Comment je crois - Guy Lafon, penser le christianisme

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Comment je crois - Guy Lafon, penser le christianisme
Guy LAFON – Comment je crois
COMMENT JE CROIS
"Tous les Dieux peut-être se valent.
Mais l'amour que j'ai pour le mien est
sans prix."
I
J'ai été, je suis, je serai rencontré, et rencontré par Dieu.
En énonçant ainsi ce qu'il en est de moi, je fais un acte de foi.
S'il y a de la foi ici, c'est parce que je m'avance dans la nuit et, pourtant, sans douter,
"sans appui, et avec appui", pour parler comme Jean de la Croix. C'est aussi parce que je
prends moi-même l'initiative de considérer ainsi la situation qui est la mienne et que,
dans le même temps, je caractérise cette situation par un événement dont un autre,
Dieu, est l'auteur, tandis que je n'en suis que le destinataire. Enfin, il y a de la foi ici,
parce que cet auteur, je le nomme Dieu.
En effet, en donnant ce nom de Dieu à celui dont je dis qu'Il me rencontre dans le
passé, au présent et à l'avenir, je désigne un autre tellement autre que moi et que tout
autre que moi que j'en viens à me demander s'Il est vraiment quelqu'un, une personne.
Car entre ce Dieu et moi et tout autre que moi je ne peux affirmer une ressemblance
telle que je ne doive affirmer aussitôt une dissemblance plus grande encore.
II
Si je soutiens, et je le soutiens, que Dieu est quelqu'un, il est important que je
reconnaisse comment j'en viens à une telle affirmation.
La rencontre est le lot de l'histoire humaine. Il n'y a pas d'humanité sans le face à face
de la violence haineuse ou de l'amitié. La juxtaposition pas plus que l'engendrement des
vivants ne suffit à rendre compte de notre existence sociale dans l'histoire. L'ordre physique des
causes et des effets, toujours présent, est dépassé par celui de la reconnaissance mutuelle des
personnes, et ce dernier ordre brille à nos yeux d'autant plus qu'il est plus fragile. Il semble en effet
que son maintien soit toujours précaire, que les institutions et les événements qui témoignent de sa
persistance soient néanmoins exposés à l'oubli, à l'indifférence ou au mépris. Il reste que cet ordre
existe parmi nous, jusque dans les dénis qu'on peut lui opposer, comme l'indice d'un certain
dépassement. C'est ainsi qu'il est assez communément reçu.
Or ce dépassement est l'occasion, pour les hommes que nous sommes, de manifester la direction
dans laquelle nous avançons. On se souvient de la déclaration prêtée à Antigone par Sophocle : "Je
ne suis pas née pour partager la haine, mais l'amour." L'héroïne s'accorde à un destin qu'elle a reçu, celui
de l'amour, plus qu'elle ne le choisit ou le veut. En elle l'humanité fait paraître son orientation.
Ainsi, intérieurement au dépassement qu'est la reconnaissance, surgit le dépassement d'aimer.
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Guy LAFON – Comment je crois
Alors l'être aimé, du fait même qu'il est aimé, accède à un tout autre mode d'existence que celui
qu'il tient de son être physique. Existe-t-il parce qu'il est aimé ? Non pas. Mais, pour lui-même
désormais et pour celui qui l'aime, il n'existe pas sans être aimé, sans que la rencontre humaine
prenne la réalité de l'amour.
III
Là où l'on aime et où l'on est aimé, là où une rencontre s'accomplit dans le dépassement de
l'amour, l'humain, sans être supprimé, se transcende. Dans l'humain l'amour prend et reçoit chair, il
est incarné, sans rien annuler du dépassement qu'il est lui-même par rapport à son contraire, la
haine, comme par rapport à une rencontre qui serait entendue, physiquement, comme un simple
contact. Et, dans le même temps, l'humain s'offre, jusqu'en ses confins les plus charnels, à cet
amour qui devient chair. Pour l'amour il n'est rien de l'humain qui puisse lui être étranger et,
réciproquement, rien de l'amour n'est étranger à l'humain. Il y a comme une invasion mutuelle une circumincession, diraient les théologiens chrétiens - entre l'humain, toujours fait de chair, et,
d'autre part, l'amour et le dépassement qu'il importe avec lui. C'est ainsi que la rencontre atteint son
sommet.
Un tel sommet se distribue, si l'on peut dire, dans la diversité innombrable de l'histoire, où des
personnes se rencontrent. Ainsi l'incarnation de l'amour, singulière et unique chaque fois qu'elle se
produit, est ouverte à la pluralité. Elle ne connaît pas d'essence qui la fige. Elle va. Mais non pas
d'un mouvement uniforme. Car si l'amour n'est jamais n'importe quoi, s'il est toujours cet amourci, cet amour-là, il s'invente lui-même sans cesse.
Bien plus, sur ce chemin d'incarnation, exposé à un avenir, l'amour connaît l'épreuve de l'adversité.
Dépassement de l'humain dans l'humain, la rencontre d'amour advient, inexplicablement, dans une
humanité où la haine elle-même est chose humaine.
IV
Aimer c'est mettre son plaisir et sa joie à désirer, à vouloir et à faire que soit quelqu'un d'autre que
soi-même. Aussi l'amour, quand il arrive, lève-t-il une équivoque à laquelle la rencontre, laissée à
elle-même, n'échapperait pas.
D'elle-même la rencontre peut être guerre ou paix, tendre à la destruction ou à l'avènement de l'un
par l'autre. L'amour poursuit donc son dessein à la manière d'un combat. Celui-ci se livre en chacun
de nous et il nous oppose les uns aux autres. Plus profondément encore, il oppose l'amour et la
haine, comme si ces deux adversaires préexistaient à leur rivalité et aussi en naissaient. En tout cas
c'est toujours l'humanité de l'humain qui est en cause. Cette humanité l'emportera-t-elle, et alors
c'est la victoire de l'amour. Mais si elle est défaite, l'humain n'en subsiste pas moins, mais de telle
façon que l'un y éprouve et y inspire sans cesse la peur de l'autre, la peur d'être détruit.
