la première veste de camouflage de guerre du

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la première veste de camouflage de guerre du
« LA PREMIÈRE VESTE DE CAMOUFLAGE DE GUERRE DU MONDE »
EST INVENTÉE PAR LOUIS GUINGOT.
Frédéric Thiery
P.U.F. | Guerres mondiales et conflits contemporains
2007/3 - n° 227
pages 7 à 21
ISSN 0984-2292
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Thiery Frédéric, « « La première veste de camouflage de guerre du monde » est inventée par Louis Guingot. »,
Guerres mondiales et conflits contemporains , 2007/3 n° 227, p. 7-21. DOI : 10.3917/gmcc.227.0007
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Longtemps, l’uniforme du soldat français reflétait par ses couleurs et
ses dorures le prestige du régiment qu’il représentait. Les couleurs nationales – héritées de la Révolution française et du Premier Empire – avaient
une valeur militaire symbolique. En 1829, le pantalon garance devint
l’emblème du fantassin français. Fier de son uniforme, le soldat du
XIXe siècle et du début du XXe s’efforça de le porter avec élégance et avec
respect. Après la défaite de 1870 contre les Allemands, la question de
l’invisibilité devint une des grandes préoccupations du ministère de la
Guerre. Plusieurs études furent menées en vue de modifier les couleurs1
mais ne suffirent pas pour convaincre l’état-major et la société française de
l’évolution nécessaire de l’uniforme. À partir de 1903, toutes les tentatives
pour doter l’armée française d’une tenue de teinte neutre échouèrent
– alors que les Britanniques avaient adopté le kaki en 1902, les Russes le
vert en 1907, les Allemands le feldgrau de couleur gris-campagne en 1907,
les Autrichiens le gris-brochet en 1909 et, la même année, les Italiens le
gris-vert. Avec cette différence d’appréciation des priorités, un fossé
important se creusa entre la France et ses voisins européens. Le conflit se
déclencha en 1914 sans que l’on eût cependant résolu le problème des
tenues françaises.
C’est à l’armée française – ou plus exactement à un artiste de l’École
de Nancy – que revint l’idée d’avoir découvert l’importance et l’efficacité
du camouflage et d’en avoir fait l’usage le plus remarquable. Le camouflage est une invention lorraine du premier conflit mondial. Il est né de la
prise de conscience du pouvoir mortifère du champ de bataille que provoquèrent les offensives de la fin août 1914. Constatant en effet le peu de
1. En 1898, lors des expériences de tirs menées à Vincennes, le ministre de la Guerre, Godefroy
Cavaignac, prit connaissance des teintes dites « neutres » : le kaki et le gris-bleuté. Les conclusions se
virent confirmées par l’étude officielle dirigée par le commandant Lavisse en 1902, investigation
nommée « Sac à dos ». Plus tard, en octobre 1910, une commission fut créée par le nouveau ministre
de la Guerre, le général Brun, pour confectionner de nouveaux uniformes dans un drap gris-vert,
appelé « tenue réséda ».
Guerres mondiales et conflits contemporains, no 227/2007
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1914.
« LA PREMIÈRE VESTE
DE CAMOUFLAGE
DE GUERRE DU MONDE »
EST INVENTÉE PAR LOUIS GUINGOT
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Frédéric Thiery
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2. De la génération de Maurice Barrès, Louis Guingot naquit en 1864 à Remiremont (Vosges).
Il s’intéressa très tôt aux arts décoratifs, alors très en vogue. Sa formation débuta en 1884 à l’École
nationale des beaux-arts et celle des arts décoratifs de Paris, où il fut l’élève de Victor Galland (18221892) qui exécuta la partie ornementale du Panthéon. Ses expériences parisiennes l’orientèrent vers la
peinture décorative : suivant l’exemple de son maître, Guingot devint un brillant décorateur de
théâtre.
