Sagittaire La science sous le scalpel Nombre de mots : 1988

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Sagittaire La science sous le scalpel Nombre de mots : 1988
Sagittaire
La science sous le scalpel
Nombre de mots : 1988
« Ne pas railler, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre. »
Baruch Spinoza, L’Éthique, partie III
Entre la science et la philosophie, disciplines-sœurs ayant évolué ensemble pour ensuite
se distancer lors des Temps modernes, se livre une puérile guerre de clochers. Les invectives
dont se gratifient l’une et l’autre manquent d’une raison d’être, car le dialogue qu’elles
arrivent parfois à entretenir permet une consolidation du savoir humain dans son ensemble.
La collaboration entre neurosciences et philosophie de l’esprit montre à juste titre que leur
union ne serait pas une grotesque chimère, mais un échange invitant une meilleure maîtrise
des champs d’études respectifs. L’œcuménisme interdisciplinaire n’a pas à demeurer un
fantasme diffus, et il suffit que les concernés fassent preuve d’assez de bonne foi pour se
concerter. Avec ce parti pris, la tâche d’évaluer la valeur véritable de la science peut enfin
aspirer aux airs d’une quête désintéressée de vérité, et c’est dans cette foulée que l’on peut
procéder à un honnête examen de ce que la science vaut.
La valeur de vérité de la connaissance scientifique, communément vue comme le
pinacle de la certitude, ne doit pas échapper à l’investigation épistémologique, qui s’attache à
faire ‘’l’étude des problèmes philosophiques posés par la science’’1. La connaissance, telle
que conçue dans la tradition, est ‘’une opinion juste accompagnée de raison’’2. Déjà en
partant, se pose un problème de taille : l’empirisme propre à la science accorde aux sens et à
l’expérience perceptuelle une confiance inaltérable – ou tout du moins une crédulité qui se
permet de remettre en question certaines perceptions, à l’instar des illusions d’optique – et
cette confiance en nos contenus perceptuels relève néanmoins d’un pari hasardeux. Le
1
2
Mantoy, Jacques. Les 50 mots-clés de la philosophie contemporaine. Privat, Toulouse. p. 32.
Platon. 1991. Parménide, Théétète. (Émile Chambry trad.). Gf-Flammarion, Paris. p.170.
2
dépassement du solipsisme ne peut se faire en douce, la ‘’chose en soi’’ étant dénaturé en
‘’phénomènes’’ pour le sujet selon Kant, et ainsi, scruter grâce aux sens la nature ultime de la
réalité est impossible. Néanmoins, c’est une difficulté qui s’esquive aisément : il faut partir de
la prémisse selon laquelle les faits scientifiques ne relèvent non pas d’une réalité inaccessible,
mais simplement de la rationalisation des phénomènes sensoriels, que la logique et les
expériences ordonnent en systèmes cohérents, des théories scientifiques. Ainsi, la science
récolte les vécus de conscience et établit une cohérence entre ceux-ci dans des édifices
théoriques, et les inconnues métaphysiques sont balayées du revers de la main par cette
reformulation de la quête scientifique.
L’attrait qu’a la science de nos jours s’explique aussi par une manière de faire qui se
veut le gage des constatations avancées, soit la méthode expérimentale. En suivant ce
processus rigoureux, l’homme de science parvient au bout d’un exigeant cheminement à
ébaucher une théorie consolidée, et pour ce faire, il lui faut partir avec une hypothèse, que
l’on met à l’épreuve dans une gamme de tests expérimentaux, suite à quoi la thèse du départ
sera confrontée avec les résultats obtenus. La synthèse de ces deux sera la conclusion que le
scientifique, au terme de son expérimentation, généralisera à tous les phénomènes similaires à
ceux testés. Or, c’est ici que se manifeste la prochaine difficulté, car l’extension de
l’hypothèse retravaillée relève de l’induction, cette ‘’manière d’argumenter, qui partant
successivement de plusieurs points, aboutit où elle veut aller’’3, qui a longtemps été critiquée
pour les raccourcis logiques qu’elle emprunte en étendant au général ce qui ne relève que du
particulier. David Hume, dans ses enseignements, a su faire valoir la nullité de la vérité
induite, dénonçant l’effet de l’habitude sur le raisonnement4. Rien ne porte à assumer que
l’induction soit fonctionnelle, et s’il se trouve quelqu’un pour affirmer que jusqu’à présent, les
3
Cicero, Marcus Tullius.1840. Œuvres complètes de Cicéron : avec la traduction en français. (Traduit sous la
direction de Désiré Nisard). Firmin-Didot Frères, Paris. Tome 4. p. 406.
