Novembre basque - Les escales littéraires de Sofitel

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Novembre basque - Les escales littéraires de Sofitel
Novembre basque
FRANCK MAUBERT
Sofitel Biarritz Le Miramar sea & spa
FRANCK MAUBERT
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NOVEMBRE BASQUE
Dès les premières lueurs, le phare s’est éteint. Elle apprécie
l’arrière-saison et ses plages vides mais elle craignait un automne
quinteux, giflé de pluies et prévoyait un froid de sel et de poisse.
Du large, parvient un vent chaud comme novembre offre encore,
à Biarritz, des promesses de fin d’été. Elle a passé les dernières
heures de la nuit face à l’océan et, la nuit, courent des ombres à
la surface des eaux. Maintenant, à l’est, monte en douceur le
soleil. Ses yeux gonflés trahissent sa fatigue sans entamer une
sage beauté. Celui qui verrait Valentine pour la première fois lui
trouverait le teint pâle. Mais elle est ainsi, et sa blancheur est
accentuée par une abondante chevelure rousse. Si l’on approche
son visage, son regard présente ce que l’on pourrait considérer
comme un petit défaut, une pupille délavée, comme décolorée. Et
si elle ne portait un simple jean et un pull col roulé d’un vert
absinthe, elle ressemblerait totalement à une de ces femmes
peintes par les Préraphaélites. Oui, c’est exactement ça, vêtue
d’une longue robe bleue, elle pourrait sortir d’un tableau d’Edward
Burne-Jones. Mais Valentine préfère les jeans moulants. Elle
attend face à l’océan et quand on attend, on ne s’imagine pas la
lenteur d’un jour qui s’inscrit
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dans le ciel. Elle s’était pourtant jurée de ne plus succomber aux
rendez-vous de Tosh Esox. Attendre. Attendre pour un ultime
rendez-vous et Tosh ne vient pas. Elle est venue le rejoindre une
dernière fois au Miramar, elle se l’ait promis, elle lui a promis.
Valentine connait chaque détail de la chambre d’hôtel, une suite
qui s’ouvre sur la mer avec ses boiseries de chêne blond, ses
cadres aux fleurs séchées et son lit immense où s’enfonce son
corps... Combien de fois, comme maintenant, s’est-elle appuyée
sur la rambade de verre de la terrasse, à perdre ses pensées
dans l’océan ? Sombre et sensuels, la couleur et les mouvements
de la mer d’aujourd’hui.
Depuis que Tosh Esox prépare sa biographie de Paul-Jean
Toulet, auteur béarnais qui après une vie de mondanités
parisiennes tumultueuses se retira sur la Côte basque, un an
déjà. Elle peut extraire de la poche révolver de son jean, son
téléphone et l’appeler, ou plus lâchement lui envoyer un texto
laconique. Non, elle se retient. Elle n’a plus la force ou le courage
de le supplier. Elle sait leur histoire finissante. Mais elle attend,
encore. Elle garde un espoir insensé. Et du haut du vaisseau
immobile, de sa terrasse en surplomb, elle fixe la
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ligne d’horizon qui semble se rapprocher chaque fois qu’éclate un
mur d’eau et sa pluie de limaille d’écume. En face, le large,
l’océan, l’océan entier. Elle ne s’en lasse pas. Dans le creux des
pierres, l’océan mugit. Tout ce qui se passe plus bas descend
dans l’ombre et s’efface dans les courants d’écume. Mystérieux
est ce qui se met à découvert sans se découvrir, pense-t-elle. La
nuit finie, le jour est là, enfin, tout à fait. Les nuages poussés par
le vent ne prennent pas le temps de s’étirer. Valentine se tait,
attentive, mains ballantes, le long du corps et le baissement de
ses yeux ne parvient pas à se détacher des masses d’eau qui
s’avancent droit sur elle. Les eaux bondissent, se recouvrent,
s’étalent, s’élèvent, tourbillonnent. Une vague, puis une autre, une
autre encore. S’enfoncer, s’enfoncer, comme on s’enfonce dans
une forêt. Impossible. L’océan, machine infernale, machine à
broyer, plus vif que tous les feux. S’y fondre jusqu’à disparaître.