De retour en Lorraine, il embellit par de vastes peintures murales, entre autres, le château de
Gorcy, le théâtre de Verdun et celui de Lunéville ou le pavillon d’entrée de l’exposition internationale à Nancy. Dans les Vosges, il décora le casino de Vittel, la brasserie de Charmes, le plafond du
grand salon de l’hôtel de ville d’Épinal et conçut plusieurs décors pour le Théâtre du Peuple à Bussang dirigé par Maurice Pottecher.
Ces décors peints exigent une technique sûre, rapide dans son exécution. Guingot maîtrisait avec
brio la peinture à la colle dite aussi détrempe ; celle-ci connut un véritable engouement par le biais
des traditions picturales venant du Japon. L’émulation créatrice qui animait Nancy fut très stimulante
en cette fin de siècle pour les artistes, suscitant une effervescence artistique et industrielle qui aboutit
en 1904 à la création de l’École de Nancy. Parmi les 36 membres fondateurs, Guingot figura auprès
d’Émile Gallé (1846-1904), Louis Majorelle (1859-1926), Jacques Gruber (1870-1936), des frères
Auguste (1853-1909) et Antonin Daum (1864-1930), de Victor Prouvé (1858-1942)...
L’œuvre de Guingot demeura cependant encore mal référencée et l’artiste vosgien tomba dans
l’oubli lent, inexorable, malgré des années riches et productives, ponctuées de découvertes originales.
Picturale avant tout, sa production est moins tournée vers la création d’objets en série ou
d’ameublement, contrairement à ses amis de l’École de Nancy. Il fut néanmoins considéré comme
l’un des protagonistes ayant mis au point une peinture de camouflage sur étoffe qui allait connaître un
vif succès durant la Première Guerre mondiale et qui se voit aujourd’hui décliné dans la mode.
3. Entre 1904 et 1905, Guingot fit construire « la Chaumière » (maison et atelier) en retrait de la
rue d’Auxonne (actuel no 10), dont l’architecte fut Lucien Weissenburger (1860-1929), un des plus
célèbres du « style 1900 », condisciple d’Hector Guimard et architecte de la brasserie Excelsior à
Nancy. L’accès à l’atelier de travail se fait par une magnifique grande baie vitrée en forme d’aile de
papillon dont les plans avaient été dessinés par Gruber. Malheureusement, ce chef-d’œuvre n’existe
plus aujourd’hui.
4. Dernier élève de Guingot, Albert Conte fréquenta de 1942 à 1945 son atelier situé à LaySaint-Christophe, près de Nancy. En 1942 en effet, Guingot cherchait un élève capable de lui succéder pour faire des décors de théâtre. C’est à ce moment qu’Albert Conte vit pour la première fois la
veste de camouflage adossée à une chaise, de même qu’une cagoule bariolée ayant servi à des essais
aériens à Toul. À la mort du peintre en 1948, Albert Conte fut l’héritier de la veste et de la cagoule,
mais ces dernières furent longtemps gardées par Berthe Theuret, ancienne gouvernante devenue
l’épouse de Guingot, et ce, jusqu’en 1976, date à laquelle Albert Conte put emporter la veste, à
charge pour lui de la montrer dans les expositions.
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discrétion des couleurs françaises, le peintre lorrain Louis Guingot2 créa,
dans son atelier de la rue d’Auxonne3, dans la banlieue de Nancy, « la première veste de camouflage de guerre du monde », cette désignation étant
celle utilisée par l’artiste, lorsque Albert Conte4 – son élève – vit la veste
camouflée pour la première fois en 1942. Son prototype baptisé « tenue
léopard » consistait autant à rendre moins visible les soldats qu’à les protéger sur le front. Le but : sauver des vies.
