ÉMIGRATION ET POLITIQUE DES ÉMIGRÉS AU MAROC Du

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ÉMIGRATION ET POLITIQUE DES ÉMIGRÉS AU MAROC Du
Revue Averroès, n°2 – Thème 2 : Aperçus sur le développement économique et humain dans le monde arabe
ÉMIGRATION ET POLITIQUE DES ÉMIGRÉS AU MAROC
Du dépassement de l'Etat « proxénète » à la mise en place de l'Etat « paternaliste » :
pérenniser l'allégeance, orienter l'investissement et "désamorcer" la contestation
Youssef BENKIRANE*
Alors que le débat sur les droits civiques et politiques des Marocains résidant à l’étranger
(MRE)1 s’intensifie depuis 20022 et que plusieurs voix s’élèvent pour demander une représentation
institutionnelle, le roi Mohammed VI saisit l’occasion du trentième anniversaire de la Marche Verte en
2005 pour annoncer des décisions importantes qui marquent un véritable tournant dans la politique
suivie par le royaume. Répondant aux demandes des « émigrés »3, Mohammed VI ouvre la voie à leur
participation électorale, à leur représentation parlementaire sur la base de nouvelles circonscriptions à
l’étranger et annonce la création d’un Conseil Supérieur de la Communauté marocaine à l’étranger. Les
deux années suivantes et toujours à l’occasion de cette même fête nationale, Mohammed VI dédiera
une partie de ses discours à cette population qu’il considère comme « un atout majeur pour le Maroc
nouveau […] à l’avant-garde des acteurs, qui tout en restant fermement attachés à leur identité marocaine authentique, ce
sont voués avec une totale sincérité au développement [du] pays et à la défense de son intégrité territoriale et de son
rayonnement international »4.
Plus que les mesures annoncées, le choix symbolique d’aborder la question des MRE à
l’occasion de l’anniversaire de la Marche Verte semble de première importance. En effet, la Marche
Verte, dernière étape de la décolonisation selon le discours officiel du Maroc5, a été érigée en symbole
*
Étudiant en Master recherche Politique comparée, spécialité Monde musulman, de l'IEP de Paris, il a notamment publié
« Le président est malade, le président est mort : de la rumeur au « septembre noir des journalistes » », in Chroniques égyptiennes
2007, Le Caire, CEDEJ, 2008 ; et « La normalisation politique de l’islamisme dans le royaume chérifien. Généalogie et
pratiques du Parti de la Justice et du Développement », Revue Averroès, n°1, 2009. Adresse électronique :
[email protected]
1
Les émigrés étaient précédemment désignés par l’acronyme TME pour « travailleurs marocains à l’étranger » puis RME
pour « ressortissants marocains à l’étranger ». Ce dernier changement de dénomination est assez significatif du changement
de politique à leur égard puisqu’on met en avant leur identité marocaine au lieu de leur simple lien juridique avec l’Etat
marocain. D’autres désignations qui vont dans le même sens ont vu le jour comme « Marocains du monde » pour leur
ministère de tutelle et « Marocains d’ici et d’ailleurs » pour le CCME.
2
En septembre 2002, un regroupement d’associations d’émigrés avait déposé une requête en assignation du Premier
ministre auprès de la Cour suprême de Rabat pour protester contre l’exclusion de 10% des citoyens, soit les MRE, du
premier scrutin jugé transparent par les acteurs locaux et les observateurs internationaux. L’annonce de la participation des
MRE aux élections de 2007 et de leur éligibilité trouve écho dans l’expérience, mitigée, de 1984 à 1992, qui fut interrompu
au moment où Hassan II lançait le processus d’ouverture politique en 1993.
3
Malgré leur installation de longue date à l’étranger et du fait de l’impossibilité de renoncer à la nationalité marocaine et de
sa transmission automatique, les MRE continuent d’être considérés comme des émigrés. Même s’il est sujet à caution, nous
utiliserons le terme « émigré » par commodité.
4
Discours de Sa Majesté le Roi à la Nation à l’occasion du trentième anniversaire de la Marche Verte, 6 novembre 2005.
http://www.ccme.org.ma/fr/images/stories/LTD/FES/LE_CONSEIL/derniers/FrDiscours_Royal_du_6_novembre_2005.pdf.
5
Le 6 novembre 1975, le roi Hassan II organise une marche pacifique à laquelle participent 350 000 marocains dans le but
d’accélérer le retrait de l’Espagne de cette ancienne colonie et de l’annexer. Le 29 novembre 1989, alors à Paris, Hassan II
prononça ces mots dans son intervention devant des représentants d’émigrés marocains, en présence de François
Mitterand : « Et bien restez Marocains, restez Marocains, parce que toujours dans la paix ou la concorde, moi-même ou ceux qui me
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de l’unité nationale. En annonçant la réintégration pleine et entière des MRE dans la citoyenneté à
travers l’octroie des droits politiques et civiques dont ils étaient jusque là exclus, Mohammed VI
inscrivait volontairement sa démarche dans l’esprit de la Marche Verte. D’une certaine manière, si le 6
novembre 1975 renvoie au retour des Sahraouis à la citoyenneté marocaine, le 6 novembre 2005
marque la réadmission des émigrés dans le projet national et achève le processus de réconciliation
entamé quelques années plus tôt par l’Instance équité et réconciliation (IER)6. L’année 2005 annonce
pour les MRE un véritable renouveau, la fin d’une époque entachée par les atteintes aux droits de
l’Homme et la répression et le début de ce qui s’apparente de plus en plus à une lune de miel avec le
régime. Paradoxalement et au-delà de ce parallèle, la Marche Verte s’inscrivait dans le cadre territorialisé
des décolonisations tandis que la réintégration des MRE procède d’une transnationalisation des
politiques publiques typique de la mondialisation.
En 2007, à l’occasion de la nomination du gouvernement El Fassi, un deuxième pas sera franchi
avec la réhabilitation du Ministère chargé de la communauté des Marocains résidant à l’étranger 7, la
mise en place d’un plan national préliminaire 2008-2012 qui débouchera sur une stratégie de
mobilisation en faveur de la communauté marocaine résidant à l’étranger, la création du Conseil de la
communauté marocaine à l’étranger (CCME) et la mise en place d’un certain nombre de mesures
incitatrices en matière économique.