En somme, c'est au cours d'une histoire meurtrière que nous nous rencontrons les uns les autres et
que nous naissons à nous aimer. Du coup, pour nous, qui sommes engagés dans un tel combat,
l'humain nous apparaît comme une profondeur ou une hauteur, comme on voudra, toujours
insondable. Dans cet abîme peuvent être suspendues des rencontres entre nous dont il n'est pas
certain d'avance si elles seront de haine ou d'amour. A supposer qu'elles soient d'amour, nous ne
savons jamais ce que cet amour a vaincu de son adversaire, s'il n'en porte pas en lui, dans les
blessures qu'il a reçues, quelque germe encore vivace.
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Guy LAFON – Comment je crois
Telle est la situation de l'humanité dans l'humain, et cela du fait même de la rencontre, qui est
constitutive de l'humain. Situation dramatique, certes, puisque sans cesse il faut agir et que l'enjeu
est grave. Cette situation ne tournerait au tragique que si, du dedans même de l'humain - car nul
n'en peut sortir ! - ne s'élevait l'heureuse annonce - l'évangile ! - qu'en dépit de tous les démentis,
l'amour est vainqueur, la rencontre est rencontre d'amour.
V
L'annonce de la victoire de l'amour n'est rien d'autre que la foi même. L'événement en quoi celleci consiste survient à l'intérieur de l'histoire tourmentée et obscure dans laquelle nous sommes
pris. C'est assez dire que cet événement ne met pas un terme aux ravages que la haine continue
d'introduire dans les rencontres humaines. Il se produit dans une nuit d'orage. Mais il monte des
profondeurs de l'humain, comme sa figure triomphante.
Dans ces conditions, comment s'étonner encore si cette foi apparaît comme une rencontre, et
une rencontre d'amour ? Issue de l'humain, vécue en lui comme l'accomplissement de l'humanité
la plus haute, cette foi ne peut y être comprise et s'y exprimer qu'à la façon de l'accueil d'un
amour plus fort que tout, venu, venant sans cesse à la rencontre des hommes qui s'affrontent
dans l'histoire. La foi est de ce fait le témoignage le plus haut rendu à l'ultime et définitive transcendance de l'humain dans l'humain. IL pourrait même sembler que l'amour qu'elle accueille et
dont elle proclame la victoire vient d'ailleurs que de l'humain et qu'il exprime autre chose que la
plus haute humanité.
Si l'on concédait quoi que ce soit à cette apparence, on oublierait que, dans l'humain, l'amour a,
depuis toujours, pris chair dans la rencontre de l'un avec l'autre, des uns avec les autres. Dès lors,
dans la rencontre d'amour, dès qu'elle existe, l'humain, intérieurement à lui-même, est dépassé sans
être anéanti. Mais avec la foi nous faisons l'expérience de quelque chose de plus, d'absolument nouveau : nous proclamons, mais de nuit, que la plus haute humanité de l'humain a été, est et sera
sauvée. Car la foi est foi dans le salut de l'humain par la grâce de l'incarnation de l'amour en lui,
intégralement.
VI
Cette foi, qui peut être dite, indifféremment, croyance en la venue plénière de l'humain à l'amour
ou de l'amour à l'humain, est présente parmi nous sous le mode de la rencontre. Elle se donne
comme une rencontre dans laquelle l'union est la plus forte qui puisse être. C'est ainsi que je puis
dire, en raison de cette extrême union, que j'ai été, que je suis et que je serai rencontré par Dieu.
En effet, Dieu n'est pas pensable en dehors de la rencontre d'amour poussée jusqu'à sa dernière
limite. Là où existe un tel amour, Dieu est présent. Sa présence est caractérisée par la plus grande
proximité unie à la plus grande distance. Car proximité et distance unies sont déjà le propre de
toute rencontre d'amour. Si maintenant je peux dire qu'il y a rencontre et union avec quelqu'un de
tel que Dieu, c'est parce que l'événement d'aimer et d'être aimé atteint sa plus haute intensité. Dieu
rencontre l'homme et l'homme est rencontré par Dieu quand, au fil des rencontres qui font
l'humanité de l'humain, l'amour des uns pour les autres va jusqu'au bout de lui-même. Et la
merveille, à jamais étonnante pour le croyant, c'est que, dans l'humain, la rencontre d'amour puisse
parvenir à ce point d'entière incarnation.
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Guy LAFON – Comment je crois
Il serait donc inexact de soutenir que, dans notre histoire, il y a place pour une rencontre de
l'homme par l'homme et aussi, en outre en quelque sorte, pour une rencontre de l'homme par
Dieu. A vrai dire, aucune de ces deux rencontres, si distinctes qu'elles soient l'une de l'autre,
n'advient sans que l'autre n'advienne aussi. Toute rencontre est portée par la rencontre de Dieu, et
la rencontre de Dieu est portée par toute rencontre.
VII
Au principe de l'union entre ces deux rencontres, qui s'entretiennent inséparablement, il y a une foi
en l'amour ou, mieux, un amour de l'amour. S'il est vrai, comme je l'ai dit déjà, qu'aimer c'est mettre
son plaisir et sa joie à désirer, à vouloir et à faire que soit quelqu'un d'autre que soi-même, alors on
peut dire que la foi et Dieu sont ensemble des fruits de l'amour. L'une et l'autre naissent dans et de
l'amour. Et qu'on ne prétende pas qu'ils en sont des projections illusoires ! En effet, il n'en serait
ainsi que si lui-même, cet amour, était tenu pour une illusion. Dieu, la foi en Lui comme en
quelqu'un, illusions d'une illusion, oui, mais seulement si l'amour n'est rien de réel !
