean Paul Bayol, 2009 Gérard Amaté L’Affaire Colonna Une Bataille de Presse Avant-propos L’Affaire Dreyfus, à laquelle celle de Colonna a été comparée, présentait plusieurs aspects. Il y a eu l’affaire d’espionnage proprement dite, et les erreurs judiciaires commises par trois tribunaux militaires successifs, qui condamnèrent Dreyfus à deux reprises, et acquittèrent Esterhazy. Il y a eu aussi une bataille de presse qui partagea l’opinion publique, et eut de telles conséquences politiques qu’on nomma ce moment de l’Histoire la Révolution dreyfusarde. Ces deux aspects se retrouvent aussi, à des degrés divers, dans l’affaire Colonna. Il y a eu l’affaire du meurtre, et l’entêtement de plusieurs tribunaux d’exception à trouver Colonna coupable. Il y a eu aussi, lors du procès en appel, le début d’une bataille de presse qui n’est peut-être pas terminée. Elle opposa ceux que le déroulement du procès scandalisait à ceux qui voulaient à tout prix la condamnation de l’accusé. L’ouvrage présent rend compte de ces 1 engagements. Il se base sur les articles que les principaux quotidiens en ligne ont consacré au deuxième procès Colonna : Le Figaro, 20 Minutes, Le Monde, Libération, Le NouvelObs qui, sur Internet, fonctionne en quotidien. Le Parisien, France-Soir, l’Humanité ont aussi été sollicités, ainsi que divers sites d’information spécifiques au web, dont Rue89. Il était apparu, durant les débats, que le camp de ceux qui hurlaient à la mort de Colonna était mené par Libération, tandis que Le Figaro entraînait ceux qui dénonçaient une mascarade de justice. La mise en perspective de ces deux positions permet de constater qu’elles ne devaient rien au hasard. C’est en réalité l’ensemble de la grande presse liée au PS et au PC qui fut, dans cette affaire, du même avis que la police et la justice d’exception. À droite comme à gauche de cette presse, on se révolta au nom des principes d’indépendance et d’équité de la justice, et l’on ne se priva pas de dénoncer les mensonges concertés des policiers. Les héritiers de Jaurès, Blum, et du dreyfusisme avaient, en la circonstance, 2 l’air d’être ceux de Drumont, Maurras et l’Action Française. Ce n’est sans doute pas pour rien. 3 Quelques repères chronologiques 1997 6 septembre : Attaque de la gendarmerie de Pietrosella. Les gendarmes sont neutralisés, leurs armes dérobées, et les assaillants font sauter le bâtiment. 1998 6 février : Le préfet de Corse Claude Érignac est tué à 21 heures 05 devant une salle de concert à Ajaccio. 9 février : L’assassinat est revendiqué par un groupe anonyme, qui mentionne en guise d’authentification l’utilisation d’une arme volée à la gendarmerie de Pietrosella. Bernard Bonnet est nommé préfet de Corse, en remplacement de Claude Érignac, par Jean-Pierre Chevènement. L’enquête est menée par la Division Nationale Anti-Terroriste (la DNAT), dirigée par Roger Marion. 16 novembre : Bonnet fait parvenir au 4 procureur de la République une note faisant état des révélations de deux de ses indicateurs. Elles mettent en cause Andriuzzi et Castela d’abord, Ferrandi ensuite. 10 décembre : Bonnet réitère et complète ses informations. 1999 8 février : Dernière note de Bonnet au procureur. 6 mai : Le préfet Bonnet est mis en examen et écroué dans l’affaire des paillotes. 21 et 22 mai : La DNAT arrête Didier Maranelli, Pierre Alessandri, Marcel Istria, et Alain Ferrandi, ainsi que cinq autres personnes. Les téléphones portables de Maranelli, Alessandri et Ferrandi aident à les confondre. 22 mai : Yvan Colonna est mis en cause dans Le Monde. Lui et son frère donnent le soir une interview à TF1. Nuit du 22 au 23 mai : Maranelli livre les noms de Joseph Versini, Martin Ottavioni et Yvan Colonna. Il désigne ce dernier comme le tueur. 5 23 mai : Les policiers interpellent Ottavioni et Versini, mais ne mettent pas la main sur Colonna. 30 mai : Andriuzzi. Arrestation de Vincent 1er octobre : Roger Marion devient directeur central adjoint de la police judiciaire. 2 décembre : Arrestation de Jean Castela. 2000 26 octobre : Alessandri revient sur ses aveux et affirme qu’Yvan Colonna n’était pas présent sur les lieux du crime. 19 décembre : Une lettre manuscrite d’Yvan Colonna parvient à la presse. Il y déclare son innocence. 2001 2 août : Clôture de l’enquête sur l’assassinat de Claude Érignac. Le cas de Colonna est disjoint. 2002 7 6 mai : Alain Ferrandi, Didier Maranelli, Pierre Alessandri, Marcel Istria, Martin Ottaviani, Joseph Versini, Vincent Andriuzzi et Jean Castela sont renvoyés devant une cour d’assises spéciale. 2003 2 juin : Ouverture du procès des huit accusés. 20 juin : Interrogé, Pierre Alessandri met hors de cause Yvan Colonna et Marcel Istria. Maranelli, Ottaviani et Ferrandi confirment que Colonna et Istria ne faisaient pas partie du commando. 4 juillet : Arrestation d’Yvan Colonna. Nicolas Sarkozy déclare publiquement qu’il s’agit de « l’assassin du préfet Érignac ». 11 juillet : La cour spéciale condamne Alessandri et Ferrandi à la réclusion criminelle à perpétuité, comme coauteurs de l’assassinat. À trente ans de prison Andriuzzi et Castela comme commanditaires du crime. À vingt-cinq ans Maranelli pour avoir couvert les tueurs. À vingt ans Ottaviani et Istria pour les avoir transportés. À quinze ans Joseph Versini pour sa participation à 7 l’attaque de la gendarmerie de Pietrosella. Istria, Andriuzzi et Castela se disaient innocents. Ces deux derniers font appel. 2004 27 septembre : Devant l’imminence d’une clôture de l’enquête concernant Colonna, Pierre Alessandri écrit au juge Le Vert et se dénonce comme le tireur qui a abattu le préfet. 14 octobre : Alessandri réaffirme sa déclaration devant le juge Thiel. 2006 23 février : Andriuzzi et Castela sont acquittés en appel : l’équipe de Roger Marion avait maquillé les procèsverbaux qui avaient servi à les faire condamner en première instance. Ils sont condamnés pour d’autres faits à huit et dix ans de réclusion. 21 mars : Ils sont mis en liberté conditionnelle. 2007 5 janvier : Nicolas Sarkozy se félicite devant la presse que Colonna soit en 8 prison. 14 janvier : Dans son meeting d’investiture comme candidat aux élections présidentielles, il réitère et loue « la République réelle », « celle qui met en prison » Yvan Colonna. Le maintien de celui-ci sous les verrous est ainsi mis au rang d’une promesse électorale. 12 novembre : Début du premier procès Colonna. 9 Hollande et Chevènement Quand on demande son avis à JeanPierre Chevènement sur Yvan Colonna, il le donne volontiers. C’est ce qu’il fit, par exemple le 16 février 2009, sur RTL, aux alentours de 7 heures 50. Le procès en appel venait juste de s’ouvrir et son issue lui semblait certaine. Il était parfaitement au courant de l’affaire, puisqu’il était ministre de l’Intérieur à l’époque du crime. L’accusé était sans aucun doute l’assassin du préfet. Il en voulait pour preuve « que plusieurs membres du commando ont désigné Yvan Colonna comme le tireur. » Le journaliste lui objecta : « ... Et se sont rétractés. » Alors, Jean-Pierre Chevènement fit un énorme mensonge : « Mais ils se sont rétractés longtemps après avoir été condamnés. » En réalité, ils l’avaient fait avant, en 2000 et 2001, ou au plus tard en 2003, pendant le déroulement de leur procès, lorsqu’on les avait interrogés à ce sujet. Ceux qui ne veulent pas croire à ces rétractations en donnent pourtant cette explication : les terroristes n’avaient plus rien à perdre, puisqu’ils avaient 10 déjà été lourdement condamnés, à perpétuité pour deux d’entre eux. Ce n’est cependant pas dans cet ordre que les choses s’étaient passées. Aucun d’eux n’avait encore été condamné quand ils revinrent sur leurs aveux, et tous aggravaient leur cas en affirmant l’innocence du principal suspect. S’ils mentaient à la Justice pour protéger l’assassin, elle saurait s’en souvenir au moment du verdict. S’ils disaient la vérité, il leur faudrait alors payer seuls le prix du meurtre, et ce ne serait pas gratuit non plus. L’urgence de sauver un complice ne pouvait que faiblement motiver leurs rétractations : Colonna était encore libre lorsqu’ils les firent. On ne peut pas dire non plus qu’ils s’alignaient sur une ligne de défense qu’avait choisie le fugitif. Celle-ci ne fut connue qu’en janvier 2001, lorsqu’il affirma son innocence par une lettre à la presse. La première rétractation, celle d’Alessandri, datait d’octobre 2000. Avant elle, personne ne mettait sérieusement en doute la culpabilité de Colonna. La carrière ministérielle de JeanPierre Chevènement s’est arrêtée le 29 août 2000, quand il démissionna du 11 ministère de l’Intérieur. Il avait occupé ce poste au gouvernement Jospin depuis 1997. Il protestait alors contre les accords de Matignon, qui reconnaissaient les mouvements indépendantistes corses. Tel est le combat du leader souverainiste : celui de la République, une et indivisible. Le séparatisme corse y est un ennemi avec qui on ne pactise pas. Dès les débuts de son ministère, il avait eu à endurer l’attaque de la gendarmerie de Pietrosella, puis l’assassinat du préfet Claude Érignac avec une arme dérobée dans cette gendarmerie. On ne s’étonnera pas qu’il ait voulu réagir vigoureusement. Il nomma, pour succéder au préfet tué, un homme de confiance, Bernard Bonnet, aujourd’hui célèbre pour avoir organisé dès sa nomination un attentat sur le territoire dont il avait la charge. On ne peut guère prétendre qu’il s’embarrassait des moyens pour arriver à ses fins. Sa tâche la plus urgente était de retrouver les assassins de son prédécesseur. Il s’en acquitta en recueillant personnellement les renseignements qui menèrent à l’arrestation des coupables. Ainsi qu’à celle d’un certain nombre d’innocents dont deux d’entre eux, 12 Andriuzzi et Castela, furent acquittés en appel après avoir, en première instance, écopé d’une peine de trente ans de réclusion. Ils avaient pu prouver que, dans leur cas, la police avait élaboré un faux pour qu’il y ait parmi les coupables toutes les personnes dénoncées à Bonnet par ses indicateurs. On comprend, dans ces conditions, que Chevènement n’exprime aucun doute sur les aveux, recueillis en garde à vue, qui ont accusé Colonna ; et ce malgré les rétractations de leurs auteurs, qui expliquent avoir été conduits par les policiers à faire de fausses déclarations. Dans cette affaire la police a toujours été couverte, jusque dans ses turpitudes avérées. Par le préfet Bonnet qui, en Corse, prêchait d’exemple, par le commissaire Marion, patron de la Division Nationale Anti-Terroriste, et par le ministre qui leur donnait ses instructions. C’est-à-dire, pendant trois ans, JeanPierre Chevènement lui-même. Cet homme de devoir avait ainsi les meilleures raisons du monde pour clamer haut et fort la culpabilité d’Yvan Colonna. Il faisait tout simplement de son mieux pour que la justice avalise, par une condamnation de l’accusé, l’ac13 tivité policière dont il avait été le premier responsable. C’est un peu pour les mêmes raisons qu’un étrange silence environna les dirigeants socialistes pendant que le procès se déroulait. Ils n’y trouvaient rien à redire, ni rien à commenter. À part François Hollande, qui soudain déclara, peu avant le verdict, « moralement inacceptable et politiquement intenable » la comparaison que l’on commençait à faire entre Dreyfus et Colonna. Ce n’est pas qu’il voulait rompre avec la discrétion observée par le PS. Il venait, au contraire, la justifier. L’Affaire Dreyfus avait été un épisode fondateur de la gauche française. Elle y avait pris de meilleures couleurs légalistes, et avait imposé, dans une République encore incertaine de son option démocratique, les valeurs de la Grande Révolution, les droits de l’homme, et l’indépendance de la justice. Ces grands principes constituaient, en même temps que les théories socialistes, le socle idéologique de la SFIO, dont le PS était l’héritier. Pour ce qui est du socialisme luimême, les Socialistes n’y tenaient plus : 14 cela les faisait rire quand ça ne les scandalisait pas. Ils ne se réclamaient que d’un surcroît de compassion à l’égard des malheureux, et des principes républicains si bien affirmés durant l’affaire Dreyfus. Que ceux-ci vinssent à manquer, et c’était un peu de la poésie du PS qui s’envolait. C’est pourquoi François Hollande, gardien de l’appareil, était venu s’indigner que l’on compare Dreyfus et Colonna. Il en allait de la réputation du Parti. Celui-ci aurait sans doute dû s’inquiéter des manquements à l’équité qui faisaient la une des journaux lors du procès en appel. Mais il ne le pouvait plus. 15 16 Un consensus politique pour rétablir la Cour de Sûreté de l’État On n’était plus en 1981, quand Robert Badinter, dans la foulée de la peine de mort, abolissait aussi la Cour de Sûreté de l’État. (Et la Sûreté est l’autre nom de la Police). C’était une cour composée de magistrats civils et militaires, à l’exclusion de tout jury populaire. Elle avait été instaurée par de Gaulle pour expédier les membres de l’OAS sans autre forme de procès. Son existence était contraire aux principes d’indépendance de la justice, et d’égalité des citoyens devant la loi. Quand on la supprima, on considéra cependant que les soldats n’étaient pas des citoyens comme les autres. Aussi conserva-t-on une version adoucie de la Cour de Sûreté de l’État, seulement composée de magistrats civils, et faite pour juger les crimes et délits militaires. En 1986, à l’occasion du retour de la droite aux affaires, le domaine de compétence de cette Cour fut élargi aux affaires de terrorisme. C’est-à-dire, comme avant 1981, aux civils. Le gou17 vernement Chirac n’osa toutefois pas redonner son nom à cette institution gaulliste, ni même lui donner un nom quelconque. Il l’appela cour d’assises spéciale, sans plus de précision. La gauche, revenue au pouvoir, ne se contenta pas d’accepter le rétablissement de cette juridiction d’exception. Elle fit mieux. En 1992, elle en banalisa l’existence, en élargissant sa compétence au trafic de stupéfiants en bande organisée. Si bien qu’aujourd’hui tout Français, pourvu qu’il en ait l’âge, et qu’il se soit rendu coupable d’activités aussi communes que la détention de stupéfiant, ou la manifestation outrée de ses convictions, peut se retrouver jugé par une cour d’assises spéciale, avec un jury composé de magistrats irrécusables qui sont aussi des correspondants privilégiés des services secrets ou de la DCRI. Tout dépend de la qualification qu’on voudra bien donner à l’acte commis. Le PS, si farouchement attaché aux principes républicains, se trouve ainsi gêné pour dénoncer cette justice d’exception. Il a participé à son établissement. S’il lui arrive encore d’être repris par des pulsions droits18 del’hommistes, c’est sur des questions techniques ou des problèmes d’opportunité. La question de fond ne se pose pas pour lui. Par exemple, il peut mettre en doute la compétence des policiers qui fournissent à la cour spéciale les accusés qu’elle juge, ou bien dénoncer l’opportunité d’une qualification de terrorisme, comme dans l’affaire des inculpés de Tarnac. Dans le cas de Colonna, ces motifs légers d’indignation n’étaient même pas utilisables. L’enquête a entièrement eu lieu pendant le gouvernement Jospin, sous l’autorité de Jean-Pierre Chevènement, puis de Daniel Vaillant, et le dossier fut directement dirigé vers cette cour d’assises spéciale que les socialistes ne haïssaient point. Ils n’avaient, en conséquence, aucun sujet de se plaindre du déroulement des opérations. L’État avait justifié le retour de la Cour de Sûreté de l’État par des raisons humanitaires. Il avait expliqué qu’on ne pouvait exposer un jury populaire à la malveillance des terroristes ; il fallait des tribunaux dont les jurés seraient des magistrats professionnels. Rien ne prouvait que les organisations terroristes 19 fussent, sur ce point, plus dangereuses que la maffia ou les psychopathes en tout genre, mais cette explication parut à l’époque satisfaisante. Dès sa première affaire, en 1987, la cour condamna à perpétuité Georges Ibrahim Abdallah sans avoir recours aux preuves juridiques ni à la prise en compte des témoignages, et sur la seule base des données fournies par les services secrets. On crut à une bavure judiciaire, provoquée par l’émoi d’une vague d’attentats à Paris au même moment. La presse s’en scandalisa quand même, et puis elle s’habitua : c’était en réalité le fonctionnement normal de ces étranges tribunaux. Dans le cas d’Abdallah, on sut plus tard, par le Verbatim d’Attali rapportant un entretien de Reagan avec Mitterrand, que sa condamnation avait été exigée par les États-Unis, qui étaient partie civile dans cette affaire. En 1992, l’extension des compétences de la cour spéciale aux affaires de drogue se fit sans soulever de vagues. On ne s’alarma pas du développement de cette nouvelle justice, qui amoindrissait les droits de la défense, et dont l’indépen20 dance à l’égard de l’exécutif n’était plus garantie. Il fut admis qu’elle ne déparait pas parmi d’autres juridictions d’exception, comme les conseils de prud’hommes ou les tribunaux de commerce qui, pour être particulières, n’étaient pas attentatoires aux libertés publiques. C’était en tout cas l’avis des principaux partis de gouvernement qui, à droite comme à gauche, avaient en charge la République. On ne s’étonnera pas, en conséquence, de la façon dont la presse rapporta l’activité des deux tribunaux qui, successivement, condamnèrent Yvan Colonna à la perpétuité. Elle n’avait pas à se faire plus républicaine que la République. Elle commenta ces procès comme s’il allait de soi qu’ils pouvaient être équitables. 21 Le procès en première instance En 2003, le procès des présumés complices de Colonna n’avait pourtant guère brillé par son équité. La justice spéciale avait eu la main lourde pour tout le monde, qu’il y eût ou non des preuves d’une implication dans l’assassinat du préfet : perpétuité pour les exécutants, Alessandri et Ferrandi ; trente ans pour les commanditaires, Andriuzzi et Castela (car ici, contrairement à la vie ordinaire, les ouvriers étaient plus gratifiés que leurs patrons) ; mais aussi vingt ou vingt-cinq ans pour les complices, Istria, Otaviani et Maranelli ; et quinze ans de réclusion pour Versini, qui avait refusé de prendre part au meurtre. Trois des condamnés criaient encore leur innocence, mais le tribunal n’avait pas fait dans le détail. C’était une version moderne de « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». La presse avait noté le comportement étrange du président, qui oubliait de poser les bonnes questions aux accusés et aux témoins. Elle s’était également étonnée que le 22 préfet Bonnet, dont les informations avaient servi à démasquer le commando, et qui réclamait d’être entendu comme témoin, ne soit pas appelé à la barre. Mais comme, de toute façon, personne ne doutait que les accusés fussent coupables, ce jugement ne fit pas scandale. Les jurés avaient certes eu le jugement sévère et l’entendement embarrassé : du moins n’avaient-ils pas condamné d’innocents, croyait-on. Trois ans plus tard, il fallut déchanter. Andriuzzi et Castela, condamnés à trente ans de réclusion, avaient fait appel. On les avait considérés comme les donneurs d’ordre du commando dirigé par Ferrandi. Ces trois hommes avaient été dénoncés d’emblée au préfet Bonnet par son informateur principal, Corte. Son autre informateur n’avait livré, quant à lui, que les seuls noms d’Andriuzzi et Castela. C’est dire si la culpabilité de ces deux-là ne faisait aucun doute aux yeux des policiers. Les procès-verbaux établis par la DNAT avaient parfaitement confirmé ce que les informateurs avaient révélé. En appel, il s’avéra que l’un de ces procès-verbaux était un faux, perpétré par le commandant Lebbos, qui avait 23 procédé à l’interrogatoire. Le tribunal prononça la relaxe d’Andriuzzi et Castela, qui furent condamnés sans preuve pour deux faits de plasticage jamais élucidés, jusqu’à concurrence des huit années de prison qu’ils avaient accomplies. On encensa le président du tribunal, qui avait mené les débats de manière exemplaire. Certains s’étonnaient même qu’il en fût ainsi, et supposèrent que l’affaire d’Outreau avait rendu la justice prudente à l’égard des certitudes policières, ou bien qu’elle profitait de l’occasion pour s’en affranchir un peu. Quoi qu’il en soit, un parfum d’indépendance judiciaire flottait autour de la cour d’assises spéciale lorsque s’ouvrit le premier procès d’Yvan Colonna. La famille et les amis en venaient presque à se réjouir qu’il n’y eût pas de jury populaire, tant l’opinion était persuadée qu’Yvan était coupable. Un avocat de la défense, Me Pascal Garbarini, déclarait : « Je pense qu’on aura droit à un procès honnête et équitable, où les droits de la défense seront respectés. » Cela signifiait, certes, qu’il n’en avait aucune certitude, mais qu’il allait jouer 24 le jeu ; et puisque la défense semblait se satisfaire des conditions qui lui étaient offertes, on aborda ce procès comme s’il avait lieu devant une cour ordinaire. Son issue, d’ailleurs, ne faisait pas de doute. Un miracle avait sauvé Andriuzzi et Castela. Rien ne permettait de penser qu’il en serait de même pour Colonna. Patricia Tourancheau se fendit de deux articles le même jour dans Libération. L’un, très équilibré, présentait les principaux points sur lesquels allaient respectivement s’appuyer la défense et l’accusation : absence de preuve pour l’une, dénonciations crédibles pour l’autre. Le second article, sensiblement plus long, démontait les rétractations qui depuis 2000 et 2003 innocentaient Colonna. Libération les qualifiait de rétropédalage. Son opinion était faite, en dépit des faiblesses de l’accusation, qui n’avait que des aveux rétractés à se mettre sous la dent. Le Figaro, remarquant les mêmes faiblesses, n’était pas d’un avis si ferme. Il concluait cependant : S’il pourrait en effet être difficile de démontrer que Colonna est le tueur du préfet Érignac, il devrait néanmoins être aisé pour l’accu25 sation d’apporter les preuves de sa participation à l’organisation de l’homicide. C’était à peu près l’opinion générale : cela signifiait perpétuité pour l’accusé dans tous les cas de figure. Les avocats de Colonna voulaient réitérer ce qui avait réussi dans le procès en appel d’Andiuzzi et Castela : dénoncer les méthodes de la police, que le pouvoir politique avait mise sous pression. Avant l’ouverture des débats, ils demandèrent le témoignage de Claude Guéant, Secrétaire général de l’Élysée, et précédemment Secrétaire du ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy. L’homme de confiance du nouveau président avait, une semaine plus tôt, reçu à l’Élysée un témoin capital de l’accusation, Roger Marion, qui avait dirigé l’enquête. La défense exigeait qu’il vienne s’en expliquer. Cela promettait des débats animés, qui n’épargneraient pas le pouvoir en place. Au-delà de cette polémique, on attendait surtout la comparution des membres du commando qui, après avoir dénoncé Colonna, l’innocentaient. On examinerait leur crédibilité, et l’issue du procès dépendrait de leur prestation. On n’imaginait pas qu’à part cette incertitude il puisse 26 y avoir d’autre surprise. On se trompait. Colonna fut entendu le deuxième jour. On le trouva arrogant, pour un assassin. Il est vrai qu’il plaidait non coupable. Son père témoigna le même jour. Il se montra grandiloquent, et incapable d’expliquer pourquoi, dans un premier temps, il avait cru que son fils était bien le tueur du préfet Érignac : il avait, à l’époque, envoyé une lettre d’excuses à la famille de la victime. Ça commençait plutôt mal pour l’accusé. Colonna était aussi jugé pour l’attaque de la gendarmerie de Pietrosella, où avait été dérobée l’arme avec laquelle on avait tué le préfet. Elle avait servi de signature, afin que l’on sache que c’était le même commando qui avait attaqué la gendarmerie et abattu Claude Érignac. Les deux gendarmes victimes de l’attaque témoignèrent. Ils avaient été neutralisés, transportés, ligotés puis abandonnés dans le maquis par le commando : ils avaient eu tout le temps d’examiner leurs agresseurs. Ceux-ci portaient des cagoules, mais l’un d’entre eux avait été entr’aperçu, un homme « au profil émacié, des sourcils broussailleux, qui se rejoignent au milieu du 27 front ». Ce n’était pas du tout Colonna. La défense essaya d’exploiter cette petite faille. Le président y coupa court avec un trait d’humour qui amusa la presse. Tout baignait encore. C’est le quatrième jour que le soupçon s’installa. Le médecin légiste vint à la barre. Les trois balles qui avaient abattu le préfet, l’une à bout touchant, les deux autres à une distance d’environ soixante-dix centimètres, étaient toutes mortelles. La première d’entre elles l’avait couché au sol. Elles avaient toutes suivi une trajectoire rectiligne, en dépit de la situation du tireur qui, pour la première, était placé derrière le préfet, dans une rue montante. La position du bras pour une telle trajectoire impliquait que l’assassin était au moins de la même taille que le préfet (un mètre quatre-vingt-trois), et probablement un peu plus grand. Colonna mesurait un mètre soixante-dix. Il lui manquait treize centimètres pour être le tireur. Ces constatations n’étaient pas à proprement parler une surprise. Le résultat d’expertise du légiste était connu depuis longtemps. On attendait surtout sa confirmation ou non par les expertises balistiques. 