Les MRE ont été, progressivement depuis les années 1990 et de manière plus claire depuis
2005, l’objet d’une politisation graduelle qui les a portés en haut de l’agenda politique. Trois temps
peuvent être isolés dans les relations entre l’Etat marocain et ses émigrés. L’histoire de l’émigration
marocaine commence dans les années 1960 dans une logique d’exportation de main-d’œuvre peu
qualifiée vers les pays industrialisés d’Europe. Cette époque, qui s’étend jusqu’à la fin des années 1980
avec les regroupements familiaux, sera marquée d’une logique exclusive de contrôle politique voire de
répression. L’Etat marocain jouait alors un rôle de « proxénète », dispensant sa main-d’œuvre aux
clients européens, récoltant sa « comptée »8 et gardant un contrôle serré sur les gestes et attitudes de ses
ressortissants. Les années 1990 ouvrent une nouvelle période où l’émigration qui s’intensifie et se
diversifie se soustrait au contrôle de l’Etat en même temps qu’elle devient porteuse d’enjeux importants
en matière culturelle et économique. Durant cette décennie, l’Etat marocain a pu paraître absent ou
pour le moins dépassé par une dynamique sur laquelle il perdit le contrôle. Au dépassement de l’Etat
dans les années 1990 répond son redéploiement dans les années 2000 grâce à la mise en place d’une
stratégie « paternaliste » consistant à renforcer les liens culturels et économiques des émigrés avec leur
succéderont pourront avoir un jour besoin de refaire une Marche Verte ».
6
Organisme crée par Mohammed VI pour faire la lumière sur les exactions perpétrées par l’Etat pendant les « années de
plomb » et indemniser les victimes.
7
Ce ministère connu une existence timide et éphémère dans les années 1990, nous y reviendrons.
8
Terme « technique » désignant la somme prélevée par le proxénète sur ses prostituées.
2
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pays d’origine, et « désamorcer »9 en filigrane la constitution d’un champ externe de contestation
politique.
Cet article se propose d’étudier ces trois temps des rapports entre les émigrés et l’Etat marocain
et plus précisément les développements qui ont eu lieu ces dernières années et qui marquent un
tournant décisif. La première partie sera consacrée à une histoire de l’émigration marocaine depuis
l’indépendance et jusqu’au début des années 2000. En montrant le passage pendant cette période d’une
logique de contrôle d’Etat à son dépassement, de l’Etat « proxénète » à l’Etat « dépassé », nous espérons
poser les bases et les fondements qui permettront de donner son intelligibilité à la politique suivie en la
matière depuis 2005. La deuxième partie sera donc dédiée au redéploiement de l’Etat sur le mode
« paternaliste » et à la mise en place d’une stratégie de mobilisation des émigrés. Cette stratégie qui
s’articule autour de deux axes, le renforcement des liens culturels et identitaires et l’orientation de la
participation économique, semble en dernier ressort participer d’un projet de reconquête de l’allégeance
des émigrés pour « désamorcer » toute possible contestation politique de l’extérieur.
Du contrôle politique au dépassement de l'Etat : histoire de l'émigration marocaine depuis
l'indépendance
Le temps des accords bilatéraux et des Amicales : l'Etat « proxénète »
L’émigration marocaine en Europe a une protohistoire qui remonte au XIXe siècle mais son
histoire ne commence à proprement dit qu’au début des années 1960 avec la signature des accords
bilatéraux nommés conventions de main-d’œuvre (A. Richards et J. Waterbury, 2008). La République
fédéral d’Allemagne (1963), la France (1963), la Belgique (1964) et les Pays-Bas (1969) signent
successivement avec le Maroc pendant cette décennie des accords organisant la sélection, le placement
et le recrutement d’une main-d’œuvre masculine, jeune, robuste et bien portante pour répondre à leurs
besoins économiques aux coûts les plus bas et satisfaire leur forte demande de travail10. Plusieurs
centres de recrutement furent ainsi installés au Maroc pour importer de la main-d’œuvre destinée à
travailler dans les mines, les usines automobiles, les bâtiments et travaux publics, etc. La sélection se
faisait selon un critère professionnel de qualification et un critère médical, notamment par souci d’avoir
un impact positif sur les caisses de sécurité sociale des pays d’accueil (A. Belguendouz, 2006). Quant
aux critères qualitatifs, ils étaient totalement absents de ces accords. En effet, ni les aspects éducatifs, ni
9
Nous empruntons cette expression à Mohamed Tozy qui l’a développée dans un excellent article intitulé «
Représentation/intercession – Les enjeux de pouvoir dans « les champs politiques désamorcés » au Maroc », Annuaire de
l’Afrique du Nord, Paris : CNRS, 1989.
10
A ces conventions de main-d’œuvre, il faut ajouter les conventions de sécurité sociale signées en 1965 avec la France, en
1968 avec la Belgique, en 1972 avec les Pays-Bas et en 1981 avec l’Allemagne., etc. D’autres conventions de main-d’œuvre
seront conclues avec le Qatar, l’Irak et les Emirats Arabes Unis en 1981, la Jordanie et la Libye en 1983 ainsi que l’Espagne
en 1996 puis en 2001.
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les besoins culturels, ni les questions relatives à la réinsertion ne furent pris en compte (A.
Belguendouz, 2006). Le Maroc, qu’on peut alors considérer dans un rapport de force favorable face à
des pays européens qui ont un besoin important de main-d’œuvre dans l’optique de la reconstruction
d’après-guerre, ne focalise son action que sur l’augmentation du nombre de travailleurs émigrés et de
désintéresse des droits de ses travailleurs et de leurs conditions de vie.
Pour les décideurs marocains, comme on peut le lire dans le Plan quinquennal 1968-1972 11, il
s’agissait d’une émigration transitoire et passagère, une exportation de main-d’œuvre momentanée
destinée à faire face à la montée du chômage et d’engranger des devises. L’Etat marocain avait donc
une vision mercantile et rentière d’une émigration qui devait par ailleurs se substituer à la création
d’emploi dans des régions rurales reculées et surpeuplées. Cette logique de la « comptée », à l’image du
proxénète qui prélève sa rente sur ses prostituées, devait se poursuivre bien longtemps après la fin des
conventions de main-d’œuvre en 1974-1975 et ce jusqu’aux années 1990.