Mais si l'amour est dans l'humain le plus haut dépassement réel de l'humanité de l'humain, alors il
ne peut s'exprimer qu'en posant des êtres personnels qui s'aiment les uns les autres, qui s'aiment
entre eux. La consistance personnelle des hommes et de Dieu aussi ne tient qu'à l'amour qui les
affirme ou, plutôt, qui les reçoit dans l'être. Car l'être suit l'amour, non pas, certes, dans l'ordre de la
production mais dans l'ordre de l'invention que nous en faisons. Or nous ne pouvons jamais nous
placer à un point de vue d'où nous verrions advenir la production des êtres personnels. En
revanche, nous sommes situés, dans l'humain, en un lieu tel que de là nous participons à la
découverte et, en même temps, à l'avènement, en nous et entre nous, d'un amour qui nous crée les
uns devant les autres et pour les autres, devant Dieu et pour Dieu, comme des personnes,
réellement.
VIII
"Dieu existe, puisque je l'aime." Ainsi s'exprime un personnage d'un roman de Mauriac. IL convient
de bien entendre cette déclaration. Ce n'est pas l'existence de Dieu qui serait le fruit de notre
amour, mais bien l'affirmation de Son existence. Ni l'existence d'autrui, ni mon existence, pas
davantage l'existence de Dieu ne proviennent de l'amour qui habite l'humain. Dans chacun de ces
trois cas il s'agit du geste même qui affirme, non de ce qui est affirmé, autrui, moi-même ou Dieu.
Aussi bien l'amour est-il moins la cause de cette affirmation que le milieu fécond dans lequel elle
s'élève. Telle est assurément la signification du terme puisque dans la phrase citée, qu'on ne peut
pas confondre avec un parce que. Tout se passe donc comme si mon amour, celui que je reçois
comme celui que je donne, inséparablement, ne pouvait que me conduire à dire que Dieu existe.
Ainsi l'affirmation ou, mieux, la reconnaissance de l'existence de Dieu apparaît comme l'une des
expressions de mon amour.
Dans ces conditions, on ne se demandera pas pourquoi nous en venons à affirmer l'existence de
Dieu. Cette affirmation est un fait, lié à la présence de l'amour, quand celui-ci est entendu comme
la plus haute manifestation de l'humanité de l'humain. Mais, bien sûr, on se demandera quel est ce
Dieu dont nous affirmons l'existence. On peut même faire mieux comprendre encore la portée de
cette dernière interrogation. On dira, par exemple : pourquoi ne suffit-il pas à l'amour de se
déployer dans l'affirmation de l'existence d'autrui et de moi-même ? pourquoi aller jusqu'à la
reconnaissance de quelqu'un de tel que Dieu ? que désignons-nous par un tel nom ?
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Guy LAFON – Comment je crois
IX
Dieu, quand il est reconnu dans le champ humain, n'y peut apparaître que comme nous nous
apparaissons à nous-même et les uns aux autres, comme une personne, comme quelqu'un.
Mais ce Dieu, puisque nous lui donnons ce nom, sans cesser d'être une personne humaine, est la
réelle présence parmi nous de l'extrême de l'humain. Bref, Il est parmi nous Dieu incarné, Dieu de
chair.
Or, quand nous déclarons que Dieu est Dieu incarné, nous laissons clairement entendre que Dieu
est Dieu aussi indépendamment de Sa présence en notre chair. Nous sommes donc conduits à
distinguer, sans les séparer, Dieu de Dieu incarné. Par là nous rejoignons des énoncés qui se
rencontrent dans la tradition chrétienne. Le Fils incarné est bien Dieu parmi nous, mais Dieu n'est
pas le Fils incarné. Dieu est encore autre que le Fils incarné, autre même que le Fils : il est Père, et
c'est même d'abord en tant que Père qu'Il est Dieu. Pareillement, nous ne pouvons que distinguer
entre le Dieu humain, incarné, qu'est le Fils, et le Fils Lui-Même, en tant qu'Il est, comme le Père,
Dieu.
Cependant, quand nous pensons selon les distinctions qui viennent d'être rappelées, nous ne
pouvons pas oublier comment nous y sommes venus. Si nous les établissons et les maintenons,
c'est en vertu de notre foi en la rencontre d'amour qui travaille l'humain en le poussant à sa plus
haute humanité. Pour donner encore un nom chrétien à cette rencontre nous pourrions recourir au
terme d'Esprit, de Souffle qui unit. Ainsi, à considérer l'expérience d'humanité dans laquelle nous
sommes engagés, l'Esprit est premier, c'est par Lui que nous commençons et en Lui que nous
demeurons. Il est Dieu, Lui aussi, personnellement, mais Il n'est reconnu comme tel qu'en raison
de la rencontre d'amour des hommes les uns avec les autres, cette rencontre en laquelle,
interminablement, tout au long de l'histoire, culmine notre humanité, dans un dépassement sans fin
d'elle-même.
X
IL est remarquable que ces noms par lesquels nous venons de décliner le nom de Dieu soient plus
chargés d'humanité que ce nom lui-même. En effet, ce nom de Dieu peut facilement être tenu pour
le signe vide de tout ce que nous pouvons chercher à atteindre au delà de l'humain. C'est bien
pourquoi, du reste, dans la tradition spirituelle du judaïsme, ce nom est imprononçable, parce qu'il
ne renvoie à rien qui soit de ce monde.