4
Hume, David. 1982. Enquête sur l’entendement humain. (Didier Deleule, trad.). Nathan, Paris. 191 p.
3
avancées dont nous gratifie la science prouvent bien l’inanité de cette critique, il faudra lui
rappeler que montrer la véracité de l’induction par l’expérience est un raisonnement
circulaire, donc stérile, qui ne démontre rien5.
Le scepticisme de Hume, sage modérateur devant les prétentions de la raison, est
cependant contraignant, et c’est afin de dépasser cette problématique que Karl Popper a
introduit le concept de ‘’vérisimilitude’’6. Cet entre-deux correspond au statut de la vérité
scientifique, en ce sens que la vérisimilitude n’a pas encore été faussée par une démonstration
infaillible, mais ne peut clamer être catégoriquement fausse; c’est une proposition incertaine,
en attente d’une réfutation. Tant bien même parle-t-on de lois en physique et en chimie que
ces dernières ne sont pas absolues, ou alors que l’on n’a aucun moyen de s’en assurer. La
vérisimilitude possède bel et bien des assises qui sont confortées, mais sa justesse ne peut être
tenue pour acquise. Son processus de confirmation, effectué par la communauté scientifique,
veille à reproduire l’expérience dans des conditions similaires et s’assurera de la validité de la
théorie proposée. Toutefois, il faut se figurer que derrière chaque théorie scientifique se
trouve un ensemble de conditions axiomatiques, un paradigme, qui la cerne et lui donne sa
cohérence, ce qui ne va pas sans complexifier les conditions de vérité du fait scientifique : si
une théorie concorde avec les résultats expérimentaux, rien n’indique que le cadre théorique
qui a permis sa formulation est vrai. Une connaissance avec une justification inappropriée
contredit la définition même de la chose, et cette situation renvoie au problème de Gettier : la
vérité, lorsque soutenue par une logique défaillante, ne peut être une connaissance.
A
contrario, si théorie et pratique entrent en contradiction, on serait porté à croire que cela
implique que la vérisimilitude est fausse. Or, la thèse de Duhem-Quine suggère qu’une telle
différence ne saurait invariablement invalider la théorie, le paradigme étant peut-être la cause
5
Popper, Karl. 1978. La Logique de la Découverte scientifique. (Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux
trad.). Payot, Paris. 480 p.
6
Popper, Karl. 2006. Conjectures et réfutations : la croissance du savoir scientifique. (Michelle-Irène de Launay
et Marc Launay trad.) Payot, Paris. 610 p.
4
du problème7. Doit-on en déduire que la connaissance scientifique n’est que fariboles, faudrat-il jeter aux oubliettes des siècles de recherche acharnée ? La réponse doit être non, car si il y
a une incohérence entre la vérisimilarité et les expériences, et que la répétition méthodique est
soigneusement appliquée, il en ressort que l’ensemble qu’est la théorie inscrite dans son
paradigme est erroné. De cela, on peut conclure que la connaissance scientifique est négative
dans la mesure où elle se manifeste par un non-lieu : désormais l’on sait que l’agencement de
la thèse et de son paradigme est faux – non pas dans sa totalité -, mais ce conglomérat
théorique n’a su expliquer un phénomène en particulier. Il aura à être retravaillé, sans que l’on
puisse assumer que ce soit u composante plutôt que l’autre. Le progrès de la connaissance
scientifique coïnciderait ainsi avec le rejet d’ensembles théoriques, de les savoir faux est en
soi une connaissance. Toutefois, ce processus prend les allures d’un châtiment mythologique
dans la mesure où pour arriver à la vérité, il faudra invalider toutes les autres propositions
théoriques possibles, et sachant qu’elles peuvent atteindre un niveau de complexité quasiinfinie – le rasoir d’Occam nous limitant d’abord aux plus simples – la connaissance du
monde ne s’acquerra qu’au terme d’une éternité de recherches. Il demeure que la certitude
d’avoir infirmé des théories est une connaissance, et que si la lumière sur les véritables
coordonnants de nos sensations ne sera pas faite, les ténèbres de l’ignorance auront été
chassés graduellement. Quoiqu’il nous faille nous contenter d’un Ignorabimus, dans un même
mouvement, il n’a pas de quoi désespérer car notre poigne sur la vérité se fait plus solide.