Regarder, fixer les murs d’eau se former en vagues et s’abattre
contre les falaises. Aux pieds des marnes fragiles, où s’enragent
et se fracassent les eaux, quatre mots inscrits en lettres rouges
sur fond blanc, préviennent : danger éboulement accès interdit.
Le
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danger, ici, ce sont, ce que les Basques nomment baïnes, de forts
courants qui entraînent les imprudents et les retiennent au large.
Dans la courbe que forme la plage Miramar, les vagues se brisent
et se brisent, les eaux s’avancent et s’étalent en une gaze diffuse
et moussue. Une fois les vagues retombées, l’écume ceint la baie
d’une ganse blanche, ourlet d’organdi. Sur la gauche, un rocher,
morceau de plomb noir sous la lumière si nette du jour
fraîchement levé. C’est La roche ronde qu’ici, ils appellent la
roche percée, hérissée d’une suite de mouettes, vigies à l’affût
comme une crête fichée là pour l’éternité. Sous son arche, s’y
engouffre la furie des eaux. Et, autour, comme si rien n’était,
d’autres oiseaux forment un anneau de bois morts. Valentine voit
dans de ce gros caillou brun, de profil, la forme d’un soulier, un de
ces escarpins au talon galbé et au bout effilé portés par les gens
de la cour de Louis XV. Elle sourit à cette image.
Sur l’étroite bande de sable qui, peu à peu, se découvre, trois
jeunes filles dans des maillots de bains rayés pour l’une, rouge et
vert pour les deux autres. Le corps de la plus grande se tord et se
dresse, chevelure au vent, une à ses pieds s’étire dans un
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drap de bain blanc et la dernière, assisse, semble humer l’air et
se nourrir d’iode. En fond le ciel bleu et ses vapeurs de nuages
transparents. La vue de ces trois jeunes femmes rappelle à
Valentine une peinture de Pablo Picasso, « les Baigneuses ». Et
ces Baigneuses, dont la toile est exposée au musée Picasso de
Paris, furent peintes ici même, sur la plage du Miramar. D’ailleurs,
comme dans le tableau, le grand phare blanc qui clôt la
perspective, n’est autre que le phare de la Pointe Saint-Martin qui
ferme l’espace, à droite de la baie. Pour s’occuper, sans doute,
tromper et rompre cette attente, elle se décide d’aller se
promener. A l’arrière de la façade maritime, la ville s’étage. Un
zig-zag étudié d’escaliers avec ses rues, bordées de grosses
demeures, monte et serpente jusqu’à l’avenue de l’Impératrice.
Tosh lui avait promit, qu’un jour, elle aussi aurait une de ces
grosses maisons avec vue sur mer et qu’elle porterait son
prénom… Maintenant, Valentine sait que jamais, elle n’habiterait
une « Valentine ». Ces Villas cossues, elle en connaît les noms
par cœur, tout comme ceux de ses prestigieux occupants. Avec
un plaisir enfantin, Valentine pourrait les énumérer en un
rassurant chapelet : Villa Mira Sol, villa Belza, villa Labat, villa
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Cyrano, villa San Martino, villa Les Vagues, villa Eugénie, villa
Bégonia, villa la Roche Ronde… Toutes les nommer deviendrait
fastidieux. Valentine apprécie leurs styles hétéroclites :
néo-gothique, néo-Renaissance, art nouveau, art déco… Ici, tout
est « néo quelque chose » pense-t-elle, mais l’ensemble dégage
un je-ne-sais-quoi qui en fait le charme. L’une d’elles lui évoque
Raymond Roussel et ses extravagances, une autre, les amours
de Coco et de Stravinsky, ou encore les derniers jours d’une reine
ou d’un grand-duc… Sans, toutefois, se repaître de nostalgies.
Dans le hall clair de l’hôtel, elle trouve le concierge dans sa livrée
brune, clefs d’or épinglées à la boutonnière. Monsieur Claude, le
sourcil légèrement arqué, parole onctueuse et geste précieux à
l’appui indique, à sa demande, le chemin de la rue Constantine. Il
n’a jamais entendu parler de « La Mimoseraie » où Picasso
aurait peint ses « Baigneuses », mais de la rue Constantine, oui.