Ces noms d'Esprit, de Fils et de Père disent d'abord, quant à eux, des situations humaines. L'Esprit
dit l'union qui se réalise par l'échange du souffle, comme dans la parole et dans le baiser. Le Fils dit
la reconnaissance dont le vivant humain est gratifié, quand il n'est plus considéré seulement comme
un enfant, comme un être qui serait seulement né. Le Père dit l'origine, inaccessible, l'expérience
que nous faisons tous de ne pouvoir maîtriser notre source. C'est assez marquer que ces trois noms
sont chargés de tout le poids de notre appartenance à la chair.
Or, et c'est là ce qui devrait nous étonner, nous donner sans cesse à penser, ces noms disent, dans
le même temps, pour qui croit à la rencontre d'amour, le mouvement qui porte celle-ci quand elle
atteint son plus haut et plus pur sommet.
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Guy LAFON – Comment je crois
Ainsi des cantons de la pensée chrétienne, que nous tenons volontiers pour distincts, sinon pour
séparés l'un de l'autre, sont-ils étroitement unis. On peut même estimer que l'un n'est qu'une autre
voie pour accéder à l'autre. En effet, le mystère de l'Incarnation et celui de la Trinité ne sont pas
seulement indissociables l'un de l'autre. Ils disent l'un et l'autre, charnellement, le dépassement de
l'humain dans l'humain, la rencontre, par Dieu Lui-même, de l'homme et de tout homme. Les
noms de ce qui désigne ce qui pourrait apparaître le plus éloigné de l'humain sont pris à
l'expérience la plus élémentaire de l'humanité : celle-ci rend réelle ce qui passe pour le plus étranger
à l'humain, le divin, Dieu Lui-même.
XI
Il n'y a pas deux amours, l'amour de Dieu, venant de Lui ou dirigé vers Lui, et, d'autre part, l'amour
de l'homme, venant de l'homme ou dirigé vers l'homme. Mais, nous ne pouvons pas en douter, il y
a place pour autre chose que l'amour : il y a son absence, son contraire, la haine.
Quand l'amour est là, il est simultanément amour de Dieu et amour de l'homme. C'est dans l'union
qui lie d'amour que nous entendons comme un appel à proclamer l'humanité de l'amour et sa
divinité. Mais cet appel nous surprend toujours. Nous hésitons à lui répondre. Il vaut la peine de
reconnaître ce qui nous retient.
D'un côté, l'humain nous apparaît riche d'une immense profusion, d'une complexité concrète
inépuisable. Avec l'humain, pensons-nous, on n'en a jamais fini ! D'un autre côté, le divin nous
semble, certes, infini mais aussi, d'une certaine façon, vide, sans rien qui le remplisse, puisque nous
ne pouvons rien en dire , incapables que nous sommes de le décrire. Pour dire son infini nous
manquons de noms et, surtout, nous en venons à redouter que, si nous pouvions nommer l'infini
de ce vide, celui-ci ne s'humanise et qu'ainsi le divin ne disparaisse.
Or ne pressent-on pas que l'énoncé même de la difficulté que nous rencontrons trace déjà la
solution qu'elle peut recevoir ?
Il est vrai que l'infini divin est vide et que le sans fin de l'humain est plein, d'une plénitude telle que
nous en sommes souvent accablés, tant nous préfèrerions que l'humain fût plus simple ! Mais,
justement, nous croyons en l'humanité de Dieu et en la divinité de l'homme, s'il est vrai que, dans
l'amour, l'humain se dépasse lui-même en soi. Comme le chante le Psalmiste, "l'abîme appelle l'abîme"
: l'humain donne au divin la densité concrète dont il nous semble manquer, puisqu'il prend un
corps de chair et, en échange, si l'on peut dire, l'infini divin ouvre sans cesse à l'humain de
nouveaux espaces, nous empêche d'étouffer en lui sous sa prodigalité interminable. Le sans fin de
l'humain cesse d'être intolérable, nous sommes libérés du poids qu'il fait peser sur nous par son
exubérance même.
XII
Arrêtons-nous plus longuement encore sur notre difficulté à exprimer ce qui nous
arrive quand nous croyons à l'infrangible union de l'amour de Dieu et de l'amour de
l'homme.
Nous hésitons à avancer si loin, parce que nous craignons que notre amour pour Dieu
ne soit plus qu'une modalité, la modalité la plus intense, de l'amour que nous portons à
autrui. En définitive, il n'y aurait pas d'amour dirigé vers Dieu en personne. Sous ce
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Guy LAFON – Comment je crois
nom de Dieu nous aurions seulement introduit de quoi pousser toujours plus avant
notre amour pour les êtres que nous rencontrons, voire notre amour de l'amour.
A lire attentivement certains écrivains mystiques, et parmi les plus authentiques, il peut
sembler que Dieu ne serait plus qu'un nom dans l'histoire de notre amour, le nom de sa
plus haute puissance. On observe ainsi que, traitant de notre amour pour Dieu, Jean de
la Croix mentionne d'abord des traits qui sont le propre de tout amour, quel qu'il soit,
et qu'il les applique ensuite à Dieu, en les poussant alors à bout.
Autre témoignage encore. J'ai toujours été très impressionné par les lignes suivantes,
écrites par Gabriel Marcel : "Si étrange que ceci puisse paraître à la simple raison, il peut exister un amour
sans conditions de la créature pour la créature - un don qui ne sera pas retiré; quoi qu'il arrive et quels que soient les
démentis que l'expérience viendra infliger aux hypothèses, aux espérances échafaudées, cet amour demeure constant, ce
crédit inentamé... Je ne me demanderai pas ici quelle est i'obscure, la souterraine connexion qui lie la Foi pure dans sa
plénitude ontologique à cet amour inconditionné de la créature pour la créature... Je crois cependant que cette
connexion existe, et que cet amour n'est pensable, n'est possible que chez un être capable de cette foi, mais en qui elle
n'est pas encore éveillée; peut-être en est-ce comme la palpitation prénatale . "
Bien sûr, nous n'allons pas supposer que, lorsqu'elle naît, "la Foi pure dans la plénitude
ontologique" écarterait "cet amour inconditionné de la créature pour la créature" ! Nous penserions plutôt
que si celui-ci manquait, elle l'appellerait, elle l'exigerait même, sauf à n'être plus ellemême. Dès lors, c'est plutôt notre crainte que l'amour pour Dieu Lui-même ne se dissolve qu'il
convient d'écarter résolument. Pourquoi ne devrions-nous pas reconnaître, tout simplement, que
la vérité dernière de la rencontre d'amour en humanité consiste en un amour pour Dieu en
personne vécu sans confusion dans "un amour sans conditions de la créature pour la créature" ?