28 Il y avait deux experts en balistique, témoins de l’accusation, qui étaient convoqués ce jour-là. Le premier, JeanClaude Piferini, s’excusait : il était malade. Le second, Guy Hémon, respirait la santé, mais il n’avait pas le temps. Il avait écrit au président du tribunal qu’il était « trop occupé pour se présenter ». Celui-ci gronda : « Nous le reconvoquerons pour lui faire comprendre l’utilité de sa présence. » On sut en fait, dès le lendemain, qu’il ne viendrait jamais : le bruit courait qu’il n’y avait aucun moyen de l’y obliger. Les parties civiles contestèrent les conclusions du médecin légiste. Celui-ci revint à la barre. Il expliqua longuement, avec force démonstrations scientifiques et techniques comment il avait procédé, ce qui eut le résultat souhaité par les contestataires : sa déposition se perdit dans l’exposé de détails incompréhensibles au commun des mortels. Pour finir, on lui demanda s’il était expert en balistique. Il dut reconnaître que non. Dans l’attente qu’un tel expert vienne conforter ses affirmations compliquées, on mit son témoignage entre parenthèses. Le lendemain commencèrent à défiler 29 les témoins visuels du crime. La plupart n’avaient pas vu grand-chose, mais deux d’entre eux pouvaient donner quelques détails. Le premier n’avait aperçu de loin que deux hommes, et non trois. Or deux membres du commando, Ferrandi et Alessandri (qui s’était par la suite désigné comme le tireur), avaient avoué leur présence sur les lieux du crime. Cela ne laissait pas de place à Colonna pour y être aussi. Le second témoin était plus intéressant. Non seulement il n’avait vu que deux hommes, mais il avait pu les distinguer : aucun des deux ne correspondait à l’accusé. Cela ne prouvait rien cependant : ces témoins n’avaient vu aucun de ces deux hommes tirer. L’assassin pouvait encore être un troisième, qui avait échappé à leur regard. Le jour suivant on entendit MarieAnge Contart. Elle aussi n’avait vu que deux hommes, mais l’un d’eux était l’assassin. Il était à trois mètres d’elle, et tenait encore son arme à la main. Leurs regards s’étaient croisés. « Il était blond cendré, avait de petits yeux enfoncés avec de grosses poches en dessous, un regard perçant, des sourcils clairs, bas, proches des yeux comme s’il n’avait pas 30 d’arcades, la bouche fine, le menton pointu vers le bas, les joues creusées, une barbe de quatre ou cinq jours qui allait avec ses cheveux. » Cela ne correspondait pas du tout à une description de Colonna. Reconnaissait-elle en lui l’homme qu’elle avait vu ce jour-là ? « Non, je suis formelle. » Le lundi suivant, ce fut au tour des enquêteurs de comparaître. Leur supérieur hiérarchique ne donna pas l’impression qu’il disait toute la vérité. Roger Marion était certain de la culpabilité de Colonna, comme il était certain de la sincérité des aveux qui avaient dénoncé en lui l’assassin. Il y avait, disait-il, assisté. Mais à la question précise de savoir s’il était présent lorsque Didier Maranelli avait le premier donné au commandant Lebbos le nom de Colonna, il finit par crier : « Non ! ». Lorsqu’on lui demanda la raison de cette malencontreuse absence, il l’expliqua par la soudaine envie d’aller s’acheter une bière et un sandw ich. On admira qu’un si haut fonctionnaire fasse lui-même ses petites courses, et l’on s’émerveilla qu’il les fît à deux heures du matin, un dimanche de Pentecôte. Qu’il fût ou non présent aux aveux 31 avait une certaine importance. Le commandant Lebbos, déjà condamné pour avoir utilisé à des fins personnelles les moyens professionnels dont il disposait, et passible des assises pour avoir falsifié un procès-verbal, n’offrait aucune garantie d’honnêteté professionnelle. On ne pouvait exclure qu’il ait extorqué à Maranelli des aveux mensongers, comme celui-ci le prétendait. Le même jour, l’ex-préfet Bonnet témoignait aussi. Il confirma n’avoir jamais reçu de son indicateur le nom du tireur, et même avoir des doutes sur l’implication d’Yvan Colonna dans l’affaire. Sa source lui avait bien parlé d’un Colonna, mais elle avait omis d’en préciser le prénom (et c’était bien dommage, puisqu’il y a cent quinze Colonna dans l’annuaire pour la seule ville d’Ajaccio). Les autres policiers furent plus convaincants. Le commissaire Frizon présenta de façon crédible sa thèse de la spontanéité des aveux. Le contrôleur général Veaux défendit celle de la confection d’alibis par Colonna durant sa cavale. Cela expliquait notamment celui qu’il avait pour l’attaque de la gendarmerie de Pietrosella : un restaurateur jurait qu’il était dans son établissement, à Ajaccio, avec son fils, 32 au moment des faits. L’audition du juge Bruguière laissa une impression plus mitigée. Le juge anti-terroriste avait, en mars 1998, procédé à une reconstitution, avec des figurants. La plupart des témoins n’avaient vu que deux hommes sur la scène du crime. Il en avait placé trois, sur la foi du seul témoin qui en avait observé autant, et qui n’était pas sûr qu’ils fussent ensemble : il ne lui avait pas semblé qu’ils venaient tous de la même direction. Ce n’était plus une reconstitution, mais la simple illustration d’une hypothèse. C’est pourtant la seule qui, en dix ans, aura eu lieu. La justice ni l’instruction n’en voulurent jamais d’autre. Quand on demanda au juge Bruguière les raisons de son choix, qui contredisait la plupart des témoignages, il eut cette réponse de bon sens : « Les témoins peuvent se tromper. » Il oubliait de préciser que lui aussi. En fin de semaine déposèrent les femmes des membres du commando déjà condamnés. Elles avaient toutes impliqué Colonna dans un premier temps, et la plupart s’étaient rétractées. Elles ne furent pas très convaincantes. 33 Jeanne Ferrandi surtout, dont le témoignage était important, ne se souvenait de rien. Les assassins s’étaient retrouvés chez elle, la nuit du crime. Elle avait autrefois dit qu’il y avait Yvan Colonna. Elle se présenta à la barre dans un état pitoyable, encore mal remise d’une grave dépression. Elle n’était pas sûre des souvenirs qui lui restaient, et le plus souvent elle avait oublié. Valérie Dupuis, l’ex-compagne de Didier Maranelli, n’était pas sûre non plus de la date exacte où Yvan Colonna était passé chez elle. Nicole HuberBalland, la compagne de Joseph Versini, livra un témoignage partiel : on sentait qu’elle cachait encore des choses. Michelle Alessandri, qui était passée prendre son mari chez les Ferrandi, le lendemain matin du crime, était affirmative : Colonna n’était pas parmi les assassins. Le policier qui avait à l’époque recueilli la déposition où elle disait le contraire fut catégorique : elle n’avait subi aucune pression pour avouer la présence de Colonna chez les Ferrandi. Cependant, à y regarder de plus près, les témoignages des femmes, qui 34 avaient l’air désastreux pour la défense, l’étaient tout autant pour l’accusation. Jeanne Ferrandi expliqua que le commissaire Frizon, qui avait fait si bonne impression en défendant la thèse de la spontanéité des aveux lors des gardes à vue, avait, pour obtenir les siens, braqué son arme de service sur la tempe de son enfant de trois ans. On apprit que le policier qui avait interrogé Nicole Huber-Balland lui avait d’abord montré le procès-verbal d’Alessandri, où figurait le nom de Colonna. Françoise Dufour, qui avait supervisé l’interrogatoire de Michelle Alessandri, admit qu’on avait fait voir à celle-ci les aveux de Maranelli. Les interrogatoires avaient été poreux, et les pressions manifestes. Pour couronner le tout, les doutes de Valérie Dupuis, quant au jour où Colonna était passé chez elle, étaient assez récents. Ils dataient de 2005, quand elle avait été convoquée chez le juge Levert. Valérie Dupuis avait été la première à évoquer le nom d’Yvan Colonna durant l’enquête. C’est à cause de cela que les policiers étaient allés chercher des aveux le concernant. Elle disait qu’il était venu voir son mari le 35 lendemain matin du crime, et cela avait paru suspect. Mais s’il se trouvait chez elle à ce moment-là, il ne pouvait se trouver au même moment à cinquante kilomètres de là, chez les Ferrandi où étaient encore réunis les auteurs de l’assassinat, ainsi que le prétendaient les aveux depuis lors rétractés de Jeanne Ferrandi et Michelle Alessandri. Le témoignage de Valérie Dupuis n’avait jamais été rétracté ni contesté. Il offrait à Colonna le meilleur des alibis. Il ne devint incertain qu’après une convocation du témoin chez le juge Levert, qui lui demanda, sept ans après les faits, si elle était vraiment sûre de la date exacte à laquelle elle avait vu Colonna. Tout cela n’avait pas échappé aux observateurs, chez qui le doute s’était installé. Ils avaient pensé que le témoignage des membres déjà condamnés du commando serait le point central de ce procès. Ils en attendaient désormais bien plus qu’un intérêt dramatique. Ils en attendaient des certitudes : les auteurs et les complices du crime sauraient au moins si Colonna y avait ou non participé. Maranelli fut entendu avant les autres. Il passait juste après les femmes, 36 le même jour. Son ex-compagne, Valérie Dupuis, avait été la première à citer Colonna. Il avait été, lui, le premier membre du commando à le dénoncer. On savait, par les policiers eux-mêmes, que les interrogatoires n’avaient pas été étanches. L’aveu primordial de Maranelli n’en revêtait que plus d’importance. Il expliqua qu’on le lui avait extorqué, et qu’il avait signé une fausse déclaration. On n’était pas obligé de le croire sauf que son interrogatoire avait été mené par le commandant Lebbos, avec qui tout était possible. Roger Marion avait certes juré qu’il y avait assisté, mais avait finalement reconnu qu’il s’en était absenté au moment critique. Maranelli revendiquait par ailleurs sa participation au crime (il avait fait le guet), et réaffirmait devant la cour que l’accusé n’y était pas mêlé. Alessandri, qui avait écopé comme Ferrandi d’une réclusion criminelle à perpétuité, s’accusait d’être l’auteur des coups de feu sur le préfet. On lui reprocha le caractère tardif de cet aveu (il l’avait fait en 2004) qui en compromettait la crédibilité. Il avait cependant affirmé dès 2000 l’innocence de Colonna. C’était quelques mois avant que ce dernier ne la revendique dans 37 une lettre à U Rimbubu. Jusqu’alors, personne n’avait imaginé que le fugitif ne soit pas l’assassin. Alessandri expliqua qu’il ne s’était pas dénoncé en 2003, lors de son procès, parce qu’il n’était pas encore prêt à assumer totalement son acte. C’était une explication qui en valait une autre, mais lorsqu’on le questionna sur le modus operandi du meurtre, il refusa de répondre. En ce sens, il se conformait à une tradition de la lutte armée, qui est de ne jamais donner le détail des opérations. Ce refus d’en dire plus, au motif qu’il ne faut pas renseigner l’ennemi, ne faisait pas l’affaire de l’accusé. Les témoignages qui l’innocentaient en restaient au stade de vagues déclarations : ils n’étaient pas circonstanciés. Alain Ferrandi n’avait pas eu à se rétracter, il n’avait jamais dénoncé personne. Le chef du commando confirma que celui-ci se composait de sept personnes. C’était le nombre auquel était arrivée la police, et qu’il avait validé sans discuter. Seules six personnes avaient été condamnées. Il restait pour Colonna la place du septième. Ferrandi démentit que ce soit le cas, mais refusa « d’entrer dans le factuel ». En déses38 poir de cause, Yvan Colonna le questionna directement : « Alain, je vais te parler franchement. On m’a accusé à tort. Maintenant, il faut dire les choses, dire la vérité, que je n’y étais pas. Alain, je te le demande : j’y étais ou j’y étais pas ? » Ferrandi consentit à faire un effort, mais sans se départir de sa ligne de conduite, qui était de n’apporter par luimême aucune information : « Je sais que tu es un homme d’honneur. Si tu avais participé à cette action, tu l’aurais revendiquée. Par conséquent, je te confirme que tu n’y étais pas. » L’effet fut désastreux. On retint qu’il n’avait pas voulu apporter un témoignage direct de l’innocence de Colonna. Joseph Versini n’avait pas participé à l’assassinat de Claude Érignac. Il s’était déclaré, au dernier moment, incapable de tuer un homme. Il purgeait une peine de quinze ans de réclusion pour avoir attaqué la gendarmerie de Pietrosella en compagnie de ceux qui allaient tuer le préfet. Il était éligible à une libération conditionnelle. Il n’avait pas grand intérêt à affirmer à la barre une complicité renouvelée avec les assassins. Il fut pourtant catégorique : Colonna n’avait 39 pas participé à l’attaque de la gendarmerie. Il avait autrefois dit tout le contraire. Il s’en expliqua en ces termes : « Faut dire ce qu’eux veulent sinon, on s’en sort plus. Je reconnais aujourd’hui que j’ai eu un manque de courage. J’ai fait que répéter ce que les flics me disaient. » Il refusa lui aussi de détailler l’action pour laquelle on l’avait condamné. Ferrandi, qui ne voulait jamais donner aucun renseignement aux autorités, avait très facilement concédé que son commando comprenait sept hommes. À la reprise des débats, Colonna émit une hypothèse qui contrecarrait cet aveu : « J’ai le sentiment qu’ils ont fait le choix de prendre le risque de me faire condamner à perpétuité, bien que je sois innocent, pour protéger quelqu’un d’autre ou quelques-uns. » Martin Ottaviani avait servi de chauffeur. Il précisa qu’il était un moment sorti de sa voiture pour faire le guet. Cela pouvait expliquer qu’un témoin ait vu trois personnes au lieu de deux sur la scène du crime. Marcel Istria n’avait pas dénoncé Colonna, et pour cause : il se disait par40 faitement étranger à l’affaire. Condamné à vingt ans de réclusion, il n’avait pourtant pas fait appel, contrairement à Andriuzzi et Castela. Il espérait une prochaine libération conditionnelle, et n’avait pas voulu risquer une condamnation plus lourde en seconde instance. Il n’avait rien à dire sur la participation ou non de Colonna au commando, puisqu’il en ignorait tout, mais il témoigna des conditions dans lesquelles s’était déroulée sa garde à vue. Contrairement aux autres, il n’avait ni femme ni enfant. On ne pouvait exercer de pression sur lui en menaçant sa famille. Alors, on le frappa, la tête cognée contre le mur, et les claques sur les oreilles « pour faire éclater les tympans ». Maranelli aussi s’était plaint de violences physiques. Le commandant Lebbos gardait au contraire un merveilleux souvenir de ces interrogatoires. « L’ambiance était excellente », déclarat-il. Un peu plus tard, une amie de son ex-femme, citée par la défense, vint apporter une précision sur l’heureux caractère du policier : « C’est un homme extrêmement violent. » Après ces témoignages, l’accusé dut 41 justifier ses quatre ans de cavale. Elle n’avait, selon lui, pas été immédiate. On avait arrêté les premiers membres du commando le 21 mai 1999. Le 22 mai, Colonna fut averti qu’un article du Monde le citait parmi les suspects. Avec son frère et son beau-frère, également soupçonnés, il donna une interview à TF1 pour affirmer qu’il n’avait rien à voir avec cette affaire. Le 23 au matin, les gendarmes vinrent l’arrêter. Ils ne le trouvèrent pas chez lui, mais, contrairement à ce qui avait été dit, il n’était pas en fuite pour autant. Sa journée de berger commençait à 3 heures du matin, quand il se levait pour aller aux chèvres, et finissait à la tombée du jour. Il avait dormi quelques nuits sur place, et n’était redescendu de la montagne que le 26, pour apprendre en chemin qu’il était devenu l’homme le plus recherché de France. Il prit la fuite à ce moment-là. Il la justifia par les dizaines d’arrestations qu’on opérait en Corse à cette époque, où les suspects restaient en prison pendant des mois et des années avant d’être libérés, blanchis de tout soupçon. Il n’avait pas voulu en passer par là. Il avait préféré attendre en liberté que la situation s’éclaircisse, 42 mais il n’était pas parti de l’île, en dépit des propositions qu’on lui avait faites de s’en aller à l’étranger. On examina ensuite son emploi du temps le jour du crime. Il n’avait pas à proprement parler d’alibi. Comme d’habitude, il s’était occupé des chèvres et avait livré du bruccio, en compagnie de son associé. Il en avait terminé à la tombée de la nuit, vers 18 heures, c’était en février. Il était passé prendre une douche chez sa tante, où il se lavait habituellement, car il y avait chez lui un problème de pression d’eau. Un grand nombre de témoins l’avaient vu à Cargèse jusqu’à 20 heures. Ces témoignages ne semblaient pas concertés. Ils avaient été recueillis en 1999, le jour de sa disparition dans le maquis. Ils étaient tous concordants, sans être identiques. Ils ne garantissaient pas que Colonna n’avait pu être à 9 heures du soir à Ajaccio, pour tuer le préfet, mais ils lui laissaient à peine le temps d’y aller. Ils contredisaient le témoignage que la police avait obtenu plus tard de Michèle Alessandri, lors de son interrogatoire : elle y indiquait que Colonna était chez elle à 17 heures 30, en compagnie de son mari et d’autres 43 membres du commando qui quittaient Cargèse pour Ajaccio. Surtout, ils laissaient supposer un bien invraisemblable hasard. En effet, le préfet était arrivé très en retard au concert devant lequel les tueurs l’attendaient. Ceux-ci allaient repartir lorsqu’ils virent apparaître Claude Érignac. Colonna ne pouvait pas non plus être arrivé à l’heure au rendez-vous mortel, s’il était parti à 20 heures de Cargese. On pouvait imaginer que l’assassin soit venu seul. On ne pouvait pas penser qu’il avait prévu le retard de sa victime. Le dernier témoin était Claude Guéant, Secrétaire général de l’Élysée, et éminence grise du président Sarkozy. On lui demanda la raison de son entrevue avec Roger Marion, une semaine avant l’ouverture du procès. C’était, prétendit-il, parce que celui-ci avait trouvé sur son répondeur une menace de mort proférée avec un accent corse. Le Secrétaire général avait proposé à l’excommissaire et tout nouveau préfet une protection renforcée que celui-ci refusa. C’était, en somme, pour informer au plus haut niveau de l’État de ce coup de téléphone sans conséquence que Roger 44 Marion aurait sollicité et obtenu un rendez-vous à l’Élysée. Quant aux soupçons de subornation de témoin, Claude Guéant les trouvait ridicules : « Je n’ai en aucune façon influencé le témoin, pour la simple et bonne raison que nous n’avons pas évoqué le fond. » La défense avait demandé qu’une nouvelle reconstitution du crime soit organisée après celle, très imparfaite, du juge Bruguière en mars 1998. Le président du tribunal avait reconnu que « des hypothèses nouvelles ont été abordées » depuis l’ouverture des débats. Il ne pouvait décemment pas s’y opposer. La défense tablait sur les témoignages oculaires qui innocentaient Colonna, et dont la reconstitution primitive, effectuée bien avant l’arrestation du commando, n’avait pu tenir compte. Contre toute attente, le président refusa qu’on procède à cette mise à jour. Il rejeta la demande de reconstitution. C’était apparemment pour une raison de principe connue de lui seul, puisqu’il n’épargna ni la peine, ni le temps, ni l’argent qu’aurait coûtés une reconstitution. Il ordonna, pour calmer la défense et les observateurs du procès, le déplacement de la cour à Ajaccio, afin que 45 chacun se fasse une idée des lieux. Il résuma bien l’inutilité de cette coûteuse escapade, par une morale tout aussi inutile : il laissait « à chaque partie le soin de tirer les enseignements qu’elle estime devoir en tirer. » Et déjà la partie civile faisait part des siens : « Certes, il n’y a pas d’indices matériels. (...) Mais c’est parce que tout a été fait pour qu’il n’y en ait pas. » Ce qui rappelait étrangement l’hypothèse en vogue, selon laquelle les deux tours de New-York avaient été détruites par le Mossad et la CIA. Ce fut pourtant la thèse complotiste qui eut les faveurs de la cour d’assises spéciale. Le 13 décembre 2007, après cinq heures de délibération, elle condamnait Yvan Colonna à la réclusion criminelle à perpétuité pour le meurtre de Claude Érignac. Au bénéfice du doute, titrait avec amertume Le Figaro. Cette condamnation laissait une impression bizarre. On n’avait pas douté d’elle avant que le procès ne s’ouvre, puisqu’on croyait généralement que Colonna était coupable. Mais le procès n’avait pas pu le démontrer. C’était plutôt le contraire qui s’était passé : l’expertise médico-légale ou le témoi46 gnage de Marie-Ange Contart, qui avait vu l’assassin de près, dédouanaient Colonna. On avait alors envisagé qu’un acquittement soit possible, et l’on s’était rendu compte, à l’énoncé du verdict, qu’on n’y avait jamais vraiment cru. Bien qu’il ne soit pas en phase avec les débats qui s’étaient tenus, il ne surprenait personne. Les nationalistes et les avocats de Colonna dénoncèrent une condamnation décidée à l’avance dans un procès politique. La presse n’en était pas là. Il y avait eu un consensus entre elle et la justice antiterroriste, fondé sur l’opinion partagée d’une culpabilité de l’accusé. Celle-ci n’était plus certaine, mais la cour n’avait pas fait une impression exécrable. Le procès s’était déroulé dans une ambiance acceptable, et l’on avait même souligné la qualité du dialogue que le président du tribunal avait instauré avec Yvan Colonna. La culpabilité n’avait été prononcée qu’à la majorité des jurés. Il semblait donc que les magistrats avaient eu des avis partagés, et l’on pouvait encore comprendre que les partisans d’une condamnation l’aient emporté. Certains membres du com47 mando, et particulièrement le chef, Ferrandi, n’avaient pas été très nets dans leurs témoignages en faveur de l’accusé. La police avait affirmé sans faille la certitude qu’il était l’assassin. L’enquête avait été contestée, mais pas au point d’être remise en cause fondamentalement. Le verdict semblait abrupt, mais il y avait eu des éléments qui le justifiaient. Colonna faisait appel, et la presse voulait encore croire en la justice antiterroriste. Rue89 ou Le Figaro, qui plus tard s’indigneront de la façon dont l’appel se déroulera, résumaient l’impression générale : La justice est passée. Elle repassera. Dans quelques mois. 48 49 Le procès en appel : les camps se forment L’indulgence avec laquelle la cour d’assises spéciale était encore considérée avait aussi son revers. On ne dénonçait pas en elle une héritière brutale de la Cour de Sûreté de l’État. On la créditait au contraire d’une grande sagesse, puisque son jury n’était composé que de magistrats professionnels. Elle n’avait, en conséquence, pas droit à l’erreur. Le premier procès n’avait pas répondu à cette exigence, puisqu’il y avait des doutes sur la culpabilité du condamné. On attendait de l’appel que ces doutes soient levés. Bakchich résumait le problème : Ce lundi, onze ans après l’assassinat du préfet Érignac, débute le procès en appel d’Yvan Colonna, condamné en première instance à la perpétuité. Avec un seul but, obtenir plus qu’une demi-vérité. 20 Minutes titrait Yvan Colonna : Un nouveau procès en appel pour faire toute la lumière. Ces quotidiens ne demandaient qu’à être convaincus. 