Au niveau institutionnel, l’émigration marocaine était du ressort de quatre départements
ministériels pendant la période régie par les conventions de main-d’œuvre : le ministère du Travail
(bureau de l’émigration), le ministère de l’Intérieur (délivrance des passeports), le ministère de la Santé
publique (participation à la sélection médicale) et le ministère des Finances (collecte de l’épargne). Par
ailleurs, en ce qui concerne la gestion sécuritaire des émigrés dans leurs pays d’installation, le ministère
du Travail collaborait avec le ministère de l’Intérieur et les autorités consulaires marocaines (A.
Belguendouz, 2006). Un des outils de cette gestion était alors constitué par les Amicales des travailleurs
et des commerçants présentes dans les principaux pays d’accueil.
L’idée de départ de ces Amicales était d’aider les émigrés marocains à s’organiser dans des
structures associatives solidaires pour s’entraider mais il en fut tout autrement. Comme le note A.
Belguendouz (2006), chercheur marocain spécialisé en migrations, « dès le départ au début des années 1970,
les Amicales ont joué le rôle d’auxiliaire administratif coercitif et de bras droit du dispositif sécuritaire marocain. La
logique sécuritaire ayant vite pris le pas, elles ont fonctionné en tant d’instruments des consulats marocains pour encadrer,
embrigader et surveiller les émigrés, les empêchant même de participer aux revendications et luttes ouvrières pour protéger
leurs droits ou avoir un traitement égal à celui des autochtones ». Soucieuse de l’image du pays et en miroir des
pratiques musclées des « années de plomb » (1956-1999), les autorités marocaines ont pendant
longtemps privilégié la logique coercitive et répressive en considérant les expressions d’autonomie et
11
On peut y lire : « l’extension de l’émigration […] aura trois effets principaux : elle permettra un accroissement des rentrées de devises qui
financeront en partie les investissements intérieurs, l’emploi d’une partie de notre population qui ne peut être absorbée à l’intérieur de nos frontières
sans augmentation de la main-d’œuvre dans les secteurs improductifs, la constitution d’un groupe plus importants de nationaux ayant acquis à
l’étranger des qualifications professionnelles et des attitudes favorables à l’esprit d’entreprise et de développement économique ». Plan quinquennal
1968-1972, volume 1 : Division de la Coordination Economique et du Plan, Rabat, 1968, p. 93.
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d’émancipation des émigrés comme une menace12. Il a fallu attendre les années 1990 pour voir un
changement significatif s’opérer, notamment à travers l’amnistie générale de 1994.
En 2005, le rapport remis au roi par l’IER a rouvert le dossier du traitement des émigrés
pendant les « années de plomb » et révélé les nombreuses violations des droits de l’Homme en pointant
du doigt notamment le rôle joué par les Amicales.
Ainsi, la logique mercantile et rentière de la politique des émigrés de l’Etat marocain était
complétée par une logique répressive et coercitive de contrôle politique. L’Etat « proxénète », bien loin
d’instaurer un rapport de dialogue et de confiance avec ses émigrés appliqua le régime des « années de
plomb » à l’extérieur de ses frontières dans un climat de méfiance favorisé par la forte présence sur le
terrain de l’opposition de gauche13 et dans la peur que les émigrés développent un savoir faire militant
et politique qu’ils mettraient en exécution à leur retour.
Intensification, diversification de l’émigration et dépendance aux transferts de fonds : le dépassement de l’Etat dans les
années 1990
Après les migrations de main-d’œuvre régies par les accords bilatéraux et les regroupements
familiaux consécutifs, une nouvelle vague d’émigration, bien différente et bien plus massive a pris
forme dans les années 1990. Le changement est perceptible tant au niveau quantitatif que qualitatif. En
effet, le nombre de MRE est passé de 1 634 520 personnes en 1992 à 3 200 000 en 2006, soit 10% de la
population marocaine selon le dernier recensement de 2005 (D. Alaoui Mdaghri, 2009). Les
destinations des MRE se sont diversifiées même si l’Europe occidentale reste en tête puisque plus de
85% d’entre eux y vivent (dans l’ordre pour les principales destinations : France, Espagne, Italie,
Belgique, Pays-Bas et Allemagne) contre 9% dans les pays arabes (Lybie et Algérie en tête) et 6% en
Amérique du Nord (D. Alaoui Mdaghri, 2009). Les femmes représentent désormais près de 50% des
MRE et la majorité des nouveaux migrants n’est plus constituée de la main-d’œuvre peu qualifiée
originaire des régions reculées du pays mais de cadres citadins qui ont décidé de s’expatrier ou
d’étudiants ayant fait le choix de s’installer dans le pays d’accueil après avoir achevé leurs études 14 (D.
Alaoui Mdaghri, 2009). Enfin, au vieillissement de la première génération d’émigrés fait face
12
Thomas Lacroix (2005) note que « cette politique rencontre les intérêts français […] dans la perspective d’un retour induit par la fin du
plein emploi ».
13
Mehdi Ben Barka, qui se réfugie en France en 1962, rassemble au sein de l’Association des Marocains de France (AMF) les
divers courants de gauche et sympathisants qui ont fuit la répression au Maroc. Cette association, strictement orientée vers le
pays d’origine, a alors pour but la démocratisation du régime et l’instauration d’une république et est en lien avec le parti
d’opposition fondé par Ben Barka, l’Union nationale des forces populaires, et ses puissants syndicats ouvriers et étudiants.
Ce mouvement restera influent jusqu’en 1975, date de sa scission (T. Lacroix, 2005). Il est intéressant de noter que Driss El
Yazami, président nommé par le roi du CCME, est l’un des membres fondateurs de l’AMF et a longtemps lutté, de son exil
en France, pour les droits de l’Homme au Maroc jusqu’à son retour et sa « consécration » comme membre de l’IER en 2004.
14
Selon une étude de l’UNESCO, plus de 13% des 34 430 étudiants marocains poursuivant leurs études à l’étranger en 1997
se sont installés dans le pays d’accueil (M. Khachani, 2005).
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l’avènement de nouvelles générations moins liées à leur pays d’origine, deux évolutions démographiques
qui posent chacune des problèmes spécifiques.