XIII
Pour le croyant chrétien la coïncidence sans confusion de l'amour pour Dieu et de l'amour pour
autrui n'est pas seulement l'objet d'un vœu ni même l'expression d'une obligation à laquelle il
serait tenu. Plus radicalement, l'affirmation de cette coïncidence découle pour lui de ce qu'il est
déjà réellement du fait qu'il croit en Jésus, le Christ, le Fils de Dieu.
En effet, pour Jésus, c'est tout un que d'aimer Dieu, Son Père, et de nous aimer, tous tant que
nous sommes, d'un amour personnel. C'est dans cet amour qu'il est quelqu'un et que, pour Lui,
Dieu et nous tous sommes aussi des êtres personnels. Cette vérité est au principe de toute
intelligence chrétienne de Jésus. Mais le chrétien ne peut se contenter de l'énoncer comme du
dehors de lui-même, comme s'il la voyait, ou même la contemplait réalisée en Jésus. S'il soutient
cette vérité sur Jésus, c'est parce que le même amour est présent en Jésus et en lui : son Dieu et
Père est le même Dieu et Père que celui qu'aime Jésus et, s'il aime quelqu'un, c'est de l'amour que
Jésus a pour tous, d'un amour, comme on voudra, humainement divin ou divinement humain.
Ainsi la foi qui me rattache au Christ Jésus rend manifeste la condition de tout être humain
relativement à la rencontre d'amour. La coïncidence de Dieu et d'autrui au terme de mon amour
n'est pas tant créée par ma foi au Christ que révélée et célébrée par elle. Que ma foi m'incite à
réaliser ce double et inséparable amour, c'est trop clair. Mais je n'y suis pas poussé comme à la
poursuite d'un idéal. Il s'agit seulement pour moi d'accomplir, interminablement, ce que je suis,
moi aussi, comme Jésus, le Christ. Comme le dit Claudel, "tout chrétien de son Christ est l’image vraie
quoique indigne."
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Guy LAFON – Comment je crois
XIV
En aimant Dieu, Son Père, et chacun d'entre nous, sans exception, Jésus porte l'amour
à son point d'extrême singularité et aussi d'extrême universalité. Dieu est alors aimé
comme quelqu'un et tous nous sommes aimés au plus secret de notre personne. De ce
fait, en nous rattachant au Christ par la foi nous réalisons que tout amour que nous
pouvons donner ou recevoir est chaque fois unique et personnel et qu'il n'exclut
personne.
Ainsi se trouve transformée notre commune expérience de la rencontre d'amour. Nous
pensons volontiers en effet, et non sans raison, que tout amour choisit qui aimer, mais
nous entendons mal ce que choisir ajoute à aimer. Nous serions portés à estimer que le
choix écarte ceux qui ne sont pas aimés. Or il n'en est rien, ici du moins. Il est encore
insuffisant d'avancer que le choix préfère. Il faut aller plus loin. Choisir, ici, signifie
positivement que nous aimons quelqu'un incomparablement. La seule supposition qu'un
tel amour s'élèverait sur une exclusion quelconque ruinerait cet amour. Il s'agit ici d'un
amour d'élection, non de sélection.
Certes, l'émotion de la sensibilité et les conditions affectives de nos histoires nous font
ressentir notre amour de diverses façons. Mais, quoi qu'il en soit de ce fait
incontestable, l'amour apparaît toujours aussi comme une loi, mieux même, comme un
commandement, et il apporte avec lui une exigence d'universalité. Ce qui nous trompe,
c'est que nous imaginons savoir comment aimer quelqu'un de proche, alors que nous
serions déliés d'avoir à aimer ceux qui sont loin, comme si de voir le visage de
quelqu'un facilitait notre amour. Pourtant, chacun a eu déjà le loisir de découvrir, et
souvent durement, la part d'illusion que recèle un raisonnement de ce genre. Que
d'erreurs, que de fautes commises dans les amours qui font la trame de notre vie la plus
familière ! A l'inverse, que d'amour effectif, cet amour qui fait être, nous pouvons
témoigner à ceux que nous ne connaissons pas, si par les engagements que nous
prenons à leur égard nous contribuons à faire qu'ils existent vraiment !
XV
Que la sensibilité ne soit pas la mesure de notre amour des uns pour les autres; que cet
amour soit tourné vers tous en quelque sorte par principe; qu'il ne soit en même temps
amour de Dieu qu'à ces deux conditions au moins : voilà des convictions qui peuvent
être affirmées par d'autres que des croyants chrétiens, je n'en doute pas. Aussi
maintenant je veux m'arrêter sur la question suivante : quelle est la différence, et même
y a-t-il une différence, dans l'attachement qu'on porte à ses convictions, selon qu'on les
vit ou qu'on ne les vit pas en croyant chrétien ? Je sens bien déjà que je serai conduit
peut-être à m'interroger sur la pertinence spirituelle de cette question elle-même. Car,
enfin, pourquoi faudrait-il qu'il y eût une différence ? Qu'est-ce donc qui me pousse à
en chercher une, à vouloir en trouver une ? Est-ce que ces convictions, quand elles
m'habitent, ne sont pas suffisantes par elles-mêmes ? N'apportent-elles pas à l'être
humain que je suis tout ce qu'il peut souhaiter, et au delà même, en fait de dépassement
de l'humain dans l'humain ?