L’inventeur du camouflage de guerre envoya le vêtement aux Services
des Armées à Paris qui découpèrent un échantillon de drap camouflé
avant de le lui retourner. La veste « léopard » ne fut pas adoptée pour
autant car l’armée française créa l’uniforme bleu horizon – mis en service
début 1915 – plus discret que les pantalons rouges ; les troupes coloniales,
dont celles d’Afrique du Nord, eurent droit à une tenue kaki. Néanmoins, la découverte de Guingot vit une application dans le camouflage
de l’artillerie menacée par l’aviation allemande, mais pas des hommes, ce
qui suscita à l’époque des polémiques très vives. Les Allemands perçurent
1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde »
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d’emblée la dimension essentiellement psychologique du camouflage de
guerre comme une arme qui trompe. Ils attachèrent davantage
d’importance à la dissimulation des hommes – point faible des Français –
et du déplacement des troupes. Ils seront, en réalité, les premiers à revêtir
des tenues camouflées en 1918.
La veste « léopard » de 1914, très semblable à celle utilisée de nos
jours, tient une place à part dans l’uniformologie militaire parce qu’elle est
le premier vêtement camouflé de l’histoire militaire et de l’histoire de
l’art. Elle est très connue à cause du morceau de tissu découpé sur le
devant et remplacé par un carré de toile blanc. Conservée au Musée historique lorrain à Nancy depuis 1981 sous le numéro d’inventaire 81-3-9,
elle fut souvent prêtée lors d’expositions sur l’histoire du camouflage militaire et sur la Première Guerre mondiale, notamment celle intitulée
Camouflage : l’art de se cacher en 14-18 qui s’était déroulée à l’Historial de la
Grande Guerre, à Péronne dans la Somme, du 23 septembre au
14 décembre 1997. Elle fut également visible au Musée de l’Image, à Épinal, lors de l’exposition intitulée Les Vilains. Variations sur les images des
contes de Perrault, du 26 juin au 2 janvier 2005.
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Août 1914. À l’heure de la mobilisation générale, l’état-major pensait
que la guerre serait courte, faite de mouvements et d’offensives rapides.
Le plan XVII, conçu et dirigé par le général Joffre, était simple :
reprendre l’Alsace-Lorraine. Dans l’optique d’une guerre brève, rien ne
servait de modifier l’uniforme de l’infanterie française en 1914. Celui-ci
n’avait guère changé depuis 1870, voire depuis 1829, en ce qui concerne
le pantalon garance. Comparé à celui des autres belligérants, il était l’un
des plus inadaptés à la guerre moderne : la vareuse bleue (modèle en
vigueur en 1914 inchangé de celui de 1877), le pantalon rouge garance
– très repérable sur le champ de bataille – et le képi rouge camouflé par
un manchon de toile bleue en 1913 (cf. III.1), constituèrent une cible de
choix pour les tireurs allemands déjà en feldgrau. Ces uniformes visibles,
aux couleurs de la République française, furent partiellement responsables
du nombre élevé des pertes dès les premiers jours, et prouvèrent malheureusement l’inconscience de l’état-major au début de la guerre.
Très peu de temps après le début des hostilités, Guingot – alors âgé de
50 ans – imagina que les combattants eux-mêmes pourraient se rendre
invisibles aux yeux de l’ennemi en portant une tenue de camouflage de
guerre dont les couleurs s’harmoniseraient avec celles de l’environnement. Par souci humanitaire plus que militaire, Guingot demanda à son
ami Eugène Corbin (1867-1952), grand mécène des artistes de l’École de
Nancy, de lui faire confectionner une veste toute simple, en toile, dans
son atelier de couture des Magasins Réunis à Nancy. Il s’agit d’une veste
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LA TENUE « LÉOPARD » DE 1914 :
LE PREMIER PROTOTYPE DE CAMOUFLAGE DE GUERRE
Frédéric Thiery
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III . 1
Source : F. T., dessin à l’aquarelle (2005).
croisée (cf. III.2), fermée par un double boutonnage de cinq boutons
apparemment d’origine ; à noter un bouton fait aujourd’hui défaut sur le
pan inférieur droit. Elle a la particularité d’une coupe mixte, chaque rabat
ayant son jeu de boutonnières et de boutons. Cette coupe a des similitudes avec la tunique militaire de 1914 : elle est droite, simple, sans plis et
fonctionnelle. La veste est munie sur le devant de deux grandes poches
rectangulaires latérales plaquées, ainsi que deux poches poitrine plus petites, au revers desquelles se trouvent deux grandes poches intérieures. Le
col est légèrement montant. Il s’agit d’un col officier destiné à masquer en
partie le cou et les habits du dessous. Il se ferme par trois petites griffes
métalliques dont une a été perdue.