Durant cette décennie 1990, tout se passe comme si l’Etat marocain avait perdu le contrôle sur
son émigration. Il y a bien des tentatives pour se doter des structures institutionnelles et de mettre en
place une stratégie adéquate mais elles échouent. En 1989-1990, Hassan II décide de la création d’un
ministère des Affaires de la communauté marocaine résidant à l’étranger15 et met sur pied la Fondation
Hassan II pour les Marocains résidant à l’étranger et Bank Al Amal. Cependant, le ministère ne
parviendra pas à s’imposer face aux multiples départements ministériels chargés de la question des
MRE et n’aura accompli que très peu de choses à cause des changements ministériels fréquents (quatre
gouvernements en quatre ans) jusqu’à sa disparition en 1997(A. Belguendouz, 2009/02). Quant à la
Fondation Hassan II, ses réalisations se limiteront à l’organisation de l’opération « transit » jusqu’en
1995, date à laquelle elle sera confiée à une commission spéciale avant de devenir du ressort de la
Fondation Mohammed V pour la solidarité. Du fait de la composition de son comité directeur,
constitué à moitié de membres désignés issus de l’administration et à moitié de membres choisis parmi
les Fédérations des Amicales, la Fondation Hassan II n’arrivera pas à gagner la confiance et la
crédibilité des MRE. Depuis 2000, aucune réunion du comité directeur n’a eu lieu et une réforme est en
attente. Enfin, le bilan de Bank Al Amal qui avait pour objectif de concourir financièrement à la
réalisation des projets de création ou de développement d’entreprises lancées par les MRE est très
mince. Selon Belguendouz, elle n’a de banque que le nom, ce n’est ni une banque de dépôt dans la
mesure où elle n’en reçoit pas, ni une banque commerciale à défaut de réseaux, ni une banque d’affaires
dans la mesure où elle n’identifie pas de projets et ne cherche pas de promoteurs. Absente dans les pays
d’accueil et dans les principales régions d’émigration, Bank Al Amal n’a reçu que très peu de projets et
les montants qu’elle a débloqués sont faibles.
La logique mercantile et rentière de la politique migratoire du Maroc qui a pris forme dans les
années 1960 pose les jalons, dès le départ, d’une dépendance aux « rémittences » des émigrés. Cette
dépendance, avec la croissance exponentielle des émigrés pendant les années 1990 prend une ampleur
importante pour les équilibres économiques du royaume. Comme on peut le voir sur le graphique ci-
15
Dans le discours où il annonce la création de ce ministère, Hassan II dit « Etant donné que […] nous sommes liés par l’acte
d’allégeance de nos sujets à l’étranger au même titre que leurs frères au Maroc, que nous avons à leur égard une responsabilité paternelle, religieuse
et morale, Nos sujets établis à l’étranger méritent beaucoup plus d’intérêt que leurs concitoyens vivant au Maroc dont les besoins sont examinés
matin et soi. Nous te chargerons des intérêts de ses fils qui sont les nôtres […]. L’objectif de la mission est de sauvegarder les liens et l’acte
d’allégeance […] » (Discours de Sa Majesté le Roi à la Nation à l’occasion de la fête du Trône, 3 mars 1990). Il est intéressant
de noter le vocabulaire sans détour de Hassan II qui mobilise le thème de l’ « allégeance », se dit investi d’une
« responsabilité paternelle », et traite par conséquent ses sujets comme des « fils » « frères » entre eux. Comme nous le
verrons dans la deuxième partie, Mohammed VI s’inscrit dans la « voie hassanienne » (de son propre aveu) même s’il colore
son discours d’un vocabulaire plus moderne en utilisant les notions de « proximité », de « mobilisation » et de
« participation ».
6
Revue Averroès, n°2 – Thème 2 : Aperçus sur le développement économique et humain dans le monde arabe
dessous, le volume des transferts16 officiels en valeur nominale est passé de 200 millions à 34 733,8
millions de dirhams entre 1968 et 2003, soit une multiplication par 174 (M. Khachani, 2005)17. Ces
transferts couvrent près de 60% du déficit commercial et constituent la première source de devise
devant le tourisme, les investissements et prêts privés étrangers et les tirages de la dette publique (D.
Alaoui Mdaghri, 2009). Ils représentent 9% du PIB marocain en 2005, 96% des investissements directs
étrangers au Maroc, et 704% de l’aide publique au développement reçue par la Maroc18.
Source : Mohamed Khachani, 2005.
Durant les années 1980, les transferts en devises des MRE ont connu un premier essoufflement
qui serait plus perceptible si les données étaient exprimées en termes réels en prenant en compte les
dépréciations monétaires intervenues pendant cette décennie. Le tassement perceptible durant les
années 1990 s’explique lui par la tendance à l’installation définitive des nouvelles générations dans les
pays d’accueil. L’année 2001 a été quant à elle une année exceptionnelle19 où les transferts ont enregistré
une augmentation de plus de 60% par rapport à l’année précédente, augmentation que Mohamed
Khachani (2005) attribue d’une part à l’ « effet Euro » et d’autre part à l’ « effet 11 septembre ». Selon la
Banque mondiale, le Maroc est en 2005 le quatrième pays récepteur de transferts au monde avec 3,3
milliards de dollars, représentant 9.3% du PIB, derrière l’Inde, le Mexique et les Philippines. Si l’on
rapporte le montant des transferts à la taille de la population émigrée, le Maroc arrive alors en deuxième
position juste derrière le Liban (M. Khachani, 2005).
Jamal Bouoiyour (2008) distingue trois principaux motifs théoriques qui expliquent les transferts de fonds : les « motifs
altruistes », les « motifs d’égoïsme » et les « motifs de coassurance ». Dans le cas marocain, il note une forte corrélation entre
les « rémittences » et la croissance des revenus des émigrés et conclut à la prédominance des motifs altruistes et égoïstes, ce
qui le pousse à parler d’ « égoïsme éclairé » ou d’ « altruisme impur ».
17
Contrairement à d’autres pays de la région Moyen-Orient Afrique du Nord comme le Soudan ou l’Egypte, on estime que
les transferts de fonds non officiels sont assez réduits au Maroc grâce à un système bancaire efficace (H. de Haas, 2005 cité
par A. Richards et J. Waterbury, 2008).