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Guy LAFON – Comment je crois
XVI
"C'est à leurs fruits que vous les reconnaîtrez" déclarait Jésus à ses disciples. Nous serions
donc semblables à des arbres. Mais, surtout, la bonté de ce que nous produisons serait
immédiatement perceptible. Il y aurait en tout être humain une aptitude à juger de la
présence ou de l'absence de l'amour, à apprécier la qualité de celui-ci. La vérité de notre
engagement à aimer simultanément Dieu et autrui apparaîtrait à nous-même et aux
autres. L'amour serait à lui-même sa propre preuve.
Pourquoi faudrait-il, en effet, recourir à un tribunal extérieur à l'humain qui pourrait,
souverainement et infailliblement, déclarer si l'amour est présent ou s'il manque ? Il est
trop clair que ce recours, sauf à suspendre le cours de notre histoire, n'est pas possible.
Quand c'est l'amour que l'on donne et que l'on reçoit, seule l'histoire dans laquelle nous
sommes engagés nous apprend, à ses fruits et au goût qu'ils ont, s'il y a de l'amour et ce
qu'est cet amour.
C'est sur le fond de cette expérience indépassable, commune à tous les hommes, qu'il
convient de traiter la question de l'amour de Dieu et aussi d'apprécier les critères qu'on
peut avancer pour décider de sa présence ou de son absence.
Mais alors la foi, consciemment vécue, en un Dieu qui nous aime et que nous aimons
introduit-elle une différence, et laquelle, dans le cours de notre existence ? Y a-t-il
quelque chose de nouveau, et quoi, qui s'ajoute à mon propos sincère d'aimer vraiment et de
toute mon âme, jusqu'à perdre souffle ?
Oui, bien sûr. Mais il me faut surtout noter par quoi se signale cette nouveauté : c'est ainsi qu'elle
paraîtra pour elle-même. Or cette nouveauté vient en moi sous les espèces d'un émerveillement
sans fin qui me transforme, parce que je suis rendu spectateur et acteur tout ensemble d'un
événement qui dépasse tout ce que je peux concevoir et même confusément souhaiter. Car, si
j'ose dire, il me suffisait d'aimer, et je n'attendais rien d'autre, rien de plus, nul dépassement de cet
amour. Or voic qu'en excès, gratuitement, il m'est donné aussi de croire que Dieu m'aime et que,
quoi que je fasse, je L'aime.
XVII
Le seul miracle dans ma vie, c'est de croire en un Dieu qui m'aime et que j'aime. D'où
l'inépuisable étonnement qui m'envahit. D'où la joie, qui rebondit en louange et en gratitude.
D'où le peu d'attrait que je ressens pour une supplication qui trahirait encore quelque chose
comme un désir anxieux de plier Sa volonté à la mienne, pour me concilier Ses faveurs.
En suivant ce chemin, j'en viens, bien entendu, à m'interroger sur mon appartenance de fait à
une religion et, en ce qui me concerne, à l'Eglise, afin d'en dégager la signification.
Peu importe que cette appartenance soit un héritage, qu'elle n'ait pas été décidée par moi en toute
clarté de conscience. Maintenant je ne veux considérer que ce que je peux en attendre. En effet,
qui croit en l'amour de Dieu pour lui et pour tous et qui tient cet amour pour inséparable de
l'amour d'autrui, celui-là se comporte à l'égard d'une religion, quelle qu'elle soit, comme s'il venait
à elle avec confiance, sans prétention mais non sans exigence, porteur d'un cahier des charges.
Des croyances, des rites, des comportements moraux que cette religion lui propose il espère
9
Guy LAFON – Comment je crois
qu'ils l'aideront à mettre en œuvre, à augmenter encore l'unique et double amour auquel il a
donné sa foi, "parce que la fin de tout est l'amour", comme le dit sobrement Jean de la Croix.
Une religion est un arbre. Quels fruits d'amour suis-je conduit à porter, à donner, moi qui ne suis
qu'une infime branche de cet arbre ?
Ainsi, tout ce que m'offre mon Eglise se trouve soumis, du fait de ma foi en l'amour, à ce que je
nomme volontiers une réduction à l'amour. L'expression d'abord peut surprendre. Elle n'est
cependant pas déplacée, en raison même de l'équivoque qu'elle suggère et qu'elle oblige à dissiper.
On s'en doute, en effet, l'amour n'est pas moins qu'une croyance, par exemple. Il est d'un autre
ordre, et c'est tout autre chose. Mais il reste que mon attachement à une croyance, quelle qu'elle
soit, sera tout à fait vain s'il ne me conduit pas à aimer.
XVIII
On sait à quel point Thérèse de l'Enfant Jésus aspirait, non pas certes à mourir, mais à vivre de la
vie que tout croyant attend pour l'au delà de la mort. Mais on sait aussi par quels doutes
interminables sur la réalité de cette vie elle est passée pendant les derniers mois de son existence.
Or, dans le même temps, sans que disparaissent ses doutes, sa foi en l'amour, son abandon à la
rencontre d'amour où l'on aime et où l'on est aimé, n'ont fait que croître. Il semblerait donc que
Thérèse ait vécu simultanément selon deux régimes. Par un côté, elle ne pouvait pas adhérer à la
représentation d'une réalité à laquelle pendant longtemps elle avait été attachée : elle en doutait. Par
un autre côté, sa foi et son engagement dans l'amour, loin de cesser, augmentaient.