20 Minutes colportait 50 encore cette légende défavorable à l’accusé : quand Colonna est finalement rattrapé, quatre ans plus tard, puis jugé, les nationalistes se rétractent. Ce n’était pas exact, puisque les rétractations dataient d’avant. Il ajoutait aussi : Lors du premier procès, la défense avait marqué des points en dénonçant les errements de l’enquête, marquée à l’époque par une guerre des polices. Mais ses efforts avaient été détruits par les témoignages à la barre des membres condamnés du commando et de leurs épouses. Toutefois, l’accent mis sur le témoignage de Ferrandi, Une phrase à double sens qui avait pesé lourd dans le verdict, sonnait comme une demande d’éclaircissement à ce sujet. Les journalistes accordaient à la question de ces témoignages une importance plus ou moins grande selon leur degré de conviction en la culpabilité de Colonna. Dans Rue89, Philippe Madelin se posait trois questions : Dans l’équipe des exécuteurs, étaient-ils deux ou trois ?, (...) Faire parler les indices, mais là aussi, pas de preuves, (...) Quelle était la motivation du meurtre ? Elles ne 51 concernaient que la scène et le mobile du crime. C’était vouloir en rester aux faits et ne plus tenir compte des dénonciations. Dans Libération au contraire, Patricia Tourancheau ne voyait qu’elles : Les témoins corses ont bien tenté de dédouaner Yvan Colonna, mais les phrases ou réponses toutes faites qu’ils ont servies à la barre, sans un regard pour l’accusé, n’ont pas pesé lourd face à la lecture exhaustive des procès-verbaux qui l’incriminaient. Les cinq avocats de la défense risquent donc de buter sur le même obstacle. Comment expliquer que les conjurés aient pu accuser sans raison un ami, même en fuite, s’il était innocent ? Verdict le 13 mars. Elle faisait sienne la version de la police, et n’en critiquait aucun aspect. Sans aller jusqu’à un tel excès, Le Monde était dans le même état d’esprit. Il n’abordait, dans son article, que le problème des dénonciations. Dans l’ensemble, la presse partait encore d’un préjugé défavorable à l’accusé, mais ce n’était plus du tout le même qu’auparavant. Elle demandait cette fois-ci à voir 52 la preuve de sa culpabilité. Le premier procès s’était déroulé dans une ambiance d’exquise urbanité. La douceur des débats avait permis à la cour d’éluder les questions gênantes que tout le monde se posait. Elle avait montré toute sa patience et sa sollicitude en se déplaçant à Ajaccio, sur les lieux du crime, mais avait refusé, raide comme la justice, de procéder à la reconstitution que demandait la défense. En définitive, Colonna s’était fait étrangler comme autrefois les familiers du Grand Turc, avec un cordon de soie. En appel, il changea radicalement de comportement. Il ne voulait pas que les juges puissent à nouveau équilibrer les anomalies judiciaires de leur comportement par des démonstrations d’humanité et presque d’affection destinées à éviter le scandale. Il refusa que sa famille vienne déposer pour compléter son interrogatoire de personnalité : « La question n’est pas de savoir si je suis un bon époux ou pas, un bon garçon ou pas, ce qui compte, c’est si je suis coupable ou innocent. » Il fixait aussi son niveau d’exigence à l’égard du tribunal : « J’attends plus de combativité de la part des juges ici pré53 sents pour savoir comment l’instruction a été faite. J’ai trouvé bizarre l’an dernier que seuls mes avocats posent des questions aux trois juges d’instruction venus à la barre. Enfin, vous ferez ce que vous voulez, ce n’est pas à moi de vous dicter votre conduite. » Et tandis que le président Wacogne continuait son questionnaire d’usage comme si de rien n’était, l’accusé creva l’abcès : « J’ai quelque chose à dire. Depuis des années il y a une vérité absolue, qui veut que je sois l’assassin. En 2003, lors de mon arrestation, le président a asséné que j’étais le meurtrier. Il n’y a de présomption d’innocence que pour ses amis. Il affirme : « Je pense ce que je dis, et je dis ce que je pense. » Le président s’est engagé, il a reçu à de nombreuses reprises les parties civiles. Il leur a même dédié un meeting au Bourget. Il s’est engagé à leurs côtés. Je dis que le président de la République a pris parti contre moi. (...) Ici, c’est un procès politique, un procès d’État. » Personne n’osa réagir à cette déclaration. Le président, d’abord estomaqué, protesta de l’indépendance du tribunal : « La cour n’a pas reçu de pression politique, aucune. Ce que vous dites est 54 désobligeant et je ne veux plus l’entendre. » La réponse fusa : « Alors, si je n’ai plus le droit de m’exprimer, vous n’avez qu’à m’expulser ! » L’incident était clos. La presse le rapporta diversement, mais personne ne contesta les propos de Colonna. Ils étaient d’une justesse trop évidente. L’AFP glissa seulement ce mot, arrogant, pour qualifier l’accusé. Le Figaro s’écarta du sujet en évoquant l’audition future des membres du commando qui lui avaient été si défavorables en première instance. Le risque serait grand que la cour ne déduise une fois de plus de leurs échanges hermétiques - si d’aventure ils étaient réitérés - que sa vraie famille, c’est celle-ci, qui le renie et le condamne. Sans se projeter si loin dans l’avenir, Le Monde s’employa plutôt à consolider la réputation du président Wacogne, soulignant sa patience, ses efforts de pédagogie et presque sa bonté. Seul Libération contre-attaqua. Sa chroniqueuse judiciaire, Patricia Tourancheau, prenait acte du succès obtenu par Colonna quand il avait clamé haut et fort le caractère politique de son procès, mais retournait contre lui cette 55 apparente victoire. Elle le trouvait autoritaire, têtu ou ironique, parfois vindicatif comme un leader nationaliste. Ce qui, tout en lui donnant un profil d’assassin, en faisait le chef du vaste complot grâce auquel tant de témoignages étaient en sa faveur. Elle concluait en effet en jouant sur un mot : D’entrée de jeu, Yvan Colonna a donné le ton de son procès sous pression. Il ne s’agissait pas, sous sa plume, des pressions qui avaient motivé la déclaration de Colonna, celles que le président de la République pouvait exercer sur l’institution judiciaire, mais de celles qu’allaient subir juges et témoins de la part de l’accusé. L’affaire de la gendarmerie de Pietrosella, évoquée le lendemain, ne suscita guère d’écho dans la presse. Elle était pourtant d’importance. L’arme du crime avait été volée dans l’attaque de cette caserne. Il était admis que le même commando (à l’exception de Maranelli souffrant ce jour-là) avait procédé à celleci et tué Claude Érignac. Il fallait donc que Colonna y ait participé pour être l’assassin du préfet, mais les preuves manquaient. En première instance, on l’avait condamné pour ces faits en vertu 56 du raisonnement suivant : puisque c’était lui l’assassin, on pouvait être sûr qu’il avait aussi participé à l’attaque de la gendarmerie. Le chroniqueur du Figaro, Stéphane Durand-Souffland, ne se satisfaisait point d’une telle logique dans son article Les points faibles de l’accusation contre Colonna. Il rappelait qu’en 2007 l’avocat général avait demandé la peine maximale en avouant le faire sans preuve décisive : « Si ça ne vous suffit pas, je n’y peux rien, je ne vais pas inventer des éléments », avait-il déclaré aux jurés. Le journaliste soulignait avec ironie l’inconsistance du dossier : En 2003, au procès du commando alors que M. Colonna était en fuite, un détail avait focalisé l’attention : les sacs de jute utilisés pour aveugler les gendarmes kidnappés empestaient la salaison. Fort utile pour confondre M. Versini, charcutier de son état. À présent qu’il est définitivement condamné, on se contente d’évoquer des « sacs de pommes de terre » sans odeur particulière. Nul fumet de fromage de chèvre, en tout cas, pour accabler Yvan Colonna. La journée qui suivit aurait dû être faste pour l’accusation. On y entendait 57 les dépositions émouvantes et dignes de la famille Érignac. Le crime y apparaissait dans l’horrible banalité de ses conséquences, ce qui aurait dû permettre d’oublier un moment qu’on était dans un procès politique. L’accusé n’en laissa pas le loisir au tribunal. Invité à s’exprimer, il refusa en ces termes : « Ma seule réaction, c’est de m’adresser à la cour. Je n’ai rien à voir avec l’assassinat du préfet Érignac. Je ne m’adresserai pas à sa famille. Lors de mon premier procès, je l’ai fait et on a dit que je faisais preuve d’un cynisme inacceptable. » Dans Libération, Patricia Tourancheau relata cette déclaration en inversant l’ordre des propositions. Elle la faisait commencer par « Je ne m’adresserai pas à la famille », et finir par « Je veux dire à la foule que je n’ai rien à voir avec l’assassinat. » Ce qui brossait le portrait d’un Colonna agressif à l’égard de la famille, méprisant envers la cour, puisqu’il ne s’adressait plus à elle mais à la foule, et craintif au point de ne pas prononcer le nom de la victime. Le titre promettait d’ailleurs cette description d’un tueurné : La froideur de Colonna face à 58 l’émotion du clan Érignac. Ce même jour témoigna le médecin légiste, Paul Marcaggi, dans l’indifférence générale. Il n’apportait rien de neuf aux médias. Il réitérait les conclusions qu’il avait avancées en première instance : le tireur était probablement bien plus grand que Colonna. L’accusation lui opposa de nouveau qu’il n’était pas balisticien : ses propos n’engageaient que lui. L’avocat général Jeannier trouva ce témoignage suffisamment nul pour résumer ainsi la situation : « Finalement, de la scène de crime, on ne connaît rien ! » C’était maladroit, car cette obscurité englobe évidemment le tireur, remarquait Stéphane Durand-Souffland dans Le Figaro. Le balisticien désigné par l’instruction, et qui s’était dit en 2007 trop occupé pour se déplacer, refusait à nouveau de venir. L’accusation n’en avait pas cherché d’autre. La défense produisit le sien, Aurèle Mannarini, qui d’emblée fut l’objet d’une exceptionnelle entreprise de dénigrement. Avant même qu’il n’ait fait sa déposition spontanée, et contrairement au Code de procédure pénale, l’accusation et les parties civiles le submergèrent de questions. 59 Il s’agissait d’un retraité de l’industrie armurière qui avait déjà expertisé devant un tribunal d’assises. Il n’était pas agréé auprès des tribunaux, mais la plupart des experts ne le sont pas, et ceux de l’accusation, qui n’étaient en définitive jamais venus, ne l’étaient pas non plus. Aurèle Mannarini était affublé de quelques ridicules. Il s’était présenté à la barre avec son rapport d’expertise dans un sac de supermarché, ce qui avait fait beaucoup rire. Il s’était intéressé durant son existence à une foule de sujets bien éloignés de son champ professionnel. Il avait notamment trouvé une médication qu’il pensait efficace contre la propagation du virus du sida. Ce n’était pas à proprement parler une lubie. Le médicament avait fait l’objet d’une publication scientifique et d’une série d’expérimentations qui étaient toujours en cours. Pendant trois quarts d’heure l’accusation s’en donna à cœur-joie. Mannarini, humilié, finit par hausser le ton. L’audience fut suspendue. Le lendemain matin, la défense demanda à la cour de lui donner acte de 60 la violation des règles de procédure pénale qui avait eu lieu, ce qu’elle ne fit pas, se déclarant incompétente. L’accusation, réalisant soudain que son comportement de la veille pouvait constituer un motif de cassation, s’insurgea. Elle prétendit qu’elle avait agi de façon légitime. La défense se proposa de traiter dorénavant les témoins à charge comme on avait traité l’expert en balistique, puisque c’était apparemment permis dans cette enceinte. À bout de nerfs, l’avocat général Tessier s’écria : « Audelà de la volonté de vendetta affichée par la défense sur les témoins à venir… » L’outrance de ce propos souleva l’indignation de toute la salle. Le président suspendit l’audience jusqu’à quatorze heures. À la reprise des débats, l’avocat général s’excusa, et Aurèle Mannarini put enfin déposer : « Le tireur qui a tué le préfet mesure au minimum un mètre quatre-vingt-cinq. » Un homme de la taille d’Yvan Colonna « aurait eu une position physiologiquement impossible, anti-naturelle et stupide. » La presse s’abstint en général de sou61 ligner les dehors risibles d’Aurèle Mannarini dont on s’était tellement moqué. Elle retint surtout la passe d’armes qui avait eu lieu entre la défense et l’accusation, et la montée des tensions qu’elle révélait. Stéphane Durand-Soufflant rendit à l’expert cet hommage discret : il n’y a jamais eu de reconstitution en présence du légiste et du balisticien désigné par les juges d’instruction, formalité mise en œuvre dans le moindre crime crapuleux. Quant au balisticien en question, il n’a jamais daigné se présenter devant une cour d’assises. Alors oui, on peut moquer M. Mannarini, son cabas, ses certitudes qui épousent providentiellement celles de la défense : mais lui, il est venu. Contrairement à la plupart des commentateurs, Le Nouvel Observateur et Libération prenaient ouvertement le parti de l’accusation dans cette polémique. Pour le Nouvel-Obs, les propos de l’avocat général Tessier n’étaient plus un dérapage, mais un simple reproche. Il ne trouvait pas déplacée ni irrégulière la façon dont on avait interrogé Aurèle Mannarini et sous-titrait au contraire Le témoin s’énerve. Il expliquait enfin la réclamation des avocats 62 concernant l’illégalité de cet interrogatoire par la prestation elle-même du témoin, qui les aurait embarrassés. Dans Libération, Patricia Tourancheau fut encore plus tranchante. Sous un titre d’une élégance douteuse, L’expert fait un bide au procès Colonna, elle mettait en doute sa qualité : Aurèle Mannarini se dit balisticien. Sa déposition alambiquée a tendu les débats de part et d’autre. Elle oubliait de préciser que si les débats avaient été tendus, cela avait commencé bien avant la déposition de l’expert, en raison des propos humiliants que l’accusation avait tenus sur sa personne avant qu’il ne dépose. Une ligne plus bas, elle le traitait de professeur Tournesol. Elle concluait par un trait d’esprit sa relation du témoignage d’Aurèle Mannarini : À se demander si la défense ne s’est pas tiré une balle dans le pied. Tout au bonheur de démolir ce témoin, elle ne s’était pas aperçue qu’elle venait de rater son article. Elle avait passé sous silence ce qui faisait ce jour-là la une des autres journaux. En fin d’audience, après Mannarini, le commissaire Vinolas avait déposé. 63 64 L’affaire Vinolas : les camps s’affrontent Didier Vinolas, ancien Secrétaire général de la préfecture d’Ajaccio, avait été le bras droit de Claude Érignac. C’est lui qui avait annoncé, une demiheure après le crime, la mort de son mari à Dominique Érignac. C’était un témoin de l’accusation. On attendait de lui l’évocation de ce moment tragique, mais il se livra à un tout autre exercice. Il révéla avoir été informé en 2002, par une source digne de foi, que deux autres personnes, jamais inquiétées, avaient participé à l’attaque de la gendarmerie de Pietrosella. Cela corroborait une hypothèse de la défense, selon laquelle cette attaque n’avait pu s’effectuer à seulement six personnes, comme le prétendait la police. Elle impliquait une composition différente du commando qui avait tout à la fois attaqué la gendarmerie et tué le préfet. Le scénario qu’avait établi l’enquête s’en trouvait démenti, et la certitude policière d’une culpabilité d’Yvan Colonna compromise. 65 Vinolas avait tout de suite livré cette information au procureur Yves Bot, et lui avait présenté son informateur. Bot était un ami personnel de Nicolas Sarkozy. Il était en passe de devenir procureur général de Paris, en charge de l’anti-terrorisme. L’instruction, effectuée par les juges Bruguière, Thiel et Le Vert, n’avait pas été close dans le cas Colonna : Vinolas pensait que son information serait versée au dossier. En 2003, il demanda au chef du RAID, Christian Lambert, qui venait d’arrêter Yvan Colonna, s’il était au courant de son information. Celui-ci en ignorait tout. En 2004, Vinolas communiqua à Lambert, devenu préfet, les éléments dont il disposait. Au premier procès, en 2007, il avait témoigné, mais sans évoquer cette information. Il pensait que les enquêteurs, qui passaient après lui, le feraient. Il n’en avait rien été. Certes, le commissaire Veaux avait alors déclaré « Colonna a peut-être le profil du tueur, mais il y en a d’autres » et avait nommé quelques autres personnes, parmi lesquelles celles qu’on avait signalées à Vinolas. Mais de l’information ellemême, point de trace. 66 C’est pourquoi le 29 décembre 2008, un mois avant que ne s’ouvre l’appel, le commissaire Vinolas avait transmis une note de synthèse au greffe du parquet général de Paris, qu’il avait aussi envoyée au président Wacogne, ainsi qu’au fils aîné de la famille Érignac. Seule la défense ne l’avait pas directement reçue. Elle aurait dû lui être communiquée par le président Wacogne, mais celui-ci ne l’avait pas transmise. Quand on lui en demanda la raison, il eut cette étrange explication : il ne lisait pas le courrier envoyé par les témoins. Pas même lorsqu’il s’agissait de hauts fonctionnaires. Il préférait réserver aux audiences publiques la découverte de ces courriers, cela préservait la fraîcheur des débats. On sut plus tard qu’il ne lisait pas non plus ceux que lui adressait le parquet : celui-ci précisa qu’il avait quant à lui communiqué au président Wacogne la note de synthèse de Vinolas, afin qu’il la verse au dossier. Ces événements provoquèrent un grand émoi médiatique, au point que dès le lendemain le porte-parole du gouvernement, Luc Chatel, crut bon d’intervenir. Il se disait « interpellé » 67 par ces révélations. « C’est à la justice de faire toute la lumière, de savoir pourquoi, si cette personne avait bien communiqué ces noms à la date qu’elle a évoquée, ça n’a pas été versé au dossier. » Or il y avait eu deux absences de communication de pièces. La première avait été de ne pas verser l’information de Vinolas au dossier d’enquête, et la seconde de ne pas communiquer à la défense la note de synthèse qui réparait ce regrettable oubli. Luc Chatel ne parlait que du premier de ces manquements aux règles, celui des enquêteurs. Celui qu’avait commis le président Wacogne disparaissait, caché par l’autre. On ne pouvait ainsi plus comparer ni rapprocher les comportements de la police et du président du tribunal. Ce dernier avait pourtant agi de façon remarquable : en ne communiquant pas à la défense la note de synthèse du commissaire Vinolas, il avait violé le principe d’équité de la justice. En écartant la même pièce que celle rejetée par les enquêteurs, il suscitait des doutes sur son indépendance à l’égard du pouvoir exécutif. C’était justement ce qui ne devait pas apparaître. Le porte-parole du gouvernement l’avait 68 masqué en concédant qu’il y avait un problème au niveau de l’enquête. Ce dernier point posait moins de problèmes. On pouvait supposer que les policiers mis en cause par les révélations de Vinolas se justifieraient facilement et, au pire, les parties civiles pouvaient rebondir. Ces éléments nouveaux, expliquaient-elles déjà, n’avaient aucune importance : qu’il y ait ou non deux coupables de plus n’apportait pas la preuve d’une innocence de Colonna. La presse cependant bruissait de cette éventualité. L’hypothèse en était devenue légitime, puisque l’enquête était ouvertement mise en cause. Le site du Nouvel Obs attendit presque vingt- quatre heures avant d’en prendre acte. Il titra le lendemain soir par un obscur et précis Les avocats de Colonna porteront plainte pour « entrave à la manifestation de la vérité », où l’arbre cachait la forêt. L’événement n’était pas la plainte, mais l’entrave qu’elle dénonçait. Il soustitrait cependant en citant Vinolas : Un « risque de laisser condamner un innocent ». Dès le lendemain, il rachetait tant d’audace par un article intitulé La lecture du dossier Colonna est inchan69 gée, selon un avocat des parties civiles, qui laissait toute la place au point de vue de ces dernières. Libération avait également choisi la plainte pour événement avec La défense de Colonna va porter plainte contre X, qui indiquait à ses lecteurs l’endroit où il n’y avait rien à voir, puisque personne ne croyait que cette plainte aboutirait. Ailleurs, on sut être plus pertinent. France-Soir affichait Le témoignage de Didier Vinolas jette le discrédit sur l’enquête Érignac, et Le Figaro Les avocats de Colonna dénoncent un « scandale d’État ». Patricia Tourancheau resta muette après le raté de son article sur Marannini, qu’elle avait envoyé un vendredi soir. On n’eut de ses nouvelles que le lundi matin. Elle n’avait rien perdu de son courage en dépit des circonstances, et avait écrit deux nouveaux articles. Le premier, tout empreint d’une prudence inédite, reconnaissait quelques carences au dossier d’accusation. Rien de grave cependant, des balourdises de pandores. Le deuxième, intitulé Les révélations d’un commissaire troublent le procès Colonna s’ouvrait sur cette interrogation : coup de tonnerre ou 70 pétard mouillé ? Elle donnait sa réponse à la fin : Aujourd’hui, la cour d’assises spéciale devrait convoquer à la barre des témoins imprévus tel qu’Yves Bot, devenu procureur général, et Christian Lambert, directeur de cabinet du préfet de police de Paris. Il y a fort à parier qu’ils soutiennent n’avoir reçu « aucun renseignement utile » de l’ex-Secrétaire général du préfet Érignac. Le Monde avait fait dans la même veine, avec moins de franchise. Il s’inquiétait toutefois que deux suspects seraient encore en liberté. L’accusation avait averti la presse dans les couloirs du palais de justice : le témoignage des policiers allait rassurer tout le monde. Ils ne faillirent point à ce devoir, mais avant eux comparut le magistrat, qui ne leur facilita pas le travail. Yves Bot reconnut avoir rencontré Vinolas, en avoir référé à Claude Guéant, Secrétaire général du ministère de l’Intérieur, et, sur les conseils de celui-ci, l’avoir dirigé vers Christian Lambert, alors patron de la DNAT. Il contesta seulement que Vinolas lui eût appris l’existence des deux suspects à propos desquels on dérangeait pourtant de si hauts fonctionnaires. C’était bien com71 préhensible. S’il l’avait su, il aurait dû en faire état aux juges d’instruction chargés du dossier. Or il ne l’avait pas fait. Christian Lambert ne confirma pas les propos de Bot. Il nia que celui-ci ou Vinolas aient tenté de le contacter à l’époque. Il reconnaissait avoir rencontré ce dernier, mais tout à fait par hasard, deux ans plus tard, dans un avion. Le voyage avait été pénible, en raison de l’insistance de Vinolas à vouloir parler de son idée fixe. Les deux suspects, dont il avait su les noms à cette occasion, ne valaient pas la peine qu’on s’en occupe. Il s’agissait de deux personnes étrangères à l’affaire. Philippe Frizon, numéro deux de la DNAT à l’époque, confirma qu’on pouvait circuler, il n’y avait rien à voir. Jacques Nodin, ancien sous-préfet de Corte, avait, selon Vinolas, mis en relation celui-ci avec son informateur. Il démentit formellement. Tous présentèrent leur collègue comme un homme souffrant de dérangement mental, ou traumatisé par le drame qu’il avait vu de près. On soulignait l’amertume qu’il avait d’une carrière ratée et son besoin maladif de reconnaissance sociale. L’avocat général Kross, manifestement convaincu par une 72 si touchante unanimité, crut bon de décrire le cas Vinolas avec une citation d’Audiard : « Comment réussir dans la vie quand on est con et pleurnichard. » C’était osé, s’agissant d’un témoin dont il avait lui-même demandé l’audition en raison de sa parfaite honorabilité. 73 74 La fin précipitée de l’épisode Vinolas : le combat fait rage La veille, Colonna avait déclaré au président : « J’affirme que vous êtes en mission pour me faire condamner au nom de la raison d’État alors que de hauts fonctionnaires savent que je suis innocent. » La défense avait demandé un renvoi du procès pour complément d’information, demande rejetée. Les sujets d’étonnement et les motifs d’indignation s’accumulaient, entre les fautes de procédure, les contradictions des témoins, leurs mensonges évidents (Lambert avait même affirmé sous serment que l’arrestation de Colonna s’était faite sans l’aide d’indicateur, alors que, de notoriété publique, on connaissait même la somme qu’il avait fallu verser, trois cent mille euros) et l’ambiance affreuse des débats, où l’on voyait un procureur insulter le témoin qu’il avait lui-même convoqué. La presse, débordée par cet afflux d’informations, les traita en ordre dispersé. 