La question intéresse Valentine, passionnée de peinture.
Valentine se souvient de ces « Baigneuses » exécutées vers la fin
de la Première guerre, bien avant celles, plus massives, dites de
la période de Dinard, dans les années
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vingt. Picasso vivait avec sa femme Olga qui s’était alors fracturé
une jambe, d’où son fameux portrait en femme assise. Et c’est
leur amie Eugénia Errazuriz qui leur trouva « La Mimoseraie »,
une grande maison de maître, située rue Constantine. Picasso y
recouvrit les quatre murs de fresques d’après Botticelli et le
plafond d’étoiles d’or. Sur l’un des murs, une poésie de Guillaume
Apollinaire… Valentine, décide de partir à la recherche de la
demeure du peintre. Le temps, aussi, d’oublier Tosh et ses
mensonges. Elle remonte la rue Louison Bobet, passe devant
l’église russe avec ses coupoles byzantines cerclées d’or, glisse
le long des vitrines des boutiques de luxe sans jamais les
regarder puis reprend l’avenue de la Marne aux trottoirs plantés
de tamaris. Elle trottine d’un bon pas. De chaque côté, des
jardinets, des haies de troènes. Derrière s’élèvent de lourdes et
épaisses villas aux murs de granit et aux colombages de bois
peints en rouge basque ou en vert anglais. D’autres d’un joli bleu
profond. La plupart ont des volets intérieurs fermés. Et si
l’avenue n’était large, Valentine aurait eu l’impression d’avancer
dans une ville fantôme, comme souvent les stations balnéaires en
arrière-saison. Encore quelques
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pas : rue Constantine… Valentine cherche la frondaison des
mimosas. De majestueux magnolias débordent leurs feuilles
vernissées au-dessus des hauts-murs, un eucalyptus et son
écorce qui imite la peau d’un hippopotame se tourne vers le ciel…
Enfin, à mi-hauteur de la rue, au beau milieu d’un vaste jardin
s’épanouit un mimosa de grande taille. Seule une minuscule
maison aux persiennes à la peinture écaillée paraît attenante, une
bicoque de jardinier. Pas de nom, pas de « Mimoseraie ». Au bas
de la rue, un vieil homme bronzé, engoncé dans un caban, à qui
s’adresse Valentine, désigne une très grande demeure
typiquement basque, avec sa double pente asymétrique, ses
murs à la chaux blanche et ses volets rouge basque. : « Voilà
votre « Mimoseraie ». Un nouveau nom barre la façade de ses
lettres noires en métal : « Angustura ». Valentine n’ose frapper à
la lourde porte de bois verni ou tirer la sonnette, de peur de
déranger les nouveaux habitants, qui, s’il se trouve, ignorent tout
des
« Baigneuses ».
Un
marchand
avisé
ou
un
commissaire-priseur avide sont sans doute déjà passés par là et
ont du faire déposer les fresques… Valentine repart de son pas
vif, avec, malgré tout, la satisfaction d’avoir découvert
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l’atelier biarrot de Picasso. Plusieurs rues redescendent vers
l’océan et, on peut apercevoir, coincée entre les immeubles, tout
au fond, un fragment de bleu comme une fenêtre ouverte sur le
large. Elle emprunte une de ces artères, où s’engouffre le vent, et
débouche sur la Promenade qui longe la Grande Plage d’un côté,
le casino de l’autre. L’océan brasse, l’océan ressasse. Sur l’eau
flotte une ribambelle de points noirs qu’on peut prendre, au
premier abord, pour de grands cormorans. Ce sont des surfeurs
qui, vêtus de combinaisons thermiques, attendent leur vague.
Devant elle, des chiens, de toutes tailles, de tous poils avec, au
bout de leur laisse, une vieille dame toute menue ou un homme
en survêtement ou en imperméable. Valentine zigzague et presse
le pas. Après avoir longée les hautes grilles de l’imposant ancien
palais de l’Impératrice Eugénie, elle retrouve dans le hall,
monsieur Claude et lui commande un taxi.