Mais nous ne pouvons pas nous satisfaire d'observer cette contrariété interne à l'expérience de
Thérèse. Il nous faut tenter d'en dégager le message. Longtemps Thérèse a cru en l'amour et aussi
en la vie d'au delà la mort. Vint un moment où elle devait éprouver, et avec quel déchirement, que
l'un des termes l'emportait sur l'autre ou, plutôt, exprimait la vérité de l'autre qui, du même coup,
pâlissait. Seul subsistait l'amour, au point que l'affirmation de la vie au delà de la mort en venait à
disparaître. Comment comprendre la rivalité entre ces deux termes ?
On s'égarerait en prétendant que l'amour en est venu à supprimer la réalité de la vie après la mort,
comme si nous devions nier celle-ci. En pensant de la sorte, sans bien nous en apercevoir, nous
occuperions ou feindrions d'occuper une position extérieure au champ où Thérèse elle-même
endurait son épreuve, hors humanité en quelque façon. Nous ne partagerions pas sa nuit. Car c'est
dans la nui nuit que Thérèse résout, si l'on peut user ici de ce terme très abstrait, la contrariété qui
la déchire douloureusement. Il convient donc que nous aussi, autant que nous le pouvons, nous
restions au plus près de sa nuit.
Si nous restons au plus près de cette nuit, alors nous comprendrons que la croyance en la
réalité de la vie au delà de la mort peut bien disparaître. En effet, une telle croyance, quand
elle est présente, n'est elle-même que l'apparence sous laquelle vient à nous, qui sommes
des vivants, notre foi en l'amour. Si donc nous prétendions qu'il n'y a pas de vie au delà de
la mort, alors ce serait notre foi en l'amour qui s'effondrerait. Aussi bien je ne dis pas cela.
Mais si, comme Thérèse, nous sommes tentés de le dire, nous triomphons de cette
tentation quand nous aimons encore et encore, quand nous allons toujours plus loin dans
l'amour. Alors l'apparence que prend notre foi en l'amour en accueillant la croyance en la
réalité de la vie au delà de la mort peut bien nous manquer. Qu'importe, en un certain sens,
puisque cette absence est devenue comme un appel à avancer dans l'amour ! En vérité, en
aimant, en nous réduisant à aimer, nous pénétrons effectivement dans une vie dont la
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Guy LAFON – Comment je crois
représentation nous échappe. Tout en demeurant dans la nuit, nous passons, selon le mot
de Newman, "des ombres et des images à la vérité. "
XIX
Pour accepter de s'engager sur la voie que je trace ici, il faut entendre la vérité d'une
certaine façon.
La vérité consiste dans la rencontre d'union, et d'union d'amour. Or cette rencontre a
toujours déjà eu lieu, mais son intensité est indéfiniment perfectible. C'est pourquoi je peux
soutenir que cette rencontre, parce que je lui appartiens, je la cherche encore, je l'attends.
Nous relevons tous de la vérité, qui est l'amour même entre les êtres personnels que nous
sommes. Notre vie toute entière est l'histoire de cette vérité, une histoire tourmentée,
incertaine en son cours, mais à laquelle, quoi qu'il en soit de nos intentions, nous adhérons.
C'est à la rencontre d'amour que nous sommes attachés et c'est elle que nous poursuivons
quand l'amour, malgré tout, l'emporte sur la haine entre nous. C'est la rencontre d'amour
encore qui fait notre joie quand, inexplicablement, nous accueillons, comme venant vers
nous du fond de nous-même et du cœur d'autrui, Celui auquel nous donnons le nom de
Dieu.
Si cette voie peut être appelée une voie de vérité, ce n'est pas là un abus de langage. La
vérité, en effet, quand nous employons ce nom, nous signale toujours que nous
touchons juste ou, comme on dit communément, que c'est bien ça. Or je pense que rien
d'autre ne peut nous communiquer ce sentiment d'atteinte sinon la rencontre d'amour,
portée à sa plus haute intensité, comme elle l'est lorsque les êtres humains s'aiment les
uns les autres, aiment Dieu et sont aimés de Dieu. Alors une fin est atteinte que,
paradoxalement, nous ne pouvons plus que poursuivre encore, dont nous ne pouvons
plus qu'espérer que nous l'atteindrons sans cesse pourvu que nous la poursuivions
interminablement.
XX
Nous ne sommes jamais en face de la vérité, comme nous pourrions être devant
quelque chose ou même devant quelqu'un. Nous sommes toujours en elle ou elle en
nous, pris par elle, occupés par elle, nous débattant avec elle. Nous la devenons et,
pourtant, jamais nous ne nous confondons avec elle. "Il faut aimer un être qui soit en nous et
qui ne soit pas nous ..." écrivait Pascal. Telle est en tout cas l'entente que j'ai de la vérité si
ma vie est faite, comme je le crois, de rencontres d'amour avec les autres et avec Dieu.
De cette entente de la vérité ne découle nulle indifférence à l'égard des pensées que me
propose l'Église, pour que j'en fasse des croyances. Spontanément, j'ai confiance que
ces propositions, pour peu que je les travaille, me conduiront à aimer toujours
davantage et mieux. Si, par impossible, elles ne pouvaient se convertir en amour, je
devrais les rejeter. Oui, je dis : par impossible. Car si elles ne sont pas encore parvenues
à cette conversion, c'est que je ne les ai pas transformées en nourriture qui alimente
mon amour.
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Guy LAFON – Comment je crois
Pourtant, je ne veux pas laisser penser que cette conversion de toutes choses en amour
serait le résultat d'un effort. Aussi bien est-il insuffisant et maladroit encore de parler
ici de travail. Ce passage à aimer, même s'il s'accompagne de ma peine, est reçu comme
un don qui m'est fait et qui me réjouit de la joie qui me vient de tout ce qui m'est offert
et que je n'ai pas à conquérir.