75 France-Soir mettait en avant les accusations que la défense avait lancées contre la cour : La défense demande le renvoi du procès, Yvan Colonna : « Vous êtes en mission pour me faire condamner ! » et Me Gilles Simeoni : « Coupez-lui la tête tout de suite ! » Dans Le Figaro, Stéphane DurandSouffland tentait de maintenir un juste équilibre dans sa relation des événements et des différents argumentaires. Cependant, sous des apparences encore déférentes à l’égard du tribunal son président – Didier Wacogne est par ailleurs un magistrat respecté et expérimenté, l’exaspération perçait : il parlait d’un certain flottement procédural, et surtout concluait un paragraphe où il n’était question que de la défense et de la cour, par cette réflexion surprenante : Le premier qui fera la faute perdra la partie. Il actait ainsi que les juges, et non pas les parties civiles, apparaissaient comme les adversaires principaux de l’accusé. C’était, à mots couverts, dénoncer la partialité de la cour, et donc sa légitimité à mener le procès. Cet aspect du problème était ailleurs passé sous silence. On s’intéressait surtout aux suites de l’affaire Vinolas. Le 76 Parisien reconnaissait qu’il y avait Des doutes sur les révélations de Vinolas. Libération, lui, n’en avait pas. Sous le titre Vinolas : des « révélations » toujours plus opaques, Renaud Lecadre était catégorique : La baudruche se dégonfle. De son côté, le Nouvel Obs commenta en donnant la parole à Christian Lambert : Colonna : l’ancien chef du raid contre Vinolas. On apprenait dans les sous-titres que le commissaire Vinolas était du genre psycho-rigide, un être extrêmement vertical. On informait qu’il s’était défendu d’avoir agi par esprit partisan, en assurant n’être pas un sous-marin (du PS), mais on précisait, à toute fin utile, qu’il était actuel fonctionnaire à la mairie du XVIIIe (PS, donc). Le Monde, qui jusqu’ici avait été plutôt d’accord avec le Nouvel Obs et Libé, refusait de participer au jeu de massacre dont Vinolas était l’objet. Avec Petits mensonges entre amis au procès Colonna, Yves Bordenave posait cette question : « En septembre 2002, un haut fonctionnaire en possession d’informations relatives à la fuite de M. Colonna n’intéresse pas plus que cela 77 les locataires de la place Beauvau ? » (Claude Guéant et Nicolas Sarkozy). Un deuxième article enfonçait le clou. Son titre, Les révélations de Didier Vinolas contredites par les responsables policiers et judiciaires cités, était chapeauté d’une phrase en exergue qui invalidait ces dénégations : L’avocat de Colonna : « Donc des noms, il y en a eu. » Le Monde n’allait pas jusqu’à remettre en cause la machine judiciaire autour de Colonna. Il n’en déplorait que les errements, liés à ceux de la police. Stéphane Durand-Souffland s’attaqua au cœur du problème. Il se désintéressait de l’aspect factuel des révélations de Vinolas : En réalité, le débat est ailleurs. Si ce dernier, policier, collaborateur éminent de M. Érignac, cité de surcroît par le ministère public, a vraiment rencontré au fil des années le procureur de Paris, le chef du Raid, le sous-préfet de Corte Jacques Naudin, pour aborder le fond du dossier, il est invraisemblable que la procédure ne le mentionne nulle part.(...) La réponse, sur le fond, du parquet général ne saurait masquer le problème de forme que la défense mettra en exergue : l’inéga78 lité des armes, qui ne dépend pas de la crédibilité d’un témoin. La défense demanda une récusation du président, qui lui avait caché la note de synthèse de Vinolas. La cour d’appel de Paris n’y fit pas droit au motif que cet acte ne faisait « qu’étayer l’impartialité du président qui a réservé les éléments figurant dans ce document au débat contradictoire dans le cadre de la collégialité de la cour d’assises. » Peu auparavant, trois des cinq avocats de Colonna avaient mis à exécution leur menace de quitter le procès si un complément d’information n’était pas ordonné pour vérifier les assertions de Vinolas, puisque d’autres témoins avaient juré qu’elles étaient fausses. Ces derniers avaient eu la partie facile. Le commissaire avait, comme il est de règle, protégé son informateur, et en l’absence de garanties offertes à celui-ci, refusé de donner son nom. L’informateur n’avait donc pas témoigné, ni a fortiori confirmé les révélations de Vinolas. Le président Wacogne finit par accéder à la demande de complément d’information formulée par la défense, et suspendit les débats, mais pour deux 79 jours ouvrés seulement. Le temps pour deux assesseurs à ce procès de réentendre à huis clos Didier Vinolas, recueillir le nom de son informateur, interroger ce dernier, et obtenir de lui le nom des suspects qu’il avait autrefois désignés. La défense dénonça des conditions minima qui ne permettraient pas d’éclaircir quoi que ce soit. La suite lui donna raison, bien au-delà de ses craintes. L’informateur se trouvait être un ancien membre de la direction centrale des RG aujourd’hui à la retraite, le commandant Poirson. Il nia tout. Il ne savait absolument rien de la Corse ou de ses habitants. Il n’avait jamais indiqué le nom d’aucun suspect à qui que ce soit. Il n’avait jamais rencontré personne à ce propos. C’est à peine s’il connaissait Vinolas. Il n’avait fait que le croiser de rares fois tout au long de sa carrière. Cela lui suffisait cependant pour en faire un portrait psychologique fouillé, le même que celui précédemment brossé par Christian Lambert : un être amer, torturé par ses insuccès, et dont l’esprit avait été dérangé par cet assassinat auquel il avait presque assisté. Toutefois, cela n’échappa à personne : dans sa déposition, Yves Bot avait 80 reconnu qu’il avait rencontré l’informateur de Vinolas. Les assesseurs n’avaient pas eu pour mission de vérifier si Michel Poirson disait la vérité. Ils avaient réentendu Bot dont la déclaration démentait celle de Poirson, mais n’avaient pas confronté les deux hommes. Avant que l’ex-commandant Poirson n’apparût à la barre, son identité, jusqu’alors secrète, avait fait l’objet d’une indiscrétion dont Libération avait eu la primeur. Patricia Tourancheau s’était aussitôt employée à démolir ce futur témoin : un officier passe-muraille « falot, nonchalant, limite mytho » pour certains policiers, un homme vénal « qui aurait déjà tenté de monnayer des tuyaux en 2002 avec… sa hiérarchie », « 50 plaques [500 000 euros, ndlr], soidisant pour rémunérer des sources du milieu du grand-banditisme. » (...) Il finit par confier en juin 2002 les deux noms à Didier Vinolas en échange de 300 000 euros pour ses indics. Bref, un imposteur qui pourrait bien avoir inventé l’affaire de toutes pièces pour escroquer des sommes importantes. Elle avait en outre, et pour faire bonne mesure, disserté sur la fragilité psychique de 81 Vinolas. Tant il est vrai qu’il faut être deux pour une arnaque, le faisan et sa poire. Après l’heureuse surprise de sa déposition, toutes les préventions de Patricia à l’égard de Poirson avaient disparu. Il était redevenu un estimable policier des RG. Elle parlait encore d’argent, mais sur un ton plus apaisé, comme d’une pratique normale aux renseignements généraux, et ne mettait plus en doute l’intégrité de ce fonctionnaire. Elle citait longuement toutes ses protestations d’innocence. Elle accordait tant de crédit à son témoignage, qu’elle avait retrouvé, pour commencer son article, l’heureuse expression des jours anciens, quand toute la police convoquée à la barre était venue cracher sur Didier Vinolas : il s’agissait, décidément, d’un pétard mouillé. Il y avait bien ce petit problème que la déposition sous serment de Michel Poirson était contraire à celle d’Yves Bot, également déposée sous serment. Elle l’évoquait, mais c’était pour conclure : Ce supplément d’information réclamé à cor et à cri par la défense d’Yvan Colonna embrouille et obscurcit encore un peu plus les débats. 82 L’impression d’une embrouille était en effet générale, mais ce n’était pas dans le sens où l’entendait Patricia. Le Figaro titrait Le procès Colonna s’enfonce dans la confusion, Le Monde Le procès d’Yvan Colonna sombre dans la confusion la plus totale, 20 Minutes Le procès d’Yvan Colonna en cale sèche. Toutefois, si la journaliste de Libération pensait que l’obscurité était la conséquence du supplément d’information, il semblait plutôt au reste de la presse qu’elle résultait de son incomplétude. 20 Minutes posait le problème : Il (Poirson) indique aussi ne pas avoir rencontré, à la demande de Vinolas, le haut magistrat Yves Bot, proche de Sarkozy, pour parler de l’affaire. « Ce nom ne me dit rien du tout », déclare-t-il. Problème, déposant lundi dernier devant la cour d’assises, Bot avait reconnu avoir rencontré « X ». Aveu réitéré devant les magistrats du supplément d’information : « Ce nom correspond en effet à mon souvenir », a déclaré Bot à propos de Poirson. Dans Le Monde Yves Bordenave proposait la solution : Il ne devrait pas être 83 difficile en les mettant face à face, de savoir qui de M. Bot ou de M. Poirson a dit la vérité. Ensuite, M. Vinolas devrait être confronté à ses détracteurs. Enfin, dans le cas où la crédibilité de ce dernier ne serait pas entamée, resteront les informations versées au dossier concernant M.A. et E.A. (les deux suspects non inquiétés). Dans Le Figaro, Stéphane DurandSouffland répondait au parquet général qui traitait d’« enfumage » les questions posées par le témoignage de Vinolas, et réclamait qu’on les écarte afin que « les débats commencent ». Le journaliste remarquait à nouveau que ce n’est ni la défense ni la partie civile qui a fait citer Didier Vinolas. C’était le ministère public. Il était donc bien mal placé pour demander maintenant qu’on oublie ce témoin. C’est pourtant à cet avis que se rangea le tribunal. Vinolas avait donné aux deux assesseurs les noms des suspects que Poirson affirmait ne pas connaître. L’enquête, en fait, ne les avait pas totalement ignorés. L’un avait été entendu en 1998, l’autre en 1999. Celuici était mort depuis six mois dans un règlement de compte. On ne pourrait 84 plus rien en tirer. L’autre avait été interrogé parce qu’il possédait une 205 blanche semblable à celle qui avait démarré en trombe, le soir du crime, à proximité du lieu où le préfet venait d’être assassiné. Il n’avait pas été inquiété, mais il faut dire qu’à cette époque la police était sur une tout autre piste que celle du commando dirigé par Ferrandi. Elle était sur la piste agricole, qui avait donné lieu à des dizaines d’arrestations inutiles. La défense argumenta que les deux suspects n’avaient été entendus qu’à la périphérie de l’enquête principale. Elle demandait en conséquence un autre complément d’information. L’accusation soutint que les deux suspects avaient déjà été interrogés, et qu’il n’y avait pas besoin de le faire à nouveau. Elle exigeait qu’on en revînt aux choses sérieuses. Libération ne parlait plus de pétard mouillé mais, de façon plus menaçante, d’un pétard (qui risquait de sauter) à la figure (de la défense). Sous le titre « Erik A. et Michel A. », suspects embarrassants, Patricia Tourancheau expliquait que ces suspects étaient, en fait, embarrassants pour la défense. L’homme à la 205 85 blanche avait été un ami de l’ex-mari de la sœur d’Yvan Colonna. Cela faisait de cet individu, à supposer qu’il soit impliqué dans l’affaire, une personne de l’entourage de l’accusé. Patricia n’osait pas dire un complice, mais le cœur y était. La morale de cette histoire se tirait d’elle-même : la cour rendrait service à Colonna en abandonnant cette piste si compromettante pour lui. C’est en effet ce qu’elle fit. Considérant que tous les éclaircissements relatifs aux révélations de Vinolas avaient été apportés, la cour refusa d’ordonner le deuxième supplément d’information réclamé par la défense. Elle affirmait que « les déclarations de Didier Vinolas ne constituaient pas un élément nouveau » et qu’il n’y avait « pas lieu de procéder à des vérifications supplémentaires ». L’incident était clos, ainsi que le constata l’Humanité, avec un discret soulagement : La cour referme la parenthèse Vinolas. La plupart des journaux commentèrent sobrement l’événement, qui sifflait la fin de la récré. Libération eut le triomphe modeste et se contenta de reprendre une dépêche de l’AFP : Procès Colonna : la cour refuse de nouvelles investigations. 86 France-Soir n’arrivait pas à réaliser que l’épisode était définitivement terminé. Sous le titre Procès Colonna – La défense estime que « ce dossier exhale la pourriture », Isabelle Horlans s’acharnait encore : on apprend par le 19-20 de France 3 qu’un des deux personnages apparus dans le complément d’information aurait été arrêté, en octobre 1998, et qu’une perquisition à son domicile aurait permis de saisir « des armes et un blouson provenant de l’attaque de la gendarmerie de Pietrosella ». Interrogée hier soir, la défense a indiqué que, « si l’information est vraie, alors le procès doit s’arrêter immédiatement ». C’était trop tard. Le lendemain commençait l’audition des témoins oculaires du crime. 87 Les pro-colonna prennent l’avantage Cinq d’entre ces témoins étaient excusés, pour des raisons diverses, mais les plus importants se présentaient. On apprit en revanche que le commandant Georges Lebbos de la Division Nationale Anti-Terroriste ne viendrait pas. Son témoignage était pourtant capital. Il avait recueilli les premiers aveux qui dénonçaient Colonna, et sur lesquels toute l’accusation reposait. Son contreinterrogatoire par la défense était essentiel. Les auteurs des aveux s’étaient rétractés en expliquant qu’on leur avait extorqué de fausses dénonciations. Il importait que la défense puisse le démontrer et, pour cela, elle ne pouvait se passer de questionner Lebbos. Celui-ci avait, dès avant le procès, fourni un certificat médical pour justifier son absence future. Le président du tribunal n’en avait pas informé la défense, qui ne l’apprenait que maintenant. Sommé par elle de s’en expliquer, il eut cette réponse : « Le 9 février, je n’avais pas reçu de certificat. C’est le 88 greffier qui s’occupe de ces choses. Moi, j’ai d’autres chats à fouetter. » On savait déjà qu’il n’avait lu ni le courrier de Vinolas, ni la communication que lui en avait faite le parquet. Stéphane Durand-Souffland ironisa dans Le Figaro : La venue à la barre d’un témoin capital ne ferait donc pas partie non plus des priorités du président, qui doit trouver le temps long pendant les suspensions. Libération était, pour quelques jours, privé des services de Patricia Tourancheau. Est-ce pour cela qu’il mentionna la défection d’un Lebbos « enquêteur majeur et maître d’œuvre des coups fourrés », selon les avocats ? Le Monde restait dans les limites précisées par Luc Chatel au début de l’affaire Vinolas, et qu’il avait jusqu’à présent respectées. Il dénonçait le comportement du policier, mais épargnait le président du tribunal : Un témoin cherche à ne pas comparaître. Le Nouvel Obs n’avait rien remarqué de tel. Il se contentait de noter, à propos des excusés : Il s’agit pour la plupart de témoins oculaires de l’assassinat du préfet Érignac, le 6 février 1998 à Ajaccio, pour lequel Yvan Colonna a été 89 condamné à perpétuité en première instance fin 2007. Ce qui permettait à la suite de produire tout son effet : « C’est quand même très bizarre », a réagi Philippe Lemaire, avocat de la veuve et des enfants du préfet. Le Nouvel Obs ébauchait ainsi la thèse d’une omerta parmi les témoins corses, alors qu’en l’occurrence c’était le refus de comparaître d’un policier qui posait à la justice un véritable problème. La polémique n’eut pas le temps d’enfler. Déjà, le premier témoin oculaire avait témoigné. Il s’agissait de Joseph Colombani, collaborateur du préfet Érignac avec lequel il avait noué « une relation professionnelle devenue amicale », basée sur un amour commun de la musique classique. C’est lui qui avait invité le préfet au concert, devant lequel il attendait son arrivée. Il était à vingt ou vingt-cinq mètres du crime lorsqu’il eut lieu. Il décrivit les tueurs comme deux hommes de haute taille et précisait, catégorique : « J’ai vu Yvan Colonna à la télé en 1999. Je le redis en mon âme et conscience, il n’est pas l’homme qui a achevé Claude Érignac. » Ce témoignage n’inspira pas la verve 90 des chroniqueurs judiciaires à Libération ni au Nouvel Obs, qui se contentèrent de reprendre la dépêche AFP. Celle-ci était laconique sur le nouvel incident de séance qui s’était produit. 20 Minutes en faisait plus longuement état, et France-Soir décrivit la scène : Son regard se porte alors sur la veuve du préfet et ses enfants, il écarte de son corps ses bras ballants en un geste d’excuse. « Dernière chose : j’ai bien compris que ce que je dis est difficile à entendre pour Mme Érignac. Je parle en conscience. Je dis ce que j’ai vu et entendu. Je suis un homme libre, honnête. » Le président Didier Wacogne, sur un ton rigolard où perce l’ironie : « Vous vous décrivez donc comme un témoin idéal ? » Un murmure sourd dans la salle, offusquée par la démonstration de partialité. Joseph Colombani, rougissant, est congédié dans un brouhaha indigné. Le soir et le lendemain, on entendit Marie-Ange Contart, qui était le principal témoin oculaire. Elle avait vu l’assassin d’assez près, deux ou trois mètres, il avait encore son arme à la main. Leurs regards s’étaient croisés. Il s’agissait d’un homme plus grand qu’elle (elle mesurait un mètre soixante91 quinze), blond non seulement de cheveux (il aurait pu porter une perruque) mais aussi de poil (il avait une barbe naissante). Il avait le visage émacié, les lèvres minces. Rien qui pût ressembler à Yvan Colonna. Le Monde titra : Procès Colonna : « Non, ce n’est pas lui que j’ai vu » et 20 Minutes : « Je suis sûre et certaine que ce n’est pas Colonna le tireur. » France-Soir insista sur « le calvaire » qu’elle avait vécu, dès lors que son témoignage ne cadrait plus avec la thèse des enquêteurs : « Au début, on n’arrêtait pas de me dire que j’étais le témoin numéro un, que j’étais quelqu’un de très important, on me traitait bien. Du jour au lendemain, j’ai eu l’impression d’être une pestiférée. Je n’étais plus rien. » À l’arrestation du commando, personne ne lui demande si elle reconnaît l’un des hommes interpellés : pas de convocation, pas de tapissage derrière la glace sans tain. En revanche, la juge Laurence Le Vert, en charge de l’instruction, veut qu’elle identifie Colonna. Elle est suivie, placée sur écoutes illégales, plusieurs fois cambriolée : « Tout a changé pour moi à partir du moment où j’ai dit que ce 92 n’était pas M. Colonna. » Le Figaro insista sur la fermeté de ce témoignage : « On pourra me présenter l’assassin dans dix ans. Si c’est lui, je le reconnaîtrai » mais « je suis sûre et certaine : ce n’est pas Monsieur Colonna que j’ai vu ce soir-là. » Et sur sa crédibilité : « Je ne l’oublierai jamais, quand on est croupière, il faut être physionomiste. » Le Nouvel Obs fit son possible pour amoindrir l’effet produit par Marie-Ange Coutart. Il titra : L’un des témoins de l’assassinat du préfet Érignac ne reconnaît pas Colonna, comme si c’était la première fois que cela arrivait, et comme si d’autres témoins avaient fait le contraire. Il laissa croire que le témoin doutait elle-même de ce qu’elle avait vu : La jeune femme a tenu à souligner que tout s’est déroulé très vite, cinq à six secondes, dans cette petite rue, mal éclairée. « D’autres personnes auront certainement vu autre chose que moi », a-t-elle dit. Libération fut plus radical encore dans son traitement de l’information. Il n’en parla pas du tout. En 2007, il avait trouvé ce témoignage très important, et 93 lui avait consacré un long article. En 2009, pas une ligne. Il faut dire que les événements se précipitaient. Dans l’après-midi, la défense était revenue sur le certificat médical de Lebbos, que le président Wacogne ne lui avait pas communiqué. « Qu’est-ce que c’est que cette cour ? On a l’impression d’être devant une junte birmane ! » Me Sollacaro, précisait France-Soir, était sorti de ses gonds : « On nous cache tout ! M. le président, vous êtes personnellement mis en cause. Vous êtes indigne de présider les débats. Vous êtes disqualifié. Vous devez vous lever et partir ! » L’audience avait été suspendue. C’est cet incident que Libération avait choisi de privilégier : La défense de Colonna demande au juge « de partir ». Le reste de la presse s’en était moins ému : Violent incident, avait dit FranceSoir, Audience en pointillés, remarquait 20 Minutes. Le Figaro, qui avait déjà traité l’affaire du certificat non communiqué, ne revint pas dessus. Le Parisien, le Nouvel Obs soulignaient l’espèce d’agression dont le président Wacogne avait été l’objet (la 94 défense s’en prend au président, elle lui demande de partir), et concluaient en rapportant la réaction du magistrat face aux accusations terribles qu’on venait de lui lancer : « il y a des limites ! » C’était une réponse bien timide. Le lendemain, Patricia Tourancheau s’en inquiétait dans un article bizarrement intitulé : Acculé, le président recule face à la défense. (S’il reculait, comment voulait-elle qu’on l’acculât ?) Elle n’était en tout cas pas contente de lui, fragilisé, débordé, qui a perdu pied. Elle avait tort, probablement. La défense passive du président avait aussi ses vertus, d’escamotage, principalement. Il en fit preuve dès la journée suivante, en fin d’après-midi. On entendait ce jour-là le célèbre Bernard Bonnet et, à sa suite, le peu médiatique Jean-Pierre Colombani. Bonnet réitéra sa prestation de première instance. Il dit sa conviction personnelle de la culpabilité de Colonna. Il ne la fondait plus seulement sur les révélations de ses informateurs, et principalement celui qu’il désignait sous le pseudonyme de « Corte ». Leur crédibilité était entamée depuis que la justice avait innocenté Andriuzzi et Castela, 95 qu’ils avaient également dénoncés. Il insistait surtout sur l’amitié entre Colonna et certains membres du commando, qui le rendait susceptible d’avoir partagé un crime avec eux. Cela, précisait-il, ne lui permettait pas d’affirmer que Colonna était coupable. France-Soir insista sur l’expression de ce doute : « Des éléments précis et convergents me font dire aujourd’hui qu’ils rendaient tout à fait crédible dès cette époque (fin 1998, ndlr) l’implication d’Yvan Colonna dans l’assassinat du préfet, a-t-il dit lors de sa déposition en tant que témoin au procès du berger de Cargèse. Ces éléments ne me permettent pas de dire qu’Yvan Colonna est l’assassin du préfet Claude Érignac, je ne le sais pas, mais ils convergent pour rendre crédible le fait qu’Alain Ferrandi vous a choisi pour intégrer le commando. » Le Nouvel Obs afficha au contraire les convictions personnelles que le témoin avait présentées : Lundi, Bernard Bonnet, qui a succédé au préfet Claude Érignac, a jugé « tout à fait crédible l’implication d’Yvan Colonna » dans cet assassinat. « Des éléments précis, convergents 96 me fondent à dire aujourd’hui qu’ils rendent tout à fait crédible l’implication d’Yvan Colonna dans l’assassinat du préfet Érignac », a déclaré Bernard Bonnet, 61 ans et aujourd’hui préfet à la retraite. Ni le Nouvel Obs ni France-Soir ne rendirent compte du témoignage du capitaine Colombani qui, il est vrai, avait eu lieu à une heure tardive, devant un public réduit. Lors du premier procès, il n’avait pas été appelé à la barre. On ne s’attendait à aucune révélation fracassante de sa part. Sa déposition fit pourtant, selon Le Parisien, l’effet d’un coup de tonnerre : Fin 1998, « sur ordre de Paris », relatet-il, Yvan Colonna est placé sur écoute. Le Monde continuait à relever les dysfonctionnements de la police dans cette affaire, tout en se gardant de remettre en cause la cour d’assises spéciale. Yves Bordenave titrait dans le quotidien du soir le récit troublant d’un ancien policier, ce qui était presque la même chose que témoignage troublant d’un ancien des RG pour Stéphane Durand-Souffland dans Le Figaro. Tous deux citaient les propos de l’ancien capitaine des Renseignements Généraux : en décem97 bre 1998, il y avait des policiers des renseignements généraux qui pensaient qu’Yvan Colonna était l’assassin. Décembre 1998 ?, s’interrogeait Yves Bordenave, Soit cinq mois avant l’interpellation, le 20 mai 1999, du commando et la fuite d’Yvan Colonna, le 24 mai. Cinq mois avant les aveux de Didier Maranelli, le premier à mettre en cause le berger de