Installée à l’arrière de la Mercedes qui suit la Cote des Basques,
lui reviennent ces quelques vers que, souvent, lui récitait par
cœur Tosh et qu’à force de les entendre, Valentine connaissait
aussi :
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« Je veux vivre avec moi
je veux goûter ce bien qu’un Ciel me donne,
sans témoin, sans personne,
libre d’amour, d’émoi,
de haines ou d’espoirs, de désarroi. »
« Il n’y a pas d’image, pas un seul joli mot, tout y est abstrait,
réalise-t-elle, comment aimer un tel homme ». D’un coup, elle se
sent l’esprit plus léger et regarde avec sérénité les paysages qui
l’entourent. A sa droite, l’océan, tous ses bleus et ses gerbes
blanches d’écumes. Face à elle, tout au bout de la route, des
montagnes s’enchevêtrent et au fond, flotte une brume légère sur
les côtes d’Espagne. A sa gauche, la rampe d’une colline puis
d’autres collines vertes se succèdent et s’entrecroisent, plantées
de leurs petites maisons blanches. D’un coup, tout lui paraît doux
sans aucune agression, la vie libre sans obstacle. Valentine
oubliait Tosh Esox, et, comme pour le saluer une dernière fois,
elle décide de se rendre sur la tombe du poète Paul-Jean Toulet,
le sujet de Tosh. Elle se
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souvient seulement qu’il est enterré à Guéthary. Quand elle
demande le cimetière de Guéthary, le chauffeur fronce ses gros
sourcils. Mais, après tout, c’est la période de la Toussaint et quoi
de plus naturel que de se rendre au cimetière. « Lequel?
Guéthary en compte deux ! » Elle hausse les épaules et finit par
se résoudre au plus ancien. Le ciel vire à l’encre, de grosses
gouttes s’écrasent sur le pare-brise. Bidart. Quelques virages
suivis d’une longue descente et surgit l’océan. Sombre et
lumineux, proche et lointain. La côte défile, les vagues se
déchainent et répandent leur mousse onctueuse sur les vastes
étendues de sable. Minuscule sur la ligne d’horizon, un voilier
défie les vents. Passé le panneau d’entrée de Guéthary, la
Mercedes quitte la D810 pour se faufiler entre les maisons aux
façades impeccables comme si elles avaient été ripolinées de
blanc, la veille. Une petite rue de village qui grimpe jusqu’à
l’église. La voiture et la pluie s’arrêtent. Le chauffeur attendra.
Valentine enjambe les tombes serrées, au passage réajuste des
pots de chrysanthèmes tombés avec le vent. Au loin, l’Atlantique
bleue dans le soleil. Autour de l’église, des tombes et des tombes.
Aucune indication de celle de Toulet. Elle fait le
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tour du cimetière, scrute chaque pierre, tente de déchiffrer les
inscriptions. Des noms anciens, des dates. Presque une poésie.
Certaines pierres se fendent et s’effondrent, gagnée par la
végétation. Sur l’une d’entres elles pousse un laurier. Valentine se
met en tête que c’est celle du poète. Mais des voix semblent
l’appeler de l’autre côté. Une large et double pierre tombale ornée
d’un médaillon de bronze gagnée par le feuillage intrépide d’une
glycine. Y figure le nom gravé de Paul-Jean Toulet et la liste de
ses œuvres comme une ultime bibliographie. Deux hommes
debout, buste légèrement incliné, lui font face; l’un vêtu d’un long
manteau bleu-marine, l’autre d’un battle-dress. Valentine croit
reconnaître les écrivains Frédéric Beigbeder et Simon Liberati ; ils
récitent en chœur :
« Dans Arles, où sont les Aliscams,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,
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Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd ;
Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes. »
Les deux écrivains se taisent un temps, bras le long du corps,
puis, le plus grand des deux, barbu, parle vite, avec facilité : « Tu
vois, Frédéric, la mort est comme les photographes, elle avantage
toujours un peu ». En se retournant, ils découvrent, derrière eux,
la longue silhouette de Valentine, cheveux au vent. « Allez,
accompagnez- nous, les cimetières ne sont faits pour les jolies
femmes. Allons boire ! Allons rendre hommage à Toulet.»
Valentine sourit, pense à son rendez-vous manqué : « Too Late. »
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