18
Note Synthétique Relative à La Stratégie de mobilisation en faveur de la Communauté Marocaine Résidant à l’Etranger.
http://www.marocainsdumonde.gov.ma/index.php?option=com_content&task=view&id=52&Itemid=49.
19
La tendance à l’augmentation continue dans les années qui suivent puisque les transferts de fonds atteignent plus de 57
milliards de dirhams en 2007.
16
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La forte croissance du nombre de MRE pendant les années 1990 a donc eu deux effets : d’une
part, elle a mis à mal la capacité de l’Etat marocain à garder le contrôle sur ses ressortissants et sur la
dynamique migratoire d’une manière générale, et d’autre part, elle a accru la dépendance économique
aux « rémittences ». Ces deux effets ont crée un besoin urgent pour le Maroc de revoir sa politique des
émigrés et de développer une stratégie appropriée, ce qui sera tenté tout au long des années 1990 et
dans la première moitié des années 200020 jusqu’au discours du roi à l’occasion du trentième
anniversaire de la Marche verte en 2005.
Le redéploiement de l'Etat sur le mode « paternaliste » : reconquérir l'allégeance des émigrés
Maintenir et renforcer les liens identitaires, soutenir les ressortissants résidant à l’étranger
Le premier axe stratégique défini par la stratégie de mobilisation en faveur de la communauté
marocaine résidant à l’étranger, document entériné par le Parlement marocain, « porte sur la préservation
de l'identité nationale des nouvelles générations, dans ses dimensions linguistique, religieuse et culturelle, ainsi que le
renforcement de leur attachement au Maroc »21 et comprend trois dimensions : enseignement de la langue et de
la culture marocaine, renforcement de la présence culturelle du Maroc par la mise en place d’un
programme graduel de création d’espaces et de nouveaux produits culturels dans les pays d’accueil et
mise en œuvre du plan d’action du Ministère des Habous et des Affaires Islamiques22.
Cet axe, à première vue, ne paraît pas vraiment original par rapport à la politique suivie
auparavant d’enseignement de la langue arabe et de contrôle sur le culte musulman dans les différents
pays européens d’installation des Marocains23. En réalité, la véritable nouveauté se situe au niveau du
discours et des procédés de sa mise en œuvre. Outre l’ouverture de centres culturels dans les grandes
mégalopoles d’Europe, fait inédit dans l’histoire du Maroc, l’enseignement de la langue arabe et de
l’islam ont été révisés pour s’adapter à la réalité du terrain et aux besoins des émigrés. Précédemment du
En 2002, Mohammed VI fixait quatre priorités nationales, parmi lesquelles figurait en deuxième position la mobilisation
des émigrés dans le processus de développement national du Maroc (F. Sadiqi, 2004).
21
Op. Cit., Note Synthétique Relative à La Stratégie de mobilisation en faveur de la Communauté Marocaine Résidant à
l’Etranger.
22
Il est à noter qu’Abdellah Boussouf, secrétaire général désigné par le roi du CCME, est le vice-président de la Fondation
nationale des musulmans de France (soutenue par le Maroc) et du Conseil français du culte musulman. La politique de
contrôle de l’islam en Europe et particulièrement en France se poursuit donc. C’est un enjeu important pour le Maroc qui
dit vouloir promouvoir un islam tolérant et ouvert au dialogue.
23
Le Maroc, dont le roi est Commandeur des croyants et « Calife de Dieu sur terre » (bay'a), a toujours eu l’ambition d’avoir
le contrôle sur le culte musulman en Europe et particulièrement en France où Hassan II a intervenu personnellement par
exemple lors de l’affaire du voile de Creil en 1989. Aussi, Hassan II a fréquemment demandé aux ressortissants marocains à
l’étranger de ne pas s’intégrer allant jusqu’à refuser de reconnaitre la doubler nationalité (J. Bouoiyour, 2008) et les inviter à
ne pas participer aux élections sur les ondes d’Antenne 2 lors de l’émission « l’heure de vérité » en 1989. La note de stratégie
du ministère délégué auprès du ministère des Affaires étrangères chargé de la communauté marocaine à l’étranger,
approuvée par le Gouvernement le 13 mars 2003, revenait sur cette position en retenant des objectifs contraires comme
« inciter [la communauté marocaine résidant à l’étranger] à assumer sa responsabilité citoyenne ainsi qu’à l’adhésion à la vie politique, syndicale et
associative » et « encourager l’intégration et la cohabitation dans les sociétés d’accueil, tout en préservant l’identité nationale marocaine dans ses
dimensions musulmanes, arabe et amazigh ».
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Revue Averroès, n°2 – Thème 2 : Aperçus sur le développement économique et humain dans le monde arabe
ressort exclusif du ministère de l’Education nationale, du ministère des Affaires étrangères et de la
Fondation Hassan II qui géraient cela à travers des accords culturels avec les pays de résidence des
MRE, « l’enseignement de la langue et de la culture d’origine » (mission ELCO) s’est décentralisé pour
joindre les associations d’immigrés à sa mission à travers des partenariats. De plus, deux nouveaux
enjeux ont rendu cet axe particulièrement important : d’une part, les attentats du 11 septembre 2001 et
surtout du 11 mars 2004 à Madrid24 ont crée la nécessité de mieux assurer le contrôle du discours
religieux et d’améliorer l’image de l’islam en Europe, d’autre part, l’avènement de nouvelles générations
importantes nées en Europe a crée un besoin de mieux assurer le maintien des liens linguistiques et
culturels avec le pays d’origine, de plus en plus lointain.
L’enjeu culturel, linguistique et religieux, est au centre de toutes les autres problématiques de
politique des émigrés et bien souvent un préalable à la réussite d’autres objectifs. En effet, du «
renforcement de l’attachement [des MRE] au Maroc » dépendent les transferts de fonds, la participation au
développement du Maroc à travers les investissements et projets associatifs mais aussi le
« désamorçage » de la constitution redoutée d’un champ de contestation politique en dehors des
frontières du pays. Il s’agit donc de s’assurer, plus que du maintien du lien national, de l’allégeance des
citoyens résidant à l’étranger au régime de Rabat.