Cargèse. Or, policiers, magistrats instructeurs et ministère public affirment que le nom d’Yvan Colonna n’est apparu qu’à ce momentlà, pendant la garde à vue des membres du commando et de leurs épouses, entre les 20 et 23 mai 1999. Jusqu’à cet épisode, le nom du berger de Cargèse ne figurait nulle part. Stéphane Durand-Souffland nota seul le parti pris du président Wacogne de ne pas exploiter ce témoignage. Il citait longuement l’intervention d’Yvan Colonna : « L’an dernier, les juges Thiel et Le Vert, ainsi que le commissaire Marion ont dit à cette barre que mon nom avait été donné spontanément par M. Maranelli. Ce dernier a ensuite affirmé que ce sont les policiers qui le lui ont soufflé en garde à vue, en précisant : « On sait que c’est le tueur ». On sait maintenant que 98 mon nom était cité cinq mois auparavant : donc, les juges et M. Marion ont menti. » Le président Didier Wacogne : « Vous leur poserez des questions, on verra. » L’accusé : « Je tiens à faire cette observation. Mon nom était dans les tablettes, il faut savoir comment et pourquoi. » Le journaliste du Figaro concluait son article en évoquant le dernier échange : L’accusé, très poliment : « Mais ça ne vous interpelle pas, vous, le témoignage de M. Colombani ? » Le président : « Je ne peux pas répondre à cette question. » C’est exact, sans quoi il trahirait son opinion personnelle, ce qui serait malvenu, même devant des bancs de la presse clairsemés. Les journalistes qui avaient raté le témoignage de Colombani n’eurent pas l’occasion d’y revenir. Le même jour, la défense avait demandé une reconstitution des faits en présence « de toutes les parties ». C’est-à-dire en présence des six membres du commando condamnés en 2003, des témoins oculaires du crime, d’Yvan Colonna, ainsi que des experts balisticien et légiste, rapportait 99 la presse. Aucune de ces parties n’allait dans le sens d’une culpabilité de Colonna. Le lendemain à 10 heures du matin, le tribunal rejetait cette demande de reconstitution. C’était une décision difficilement défendable. En première instance, la cour d’assises spéciale n’avait pas osé la prendre avec une telle brutalité. Elle avait du moins ordonné un déplacement sur les lieux du crime. Il n’était malheureusement pas possible de réutiliser un tel expédient. Le Nouvel Obs et Libération, reprenant l’AFP, firent semblant de confondre ce déplacement de la cour en 2007 avec une véritable reconstitution : Le parquet général et les parties civiles s’étaient opposés à cette reconstitution au motif qu’elle n’apporterait rien d’utile et qu’un transport sur les lieux avait déjà eu lieu en première instance, le 9 décembre 2007. Le Nouvel Obs précisait même : Lors de cette visite sur les lieux, les membres du commando avaient refusé de s’y rendre. À huis clos, les magistrats et l’accusé s’étaient rendus à la gendarmerie de Pietrosella (Corse-du-Sud), où avait été dérobée en septembre 1997 100 l’arme avec laquelle a été tué le préfet Érignac, puis à Ajaccio. Cela revenait presque à attribuer aux membres du commando la responsabilité du rejet de la demande de reconstitution, et légitimait l’explication qui en était donnée : à ce stade des débats (...), la cour ne constate pas l’incomplétude de l’instruction ni l’apparition d’éléments nouveaux. France-Soir, au contraire, déployait les raisons qu’avait eues la défense de demander cette reconstitution, et Le Figaro citait longuement la réaction d’un avocat de Colonna, Me Gabarini : Il se lance dans un discours dépité tenant, aussi, de la supplique et qui, réellement, émeut par sa sincérité : « La confiance était déjà bien entamée, il n’y en a plus du tout. Nous nous disons : « C’est plié ». Pas d’incomplétude dans l’information, dites-vous ? Mais alors le sort d’Yvan Colonna est scellé ! Va-t-on plaider courbés, pour mimer ce que nous a dit M. Colombani (décrivant l’attitude du préfet Érignac au moment de son assassinat, NDLR) ? Nous ne sommes pas des pitres ! Qui la connaît, ici, la rue Colonel-Colonna-d’Ornano (lieu de l’assassinat) ? Par votre refus, vous nous 101 détruisez, vous entrez vous-mêmes dans la machine qui nous détruit. Nous avons déjà accepté de renverser la charge de la preuve (qui incombe en principe à l’accusation). Ce renversement, il ne nous fait pas peur, mais il faut aller à Ajaccio. Nous prenons un risque en le demandant. Mais là-bas, vous verrez qu’on ne se trompe pas. » Le reste de la presse, qu’elle fût ou non favorable à l’accusé, commenta plus sobrement ce refus. Il n’était pas absolu et avait été prononcé « en l’état ». On attendait de voir. Les jours suivants, deux policiers succédèrent à Jean-Pierre Colombani. Frédéric Veaux, contrôleur général à la Direction centrale de la police judiciaire, s’employa à démontrer qu’Yvan Colonna était un nationaliste corse. Ce dernier en convenait volontiers. Et un militant toujours actif au moment de l’assassinat du préfet. L’accusé démentit : il prétendait au contraire avoir cessé de militer plusieurs années auparavant, à la naissance de son fils. Le commissaire Philippe Frizon, de la Division Nationale Anti-Terroriste, témoigna pendant six heures, étalées sur deux jours. Il détailla les circons102 tances dans lesquelles les membres du commando avaient fait leurs premiers aveux, mettant en cause Yvan Colonna. Il s’agissait selon lui d’aveux sincères et spontanés. Ils concordaient parfaitement, alors que toutes les précautions avaient été prises pour que les suspects ne puissent communiquer entre eux ni savoir qui avait dit quoi. La défense prétendait au contraire que les interrogatoires avaient été poreux, et que la version d’un Colonna assassin avait été transportée par la police d’un interrogé à l’autre, depuis la déposition initiale de Michelle Alessandri, soit directement, soit en agitant les procèsverbaux où tous les noms apparaissaient. Pour démontrer une telle assertion, elle avait trouvé un nouvel argument. Le commando avait été confondu grâce aux portables de Didier Maranelli et Alain Ferrandi. Ceux-ci avaient à l’époque présenté des alibis qui les situaient loin de la scène du crime, à Cargese ou ses environs, au moment de l’assassinat. Mais ils s’étaient téléphoné huit fois dans la demi-heure qui avait précédé, et tous ces appels venaient d’Ajaccio. Ils avaient alors cessé de nier, et étaient 103 passés aux aveux. La défense avait épluché ces appels téléphoniques. Leurs localisations précises ne cadraient pas avec le scénario jusqu’ici retenu. Un quart d’heure avant que ne débute le concert où devait se rendre le préfet, les assassins se trouvaient encore loin de là, aux environs de l’aéroport d’Ajaccio. Une demi-heure plus tard, alors qu’Alain Ferrandi devait être, selon ses aveux, posté dans la rue de l’assassinat, son portable le situait toujours aux alentours de la préfecture. Les aveux du commando concordaient entre eux, certes, mais étaient en contradiction avec les données de la téléphonie. « Qui ment », demandait la défense, « les portables ou les aveux ? » Cet argument n’était pas imparable : il arrive, pour diverses raisons, que les portables ne s’accrochent pas à la borne la plus proche. Mais il était troublant. Outre Le Monde et Le Figaro, qui titrèrent La défense soulève une nouvelle faille de l’enquête et Le scénario du crime contesté, Le Parisien était aussi gagné par un doute sérieux : Les portables au cœur des débats. Ce n’est pourtant pas cette trouvaille 104 de la défense pour contrer le témoignage du commissaire Frizon qui allait le mieux servir sa cause, mais un autre point, évoqué par le témoin sans qu’il en mesure l’importance. C’était à propos d’Alain Ferrandi. Frizon précisait qu’il avait été mis sur écoute dans le cadre de la procédure, à partir du 8 décembre 1998, et que des conversations entre Ferrandi et Yvan Colonna y étaient apparues. L’existence d’écoutes précoces impliquant Yvan Colonna ne constituait pas une nouvelle. On savait depuis le témoignage de Colombani que la police en avait effectuées. Mais celles avec Ferrandi avaient eu un cadre légal, et elles n’avaient pas été versées au dossier. On n’en apprenait l’existence qu’à l’occasion de ce témoignage. Cela commençait à faire beaucoup de choses qui auraient dû être versées au dossier et ne l’avaient pas été, confirmant le soupçon d’une instruction effectuée seulement à charge. Dans Le Figaro, Durand-Soufflant faisait part de sa stupéfaction : Autre élément mis en avant mercredi par la défense d’Yvan Colonna : l’absence au 105 dossier d’écoutes téléphoniques d’Alain Ferrandi mentionnant l’accusé et opérées fin 1998, soit plusieurs mois avant les premières mises en cause du berger de Cargèse. « Pourquoi ces écoutes judiciaires ne sont-elles pas au dossier ? Pourquoi attend-on aujourd’hui pour apprendre leur existence ? », a demandé Me Simeoni. Selon la défense, c’est une manière de cacher le fait que les enquêteurs connaissaient le nom d’Yvan Colonna bien avant l’issue de l’enquête et qu’il a été « soufflé » aux membres du commando au moment de leur garde à vue en mai 1999. Une accusation réfutée par les responsables policiers entendus mardi et mercredi. France-Soir faisait son titre avec une exclamation d’un avocat de Colonna « On a décidé que cet homme était coupable ! », et développait dans l’article : Me Patrick Maisonneuve estime, le premier, que l’absence de ces écoutes judiciaires au dossier est le fruit d’une « décision délibérée » : « Ce n’est pas un oubli, ce n’est pas une erreur, on a décidé que cet homme était coupable ! », s’indigne le pénaliste parisien. Me Pascal Garbarini dénonce « une stratégie qui consiste à dissimuler des 106 pièces à la défense ! ». Me Gilles Simeoni s’inquiète : « Où est le procès équitable ? Où commence et où finit le mensonge des juges d’instruction ? » Les convictions du Nouvel Obs luimême semblaient ébranlées. L’article était intitulé Un nouveau rebondissement dans l’affaire Colonna : La défense a dénoncé l’absence au dossier d’écoutes téléphoniques mentionnant Yvan Colonna fin 1998. Ceci accréditerait la thèse selon laquelle le nom du berger aurait pu être « soufflé » aux membres du commando au moment de leur garde à vue en mai 1999. Seul, Libération restait fidèle à son poste, aux côtés de la police. Tous ces détails de portables ou d’écoutes téléphoniques ne l’intéressaient pas. Il n’y voyait qu’arguties et manœuvres dilatoires des avocats de Colonna : Me Simeoni a passé trois heures, hier matin, à aiguillonner le commissaire Frizon de la Division nationale antiterroriste (DNAT) qui a supervisé les interrogatoires. La défense sème la confusion pour tenter de dédouaner Yvan Colonna, qui serait un simple « leurre » jeté en pâture pour « protéger » le véritable tueur. 107 Dans un article adjacent, la courageuse Patricia Tourancheau colmatait les brèches avec une longue planche, où elle ne doutait pas de la spontanéité des dénonciations. En conclusion, elle récusait d’avance les rétractations qui ne manqueraient pas d’être réitérées dans les prochains jours par les membres condamnés du commando, leurs épouses et ex-compagnes : (...) ces autoaccusations et rétractations en série ont du mal à gommer les dizaines de pages du dossier noircies d’aveux. 108 109 Les témoignages des membres du commando et de leurs compagnes : les anti-Colonna près de succomber Le témoignage de Nicole HuberBalland, ex-compagne de Versini, et surtout celui de Michelle Alessandri, semblèrent donner raison à Patricia Tourancheau. Toutes deux expliquèrent qu’elles avaient, dans un premier temps, cédé à la pression policière. Nicole Huber-Balland avait, disaitelle, répété les noms figurant au procès-verbal d’Alessandri, que le lieutenant Gencé lui avait montré. Celui-ci démentit qu’elle ait pu les lire, tout en reconnaissant qu’il avait exhibé ce procès-verbal. Michelle Alessandri était la clé de voûte des aveux rétracté. Elle avait été la première à dénoncer Colonna, les autres avaient suivi. Il importait que sa rétractation soit ferme. En première instance, elle était encore en dépression et avait produit un effet lamentable. Elle allait mieux mais, on le verra, n’était pas encore tout à fait guérie. Elle avait autrefois dit qu’elle avait vu Colonna 110 chez elle, le lendemain matin du crime, en compagnie des deux autres assassins, Ferrandi et son propre mari. Elle expliquait maintenant qu’elle l’avait rajouté sous l’insistance des policiers, qui tenaient absolument à ce qu’il soit chez elle avec les deux autres, ce matinlà. Pressée de questions par la partie civile, elle finit par se mettre à pleurer, ce qui était émouvant, mais ne constituait pas en soi une réponse suffisante. Le Parisien mit en avant ces larmes, dans un papier intitulé Une ex-accusatrice de Colonna éclate en sanglots. Stéphane Durand-Souffland résuma l’impression produite : Elle fait peine, cette femme qui se noie doucement, mais elle convainc si peu que Me Lemaire, conseil de Mme Érignac et de ses enfants, renonce, avec une grande élégance, à l’accabler davantage. Patricia Tourancheau, rassérénée sans doute par d’aussi piètres prestations, produisit un article équilibré où, pour une fois, les propos favorables à l’accusé étaient correctement présentés. Il faut dire qu’ils avaient été tenus par Michelle Alessandri, ce qui en atténuait beaucoup la portée. D’ailleurs, l’article avait pour titre l’une des 111 phrases les plus malvenues de ce témoin : « J’ai accusé Yvan Colonna à tort, sans penser aux conséquences. » C’était bien mal formulé : en se donnant cette excuse pitoyable, elle prenait sur elle la responsabilité de ses aveux, et dédouanait les policiers des pressions qu’elle leur reprochait. La dépêche de l’AFP rendant compte de cette audition se terminait par le point de vue d’un policier qui avait interrogé Michelle Alessandri : « Son récit était vraiment sincère et spontané », a assuré ce policier antiterroriste, Jérôme Broglio. « Elle nous a dit s’être libérée d’un secret qu’elle n’avait pu jusque-là livrer à qui que ce soit. » Le Nouvel Obs se satisfit de cette assertion. Il reprit la dépêche d’agence. L’Humanité, qui commentait l’affaire de loin en loin, communiquait à ses lecteurs le même point de vue, vaguement habillé, selon sa tradition, avec les oripeaux de la contestation. Dans Les femmes du commando face à Yvan Colonna, Sophie Bugnot concluait : Après une première partie de procès favorable à la défense, où aucun témoin du meurtre n’identifie Yvan Colonna, où la preuve est faite que l’enquête fut un 112 désastre, la venue des femmes des condamnés assurant un service minimum peu crédible, et surtout le défilé des membres du commando, à partir d’aujourd’hui, qui ont dédouané le berger du bout des lèvres en 2007, ouvre une nouvelle page d’un procès bringuebalant. Elle n’osait le dire aussi ouvertement que cela se faisait à Libération, mais elle aussi s’alignait d’avance sur l’opinion policière qu’il ne fallait accorder aucun crédit aux rétractations des dénonciateurs. Au Monde, Yves Bordenave continuait à relever les fautes commises durant l’enquête : Commando Érignac : « Un policier est venu et a dit : La messe est dite. » Il revenait sur ce qui était passé presque inaperçu par le reste de la presse : la communication à l’ex-compagne de Versini, durant son interrogatoire, du procès-verbal d’Alessandri. (...) le nom de Colonna a-t-il été dévoilé spontanément par les auteurs de l’assassinat ? Aux dires du commissaire Frizon, entendu pendant plus de six heures mardi et mercredi, les interrogatoires ont été absolument étanches. « Lors des interpellations, nous avons 113 veillé à ce que les suspects ne se croisent pas et il n’y a eu aucune porosité entre les différentes auditions », a-t-il certifié. Il semble qu’avec Nicole Huber-Balland, il y a eu une exception. France-Soir titrait Les femmes des condamnés dénoncent les pressions policières : Aujourd’hui, toutes insistent sur le caractère impitoyable des questionnements. L’avocat général Jean-Claude Kross juge Michèle Alessandri « peu crédible ». Me Chabert, conseil de l’État, l’excuse sur le mode ironique : « Ce serait gravissime pour elle si elle disait la vérité. Vous savez où elle habite… » À Cargèse, où vivent les Colonna. Michèle s’effondre. Yvan Colonna explose : « Vous voulez que je vous parle des gardes à vue ? Mon père, en sortant, s’est mis à pleurer devant les caméras. J’ai vu mon père pleurer comme jamais de ma vie ! Un policier a vidé son chargeur devant mon frère Stéphane. Un autre a braqué le fils Ferrandi, âgé de 4 ans ! Je n’exonère personne par rapport à ce qui a été dit pendant la garde à vue mais il y a eu des pressions ! » Patricia Tourancheau avait beaucoup compté sur les imprécisions du com114 mando pour aider, comme en première instance, à la condamnation de l’accusé. Cette fois-ci pourtant, Colonna et ses avocats ne se contentèrent pas de vagues rétractations. Ils allèrent chercher, au-delà des pressions et des manipulations que les témoins disaient avoir subies, la raison profonde de leurs premières accusations. En définitive, Joseph Versini et Didier Maranelli reconnurent avoir cédé pour protéger d’autres membres du commando jamais inquiétés. Ferrandi, qui n’avait jamais dénoncé personne, confirma qu’il y avait encore des complices en liberté. France-Soir soulignait : Les membres du commando innocentent fermement Colonna. Il rapportait le moment fort de chaque témoignage, l’effet de masse était impressionnant. Versini : Yvan Colonna l’interpelle en corse, s’excuse, attaque en français : « On m’accuse à tort, tu vois ton avocat et tu ne lui dis pas que j’y suis pour rien ? - Je l’ai dit plus tard… - Que tu aies subi des pressions, je veux bien l’entendre. Mais tu restes des mois, des années sans rien dire alors que je suis recherché, que Marion (chef de la DNAT) me veut mort ou vif ! 115 Pourquoi ? - T’étais en cavale. Il y avait d’autres gens. C’était peut-être pour les protéger… - Peut-être ? -…» Maranelli : « d’autres gens ont échappé à la Division nationale antiterroriste. (...) Il s’agit d’un groupe de personnes qui a conçu et participé aux deux opérations (Pietrosella et Ajaccio). Stop ! (...) Ça arrangeait tout le monde de fixer le dossier à sept. La DNAT et nous. » Me Maisonneuve développe : « Les policiers voulaient Colonna et le groupe, lui, ne souhaitait pas que les investigations se poursuivent dans d’autres directions. » Ferrandi : « Yvan Colonna n’a jamais fait partie du groupe. Sa proximité avec les villageois (de Cargèse) ne fait pas de lui un coupable. Je connais Yvan Colonna et j’ai de l’estime pour ceux qui relèvent le défi pastoraliste. Je répète : il n’a jamais fait partie de notre groupe. » 20 Minutes se livra à peu près au même exercice, utilisant pour titre une apostrophe de Colonna à Ferrandi, dont la déclaration ambiguë au premier procès avait, croyait-on, motivé la condamnation du berger : « Alain, je te 116 demande d’être clair, je joue ma vie ici ! » Libération plia sous le choc. Un premier article Au procès Colonna, la défense marque un point commençait ainsi : Après quatre semaines de procès, elle a fini par extirper à deux membres du commando que c’est « pour protéger d’autres gens » qu’ils auraient « accepté » de mettre le nom d’Yvan Colonna « soufflé » par les policiers. La conclusion en était : La défense a marqué là un sacré bon point et sapé l’accusation qui repose sur les aveux des membres du commando. Le lendemain, Patricia Tourancheau confirmait ce repli tactique avec « Le nom de Colonna m’a été soufflé ». Elle finissait, en citant Maranelli, puis Ferrandi : « J’ai été contraint de rajouter un X [aux 5 X membres du commando, ndlr] et de mettre le nom d’Yvan Colonna dessus. En tant que cofondateur du groupe, je dis qu’Yvan Colonna n’en faisait pas partie. » Pour la défense, Me Maisonneuve lui soumet alors les propos de Joseph Versini : « Sans vous demander leur identité, dites-nous si oui ou non il a pu exister d’autres personnes non identifiées et si parler d’Yvan 117 Colonna permettait de ne pas les évoquer. » Après un long silence, Maranelli hésite puis lâche : « C’est exact. » Enfin, Alain Ferrandi, chef du commando condamné à la perpétuité, a enfoncé le clou : « Il est évident que des gens n’ont pas pu être arrêtés. Nous étions plus nombreux au sein du groupe sur les faits. » Le Nouvel Obs était plus sobre : Les membres du Commando dédouanent le berger. La partie de la presse qui s’était montrée jusqu’alors la plus favorable à l’accusé n’était pas satisfaite. Elle voulait maintenant des démonstrations d’innocence. Les révélations du commando confirmaient les doutes soulevés par l’affaire Vinolas ou par l’analyse des portables. Elles détruisaient le scénario du crime défendu par les policiers, mais n’en proposaient pas un autre. Il restait trop de zones d’ombre qu’il semblait encore possible d’éclaircir. Le Parisien titra : Procès Colonna : les conjurés cultivent le flou. Il insistait pourtant sur des membres du groupe encore en liberté ? et L’argument des pressions policières. C’était pour mieux 118 en venir à Vers une nouvelle reconstitution. Celle-ci avait été refusée au motif, entre autres, que les participants au crime avaient toujours refusé de s’y plier. Un revirement de Maranelli balayait dorénavant cet argument, et Le Parisien insistait : « Pour faire toute la lumière », il s’est toutefois dit prêt à participer à une reconstitution de l’assassinat, que la défense pourrait redemander dans les prochains jours après avoir essuyé un refus mardi. On connaissait par France-Soir l’opinion de Maranelli sur cette reconstitution à laquelle il acceptait de participer : « Oui. Elle blanchirait inévitablement Yvan Colonna ! » Le Monde n’était pas vraiment convaincu : Les assassins du préfet Érignac disculpent à demi-mot Colonna. Dans son article Le « commando Érignac » assure que d’autres personnes sont impliquées, Yves Bordenave reconnaissait que les membres du groupe jugés en 2007 pour l’assassinat du préfet ont été plus précis. Il ne parlait pas de reconstitution et continuait à focaliser son attention sur les problèmes de la police : Pour autant, ces nouvelles déclarations ne permettent ni de discul119 per Yvan Colonna, ni de comprendre comment son nom a été introduit dans cette affaire. Par des policiers, voudrait suggérer la défense d’Yvan Colonna. Mais dans quel but ? Cette question reste sans réponse. Stéphane Durand-Souffland paraissait presque du même avis : Ce vendredi, trois des membres déclarés du « groupe des anonymes » ont prétendu qu’ils étaient plus que sept à avoir accompli leurs attentats : c’est possible, voire plausible. Mais cela n’innocente pas explicitement le berger de Cargèse. Toutefois, dans un deuxième article paru le même jour dans Le Figaro, Les assassins du préfet dédouanent Colonna, ce n’est pas l’action passée de la police qui l’inquiétait, mais celle, présente, du président du tribunal. Ainsi qu’il le relatait, on avait été à deux doigts d’en savoir plus sur les circonstances de l’assassinat. Me Simeoni, s’appuyant sur la téléphonie le soir du crime, avait demandé à Maranelli : « Dites-le, les choses ne se sont pas passées comme vous l’aviez prétendu ? » L’accusé, très embarrassé : « Je ne peux pas répondre… » 120 L’avocat, désignant le box : « Même pour celui-là ? » Silence. Promptement interrompu par le timbre aigrelet du président : « Vous pouvez ou vous pouvez pas ? » L’accusé (en réponse à Me Simeoni) : « C’est dur de ressasser ça… Je ne peux pas, Maître. » Le président, comme soulagé, ou en tout cas peu amateur de suspense, relance immédiatement d’un peu encourageant : « D’autres questions ? » En intervenant de cette manière, à un moment de tension comme seules les assises en engendrent, M. Wacogne oriente clairement le cours de l’audience. 