Si une impression de labeur demeure cependant, c'est parce que cette conversion de
tout en amour ne fait pas se dissoudre la chair. Tout peut devenir amour, mais dans la
chair, charnellement. Car la gloire ne succède pas à la chair, après l'avoir éliminée. Quand
j'aime et que je suis aimé, la gloire qui m'est donnée est gloire en cette chair, éclatante pour moi en
cette chair même, malgré la nuit.
XXI
La vie au delà de la mort serait exposée sans cesse au doute et à l'incrédulité, je serais sans
espérance, si cette vie n'était pas déjà présente, ici et maintenant, réellement, dans la gloire que
reçoit ma chair du fait de la rencontre d'amour. Et la mort elle-même, à laquelle nous sommes tous
promis du fait de la fragilité de la chair, ne peut me détourner d'accueillir cette gloire et de croire en
sa pérennité.
A vrai dire, l'amour affronte dans la mort le visage physique de la haine. Tout se passe comme si la
mort voulait me persuader que l'amour a trouvé non seulement son contraire, mais son maître, qu'il
est défait, tué, littéralement mis à mort. Dans ces conditions, la mort et ma façon de la recevoir
peuvent apparaître comme des épreuves, voire des tentations. Elles sont l'occasion pour chacun de
nous de témoigner jusqu'à l'extrême de notre foi au règne tout-puissant de l'amour auquel nous
appartenons déjà pour toujours. La mort vient ainsi vers moi comme l'ennemi qui me hait, et j'ai à
transformer ce visage destructeur de la mort par un amour plus grand, que je crois que je peux
recevoir et aussi donner.
XXII
Il peut me sembler que la mort détruit tout, qu'elle l'emporte sur moi, pour m'anéantir, sur ma foi
en l'amour et sur l'amour lui-même. Mais c'est parce que je me regarde encore, parce que je cherche
à voir ma foi en l'amour et mon amour, c'est parce que je suis dans la position du spectateur.
Il en va tout autrement si je ne fais vraiment qu'un avec moi-même, au point de ne pas pouvoir me
voir, avec ma foi en l'amour et l'amour, si je me contente d'y croire, purement et simplement. Si
faible que soit ce geste par quoi je crois, sans voir ni moi, ni ma foi, ni mon amour, alors la mort est
vaincue.
Oui, mais elle est vaincue sans que je le sache, car le savoir me dégagerait encore et de ma foi et de
mon amour. C'est pourquoi, paradoxalement, c'est au moment où je me perds en ma foi et en mon
amour que la mort est définitivement vaincue. Alors que m'importe que je meure ou que je vive !
Mort ou vif, je suis en mon amour. Du dehors de cet amour, quelqu'un pourrait prononcer sur moi
et déclarer, par exemple, que je suis sauvé ou perdu. Mais quiconque m'accompagne sur cette voie
de l'amour en y avançant lui aussi, comme il peut, celui-là se tait, il ne juge ni n'absout ni ne
condamne, parce que, lui aussi, comme moi, mais autrement que moi, il aime ou tend de tout luimême à aimer, et seulement à aimer.
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Guy LAFON – Comment je crois
XXIII
Quiconque m'accompagne sur cette voie... Spontanément et, si je puis dire, comme par instinct
chrétien, j'ai usé de cette formule. En effet, je n'entends pas seulement que d'autres que moi
puissent avancer avec moi sur le même chemin que moi, celui de la foi en l'amour. Plus
profondément, plus véritablement, une telle marche est celle de quelqu'un qui se reconnaît toujours
accompagné par un Autre et aussi accompagnant cet Autre. En d'autres termes, le moi qui parle
ainsi, c'est moi, c'est quiconque peut dire moi, et c'est aussi Lui, Celui que je nomme Dieu, qui est
en chemin avec moi, qui non seulement n'est pas moi, mais que je serais porté à ne pas tenir pour
une personne et qui, pourtant, est quelqu'un pour moi, pour nous tous.
Chaque fois que Jésus dit moi dans les textes évangéliques, bien sûr, il s'adresse à d'autres que luimême. Mais aussi ce lieu qu'll occupe, d'où il doit moi, par la foi je l'occupe, moi aussi. Je prends Sa
place. Et, bien loin que je Le supprime de ce fait, je Le rencontre plutôt, plus autre que moi que
jamais, plus moi-même aussi que jamais.
Ce n'est pas là seulement un principe qui ne vaudrait que pour la lecture du texte évangélique. C'est
ce qui se passe tout au long d'une vie, dans les heures d'amour, mais aussi dans les autres, en ces
moments que nous nommons de péché, parce que la haine l'emporte, semble-t-il. Oui, il est
impossible de ne pas aller jusque là, s'il est vrai que la rencontre d'amour se réalise dans la chair,
dans toute chair, et jusqu'en la faiblesse de cette chair. Mais, trop souvent, nous n'osons pas aller
jusqu'à penser que, pour qui croit en l'amour, il en est bien ainsi, nous donnons des limites à cette
rencontre.
Qu'il me suffise de citer ici quelques lignes du dernier agenda de Bernanos ( 23 janvier 1948 ) : "Il ne s'agit pas
de conformer notre volonté à la Sienne, car Sa volonté c'est la nôtre, et lorsque nous nous révoltons contre Elle, ce n'est qu'au prix
d'un arrachement de tout l'être intérieur, d'une monstrueuse dispersion de nous-mêmes. Notre volonté est unie à la Sienne depuis le
commencement du monde. Il a crée le monde avec nous ... Quelle douceur de penser que même en l'offensant nous ne cessons
jamais de désirer ce qu'Il désire au plus profond du Sanctuaire de l'âme."
Guy LAFON
31 juillet - 30 août 1997
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