Conjointement à l’axe identitaire, un axe juridique vise à remplir les mêmes objectifs. Ce
deuxième axe stratégique « a trait à la défense des intérêts des marocains du monde et la promotion de leur situation
juridique, sociale et humaine aussi bien au Maroc que dans les pays d’accueil » 25 et ce à travers deux actions : la
consolidation et l’élargissement des accords internationaux concernant les MRE et le renforcement des
services sociaux au sein des consulats du Maroc dans les pays d’accueil pour mieux assurer l’assistance
et l’accompagnement des MRE en situation difficile.
L’Etat marocain, après s’être longtemps désintéressé de la situation de ses ressortissants à
l’étranger semble donc vouloir changer d’orientation en négociant ou renégociant les accords bilatéraux
à l’avantage de ses ressortissants (F. Sadiqi, 2004) et en attribuant un rôle social et d’assistance à ses
services consulaires à l’étranger très mal vus par les MRE26. De la même manière que le renforcement
des liens culturels et identitaires, cet axe semble être destiné à améliorer l’image du Maroc au près de ses
ressortissants installés à l’étranger et par conséquent, de renforcer leur allégeance au régime en
présentant un Etat au service de ses citoyens et soucieux de la promotion de leur situation.
Les attentats de Madrid ont été perpétrés par le Groupe islamique combattant marocain qui recrute massivement parmi les
émigrés marocains en Europe.
25
Op. cit., Note Synthétique Relative à La Stratégie de mobilisation en faveur de la Communauté Marocaine Résidant à
l’Etranger.
26
Un sondage réalisé par yabiladi.com en 2006, premier média des MRE, révélait que sur les 3 876 votants, 66% jugeait la
prestation de leur consulat très mauvaise ou mauvaise pour seulement 15% qui la jugeait très bonne ou satisfaisante.
http://www.yabiladi.com/article-analyse-131.html.
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L’Etat marocain, après avoir été « proxénète » puis « dépassé », semble donc opter pour une
stratégie « paternaliste » pour se redéployer. Il se présente à ses ressortissants comme une « mère
patrie »27 généreuse, présente à leurs côtés même à l’étranger, assurant aux parents la transmission de
leur langue, de leur religion et de leur culture à leurs enfants, protégeant ses ressortissants en difficulté
et négociant une meilleure situation avec les pays d’accueil.
Orienter la participation économique : optimiser le développement économique et « clientéliser » les MRE
L’affectation des transferts de fonds réalisés par les MRE est de première importance pour
évaluer leur participation au développement économique du pays. Outre l’épargne et la part destinée à
aider la famille restée au pays qui contribue de manière importante à la résorption de la pauvreté 28,
l’affectation des investissements paraît primordiale.
L’immobilier est pour l’émigré marocain, comme on peut le voir sur le tableau ci-dessous, un
secteur privilégie d’investissement et ce pour deux raisons principales : d’une part en vue de la
préparation d’une éventuelle réinsertion dans le pays d’origine et d’autre part parce qu’il s’agit là, avec
l’acquisition d’une voiture, de l’un des principaux symboles de la réussite sociale aussi bien pour
l’émigré que son entourage (M. Khachani, 2005).
Tableau : répartition des investissements réalisés au Maroc (en %)
Après l’immobilier arrivent des investissements dans des secteurs à moindre risque et à
rentabilité immédiate tels que le commerce, l’agriculture et les services. Toutefois, et comme l’indique le
tableau qui suit, les projets d’investissement des MRE tendent à accorder moins de place à l’immobilier
Expression employée par Mohammed VI dans son premier discours du Trône, le 30 juillet 1999.
Les transferts de fonds seraient à l’origine d’une baisse du taux de pauvreté au niveau national estimée à 4 points par la
Direction des statistiques du Maroc dans une enquête réalisée en 1998-1999. Selon Sorensen (2004), cité par Richards et
Waterbury (2008), l’émigration combinée aux transferts de fonds a sorti 1,2 millions de Marocains de la pauvreté en 2002.
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et plus de place aux autres secteurs. Ceci est dû, selon l’étude de l’Institut national de statistique et
d’économie appliquée (Hamdouch B., 2000), au fait que plus des deux tiers des MRE ont déjà investi
dans l’immobilier mais aussi qu’ils s’installent de plus en plus définitivement dans leur pays de
résidence. Même si l’immobilier demeure le premier secteur, il est talonné de près par le commerce et
les autres secteurs du tertiaire tels que le tourisme et les autres services qui bénéficient de projets
d’investissement bien supérieurs aux investissements réalisés.
Tableau : répartition des projets d’investissement au Maroc (en %)
Pour accompagner ces projets d’investissement et les orienter vers les secteurs les plus
productifs, le troisième axe stratégique de l’Etat « vise l’optimisation de la contribution des « Marocains du
Monde » au développement économique, social et humain du Maroc et leur l’implication dans la gestion de la chose
publique et dans les chantiers du développement humain »29, ce qui se traduit par : la mise à niveau des
instruments financiers existants et destinés à la mobilisation de l’épargne des MRE, l’emploi efficient
des transferts des MRE, la mobilisation des compétences des MRE et le renforcement de l’articulation
entre migration et territoire.
Quatre principaux problèmes se posent lorsqu’il s’agit de la contribution des transferts de fonds
au développement du Maroc. Premièrement, il s’agit de faire en sorte que ces transferts soient orientés
vers l’investissement productif et non la consommation30. Deuxièmement, l’investissement dans
l’immobilier, le plus répandu, est sans grands effets sur le tissu économique puisqu’il s’assimile le plus
souvent à une épargne placée ou à une rente et n’engendre pas de production à long terme 31. Il convient
29
Op. cit., Note Synthétique Relative à La Stratégie de mobilisation en faveur de la Communauté Marocaine Résidant à
l’Etranger. Cet axe était déjà présent dans la note de stratégie du 13 mars 2003 en des termes plus explicites : « promouvoir et
orienter les investissements des Marocains émigrés afin d’en constituer un levier pour dynamiser le développement économique durable ».
30
Il faut nuancer cette idée car la consommation accroit la demande, ce qui a un effet positif sur l’économie même s’il est
limité par la consommation importante de produits d’importation comme le montrent Richards et Waterbury (2008).