121 122 Les anti-Colonna se reprennent, l’accusé quitte son procès Alessandri comparut à part, le lundi suivant. Il avait été le premier, en 2000, à déclarer l’innocence de Colonna, avant même que ce dernier ne le fasse. Il s’était ensuite accusé, en 2004, d’être le tireur. Les autres membres du commando s’étaient montrés plutôt crédibles dans leurs dépositions à la barre. Celles-ci n’avaient pas été beaucoup contestées. Il importait cependant à l’accusation qu’on ne puisse croire la sienne, qui innocentait totalement Colonna en proposant un autre coupable, lui-même. De ce point de vue, elle fut déçue. Comme les autres membres du commando, Alessandri dédouana fermement l’accusé. Il donna de ses premiers aveux une explication possible : le rôle actif de la police dans la porosité des témoignages n’était plus à démontrer, on lui avait à lui aussi soufflé le nom de Colonna. Il détailla les raisons psychologiques qui l’avaient amené à céder. Au passage, il montra pourquoi le com123 mando avait si facilement avalisé le scénario de la police, et l’avait plus tard si gauchement remis en cause. Alessandri n’avait pas cru, au début, que ces dénonciations exigées par la police auraient des conséquences si dramatiques : « Ta reddition dans les jours suivants aurait suffi à te disculper comme d’autres », « Je ne me rendais pas compte des conséquences », « La plus grosse culpabilité est pour moi, mais ton entêtement dans ta cavale, ça a conditionné ta culpabilité ». Il expliqua même par quel cheminement plus ou moins conscient il avait été incité à impliquer son ami dans l’affaire : « Honnêtement, j’aurais espéré qu’il fasse partie du groupe. Après le premier procès, son père a dit « ils doivent lui en vouloir ». Il avait raison. Ce que je lui reproche, c’est d’avoir laissé Maranelli et Ottaviani aller au charbon. Yvan, il aurait dû franchir le pas, ce qu’il n’a pas fait. » Il accepta de préciser son récit du crime, et affirma lui aussi que d’autres hommes non inculpés y avaient participé, des guetteurs postés à l’autre bout de la rue. Il raconta comment il avait luimême, flanqué du seul Ferrandi, abattu 124 le préfet. Enfin, il se déclara lui aussi « partant », pour cette reconstitution que la défense réclamait. Le week-end porte conseil. Patricia Tourancheau n’avait pas remis en cause les témoignages de Versini, Maranelli et Ferrandi. Elle s’acharna sur celui d’Alessandri qui pourtant les corroborait : L’homme qui couvre Yvan Colonna. Elle s’employa à détruire, avec de pauvres arguments, la thèse de deux autres hommes dans le commando qui, depuis le témoignage du commissaire Vinolas, en passant par ceux de Versini, Maranelli et Ferrandi, commençait à s’imposer. C’était indispensable pour justifier une condamnation de l’accusé : si la version policière d’un commando à sept personnes était abandonnée, le scénario du crime était modifié, et les aveux sur lesquels l’accusation s’appuyait se trouvaient démentis. La journaliste de Libération ne pouvait faire mieux que de donner directement la parole à la partie civile : Me Philippe Lemaire, qui soutient la famille Érignac, doute fort de la crédibilité de Pierre Alessandri : « Vous avez changé au moins dix fois de versions. Comment vous créditer d’une confiance quel125 conque ? D’autant que vous venez nous ajouter aujourd’hui d’autres personnes. Quand vous avouez, en 1999, en détail, tout est exact sur les autres membres, puisque tous ont été condamnés. Il n’y a que sur Yvan Colonna que vous vous trompez ! » Pierre Alessandri, penaud : « Cela me donne le temps de voir venir ». Me Lemaire poursuit : « Pourquoi vous ne dégagez pas Yvan Colonna chez le juge et puis à votre procès en 2003 ? » Alessandri : « Apparemment, je trouve pas les bons mots. Et puis c’est un procès tronqué. » Me Lemaire : « En plus, Yvan Colonna est interpellé en cours de votre procès et vous ne vous levez pas ! Je n’y crois pas un seul instant. C’est après avoir été condamné à perpétuité comme coauteur de l’assassinat et avoir épuisé tous les recours que vous venez nous chanter « je suis le tireur ». Vous nous prenez pour des débiles. » Isabelle Horlans, dans France-Soir, relevait aussi cette diatribe. Elle titrait L’avocat des Érignac ulcéré par les membres du commando, mais laissait voir combien lui semblaient crédibles, au contraire, les propos d’Alessandri. 20 Minutes fit apparaître, à côté du 126 nom de ce témoin, le mot de vérité : Alessandri dit ses quatre vérités à Colonna. Le Parisien restait neutre, se contentant d’un factuel : Un membre du commando s’accuse d’avoir tiré sur le préfet. Le Monde n’était pas convaincu par ce témoignage : Pierre Alessandri cherche à disculper Yvan Colonna. Le Nouvel Obs reprenait la dépêche de l’AFP, et la titrait d’un réticent Alessandri répète avoir tiré, mais… Dans Les non-dits de l’ex-ami de Colonna, Stéphane Durand-Souffland reconnaissait tout ce qu’il y avait d’encore insatisfaisant dans la déposition d’Alessandri, mais il n’en attribuait pas la cause à celui-ci : À noter l’attitude troublante du président Wacogne : il ne questionne pas le témoin de manière classique, mais tronçonne son discours en minuscules portions, n’ayant de cesse de lui couper la parole pour faire acter le moindre de ses mots, alors que les parties ne lui en demandent pas tant. S’il ne s’était autoproclamé dernièrement grand défenseur de l’oralité des débats, on pourrait croire qu’il tente de saboter la déposition de M. Alessandri. 127 Il finissait en citant à nouveau Colonna : « J’ai le sentiment que vous allez me condamner au nom de la raison d’État. » Il ne semblait pas éloigné de partager ce sentiment. C’était aussi l’impression qu’avait Philippe Madelin dans le quotidien en ligne Rue89 : Après les aveux du tireur, le procès Colonna est-il terminé ? En bonne administration de la Justice, dans n’importe quel pays démocratique, puisqu’on tient le coupable et ses « complices », puisque les motivations et les circonstances sont clairement définies, le procès devrait s’arrêter là. Or il n’en est pas question. (...) Donc le procès continue. On écarte les témoignages qui ne vont pas dans le bon sens. On en doute, même. On oublie les pistes inexplorées. Pour nourrir l’accusation, on efface même du débat les éléments relevés à l’audience. Notamment la présence sur la scène de crime de nombreux autres protagonistes. (...) Pour autant, hormis les aveux en garde à vue recueillis dans d’étranges circonstances, non compris Yvan Colonna qui proclame toujours son innocence ; hormis les éléments des instructions actés par les juges Bruguière, Thiel et 128 LeVert, toujours pas la moindre preuve. Alessandri, l’assassin a tout avoué, donc le procès peut continuer. Il continua par l’audition de Roger Marion, qui réitéra l’ensemble des certitudes exprimées en première instance après son entrevue avec Claude Guéant : l’enquête avait été exemplaire, dans le souci de « la déontologie policière et le respect des droits de l’homme ». Pour lui, le coupable figurait dans le box des accusés. Ces affirmations furent entendues avec assez d’indifférence, car dès le matin, une information fuitait : la cour refusait, une fois encore, la demande de reconstitution présentée par la défense. La cour précédente avait procédé à un coûteux déplacement sur les lieux du crime. Celle-ci, plus économe, imagina de visionner en public les photos prises à cette occasion, afin de se forger une opinion. Ce fut un désastre et, selon le mot de Patricia Tourancheau elle-même, pitoyable : photos minables, aux couleurs pisseuses, d’un simple décor où il ne se passait rien. Les pannes furent fréquentes, et le président s’excusa d’un manque de familiarité des techniciens 129 avec un logiciel nouveau. Après quoi, la cour ayant délibéré en secret revint à 15 heures déclarer qu’on ne pouvait rien attendre de mieux d’une véritable reconstitution. Les témoins oculaires n’avaient jamais identifié Colonna : donc, ils n’apporteraient rien de neuf. Versini et Maranelli, qui acceptaient maintenant de participer à une reconstitution à laquelle ils s’étaient toujours refusés, ne se trouvaient pas précisément sur la scène du crime : ils étaient inutiles. La déclaration de Pierre Alessandri, « J’ai tiré dans la nuque, et voilà », était jugée trop imprécise pour constituer un fait nouveau. Enfin, l’hypothèse d’un nombre plus important de personnes ayant participé à l’action n’était pas considérée comme exploitable. En conséquence de quoi, « la cour rejette la demande et passe outre aux débats ». Patricia Tourancheau rapporta de façon tronquée la réaction immédiate de Colonna, qui fit une déclaration avant de quitter la salle à la stupeur générale : « Je n’accepte pas cette décision. La reconstitution est primordiale et impor130 tantissime. Mais vu que pour vous, Pierre Alessandri ment tout le temps, y a qu’un moment où il ne ment pas, c’est quand il m’accuse d’être l’assassin. Dans ce cas, il y a trois hommes, Pierre Alessandri, Alain Ferrandi et moi... Tous les témoins oculaires disent qu’il n’y a que deux hommes. Même le préfet Marion dit qu’il y a deux hommes autour du préfet. Mais vous ne voulez pas car ça va invalider sur le terrain le scénario mis en place. Je vois bien que quoi qu’on dise, quoi qu’on fasse, on ne nous écoute pas, ça ne sert à rien. (...) Le commando il ment sauf quand c’est pour m’accuser moi. Si vous vouliez la vérité, vous devriez aller sur place mais vous ne voulez pas parce que ça vous gêne. Quant à ce procès, depuis le début, j’ai une très grande défiance. Alors j’ai décidé de quitter ce procès. Je récuse tous mes avocats. Je veux partir et descendre à la souricière où ça sent la pisse... Si vous voulez me condamner pour faire plaisir à la famille Érignac, à Marion (patron de la division nationale antiterroriste, ndlr), Le Vert, Bruguière et Thiel (les juges antiterroristes, ndlr) et tous ces... ce sera sans moi. Je suis innocent. Moi je m’en vais. » La journaliste de Libération avait un 131 peu déformé ces propos, mais surtout elle en avait omis la fin, qu’on trouvait sur France-Soir : Vous ferez ce que vous voudrez. Je quitte ce procès. Je suis innocent, vous le savez, et vous voulez me condamner quand même ! Ces dernières phrases auraient été gênantes dans l’article de Patricia Tourancheau, qui relatait aussi la conférence de presse tenue le matin même par les avocats de Colonna, en prévision du refus de reconstitution. Elle y avait mis en exergue cette impression qui collait mal avec les dernières phrases de Colonna : Gilles Siméoni paraît croire à l’innocence de son client et ami Yvan Colonna plus que celui-ci. Son article, intitulé Chronique d’un boycott annoncé, invalidait systématiquement toutes les bonnes raisons qu’avait eu la défense de crier à la mascarade judiciaire. Il supposait au contraire que celle-ci avait guetté le moment propice pour effectuer une rupture souhaitée depuis toujours. France-Soir rapportait une tout autre réalité : On lit la déception dans les yeux de Me Gilles Simeoni. Même si le défenseur affirmait, mercredi matin avant l’audience, être tombé dans « un guet132 apens judiciaire », il espérait sans doute que les jurés - magistrats professionnels - lui tendraient une main secourable. Son confrère Me Patrick Maisonneuve, le front barré d’une ride soucieuse, est assis, livide, effondré, sur le banc de la défense, aux côtés de Mes Pascal Garbarini et Antoine Sollaccaro, comme s’il venait d’entendre un « mauvais » verdict. Entre ces deux extrêmes que constituaient les articles de France-Soir et de Libération, la presse garda une prudente réserve, se contentant souvent d’enregistrer l’événement, considérable en soi : Colonna quittait son procès. Ses avocats faisaient de même. Elle suivait en cela les dépêches d’agence, qui épargnaient la cour en n’examinant guère les motifs contestables de son refus d’une reconstitution. On la plaignait presque désormais, à cause de la situation difficile où elle se trouvait. À peine si l’on évoqua la version que donnait la défense de cet événement : la cour aurait provoqué cette rupture prévisible pour en finir avec des débats contradictoires qui la gênaient de plus en plus. 133 Le Nouvel Obs, avec l’AFP, soulignait au contraire son embarras, après que les avocats de Colonna, récusés par leur client, eurent refusé d’être commis d’office : Le droit pénal français exige la présence d’un avocat devant une cour d’assises. Si aucun avocat n’accepte d’être commis d’office, la cour se trouvera dans l’embarras. Un arrêt de la Cour de cassation prévoit cependant qu’un procès peut se poursuivre sans avocats, ni accusé, si leur absence n’est pas du fait du président. Une solution qui expose cependant la France à une condamnation de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH). Le Parisien ne voyait pas comment on pouvait continuer à juger l’accusé, en son absence et en l’absence de toute défense. Il pensait à un report du procès. Celui-ci n’eut pas lieu. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour de cassation, la cour d’assises spéciale décida de continuer, en présence des seules parties civiles et du parquet. C’était une grande première. On évoqua le cas récent de Ferrara, qui avait lui aussi refusé de comparaître, sans que l’on interrompe son procès. Mais, soulignait France-Soir, dans le cas de 134 Ferrara, la présidente s’était appuyée sur le fait que d’autres coaccusés voulaient, eux, que le procès se poursuive. Rien de tel avec Colonna, qui était seul dans le box. Stéphane Durand-Soufflant concéda que la cour était, à la lettre, dans son droit : C’est bel et bien le berger de Cargèse qui, peu après 15 heures, a donné le signal du clash définitif. Sur le fond, il citait longuement les propos qu’avait tenus Colonna pour justifier son départ. Il revenait aussi sur ce qu’il nommait « les bourdes de la cour » : en dissimulant des pièces, le président a laissé s’installer l’idée que les débats étaient faussés. Son attitude face à certains témoins laisse pantois. Le chroniqueur du Figaro concluait par une saillie du président à propos des écoutes non versées au dossier, alors que les photos inutiles prises à Ajaccio l’avaient été : Le président s’essaye à l’humour : « Si j’avais voulu verser la recette du brocciu, j’aurais pu le faire. » Le président Wacogne en est donc au fromage. Le dessert sera pour la fin mars : la condamnation à perpétuité d’un box vide, en guise de pièce montée judiciaire. 135 Sans Colonna ni la défense, les anti-Colonna respirent Le procès se poursuivit. Ottaviani, l’un des membres condamnés du commando, inaugurait par son témoignage la nouvelle configuration du tribunal : « Étant donné qu’Yvan Colonna et ses avocats ne sont pas présents, je ne répondrai à aucune question. » Bastien Bonnefous, sur 20 Minutes, résuma bien son audition : Pendant près de deux heures, magistrats, avocats et avocats généraux l’ont interrogé, avec à chaque fois la même réponse : « Je n’ai rien à déclarer. » C’était titré : Colonna, la justice passe en force. Cette impression rugueuse n’était pas celle de Patricia Tourancheau, pour qui tout glissait désormais : Un box vide et un boulevard pour l’accusation. Après avoir présenté les préambules au témoignage d’Ottaviani, exprimés par la partie civile, « le départ annoncé avant le procès » de l’assassin présumé du préfet Érignac, « sa nouvelle fuite, signe de culpabilité », sa « stratégie d’évitement » afin de « ne pas aborder 136 le fond du dossier », elle en vint au témoin lui-même, c’est-à-dire, puisqu’il ne parlait pas, aux propos qu’on lui prêtait en l’interrogeant : « Yvan Colonna devait tirer sur le préfet avec le pistolet automatique volé à Pietrosella mais je ne l’ai pas vu faire. » Il a attendu ce soir du 6 février 1998 à bord de la 306 Peugeot le retour d’Alain Ferrandi, Pierre Alessandri et Yvan Colonna qu’il avait conduits à Ajaccio jusqu’à un appel, « on arrive, c’est bon on dégage ». Il les a vus tous les trois rappliquer « 2 minutes plus tard », puis les a emmenés chez Ferrandi à 10 minutes de là. Me Lemaire souligne ce « minutage » et ces « itinéraires » qui « croisent d’autres témoignages » : « À 43 reprises dans le dossier, vous mettez en cause Yvan Colonna, et dix fois, vous dites qu’il y avait trois autres personnes et donnez même leur place dans la voiture, c’est d’une précision extraordinaire. » Les parties civiles soulignent le luxe de détails fournis par Ottaviani sur les « perruques » portées par le trio, deux noires et une blonde, « les gants marron en tissu avec une bande blanche dessus, portés par Yvan Colonna » et doutent 137 que les policiers aient « pu les inventer ». Cinq appels. Puis, l’avocat général insiste sur « cinq échanges téléphoniques entre Martin Ottaviani et Yvan Colonna le 21 mai 1999, juste après la dépêche de l’AFP de 10 heures qui annonce les arrestations pour l’assassinat du préfet. Vous vous téléphonez à 10 heures 13, 10 heures 30, 10 heures 34, 10 heures 38 et puis à 20 heures 38, vous recevez le dernier appel d’Yvan Colonna avant qu’il ne ferme son portable. Après, plus de nouvelles de lui ». Il a « pris du recul », plus de quatre ans dans une bergerie. » Après avoir si fidèlement rapporté les questions posées par la partie civile et l’accusation, l’article de Libération oubliait de mentionner la seule réponse, pourtant fort brève, qu’Ottaviani faisait à chaque fois : « Je n’ai rien à déclarer. » Elisabeth Fleury finissait son article du Parisien en évoquant ce qui se déroulait dans la souricière du palais de justice : « Yvan Colonna est à quelques mètres de nous, rappelle Me Patrick Maisonneuve. Enfermé dans une cage. Entouré d’agents portant des cagoules. Seul. Du matin au soir. Et cela va durer des jours. » 138 Patricia Tourancheau avait conclu sur la même évocation, mais avec moins de compassion, en citant l’avocat général : « Aujourd’hui, Colonna se terre dans la souricière du tribunal. » L’Humanité avait trouvé une expression pour qualifier l’absence de Colonna dans le box des accusés : « Une décision lâche ». C’était le mot qu’avait eu un policier dans son témoignage à charge : « La décision d’Yvan Colonna de quitter le procès, je la trouve lâche, entame Me Cathy Richard, conseil d’un gendarme pris en otage à Pietrosella en 1997. Il me répugne de combattre un homme de dos. » Le quotidien communiste rapportait alors les encouragements que la partie civile avait prodigués au témoin : « Nous avons assisté à une forme de politisation totale du procès. Yvan Colonna veut être un martyr auprès de l’opinion publique et de ses compatriotes qui partagent ses options politiques. » Dans la même ligne, Me Philippe Lemaire interpelle les magistrats de la cour : « Vous jugez une affaire de terrorisme. Et c’est quoi le terrorisme sinon de déstabiliser l’État, les institutions de la République et la justice ? C’est exactement ce à quoi vous assistez. » 139 C’était un point de vue, que manifestement l’organe du PC partageait. Stéphane Durand-Souffland titra Colonna : des débats sans accusé et sans avocats de la défense. Il terminait son compte-rendu de l’audition d’Ottaviani par la dernière question qu’avait posée l’avocat général Teissier, et à laquelle il avait répondu, comme aux autres : Le témoin : « Je n’ai rien à déclarer. » M. Teissier : « Au moins, vous n’avez pas à dire qu’il est innocent. » « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire », pérorait tout à l’heure un avocat de la partie civile, comme pour anticiper ce questionnement édifiant, mais incomplet, car la défense - elle en a fait le choix - n’a pas eu la parole en dernier. Les journaux favorables à une condamnation de Colonna s’exprimaient maintenant sans retenue. Leurs propos n’étaient plus tempérés par la nécessité de rapporter les arguments de la défense. Or le plus virulent d’entre eux était Libération, accompagné du NouvelObs, et soutenu par l’Humanité. On aurait pu commencer à soupçonner l’ensemble PS-PC d’être extrêmement 140 intéressé à une condamnation de Colonna, mais une autre hypothèse avait les faveurs du public. Depuis le début, l’accusé avait dénoncé en Nicolas Sarkozy, qui le traitait d’assassin depuis 2003, le responsable principal de sa condamnation programmée. Ses avocats avaient fait de même, en criant au procès politique. Ils n’avaient pas précisé que le dossier d’accusation avait été principalement monté sous le gouvernement Jospin et que le président de la République n’avait en l’occurrence pratiqué aucune rupture : il avait continué sans état d’âme l’action implacable de l’État. Les lecteurs de la presse de gauche s’étaient étonnés de ce qu’écrivaient leurs journaux, mais ils étaient loin de penser qu’il y avait un lien entre l’étonnant parti pris de cette presse et les activités de la gauche plurielle lorsqu’elle était en pouvoir. Libération, particulièrement, s’était fait, à l’instar du PS, une belle réputation dans la défense urbi et orbi des droits de l’homme et des principes fondamentaux de la démocratie. Il était difficile d’admettre que ce quotidien, tout comme le parti qu’il soutenait, s’asseyait à l’occa141 sion sur les principes intangibles qu’il affichait. Cependant, au train où allaient les choses, ça risquait d’arriver. Le hasard d’un petit événement monté en épingle détourna l’attention. Un corbeau, qui opérait depuis quelques semaines, fit la une des journaux. Il avait envoyé des lettres à divers hommes politiques de droite, dont une, récemment, au président de la République. Il menaçait de le revolvériser bientôt pour différents motifs, dont « la parodie de justice contre Yvan Colonna ». L’affaire fit grand bruit, avant de s’éteindre doucement, faute d’aliment : le corbeau cessa son activité, sans être jamais passé aux actes. Cet incident focalisa la responsabilité du procès Colonna sur l’exécutif en place, ce qui, d’une certaine manière, éloignait du soupçon la presse d’opposition. Elle n’avait d’ailleurs plus autant à en faire. Ses contradicteurs du Figaro ou de France-Soir, privés des prestations de la défense, se trouvaient en grande partie désarmés. Chacun savait maintenant que Colonna serait condamné, et l’intensité dramatique des débats avait quitté le procès en même temps que 142 l’accusé. On en parla moins, et de façon plus apaisée. Le commandant Lebbos, profondément dépressif selon son médecin, ne pouvait supporter « l’épreuve insurmontable que représente une nouvelle comparution ». Il préférait « sauter par la fenêtre que d’y retourner ». Il se trouva pourtant miraculeusement guéri quand il fut assuré que la défense ne pourrait pas le questionner. Il vint à la barre bien volontiers. Il avait recueilli les aveux de Maranelli qui, les premiers parmi ceux des membres du commando, avaient dénoncé Colonna. Comme il ne faisait plus aucun doute que les interrogatoires avaient été poreux, celui de Maranelli devenait la pierre de touche sur laquelle tout l’édifice des aveux reposait. De ce point de vue, la police et l’accusation jouaient de malchance. Le commandant Lebbos était lui-même devenu depuis un repris de justice, condamné en correctionnelle. Il était en outre passible des assises et de quinze ans de réclusion pour la falsification de procès-verbal qu’il avait commise dans l’affaire d’Andriuzzi et Castela. Il avait été déplacé en région pari143 sienne et mis dans un placard où il passait le temps sans avoir rien à faire : ses supérieurs n’avaient aucune confiance en lui. Le Monde ignora la personnalité de ce témoin, et reprit l’AFP : Un ancien policier dément avoir exercé des menaces pour obtenir des aveux. L’agence de presse croyait Lebbos sur parole : « Pourquoi j’aurais soufflé le nom d’Yvan Colonna ? Je n’ai rien contre lui, rien contre toutes ces personnes. » Patricia Tourancheau rechaussait avec plaisir les escarpins de la contestation. Elle commenta avec ironie le témoignage du commandant, mais le cita abondamment quand il expliquait que Colonna avait été dénoncé sans véritable pression, et dans une ambiance de grande courtoisie. Elle relevait la plus grosse paille de ce témoignage : Lebbos jure qu’il n’était « pas au courant » de la déposition de Valérie Dupuis, compagne de Maranelli ayant déjà cité Colonna, alors que le commissaire Frizon de la DNAT a dit le contraire ici. Mais elle titrait avec la question sans réponse que Lebbos avait posée pour écarter les accusations de mensonge 144 dont il avait fait l’objet : « Pourquoi j’aurais soufflé le nom de Colonna ? » Pourquoi ? Le témoin suivant, que Patricia n’évoquait pas, apportait un élément de réponse, qu’on trouvait dans Le Parisien : « C’est un menteur, un manipulateur, quelqu’un de très violent », affirme son ex-compagne, fonctionnaire de police elle aussi. En 2003, cette jolie blonde aux cheveux raides a dû faire appel à la protection de sa hiérarchie pour fuir le domicile commun. Sa plainte pour « violences conjugales » s’est soldée par la condamnation définitive de Georges Lebbos, en décembre 2007, à six mois de prison avec sursis. France-Soir complétait le tableau par les menus larcins dont le commandant était soupçonné : M. Kross veut en savoir plus « sur le tournevis volé au BHV ». Le commandant proteste : « C’est archi-faux, j’étais en conflit avec le magasin ! Je n’ai pas été condamné. » Le Parisien s’étonna encore du comportement qu’eut le président du tribunal, quand le témoin décida luimême que sa déposition avait assez duré : « Je ne répondrai plus à aucune question », rétorque le policier. Cela tombe bien : le président Didier 145 Wacogne n’en a aucune à lui poser. Et encore moins à son ex-compagne, citée par la défense d’Yvan Colonna, qui a pourtant partagé avec le policier Lebbos les années cruciales de l’enquête. Avant de le fuir… sous protection policière. 