Pourtant, les autres acquis de la science servent bel et bien l’homme. Ceux, plus
concrets, qui permettent l’application pratique de ce qui ne pourrait être que de stériles
abstractions incertaines, et qui compte tout autant dans le calcul de la valeur accordé à la
science Pour faire suite à la valeur épistémologique dite ‘’négative’’ de la science, s’en trouve
une d’un autre registre, qui englobe ses apports conceptuels et perceptuels, soit une valeur
7
Quine, Willard Van Orman. Date inconnue. ‘’http://www.ditext.com/quine/quine.html’’. En ligne. Consulté la
dernière fois le 24 mai 2014.
5
positive. Cette affirmation prend tout son sens quand on examine le modus operandi de
l’ingénierie : les manières d’appréhender les lois physiques, qui pourtant sont issues d’une
mécanique invalidée par la physique moderne, sont toujours aussi utiles pour bâtir, concevoir,
créer somme toute. Sans être à proprement parler des connaissances, les vérisimilitudes
tiennent du sens commun. Ces schémas d’explication sont suffisants pour dompter la matière
et obtenir d’elle, aussi bien que n’importe quelle autre composante de la civilisation, que la
vie ne soit pas ‘’solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève’’8. Les loisirs et le
perfectionnement de sa personne sont rendus possibles par la technologie, qui abrège les
tâches et qui abolit les distances. Forts de ces acquis, les hommes peuvent assumer en toute
quiétude leur rôle de ‘’maître et possesseur de la nature’’9.
L’esprit scientifique, dans sa posture de méfiance perpétuelle, peut également mieux
appréhender la réalité. ‘’On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire’’10, le
verdict est tranché, la distanciation envers les idées préconçues est consommée, et ainsi une
plus rigoureuse appropriation des phénomènes est alors possible. Cette attitude, lointaine
descendante de l’étonnement philosophique, est nécessaire afin de s’inscrire dans la logique
de la découverte scientifique, et aussi peut ainsi rectifier les spéculations trop osées. Quand
Hegel déterminait a priori qu’entre Mars et Jupiter ne se trouvait absolument rien 11, alors que
l’on sait désormais qu’il s’y trouve une pléthore d’astéroïdes, la nécessité du scepticisme
scientifique est rendue apparente, qui avance tout en doutant. Ces apports positifs de la
science contribuent à sa richesse, et en fait une condition sine qua non de l’épanouissement de
l’humanité.
8
Hobbes, Thomas. 2000. Léviathan, ou, Matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil. (Gérard Mairet
trad.) Gallimard, Paris. p.14.
9
Descartes, René. 1840. Discours de la méthode. Hachette, Paris. p. 31.
10
Bachelard, Gaston. 1938. La Formation de l’esprit scientifique. Vrin, Paris. p.14.
11
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich. 1979. Les orbites des planètes. (François de Gandt trad., préface de
Dominique Dubarle) Vrin, Paris. In Persée. En ligne.
‘’http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhs_0151-4105_1983_num_36_3_1953’’. Consulté la
dernière fois le 5 mai 2014.
6
Si ‘’la science ne pense pas’’12, c’est bien parce qu’elle n’a pas à le faire. La
philosophie pallie à cette absence, et est complémentaire à la recherche scientifique, qui
cherche à objectivement poser le sens derrière nos perceptions physiques. Sans s’interroger
sur le pourquoi de la chose, la technoscience a le pouvoir de changer irrémédiablement notre
manière de vivre, le XXème en est l’éloquent exemple, et les bouleversements à venir sont
encore étrangers à l’histoire, contrôler cette puissance aveugle et destructrice par une éthique
appropriée est ainsi essentiel afin de ‘’préserver pour l’homme l’intégrité de son monde et de
son essence contre les abus de son pouvoir’’13. La science s’exprime à l’indicatif, exposant
sans prise de position les faits constatés, et à cette conjugaison, il manque l’impératif et le
conditionnel de la philosophie, qui statue sur le bien et guide l’humanité sur des sentiers plus
justes. ‘’La réflexion éthique est devenue une composante essentielle du développement des
sciences et de la technologie’’14, et en prévision de ces lendemains incertains, les inclinaisons
personnelles et les réticences respectives ne doivent pas influer sur la poursuite du plus grand
bien.
12
Heiddeger, Martin. 2001. Essais et conférences. (André Préau trad.) Gallimard, Paris. p. 157.
Jonas, Hans. 1998. Le Principe Responsabilité. (Jean Greisch trad.) Flammarion, Paris. p. 18.
14
Office de l’information du public de l’UNESCO. Le possible et l'acceptable - la science face à l'éthique. En
ligne. ‘’http://www.unesco.org/bpi/science/vf/content/press/franco/14.htm’’. Consulte la dernière fois le 5 mai
2014.
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