L`arme verbale - Département d`information et de communication

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L`arme verbale - Département d`information et de communication
La politique au quotidien
L’arme verbale1
par Sébastien Auger
« La finalité du journaliste est de révéler
aux citoyens canadiens les paramètres
organisationnels des structures politiques
claires de notre gouvernement actuel. »
Voilà une phrase typique des dé clarations
du monde politique ! L’art des formules
floues est l’arme la plus redoutable du
politicien. Les journalistes affectés à la vie
politique baignent constamment dans cet
univers de mots creux et lourds,
d’expressions voilées et de demi-vérités.
Comment composent-ils avec cette langue
de bois quasi incompréhensible ?
Une langue chargée à blanc
Pour Jean-Claude Picard, professeur de
journalisme à l’Université Laval, la langue de
bois est « un moyen de tout dire et de ne rien
dire à la fois. C’est une façon pour les élus
d’éviter les questions, de pouvoir s’en
échapper en quelque sorte. » Robert Bourassa
était un expert en la matière. On lui attribuait
d’ailleurs à la blague la phrase « Je ne suis ni
pour ni contre, bien au contraire. ». Quelle
belle tournure pour se dérober aux questions
des journalistes ! Les politiciens sont passés
maîtres dans l’art d’utiliser des mots vides de
sens, soigneusement choisis afin de ne pas
dévoiler leurs vraies pensées.
Pour sa part, Jean-Simon Gagné, chroniqueur
au quotidien Le Soleil, déplore l’utilisation
d’un vocabulaire vague, rempli d’expressions
bureaucratiques. Par exemple, on emploie
l’expression équité intergénérationnelle pour
parler de la justice entre les jeunes et les
vieux. François Bourque, directeur de
l’information au même journal, constate
également l’utilisation démesurée de « mots
fourre-tout, stéréotypés et évasifs », comme
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l’expression les intervenants du milieu. Qui
sont donc ces gens ? Selon lui, il est
primordial que les journalistes se servent de
mots justes, précis, adaptés au public auquel
ils s’adressent.
Le travail des journalistes dans la mire
« Dans la hâte de tout couvrir, les journalistes
n’ont guère le temps de traquer la vie derrière
les mots. », écrit Pierre Sormany dans son
livre Le métier de journaliste : guide des
outils et des pratiques en journalisme au
Québec (2000). Or il est de la responsabilité
du journaliste de fouiller et d’aller au-delà du
jargon politique s’il veut bien saisir la portée
des propos des élus et de leurs attachés
politiques. Le journaliste politique doit en
somme décoder la langue de bois. Une tâche
ardue, car le gouvernement est composé
d’experts en communication qui filtrent
minutieusement l’information divulguée aux
journalistes.
Les politiciens sont passés maîtres dans l’art
d’utiliser des mots vides de sens…
Dans son livre Le syndrome de Pinocchio :
essai sur le mensonge en politique (1997),
André Pratte, journaliste au quotidien
La Presse, souligne le manque de rigueur,
voire la paresse, de certains journalistes. Il
dénonce le fait que « bien des reporters ne se
donneront même pas la peine d’aller au-delà
du baratin officiel, qu’ils régurgiteront à peine
digéré, même s’ils n’en croient pas un traître
mot. » Les textes deviennent alors remplis de
mots et de déclarations complètement dénués
de sens.
Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle
no 5, 2002
Mais ce n’est pas tout. Avec le temps, les
rapports amicaux que les journalistes
établissent avec les membres de la grande
famille politique enlèvent de l’objectivité à
leur travail. Le président du Conseil de presse
du Québec, Michel Roy, croit pour sa part que
le journaliste a la responsabilité d’interpréter
et d’expliquer le plus justement possible ce
que les politiciens veulent dire. Selon lui, le
mandat du reporter politique n’est pas
évident, et il arrive que certains éprouvent de
la difficulté à le remplir correctement. Sans
pour autant les qualifier de complices des
politiciens, comme le fait M. Pratte,
Michel Roy admet que la nuance est parfois
mince.
Le manque de volonté de certains journalistes
et les difficultés posées par la langue de bois
semblent donc être les deux principaux
obstacles pour contourner le langage de
nos élus. Est-ce vraiment tout ?
Le journaliste a la responsabilité d’interpréter et
d’expliquer le plus justement possible ce que les
politiciens veulent dire.
bois en politique. On assiste même à un
revirement. La tendance actuelle de certains
est d’idéaliser les dirigeants démagogues qui
utilisent un langage cru et direct, déclarant
ainsi se rapprocher du peuple.
Les citoyens n’ayant pas besoin de se faire
expliquer ce genre de discours, le travail des
journalistes n’est plus le même. Ils ne doivent
plus « traduire » les paroles des politiciens,
mais plutôt inciter la population à y réfléchir.
La démagogie peut certes être utile.
Toutefois, elle peut également se transformer
en une arme redoutable qui ne sert nullement
les électeurs.
On ne s’en sort pas facilement. Les mots
sifflent sur le terrain du pouvoir. Et on sait
pas vraiment qui en est la cible…
1
Ce texte est le fruit de la réécriture d’un article
proposé sous le titre « La langue de bois en
politique… ».
Désamorcer la langue de bois
Pour plusieurs correspondants à Ottawa et à
Québec, le recours à des sources autres que
les dirigeants des partis politiques constitue
une méthode efficace pour clarifier la langue
de bois. Michel Vastel, chroniqueur politique
au journal Le Soleil, insiste : « Pour être bien
informé, on doit développer des relations avec
des personnes qui gravitent autour du pouvoir
et du cercle de décisions ». Les journalistes
qui se servent de cette technique doivent
cependant s’assurer d’avoir assez de
crédibilité pour pouvoir avancer des propos
provenant d’informateurs anonymes. Encore
un obstacle de taille !
Comme en font foi les différents sondages sur
la popularité des politiciens, les citoyens sont
conscients de l’usage abusif de la langue de
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Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle
no 5, 2002