20 Minutes résumait d’une phrase le malaise : Un policier controversé entendu au procès Colonna malgré l’absence de l’accusé. Le Nouvel Obs titrait à l’instar du Monde : Le policier qui a recueilli les aveux nie toute menace. Il ne disait pas un mot de l’ex-compagne de Lebbos, Marie-Agnès. Au Monde et au Figaro, les chroniqueurs judiciaires s’étaient abstenus de commenter l’épisode. Le témoignage des juges d’instruction ne fit l’objet d’aucune polémique. Les juges Le Vert et Thiel s’étaient présentés, mais pas Bruguière, qui était malade. Sans surprise, ils affirmèrent avoir fait un bon et loyal travail, et l’ensemble de la presse titra à peu près comme Le Parisien : Les juges défendent leur enquête. En l’absence des interventions de la défense, il n’y avait pas autre chose à en dire. France-Soir se rabattit sur les rares 146 moments où une contestation était, pour la forme, apportée aux dépositions des témoins. Les compagnes du commando s’étaient plaintes d’avoir craqué parce qu’on leur avait fait croire, après leur garde à vue, qu’elles étaient directement conduites en prison : Le président Wacogne se fait le porte-voix de la défense, absente. Pourquoi les compagnes ont été conduites de la DNAT au Palais de Justice alors qu’elles avaient été remises en liberté ? Le juge réfute toute entorse à la procédure pénale : « On les a transportées en voiture de police par humanité. Elles n’avaient pas beaucoup d’argent, ne connaissaient pas le palais. Mais elles savaient qu’elles étaient libres. » Aucune coercition, donc. (...) (Le juge Thiel) n’a aucun doute, il le dit clairement pour balayer « la stratégie du complot ». La première fois qu’il a vu le berger, « il m’a dit : je ne fais pas partie du groupe des anonymes, je n’étais pas à Pietrosella et je n’ai pas tué le préfet Érignac, qui était votre ami. Je vous le dis les yeux dans les yeux ». Le juge Thiel ne l’a pas cru. Libération avait trouvé le juge particulièrement convaincant : La juge Le 147 Vert se défend d’avoir chargé Colonna. Patricia Tourancheau la présentait Veste et pantalon noir, voix douce, physique androgyne. Elle lui octroyait ainsi, à part la couleur, les caractéristiques principales de l’angélisme. L’article lui-même était constitué d’un ensemble de citations de cette personne sans péché. Il se terminait ainsi : La juge jure à Me Lemaire qu’elle « ne règle pas de comptes politiques à travers Yvan Colonna » et qu’elle « n’agit pas sur instruction du président de la République » : « Quelles que soient les erreurs qu’on a pu commettre les uns et les autres, notre but était de chercher la vérité et pas de chercher un coupable. » Yves Bordenave et Stéphane DurandSouffland ne daignèrent pas commenter cette séance. Ils préférèrent la réponse qu’à sa manière la défense lui apportait. Le scoop venait du Figaro, qui en informait tout le monde, Les avocats de Colonna portent plainte : Les avocats d’Yvan Colonna ont déposé plainte, ce mardi, auprès du procureur de Paris, contre les juges antiterroristes JeanLouis Bruguière, Laurence Le Vert et Gilbert Thiel. Visant l’article 434 du 148 Code pénal, ils accusent les magistrats de « destruction, soustraction, recel ou altération d’un document public ou privé de nature à faciliter la découverte d’un crime ou d’un délit, la recherche des preuves ou la condamnation des coupables ». La peine encourue par les intéressés, du fait de leur fonction, est de cinq ans de prison et soixante-quinze mille euros d’amende. En fin d’article, le quotidien précisait : En l’absence de Jean-Louis Bruguière, hospitalisé, Le Figaro a sollicité mardi en début d’après-midi Gilbert Thiel et Laurence Le Vert. « Pas de commentaire », a indiqué le premier, tandis qu’une collaboratrice de la seconde précisait qu’elle n’était « pas joignable ». Le Monde reprenait l’information du Figaro. Le Nouvel Obs faisait de même, Yvan Colonna porte plainte pour entrave à la vérité, mais indiquait dans un sous-titre que les écoutes téléphoniques non versées au dossier, et qui faisaient l’objet de la plainte, n’avaient : Aucun caractère suspect. Sans préciser que c’était justement là tout le problème : elles étaient à décharge, et n’avaient pas été retenues. 149 20 Minutes ne faisait pas la même omission : La défense d’Yvan Colonna porte plainte pour dissimulation de preuves. (...) Pour la défense, si ces éléments ont été occultés, c’est parce qu’ils sont à décharge. 150 151 On tire les dernières cartouches : la thèse de l’ubiquité contre celle du dégonflage Ce fut la dernière fois que la presse commenta de manière à peu près coordonnée un événement du procès. Les deux témoins qui, en 2007, avaient innocenté Colonna pour l’attaque de la gendarmerie réitérèrent leur prestation dans l’indifférence générale. Il n’y en eut que de rares échos. Un article pourtant fit encore sensation. Il émanait une fois de plus du Figaro, et se penchait sur le témoignage qu’avait produit Valérie Dupuis, l’excompagne de Didier Maranelli. Celle qui avait été la première à introduire le nom de Colonna dans la procédure était la seule à ne pas se plaindre d’avoir subi des pressions. Elle n’avait jamais varié. Le lendemain matin du crime, entre 9 et 10 heures, elle avait vu Colonna chez elle, à Cargese, en train de discuter avec Maranelli, le guetteur du commando. Stéphane Durand-Souffland la citait longuement : « Je n’ai jamais menti en garde à vue » (...) « un monsieur d’un certain âge m’a fait comprendre, en me 152 parlant très gentiment, que si je me taisais, je risquais moi aussi d’aller en prison. Comme rien ne passe avant ma petite fille, j’ai décidé de dire la vérité. » (...) Elle peut « dire des choses sur Didier Maranelli mais rien sur Yvan. Je ne voudrais pas l’enfoncer parce que je ne sais rien de cette histoire. On ne sait pas aujourd’hui s’il est innocent ou coupable, et je ne peux pas dire si le fait qu’il soit venu chez moi, à Cargèse, a un rapport ou pas avec ce procès. » (...) « Je l’ai vu une seule fois à la maison, c’était après les événements. » Elle fit au journaliste l’impression d’être à la fois franche et prudente. Son témoignage n’était pas favorable à la défense. Il démentait celui de Maranelli, qui disait n’avoir jamais reçu Colonna chez lui. Il sapait l’alibi que la famille de Colonna avait offert à l’accusé, selon lequel le lendemain matin il se trouvait à Cristinacce, chez ses parents. Mais surtout, il dynamitait toute l’accusation selon laquelle, ce 7 février au matin, Yvan Colonna se trouvait à Ajaccio chez Ferrandi, avec les deux autres coauteurs du crime, ainsi que l’avaient attesté les aveux primitifs des épouses de ceux-ci, Alessandri et 153 Ferrandi. Personne ne s’était aperçu de cette contradiction. C’est Colonna luimême qui l’avait relevée durant l’instruction. Durand-Souffland avait intitulé son article Le don d’ubiquité de Colonna n’émeut pas les assises, et relevé que personne, pas plus le président que le ministère public, n’avait posé à Mme Dupuis les seules questions qui vaillent. Il en concluait, toujours aussi indigné par la continuation d’un procès en présence des seules parties civiles et de l’accusation : Un procès sans défense, ce n’est rien d’autre que la validation faussement critique d’une thèse écrite à l’instruction, avec l’alibi tendancieux d’une oralité unijambiste. Il est plus que temps d’en finir avec cet appel mort-né. Le Nouvel Obs répliqua au Figaro par deux articles qui eurent un énorme succès. Le premier était intitulé Procès d’Yvan Colonna : le scénario qui dérange, et le second Si Colonna n’est pas « allé au charbon ». Ariane Chemin et MarieFrance Etchegoin s’étaient mises à deux pour émettre une hypothèse osée. Elles supposaient qu’au moment de tirer, Yvan se serait dégonflé au dernier moment, 154 remplacé au pied levé par Alessandri. Elles regrettaient du coup que la bonne question n’ait pas été posée à celui-ci quand il avait fait son récit du moment fatal : « Il y a eu une part d’improvisation... J’ai tiré, voilà. » C’est sur ce lambeau de phrase qu’elles s’appuyaient principalement, le reste étant nettement plus vague. Cette audacieuse fiction fit un triomphe. La presse et les blogs la reprirent sur le thème « Et si Colonna s’était dégonflé ? ». Elle arrangeait, de part et d’autre, beaucoup de monde. En effet, elle reconnaissait ce qui n’était plus niable : les faiblesses évidentes de l’enquête, l’incompétence apparente du président, un doute incontournable sur la culpabilité de l’accusé. Mais elle confortait les verdicts passés et à venir le concernant, puisque, tireur ou non, il était, selon cette thèse, coauteur du crime. Et cela valait, de toute façon, perpète. L’hypothèse soulageait ceux qui abandonnaient Colonna à son sort sans croire pour autant qu’il était coupable de l’acte dont on l’accusait. S’il n’avait pas tué, il en avait eu l’intention, et avait participé au complot jusqu’au dernier moment. 155 De surcroît, cette hypothèse permettait de valider l’essentiel de l’enquête, ainsi que le comportement des juges, et c’était bien plus confortable comme ça. Il restait cependant un petit problème : personne ne doutait d’une condamnation de Colonna, dans un procès où presque personne, pas même au Nouvel Obs, ne supposait plus qu’il avait tiré sur Claude Érignac, et l’avait tué. L’impression d’une justice erratique et probablement aux ordres s’en trouvait confortée. Avant que les réquisitoires n’aient lieu, Patricia Tourancheau proposa sa solution. Elle avait trouvé que les errements constatés au procès étaient en fait illusoires, fabriqués par une presse que la défense avait abusée. Sous le titre La bataille de l’opinion publique, elle expliquait que le berger nationaliste de Cargese (avait) décidé d’impulser une (...) stratégie, de rupture. Il (s’agissait) de ne plus coopérer avec la justice mais de la discréditer et de batailler hors du prétoire. Elle remarquait que L’accusé (avait déplacé) le débat sur le terrain politique, peut-être pour occulter les charges contenues dans le dossier : ces 156 aveux réitérés de quatre membres du commando et de trois épouses qui, malgré leurs revirements tardifs et mouvants, ont forgé l’intime conviction de ses juges précédents. Elle donnait la liste des soutiens publics de Colonna, dont le prestige aurait troublé l’entendement des journalistes, les people, disait-elle, assis sur le même banc que la sœur de l’accusé, Mgr Gaillot, le rugbyman Daniel Herrero, le chanteur Bernard Lavilliers ou l’humoriste Guy Bedos, sans compter les permanents de la Ligue et de la Fédération des droits de l’homme derrière elle. Autant dire, des professionnels de la subversion. Elle soulignait l’abattage médiatique des avocats de Colonna : Le quintette de la défense s’avère omniprésent pour répondre aux journalistes. Elle révélait enfin qu’ils en étaient arrivés à contrôler toute la presse : C’est ainsi que la défense d’Yvan Colonna a monopolisé les médias pour gagner la bataille de l’opinion publique et instiller le doute sur la culpabilité d’un « Yvan Colonna, otage de la raison d’État ». Ces énormes moyens de propagande avaient atteint leur but en instillant dans 157 158 Libération qui rit, Le Figaro qui pleure : Yvan Colonna est condamné Les plaidoiries des parties civiles et le réquisitoire de l’avocat général restèrent, en l’absence de la défense, sans réplique. Le Monde se contenta des dépêches d’agence qui en présentaient la teneur. 20 Minutes eut ce seul commentaire : Il n’y a rien eu de nouveau du côté de l’accusation. Comme en première instance, les avocats généraux ont requis jeudi, devant la cour d’assises spéciale de Paris, la peine maximale contre Yvan Colonna : la réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de vingt-deux ans. France-Soir produisit deux articles. L’un présentait l’argumentaire des avocats de la famille Érignac : « Fuir est la plus mauvaise méthode pour se faire entendre ! » L’autre rapportait les réquisitions du parquet : Perpétuité et 22 ans de sûreté requis contre « le bourreau du préfet ». L’accusé en ressortait en charpie. À peine si Isabelle Horlans put glisser, dans le deuxième article, cette 159 remarque qui en atténuait la teneur : (l’avocat général), M. Kross, dont l’honnêteté intellectuelle est unanimement saluée, a paru mal à l’aise durant tout le procès et son réquisitoire s’en ressent. Stéphane Durand-Souffland négocia en virtuose ce moment délicat. Il nota les expressions outrées qu’avait utilisées Kros dans son réquisitoire : « Tango de tartuffes au milieu d’un bal de parjures », tempête l’avocat général qui cherche volontiers la formule choc sans toujours la trouver. Il lui concéda une démonstration plutôt cohérente, mais en releva la légèreté : Quinze minutes lui suffisent ainsi pour impliquer à coup sûr Yvan Colonna dans l’attentat de Pietrosella, dix pour écarter les témoins oculaires qui, unanimes, affirment que l’accusé n’est pas l’assassin du préfet. Il salua enfin par une vacherie pleine d’amertume la facile victoire de l’avocat général : Il se rassied sans avoir à essuyer la contre-attaque de la défense. Un lourd silence envahit les assises ou, si l’on préfère, un bruit de cachot. La veille, le chroniqueur du Figaro avait utilisé une plaidoirie de la partie 160 civile pour remettre en cause, une fois encore, la manière dont s’était déroulé le procès. C’était titré L’avocat des Érignac dénonce « un spectacle désolant » : Au fil de la plaidoirie de Me Lemaire resurgissent les moments marquants de ces débats faussés depuis les premiers jours. Ce sont des images de naufrage. Du bruit et de la fureur, comme dans Macbeth, « ce conte raconté par un idiot qui ne signifie rien ». L’Humanité prit une posture de contestation. Sébastien Homer ne craignait pas de le dire : au fil du procès, le doute s’était installé. La faute en incombait selon lui au président Wacogne qui aura, à son corps défendant, facilité la tâche des avocats du berger de Cargèse. Il avait tu le courrier de Vinolas et la forme est devenue le fond. Le doute est là (...). C’était sur la forme, donc, qu’il avait des reproches à faire. Quant au fond, il ne trouva rien à y redire. C’était en fait la même thématique que celle exposée par Patricia Tourancheau : les problèmes que posait ce procès n’étaient liés qu’à son apparence. Le Nouvel Obs n’eut même pas ces faibles réticences communistes. Comme 161 France-soir, il avait produit deux articles. L’un, Maître Chabert fustige la « ridicule lâcheté » de Colonna, faisait grand cas de ses années de maquis, considérées comme Un triste aveu de culpabilité, et s’en prenait aux Coups bas de la défense absente. Tout était écrit sous couvert de guillemets. C’étaient des citations, mais on avait choisi les plus friands morceaux. L’autre, pareillement composé, et titré La peine maximale requise, sous-titrait Le tireur, l’exécuteur, le bourreau, il s’agissait de Colonna, et Aucun élément nouveau. Il s’agissait de ce que n’avaient pas apporté les débats. Libération avait fait un superbe effort, et sorti tout un dossier. Patricia Tourancheau résumait la situation dans Les forces et faiblesses du dossier Colonna. Elle en démarrait la liste par l’absence de preuves matérielles, qu’elle reconnaissait sans restriction. Aux rétractations, elle opposait la parole du commissaire Marion et du juge Le Vert, selon lesquels les aveux primitifs n’avaient pas été soufflés. La taille du tireur était pour elle une supposition que les avocats d’Yvan Colonna ont fait mousser à dessein. Des complices inconnus dans la 162 nature ? Elle trouvait cette hypothèse abusive puisque la défense ne voyait que deux assassins sur la scène du crime, au lieu de trois avec Colonna, comme le prétendait la police. Quand on en voulait un de moins sur l’acte, on n’avait pas le droit d’en supposer deux de plus autour. Les témoins oculaires ? Elle n’en comptait que deux qui ne reconnaissaient pas Yvan Colonna comme le tueur. En réalité, aucun ne l’avait reconnu. Les deux dont elle parlait étaient ceux qui avaient de surcroît juré que ça ne pouvait pas être lui. Elle finissait en apothéose, avec l’évocation du scénario inédit de Pierre Alessandri. Il ne s’agissait en aucune façon du scénario qu’avait exposé Alessandri, mais de celui qui avait été imaginé après coup par les journalistes du Nouvel Obs. Elle l’accompagnait d’une remarque qui introduisait une espèce de déchirure dans le continuum spatio-temporel : Interprétée comme une vengeance possible contre un dégonflé de dernière minute, cette phrase « J’en ai voulu à Yvan Colonna de ne pas y être allé avec nous » a semé le doute, mais n’a étrangement été suivie d’aucune question de la défense. 163 Comme s’il appartenait à la défense de faire à tout hasard la démonstration d’une culpabilité de rechange pour leur client, pour le jour où celle dont on voulait le charger deviendrait insoutenable. En réalité, sur le moment, tout le monde avait vu qu’Alessandri, par cette phrase, innocentait Colonna. Il avait fallu toute la sagacité du Nouvel Obs et de Libération pour démontrer ensuite qu’elle voulait dire le contraire. Libération titrait un autre article par une citation de l’avocat général Kros, « Tout converge vers la culpabilité de Colonna ». Laurent Joffrin mit une cerise sur le gâteau en signant un éditorial, Droit. Il y défendait le principe selon lequel on pouvait condamner sans preuve. Il n’y a pas de preuve matérielle irréfutable dans l’acte d’accusation contre Yvan Colonna, reconnaissait-il, mais il y avait les arguments de l’accusation, qu’il trouvait particulièrement solides. Aussi en appelait-il à l’intime conviction : À partir de là, chacun se prononcera en conscience, à partir des pièces du dossier que nous nous sommes efforcés de présenter de manière équilibrée. Il parlait sans doute du récapitulatif 164 opéré par Patricia Tourancheau, et de l’ensemble de ses chroniques durant les précédentes semaines. Bon prince, il concédait Et s’il y a un doute au terme de cet examen, il doit profiter à l’accusé. Il déplorait cependant les perturbations organisées par la défense. Il émettait ce souhait que la justice retrouve, après les tumultes des débats, ce cours normal pour dissiper, dans un sens ou dans l’autre, le doute, où il n’était déjà plus question qu’un doute subsiste, ni qu’a fortiori il profite à l’accusé. Au passage, le directeur de Libération faisait taire les mauvais esprits : Une fable doit néanmoins être dissipée : celle qui ferait de ce procès un produit de la raison d’État. Un détail cependant lui avait échappé. S’il arrive que la justice condamne sans preuve, il est déjà plus rare qu’elle le fasse contre des preuves d’innocence. De ces dernières, on pouvait penser ce que l’on voulait, qu’elles étaient fragiles ou fabriquées. Elles foisonnaient dans le procès Colonna, et la plupart n’avaient pas été réfutées. Laurent Joffrin pouvait envelopper de dorures l’impitoyable verdict que lui seul prétendait ne pas connaître à l’avance. La pilule aurait du 165 mal à passer. Le vendredi 27 mars 2009, Colonna était condamné à la peine maximale, perpétuité, assortie d’une période de sûreté maxima, vingt-deux ans. Cette bonne chose de faite, Libération retrouva dès le lendemain la lucidité, l’insolence, et le souci de justice qui faisaient le meilleur de sa réputation. L’article, cosigné Michel Henry et Patricia Tourancheau, était encore tissé des arguments de cette dernière, mais son titre dénonçait : Le procès tangue, pas le verdict. Il y avait toujours ce subtil distingo entre la perception publique des débats et une réalité du procès qui aurait été différente : Les « rebondissements » et l’absence de preuves matérielles (ni ADN ni empreintes digitales ni téléphonie), qui ont nourri le doute à l’extérieur, n’ont pas convaincu les magistrats antiterroristes. On y trouvait toutes les bonnes raisons qui avaient amené les jurés à prononcer leur verdict, mais il n’y en avait pas moins ces sous-titres, Joué d’avance et Malaise. On n’y parlait plus des soutiens de Colonna en termes de people, mais au contraire d’honorables citoyens formu166 lant des demandes légitimes : Ces personnes choquées demandaient simplement des preuves : comme elles manquent, l’acquittement s’imposait à leurs yeux, au nom du doute. Elles n’ont pas été entendues. Le Nouvel Obs était en phase, il avait repris sa belle couleur rose. Trois fois dans son article, il avait cité cette expression de la défense : un simulacre de justice. Dans Le Monde, Yves Bordenave faisait le chemin inverse. Ses chroniques avaient souvent été critiques, et s’il avait soutenu la légitimité du procès, c’était surtout par omission : il s’était contenté de ne pas la remettre en cause. Il déplorait cette fois-ci la subjectivité, les fautes et la maladresse du président, mais justifiait ainsi le verdict : Pourtant, au bout de huit semaines jalonnées d’incidents et de rebondissements, parfois favorables à l’accusé, aucun élément nouveau n’est venu innocenter Yvan Colonna. Cela faisait pourtant plusieurs siècles qu’en France les accusés n’avaient plus à prouver leur innocence, et qu’il appartenait au contraire aux accusateurs de 167 démontrer leur culpabilité. Il trouvait celle-ci suffisamment probable : Ces aveux, précis, concordants, corroborés et circonstanciés restent plus crédibles que les rétractations formulées du bout des lèvres dix-huit mois plus tard. Et la nouvelle version livrée par les conjurés lors de cette audience pour tenter une dernière fois de disculper celui qui est désormais reconnu comme leur comparse en criminalité n’est guère plus convaincante que les précédentes. Le Parisien, France-Soir et Le Figaro dirent une dernière fois leur désapprobation de ce verdict prévisible. Au Parisien, Élisabeth Fleury ne laissa aucune place aux justifications de la condamnation. Elle insista même sur la gêne que la partie civile semblait en éprouver : On se congratule discrètement. « Je ne boirai pas le champagne ce soir », assure Me Philippe Lemaire (...). Elle bouclait par les citations Me Maisonneuve : « On a tout refusé à la défense, rappelle-t-il. Ce procès inéquitable doit être condamné. » France-Soir laissait aussi le dernier 168 mot à la défense : « Yvan Colonna est condamné de façon inique, tempête Me Gilles Simeoni. Elle n’est, hélas, pas une surprise tant les débats avaient démontré que cette cour se refusait, par principe, à envisager tout autre hypothèse que la culpabilité. » Stéphane Durand-Souffland ne procéda pas en citant la défense. Il prit ouvertement son parti, en observant d’abord que plus la peine encourue est lourde, plus elle oblige les juges à donner une impression de totale impartialité. Il rappelait la dissimulation des courriers du témoin Didier Vinolas, puis du certificat médical reçu le jour de l’ouverture des débats (et fort duquel un second témoin, capital, prétendait ne pas venir déposer), (...) Puis, le refus d’une reconstitution au motif qu’aucun élément nouveau n’était apparu lors des débats - alors que le président a pris l’initiative de faire acter nombre de déclarations de témoins, attestant de facto de leur caractère inédit (...). En conclusion, le chroniqueur du Figaro prenait date : Si elle a perdu sur le plan judiciaire, la défense a marqué des points dans la bataille de l’opinion. 169 Elle va maintenant saisir la Cour de cassation puis, le cas échéant, la Cour européenne des droits de l’homme. Essayant de transformer le verdict de vendredi, ce point final raté, en tremplin pour sa cause. 