31
A court terme, l’immobilier a d’importants effets multiplicateurs profitant aux entreprises locales liées au secteur et
augmentant l’emploi dans les métiers qui lui sont liés. Par ailleurs, les économistes voient l’immobilier comme un
investissement dans le capital humain car il améliore substantiellement les conditions de vie de ses bénéficiaires, surtout dans
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Revue Averroès, n°2 – Thème 2 : Aperçus sur le développement économique et humain dans le monde arabe
donc de donner plus de visibilité aux autres secteurs. Troisièmement, l’absence de structures d’accueil et
d’accompagnement de l’investissement dans certaines régions provoque une concentration des
investissements dans les régions les plus développés au détriment des régions d’origine des émigrés 32. Il
est donc nécessaire de mettre à niveau les structures d’accueil dans certaines régions défavorisées.
Enfin, l’enquête de l’INSEA a mis en évidence les freins que rencontrent les émigrés porteurs d’un
projet d’investissement, résumés dans le tableau ci-dessous, et qui s’avèrent pour 55.6% d’entre eux
directement liés à l’administration (problèmes administratifs et de corruption). L’Etat peut donc
directement agir sur son administration pour améliorer l’environnement des investisseurs.
Tableau : nature des problèmes rencontrés dans la réalisation des projets d’investissement
Pour remédier à ces problèmes, une batterie de mesures en faveur des MRE a été mise en place.
« Afin d’encourager les MRE porteurs de projets et souhaitons investir au Maroc, le Gouvernement a mis en place un
fonds pour la promotion des Investissements des Marocains du Monde, "MDM Invest". Ce mécanisme permet aux
MRE, souhaitant créer un projet d’investissement ou étendre un projet existant, de bénéficier d’une subvention qui s’élève
à 10% du coût du projet à condition que le coût total du projet soit supérieur à 1 million de MDH et ne dépasse pas 5
millions MDH, que l’apport personnel de devises couvre 25%, et plus, du coût du projet et que le financement bancaire
ne dépasse pas 65% dudit coût »33. Par ailleurs, d’autres mesures ont été prises au profit des MRE comme
l’extension de la garantie du fonds « Damane Assakane » 34 en faveur des MRE aux mêmes conditions
que les résidents, la réduction du coût des transferts ainsi que des mesures d’accompagnement social au
profit des MRE dans les pays d’accueil. De plus, un manuel des procédures a été mis en place afin
de mettre un terme à la complexité des procédures relatives à l’investissement au Maroc en procédant à
les régions rurales (A. Richards et J. Waterbury, 2008).
32
C’est le cas de l’Oriental et du Rif, foyers importants d’émigration qui souffrent de grandes insuffisances en infrastructures
de base et qui voient par conséquents les dépôts qui y sont effectués drainés vers la région de Casablanca, poumon
économique du Maroc.
33
Affaires économiques, investir au Maroc.
http://www.marocainsdumonde.gov.ma/index.php?option=com_content&task=view&id=29&Itemid=10.
34
Il s’agit d’un fond de Garantie assurant la couverture des prêts octroyés par les établissements de crédits.
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Revue Averroès, n°2 – Thème 2 : Aperçus sur le développement économique et humain dans le monde arabe
leur normalisation conformément aux standards internationaux et un document intitulé « 101 questions
de l’investisseur » a été édité par la Direction des Investissements et des Centres régionaux
d’investissement ont été crées dans les seize provinces du royaume sur le modèle d’un guichet unique
d’aide à la création d’entreprise et aux investissements. Enfin, tout un ensemble d’incitations fiscales
ont été mise en place par la Direction des impôts afin d’orienter l’investissement vers des secteurs
stratégiques comme l’exportation, le transport, les mines, l’artisanat, l’enseignement privé et la
formation professionnelle, le tourisme, l’immobilier, l’agriculture, les hydrocarbures et la finance ou
vers des régions prioritaires comme les provinces du Nord, du Sud et de l’Oriental ou encore la zone
franche de Tanger-Méditerranée.
Si toutes ces mesures économiques sont destinées en premier lieu à optimiser la contribution
des MRE au développement de leur pays d’origine, on peut affirmer l’hypothèse qu’ils permettent
également à l’Etat de réaliser son objectif de reconquête de leur allégeance sur une mode clientéliste.
L’Etat marocain, « paternaliste » se veut proche de ses émigrés et défenseur de leurs intérêts à tous les
niveaux. Au niveau économique, les mesures prises permettent aux émigrés de mieux investir et
rentabiliser leurs investissements au Maroc. En contrepartie, ils sont moins enclins à s’opposer à un
régime politique qui fait leur bonheur économique.
Conclusion
Bien que l’émigration soit un fait marquant de l’économie et de la société marocaine depuis les
années 1960, il n’y a eu jusqu’à la fin des années 1980, pour reprendre Mohamed Charef (2005), « ni
politique d’émigration, ni production scientifique majeure, à croire qu’il y a eu une volonté de négation d’un phénomène ».
L’un des facteurs de cet oubli réside, à n’en pas douter, dans le fait que jusqu’au milieu des années 1970,
on ait considéré au Maroc l’émigration comme temporaire et provisoire. Il a fallu attendre la fin des
années 1980 voire les années 1990 pour que l’émigration, à la faveur de son intensification, sa
diversification et son importance pour l’économie nationale, intéresse les politiques, les promoteurs
économiques et les chercheurs et qu’une véritable politique commence à être pensée au lieu du contrôle
politique coercitif et répressif d’antan. Après les balbutiements et les politiques tâtonnantes des années
1990 et de la première moitié des années 2000 a succédé une vision stratégique plus entreprenante et
plus élaborée, avec des moyens institutionnels et financiers adéquats, ayant pour but de pérenniser
l’allégeance des émigrés au régime, de doper et orienter leurs transferts de fonds et investissements et
de « désamorcer » en filigrane la constitution d’un champ de contestation extra-territorialisé.