170 171 Une bataille de presse à front renversé Jean-Michel Apathie, sur son blog RTL, déplora une absence d’indignation de la presse à l’énoncé du verdict : Rien dans la presse écrite d’aujourd’hui, rien hier non plus et finalement, au regard de ce qui s’est joué devant la cour d’assises spéciale durant presque deux mois, il n’y avait pas grand-chose non plus dans les journaux samedi. (...) ni les enquêteurs de la police, ni les juges de l’instruction, n’ont pu établir formellement qu’Yvan Colonna est l’assassin du préfet Érignac. Or, c’est pour cela qu’il a été condamné. Et c’est pour cela, uniquement pour cela, que ce jugement mériterait davantage d’indignation qu’il n’en a provoqué. Comment la justice française peut-elle affirmer, au nom du peuple français, quelque chose qu’elle a été incapable d’établir ? Le verdict avait été, selon lui, indépendant du procès. Ce qui, dans une démocratie, n’est pas acceptable. Il s’étonnait : Curieusement, ce constat, partagé, est demeuré sans 172 suites. Nulle part dans la presse, un éditorial n’a posé la question, soulevé le problème. Certains papiers, mais de manière très inégale, ont souligné la partialité du président, donc l’orientation du cours de la justice. Mais pas un commentaire sur ce sujet, dans la presse, donc encore moins d’indignation. Le procès a été suivi de manière factuelle, et faut-il le préciser, de manière très inégale, mais pas une plume ne s’est consacrée à l’observation des principes. (...) Que la presse et les journalistes aient désinvesti à ce point cette fonction minimale de vigilance démocratique désole et attriste. C’était exagéré, et partiellement observé. Les journalistes d’une presse réputée à droite avaient fait leur travail dans un contexte difficile. Leur camp était au pouvoir. Il avait selon toute vraisemblance pesé sur la composition du tribunal, et s’était impliqué au point qu’on avait convoqué à la barre le Secrétaire général de l’Élysée. La défense et l’accusé n’avaient cessé de dénoncer en Nicolas Sarkozy le grand ordonnateur de ce procès joué d’avance. Ces circonstances limitaient la « vigilance démocratique » » que pouvait 173 exercer une presse de droite, par ailleurs traditionnellement indulgente à l’égard des raisons d’État. C’était à la gauche républicaine de porter le fer, selon sa tradition, contre les abus du pouvoir exécutif. Laurent Joffrin l’expliquait d’ailleurs admirablement dans un éditorial qu’il publia un mois plus tard, La grande intox de la gauche doctrinaire. Il y commentait un ouvrage de Vincent Duclert sur le mouvement ouvrier : Spécialiste de l’affaire Dreyfus, Duclert rappelle le dispositif initial. Devant l’iniquité faite au capitaine juif, la gauche pure et dure, au nom des principes de la rupture, est restée muette. Seuls les marginaux du socialisme humaniste, qu’étaient Lucien Herr, bibliothécaire à Normale, le conseiller d’État Léon Blum ou le député Jean Jaurès, ont compris le véritable enjeu du combat pour Dreyfus : l’alliance de la justice sociale et de la liberté, seule matrice légitime de la gauche. L’une compensant l’autre, en quelque sorte, il était notoire que, concurremment à un affaiblissement de son exigence sociale, Libération s’était fait une spécialité de la défense des libertés 174 fondamentales. Pourtant Patricia Tourancheau n’avait pas particulièrement brillé dans cet exercice, et Joffrin lui-même avait été loin d’égaler, dans la critique d’une justice d’exception, les exemples d’Herr, Blum et Jaurès qui lui plaisaient tant. Il en avait été de même au Nouvel Obs, inventeur d’une thèse à la Duras ou bien à la Kafka, selon laquelle Yvan Colonna était coupable, forcément coupable, même si ce n’était plus de l’acte précis pour lequel on le jugeait. L’organe du PC, l’Humanité, s’était montré solidaire des deux grandes publications amies du PS. Il s’agissait d’une aide discrète mais efficace, fruit sans doute d’une longue expérience dans l’approbation des procès trafiqués. Le cas du Monde était un peu particulier. Les critiques qu’il avait émises à l’égard de la cour d’assises spéciale avaient été minimes. Il s’était même à l’occasion montré plus respectueux des juges que le NouvelObs ou Libération. C’était dans la tradition de son ton réservé. En revanche, Yves Bordenave n’avait pas en permanence soutenu la thèse officielle de la police, comme l’avait fait Patricia Tourancheau. Il en 175 avait parfois si sévèrement jugé certains aspects qu’on aurait pu croire de sa part à une présomption d’innocence pour Colonna. Sa dernière chronique montrait que non. Il n’avait en fait jamais quitté un point de vue policier. Il y avait simplement appliqué un esprit critique que ceux-ci, en interne, ne se privaient pas d’avoir. Il y avait parmi eux suffisamment d’usagers des armes de poing pour savoir que les conclusions balistiques d’Aurèle Mannarini n’avaient rien de délirant, et ils savaient assez comment se passent certains interrogatoires pour croire aux pressions dont les témoins s’étaient plaints. Les critiques d’Yves Bordenave n’allaient pas plus loin que celles émises par certains policiers. Elles en avaient les mêmes limites. Elles ne s’aventuraient pas jusqu’à remettre en cause les conclusions de l’enquête, ni le fonctionnement et les décisions d’une justice d’exception qui, sur ordre, condamnait Colonna à la prison perpétuelle. Tous ces journaux, plus ou moins liés au PS ou au PC, avaient reconnu des éléments suffisant à une contestation du verdict. Libération avait parlé du doute, Le Nouvel Obs avait supposé que l’ac176 cusé n’était pas l’assassin, l’Humanité sous-entendu qu’il s’agissait d’un procès politique, et Le Monde en avait dénoncé les aspects policiers. Aucun ne s’indigna de la peine prononcée, et dans leurs quelques retours aux apparences d’une critique, aucun n’alla aussi loin que le quotidien leader de l’opinion à droite, Le Figaro. Ce quotidien avait, à sa manière, défendu la première des libertés fondamentales : le droit à une justice équitable, sereine, et indépendante de l’exécutif, dont la cour d’assises spéciale n’avait pas offert la garantie. La grande presse de gauche, prétendument soucieuse de ces mêmes libertés, les avait constamment négligées. Pas la petite, qu’on trouvait sur le net. À l’extrême- gauche, Politis, qui s’était illustré en publiant une interview du président de la FIDH dénonçant une instruction entièrement à charge, ne voulait croire qu’à l’innocence du condamné. Mediapart, du modéré Edw y Plenel, déplorait, avec son chroniqueur Georges de Furfande, l’honneur perdu de l’État : Il est clair que la preuve n’a pas été apportée de la culpabilité d’Yvan 177 Colonna, et que par le biais du standard de l’intime conviction les exigences fondamentales d’un procès équitable en matière pénale sont violées. Dans Rue89, fondé par des échappés de Libération, Philippe Madelin écrivait coup sur coup deux articles. Le premier était intitulé : Colonna, « l’erreur judiciaire du quinquennat Sarkozy ». Le deuxième Je connaissais le verdict depuis janvier : Je peux vous révéler que je connaissais le verdict dans le procès Colonna depuis le 6 janvier. Ce jour-là, le procureur Kross m’a annoncé : « En mon intime conviction, je pense qu’Yvan Colonna est coupable. » Il a répété ce jugement lors de son réquisitoire, en son âme et conscience. Autrement dit, Colonna a été jugé bien avant les débats. Seul Bakchich, lié au Canard Enchaîné, détonnait. À l’instar de ce dernier, il avait traité l’affaire de façon superficielle, et discrètement favorable à une condamnation de l’accusé. Il illustrait le verdict par un curieux dossier : L’affaire Colonna expliquée aux nuls. Il y expliquait, par quelques erreurs de l’enquête et des circonstances malheureuses, la difficulté qu’il y avait eu à 178 prouver la culpabilité de Colonna, dont il ne doutait pas, et concluait, primesautier : Bien sûr, on ne s’ennuie pas avec les affaires corse. Mais au bout d’un moment, ça use ! À cette exception d’un site se positionnant conformément à l’hebdomadaire dont il s’inspirait, le reste était paradoxal. Mediapart, Rue89, et même Politis étaient en théorie plus proches de, respectivement, Le Monde, Libération, Le Nouvel Obs ou L’Humanité que de France-Soir, Le Parisien ou Le Figaro. Ils s’étaient pourtant trouvés dans le même camp que ces derniers, alors qu’une bataille de presse faisait rage. Bakchich eut cette vertu de nous l’apprendre : L’Association des journalistes judiciaires aura été mise à feu et à sang sur le cas Colonna. Le camp des pro Colonna fut animé par Le Figaro et Le Parisien le camp des anti par la représentante de l’AP. Un dîner de réconciliation avait même été proposé, mais sans succès. C’est dire le climat délétère qui a présidé les audiences pendant sept semaines. Bakchich se gardait bien de compromettre Libération, ni Le Nouvel Obs ; la 179 représentante d’Associated Press avait bon dos. Il n’était pas douteux que la grande presse de gauche avait pris part à ce combat, et qu’elle l’avait fait, parmi la presse nationale, seule contre tout le monde. Elle n’avait pas eu contre elle seulement une presse de droite, mais aussi la presse en ligne qui, à certains égards, était proche d’elle. Il ne s’agissait pas d’un glissement général de l’opinion journalistique en faveur d’une justice d’exception. Les soutiens à celleci étaient circonscrits, dans la presse d’opinion, à quelques publications proches du PS et, pour l’Humanité, du PC. Leurs prises de position tranchaient trop avec le reste de leur environnement. On ne pouvait supposer qu’un malheureux hasard ait distribué une conviction constante de la culpabilité de Colonna à Libération, le Nouvel Obs, Le Monde, L’Humanité, quand il épargnait d’un côté Le Figaro, France-Soir, Le Parisien, et de l’autre Médiapart, Rue89 et Politis. On avait vu Le Figaro douter, France-Soir et Le Parisien ne s’engager qu’après les débuts du procès. Ils avaient tenu compte des débats pour se faire un avis. Le Nouvel Obs et Libé n’avaient, du début à la fin, jamais envi180 sagé d’autre issue raisonnable qu’une condamnation de Colonna. Cela avait toutes les apparences d’une opinion préconçue, indépendante des événements, et défendue sans état d’âme. Ce qui se passait dans les médias avait son répondant dans le champ politique. À l’exception du PS et du PC, les prises de position à gauche se multiplièrent contre une justice docile aux raisons d’État. Les Verts, qui avaient pourtant fait partie de la gauche plurielle, et du gouvernement Jospin au moment de l’affaire Érignac, dénonçaient « un verdict sans surprise, Yvan Colonna ayant, dès le début de cette affaire, été désigné coupable par les plus hautes autorités de l’État. (...) ces juridictions d’exception (sont) indignes d’une démocratie et ne respectent pas les principes fondamentaux du droit. » Le NPA faisait de même : « véritable mascarade dont le seul but est de condamner un coupable désigné d’avance. Dissimulation de preuves, faux PV, intimidations de témoins, modifications de témoignages auront émaillé les procès de première instance et d’appel. (...) une justice au seul service de la raison d’État. » 181 Lutte Ouvrière n’était pas en reste : « En droit, les accusés sont présumés innocents. Dans le cas de Colonna, on a l’impression que l’État, depuis qu’il a été dénoncé, l’a présumé coupable pour des raisons aussi obscures que les procédures policières... ce qui n’est pas peu dire. » Le PS (ni, pour mémoire, le PC ou le Parti de Gauche de Jean-Luc Mélanchon) n’avait rien trouvé à redire au processus judiciaire qui s’était déroulé. En cela, pourrait-on croire, ils ne se différenciaient pas beaucoup du FN et des partis de droite, UMP ou MODEM, qui s’étaient tus eux aussi. Il y avait pourtant des différences. Le FN et le MODEM s’étaient seulement tenus à l’écart de cette question, comme le PC et le PG. L’UMP s’était distinguée en laissant s’exprimer une certaine désapprobation. Le président du groupe à l’assemblée de Corse avait fait part de ses réserves : « Ce procès n’est pas celui qu’on attendait, en termes de transparence et d’écoute de la défense. (...) Je me garderai bien de dire que cet homme est innocent. Mais je dis qu’on n’a pas prouvé qu’il est coupable. » Alexandre-Guillaume Tollinchi, 182 Conseiller National des Jeunes UMP, n’avait trouvé aucune excuse au verdict de culpabilité : « Procès Colonna, la présomption d’innocence n’est pas négociable. » Il s’agissait là de deux hommes politiques corses qu’on pouvait toujours soupçonner d’électoralisme ou de démagogie, mais un tel soupçon ne valait plus pour le forum Internet du parti au pouvoir, Planète UMP. La discussion sur le verdict y était intitulée « Yvan Colonna condamné à perpétuité : justice politique ? »L’immense majorité des participants au forum répondait à cette question par l’affirmative, et faisait part de son écœurement. Rien de tel n’était constatable au PS, où aucun débat n’eut lieu. Le parti de Jaurès avait été mieux verrouillé que celui de Sarkozy. Cela concordait avec le fait que la presse proche du PS avait milité pour une condamnation de Colonna, tandis qu’à droite les quotidiens les plus importants avaient partagé avec l’extrême-gauche l’indignation que soulevait le procès. À part Luc Chatel, porte-parole du gouvernement, il n’y avait eu que deux hommes politiques de premier plan pour tenter d’influencer l’opinion publique 183 avant, pendant, et après le procès en appel. Jean-Pierre Chevènement s’était exprimé à plusieurs reprises sur la culpabilité, certaine selon lui, d’Yvan Colonna. François Hollande s’était indigné après le verdict que l’on compare le sort du condamné avec celui du capitaine Dreyfus. Chevènement avait été ministre socialiste de l’Intérieur au moment de l’assassinat de Claude Érignac, de l’arrestation du commando, et de la désignation de Colonna comme étant l’assassin. Hollande avait, à la même époque, dirigé le parti au pouvoir. Ces deux dignitaires tranchaient avec le reste de la classe politique. Ils étaient allés au charbon, l’un pour faire condamner Colonna, l’autre pour empêcher qu’on ne conteste cette condamnation, en dépit du coût politique que cela avait. La condamnation 184 de Colonna leur était probablement plus précieuse qu’à tout autre, tout comme elle était plus cruciale pour le PS que pour l’UMP, et plus indispensable pour le Nouvel Obs et Libé que pour le reste de la presse. On n’épiloguera pas sur les raisons qu’avait la gauche de gouvernement de se distinguer à ce point. Dans une affaire intéressant la sécurité de l’État et menée tambour battant par les polices spéciales, les tribunaux d’exception et les services secrets, toutes les hypothèses sont possibles, depuis la simple solidarité autour d’une raison d’État, jusqu’aux menaces de chantage par l’une ou l’autre des parties prenantes sur celle qui avait été décisionnaire au moment des faits. 185 Dreyfus et Colonna Lorsque Me Pascal Garbarini, avocat de Colonna, avait qualifié ce dernier de « Dreyfus corse », François Hollande avait déclaré sur RTL : « Cette comparaison me choque. Dreyfus a été condamné par une parodie de justice, un déni de justice, il a été victime d’un complot contre la vérité.(...) Cette comparaison est moralement inacceptable et politiquement intenable. » Le rappel au moralement et au politiquement corrects pour interdire toute comparaison s’imposait, car, en vérité, les ressemblances étaient frappantes. Les deux condamnés étaient passés devant des tribunaux d’exception dont le jury était composé de magistrats, à la fois juges et jurés : militaires pour le capitaine Dreyfus, civils pour le berger Colonna. Leur culpabilité avait été affirmée en public, et avant tout jugement par des membres du gouvernement. Pour le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, Yvan Colonna avait été l’assassin. Pour celui de la Guerre, le général Mercier, Alfred Dreyfus était un espion. Arthur Meyer, dans Le Gaulois, posa à 186 l’époque cette question : Quelle liberté restera-t-il au Conseil de Guerre appelé à juger ce prévenu ? On se fit la même réflexion tout au long des deux procès Colonna : quelle liberté restait-il à la cour d’assises spéciale, maintenant que Nicolas Sarkozy était devenu chef de l’État ? Les condamnations de Dreyfus et Colonna n’avaient d’abord scandalisé personne. La presse n’y avait pas vu grand-chose à redire. Jean-Pierre Chevènement s’en était félicité. Jean Jaurès s’était écrié à la Chambre : « ... pourquoi laisser ce misérable traître en vie ? » On avait condamné Dreyfus sur la foi d’expertises graphologiques contestables, et de témoignages émanant de l’armée. Pour Colonna, on s’était contenté de ceux de la police. Les expertises quant à elles lui étaient favorables, ainsi que tous les autres témoignages. Dans les deux cas, un autre suspect s’était dénoncé du crime dont on les accusait. Alessandri, après avoir été condamné comme coauteur de l’assassinat, avait déclaré être le tireur. Esterhazy, après avoir été acquitté à l’unanimité d’avoir écrit le bordereau, 187 avait confié à la presse qu’il en était l’auteur. On ne voulut croire ni le premier ni le second, et c’était pour le même motif : il s’agissait d’aveux gratuits. Les aveux tardifs d’Esterhazy étaient sans conséquence pour lui, puisqu’on ne revient pas sur la chose jugée. Ils parurent suspects : en toute logique, cet espion aurait dû continuer à se prétendre innocent. Or il venait s’accuser d’avoir commis l’acte pour lequel on avait envoyé Dreyfus au bagne. S’il tenait tant à le sauver, c’est qu’il était son complice et, en réalité, son subordonné. Il sacrifiait sa réputation pour protéger son chef. C’est ainsi que les anti-dreyfusards retournèrent en preuve de culpabilité l’aveu d’Esterhazy innocentant Dreyfus. De la même façon, les partisans de l’ordre avaient retourné l’aveu d’Alessandri : il ne risquait plus grandchose, puisqu’il avait été déjà condamné à la plus lourde peine, à tenter de sauver la star du groupe. C’était bien la preuve de la place éminente qu’avait eue Colonna au sein du commando. Les condamnations de Dreyfus et Colonna reposaient avant tout sur la 188 conviction des enquêteurs. On en vint, dans les deux cas, à douter de ces derniers. À l’origine de la culpabilité de Dreyfus, il y avait eu le colonel Henry, et à celle de Colonna, le commandant Lebbos. Tous deux furent convaincus d’avoir fabriqué des faux durant l’enquête, et l’on s’aperçut un peu tard qu’il s’agissait de menteurs sans scrupule. À un siècle de distance, le commandant Picquart pour Dreyfus, le commissaire Vinolas pour Colonna, tentèrent d’explorer d’autres pistes que celle de la culpabilité de l’accusé. Picquart s’occupa d’Esterhzy, Vinolas des membres du commando jamais inquiétés. Tous deux furent amplement moqués et diffamés, et se trouvèrent en butte à l’hostilité de leur hiérarchie. Leurs suppositions furent écartées par la justice. Si Colonna fut condamné sur la base d’aveux anciens démentis à la barre, la condamnation de Dreyfus fut justifiée par des aveux qu’il aurait fait hors tribunal, au capitaine Lebrun-Renault, et qui sont entrés dans l’Histoire sous le nom de « légende des aveux ». Les juges qui avaient condamné 189 Colonna n’avaient pu le faire sur ce qu’on avait vu pendant le procès. Celui-ci n’avait absolument pas démontré la culpabilité de l’accusé. On a parfois supposé qu’ils disposaient d’informations confidentielles, de nature à établir une conviction si contraire au déroulement des débats. Les juges qui condamnèrent Dreyfus avaient eu à leur disposition un dossier des services secrets dont on ignore encore le contenu. Ce qu’on en connaît, par des révélations qu’en fit le général Mercier, ne prouvait pas la culpabilité du capitaine, mais, faute d’être contredit, il aida à en établir la conviction. Le président du Conseil de Guerre, Maurel, devait déclarer au second procès Dreyfus, qu’un seul de ces documents du dossier secret lui « fut suffisant ». Il est établi aujourd’hui que la pièce principale de ce dossier, une lettre de l’attaché militaire de l’ambassade d’Allemagne, qui contenait l’expression « canaille de D... », ne concernait pas Dreyfus. La particularité de l’Affaire Dreyfus fut de se dérouler en pleine vague d’antisémitisme. Depuis la publication de La 190 France Juive de Drumont, en 1885, neuf ans avant le début de l’Affaire, celui-ci déferlait. En 1892, il eut son journal, La Libre Parole qui, le premier, signala qu’un juif était soupçonné d’espionnage. Tout au long de l’Affaire, ce même journal servit pour preuves de culpabilité les poncifs les plus lamentables de l’antisémitisme : le mensonge juif, la solidarité juive, la trahison juive, et l’absence de sentiment national français. Un même argumentaire fut employé durant le procès en appel d’Yvan Colonna. Faute de preuve, et pour expliquer qu’aucun témoignage n’accablait l’accusé, on parla d’omerta corse, de mafia corse, de solidarité corse et de clan Colonna. Cette variante à l’usage des Corses de la xénophobie n’a pas la même portée politique que l’antisémitisme, mais elle en a eu la même fonction. Elle servit d’ultima ratio à ceux qui, dans leur désir de faire condamner un homme, ne trouvait plus la raison dans leur camp. Elle ne suscita pas beaucoup d’indignation en France, sauf en Corse, naturellement, et parmi la famille Colonna ainsi traitée d’organisation mafieuse. 191 La différence entre les Affaires Dreyfus et Colonna n’est pas dans l’iniquité dont les accusés furent victimes. À quelque chose près ce fut la même, et l’ironie de l’histoire veut qu’il y ait eu des ressemblances jusque dans les détails de ces affaires. La différence réside dans l’indignation que cette iniquité provoqua. Il n’y eut pour Colonna que quelques journalistes et une opinion publique que les principales personnalités politiques du pays et les intellectuels les plus connus ignorèrent souverainement. Autre temps, autres mœurs, la cause de Dreyfus avait été largement défendue. Il est inutile ici d’évoquer Zola, qui fit de la prison pour elle, ni Clemenceau, Jaurès, ou Péguy ; mais au-delà des socialistes et républicains, Paul Cassagnac, leader de l’extrême-droite bonapartiste et antisémite, demandait dès 1896 la révision du procès : Par cela même que le châtiment encouru est plus effroyable, plus mérité et n’entraîne aucune compassion, il ne faudrait pas (...) qu’un doute subsistât, doute horrible, épouvantable, et qui autorise à se demander parfois, avec terreur, si réellement, si effectivement, et malgré 192 toutes les précautions dont on s’est entouré, malgré l’honneur et le patriotisme des juges, il n’y a pas là-bas, à l’île du Diable, quelqu’un qui agonise dans un supplice moral surhumain et qui serait innocent ! Ce doute à lui seul est une chose effrayante. Pour l’instant, il n’a pas effrayé grand monde parmi les partisans de l’ordre au XXIe siècle, au premier rang desquels il faut désormais compter ceux qui se réclament encore de Jaurès, de Zola, de la tradition républicaine, et de tous les combats pour la justice et les droits humains : les Socialistes. Voici pourquoi, après quatre ans d’emprisonnement, la condamnation d’Yvan Colonna fut confirmée, alors qu’après le même temps de relégation en Guyane, Alfred Dreyfus recouvrait la liberté. Il avait bénéficié de larges soutiens dans la classe politique, et particulièrement celui d’une gauche qui, aujourd’hui, préfère se porter au secours de la raison d’État. Le PS s’est étonné de son insuccès aux dernières élections européennes, puis s’est avisé qu’il n’avait pas de programme, hormis celui d’être au pouvoir. Il s’est proposé d’en chercher un plus 193 convaincant aux yeux des électeurs. Il aurait pu aussi bien s’aviser qu’il lui manquait aussi des principes : sinon ceux du socialisme, à l’impossible nul n’est tenu, du moins ceux qui organisent la séparation des pouvoirs et protègent l’individu de la toute-puissance de l’État. Faute de les retrouver, la proposition politique du PS risque fort de n’intéresser personne. Il a, sur le créneau de l’anti-républicanisme, des concurrents bien plus crédibles que lui, à défaut d’être réellement plus sérieux. Il y aura probablement un troisième procès Colonna. Celui qui vient de s’achever, s’il n’est pas invalidé par la Cour de cassation, sera de toute façon condamné par la Cour de justice européenne : il contient trop de manquement aux règles admises par cette dernière. La bataille de presse reprendra sans doute. Le public aura cette fois-ci l’avantage de savoir qui porte les coups les plus durs à son exigence de justice. 194 Achevé d’imprimer en août 2009 pour le compte des Éditions Jean Paul Bayol par SARL Pulsio, 75018 Paris Dépôt légal : août 2009 ISBN : 978-2-916913-21-6 195