Cependant, nous n’avons pas aujourd’hui suffisamment de recul pour évaluer la politique des
émigrés mise en place depuis le discours royal du 6 novembre 2005. Plus encore, on peut d’ores et déjà
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Revue Averroès, n°2 – Thème 2 : Aperçus sur le développement économique et humain dans le monde arabe
souligner quelques uns des échecs de cette politique qui n’a pu éviter, sur certains points, de se résumer
à de simples effets d’annonce. En effet, les mesures ambitieuses annoncées par Mohammed VI en 2005
sont restées pour certaines lettres mortes ou ont dû être largement revues pour trouver application. Les
MRE, contrairement à ce qui fut annoncé, n’ont pu participer aux élections législatives de 2007 ni aux
communales de 2009 dans des circonscriptions spécialement créées pour eux. Ils ont dû se satisfaire
d’une possibilité de participer dans une circonscription de leur choix au Maroc, même si l’un des
progrès indéniable dans le sens d’une citoyenneté démocratique fut la possibilité donnée aux jeunes nés
à l’étranger de s’inscrire sur les listes électorales. Par ailleurs, les membres du CCME, qui devait être une
institution représentative, n’ont finalement pas été élus mais désignés par le roi et les différentes
administrations qui s’occupent du dossier des MRE (A. Belguendouz, 2009/01). Ces deux points ont
largement été débattus par les politiques et la communauté scientifique et il s’avère qu’un début
d’explication peut être trouvé dans la crainte persistante de la monarchie d’intégrer un corps électoral
socialisé en démocratie le plus souvent et sujet à l’influence d’associations militantes au ton parfois très
critique, voire contestataire. La pérennisation de l’allégeance des MRE et le « désamorçage » du champ
contestataire qu’ils ont constitué, bien qu’embryonnaire, sont donc toujours des objectifs à l’ordre du
jour pour le régime qui semble connaître ses meilleures réussites dans le domaine économique.
Bibliographie indicative :
• Ouvrages et articles :
Alaoui Mdaghri D. (dir.), « Une monarchie de proximité », in Une ambition marocaine. Des experts analysent
la décennie 1999-2009, Monaco : Koutoubia, 2009, p. 57-99.
Belguendouz A., Le traitement institutionnel de la relation entre les Marocains résidant à l’étranger et le Maroc,
Florence : CARIM-RR, 2006, 57 p.
Belguendouz A., Le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger. Une nouvelle institution en débat, Florence :
CARIM-RR, 2009/01, 30 p.
Belguendouz A., Le nouveau Ministère chargé de la communauté marocaine résidant à l’étranger : quelle stratégie ?,
Florence : CARIM-RR, 2009/02, 34 p.
Bouoiyour J., « Diaspora et développement : quelles interactions dans le cas marocains », Migrations
Société, vol. 20, n°120, 2008, p. 103-129.
Charef M., « Les migrations, un fait de société majeur, mais un champ de recherche encore marginal au
Maroc », International Journal on Multicultural Societies, vol. 7, n°1, 2005, p. 68-81.
Hamdouch B. (dir.), Les Marocains résidant à l’étranger. Une enquête socio-économique, Rabat : INSEA, 2000,
247 p.
Khachani M., Migration, transfert et développement au Maroc, Florence : CARIM-RR, 2005, 25 p.
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Revue Averroès, n°2 – Thème 2 : Aperçus sur le développement économique et humain dans le monde arabe
Lacroix T., « L’engagement citoyen des Marocains de l’étranger », Hommes & Migrations, n°1256, 2005,
p. 89-102.
Richards A., Waterbury J., “Regional Economic Integration and Labor Migration”, in A Political
Economy of the Middle East, Boulder: Westview Press (third edition), 2008, pp. 358-406.
Sadiqi F., Migration-Related Institutions and Policies in Morocco, Florence: CARIM-AS, 2004, 14 p.
• Ressources électroniques :
http://www.marocainsdumonde.gov.ma : site du Ministère chargé de la communauté marocaine à
l’étranger.
http://www.ccme.org.ma/fr : site du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger.
http://www.yabiladi.com : site du premier média des Marocains résidant à l’étranger.
Résumé
Les Marocains résidant à l'étranger (MRE) ont été, progressivement depuis les années 1990,
l’objet d’une politisation graduelle qui les a portés en haut de l’agenda politique. Trois temps peuvent
être isolés dans les relations entre l’Etat marocain et ses émigrés. Des années 1960 à la fin des années
1980, l’Etat marocain jouait un rôle de « proxénète », dispensant sa main-d’œuvre aux clients européens,
récoltant sa « comptée » et gardant un contrôle coercitif, voire répressif sur ses ressortissants. Les
années 1990 ouvrent une nouvelle période où l’émigration qui s’intensifie et se diversifie se soustrait au
contrôle de l’Etat en même temps qu’elle devient porteuse d’enjeux importants en matière culturelle et
économique. Durant cette décennie, l’Etat marocain a pu paraître absent ou pour le moins dépassé par
une dynamique sur laquelle il perdit le contrôle. Au dépassement de l’Etat dans les années 1990 répond
son redéploiement dans les années 2000 grâce à la mise en place d’une stratégie « paternaliste »
consistant à renforcer les liens culturels et économiques des émigrés avec leur pays d’origine, et
« désamorcer » en filigrane la constitution d’un champ externe de contestation politique.
Cet article se propose d’étudier ces trois temps des rapports entre les émigrés et l’Etat marocain
et plus précisément les développements qui ont eu lieu ces dernières années et qui marquent un
tournant décisif.
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Revue Averroès, n°2 – Thème 2 : Aperçus sur le développement économique et humain dans le monde arabe
Abstract
Since the 1990s, Moroccans resident abroad (MRE) have progressively been the object of a
gradual politicisation that brought them up to the top of the political agenda. The relationship between
the Moroccan state and its migrants can be divided in three periods. From the 1960s to the late 1980s,
the Moroccan state acted as a “procurer”, selling its workforce to European clients and collecting the
money. Still it kept a coercive political control over its nationals. With the beginning of the 1990s came
a new era with the increase and diversification of immigration that escaped from the power of the state.
At the same time, immigration appeared as carrying important cultural and economical stakes. During
this decade the Moroccan state seemed absent or at least not being able to control this dynamic. To the
overtaking of the state in the 1990s echoes its redeployment in the 2000s thanks to the implementation
of a “paternalistic” strategy. This strategy consists of strengthening the migrants' cultural and economic
links with their country of origin and “defusing” the building of an external field of protest.
This article offers to study these three important periods and more precisely the developments
that occurred recently and that marked a decisive turn in this relationship.
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