COMMENT LE CAMOUFLAGE A-T-IL ÉTÉ RÉALISÉ ?
La veste fournie, Guingot se proposa de barbouiller la toile brute suivant la technique issue de son travail de décorateur ; le barbouillage est
une technique de peinture rapide et spontanée où l’on procède par taches
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III . 2
Source : F. T., dessin au crayon (2005).
Dimensions :
— Veste : haut. 0,82 m / larg. 0,50 m.
— Grandes poches latérales : haut. 0,23 m / larg. 0,18 m.
— Petites poches poitrine : haut. 0,155 m / larg. 0,115 m.
— Poches intérieures : haut. 0,185 m / larg. 0,165 m.
éparpillées et par lignes épaisses. Étudiant le mimétisme de son caméléon
élevé en liberté dans son atelier et les couleurs à utiliser, l’artiste choisit
arbitrairement trois couleurs de base empruntées à la nature et au jardin :
— Un vert pré : c’est la couleur dominante, résultant d’un mélange de
plusieurs verts visibles dans la nature et suivant la saison : la couleur de
l’herbe, des feuilles des légumes du potager et des arbres.
— Un brun-rouge : il s’agit d’une couleur reprenant celle de la terre
locale de Lorraine, une couleur que Louis Guingot voyait quotidiennement dans son jardin et dans les champs environnants. Probablement, il s’est inspiré aussi des mousses de couleur brun-rouge accrochées aux murs de pierre et aux bordures des allées de jardin.
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1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde »
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Frédéric Thiery
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Ensuite, il redistribua ces trois couleurs en un désordre étudié pour
donner l’illusion qu’il s’agit d’herbes, de sous-bois, d’arbres ou de branchages. Nous pourrions parler d’un « effet impressionniste inversé ».
Guingot se référa ici à la technique du pointillisme parfaitement maîtrisée
par les impressionnistes : ce procédé pictural, développé par Georges Seurat (1859-1891) à la fin du XIXe siècle, consiste à appliquer la peinture par
touches successives, laissant le soin à l’œil de recomposer la forme et les
couleurs.
Guingot utilisa son invention brevetée, celle du « grand teint », dont il
avait tiré avant la guerre, nappes, rideaux, serviettes et tentures peints par
ses soins. Il s’agit d’un procédé spécial de peinture des étoffes qui
n’attaque pas le tissu et n’est pas détérioré par la lumière ou par l’eau de
javel. La peinture à la colle5 lui servit à appliquer directement sur le tissu
des taches vertes et brunes irrégulières sur fond jaunâtre, et cernées de
bleu.
On ne sait pas exactement comment la veste devait être maintenue
pendant le barbouillage. A-t-elle été posée sur un mannequin en bois que
de nombreux artistes possédaient dans leur atelier ? C’est fort probable.
Mais Guingot, toujours plein d’imagination, a très certainement fabriqué
une sorte de grand cintre à l’aide de baguettes en bois, permettant ainsi de
suspendre le vêtement par les épaules.
Ces deux photographies montrent clairement comment le camouflage
de guerre a été construit et comment la peinture a été appliquée à même
la toile brute. Guingot a su capter ici, comme si l’on utilisait un appareil
photographique, la synthèse des formes et des couleurs pour donner, de
loin, l’illusion d’un arbre aux branches largement déployées. L’artiste n’est
pas entré dans les détails, l’ampleur du geste intervient aussi pour une
grande part : il est large pour étaler la peinture. Dans un premier temps, il
dessina rapidement les formes générales d’un tronc d’arbre en étalant de
grands aplats de couleur verte dans le dos de la veste (cf. III.4). Pour cela,
il employa un pinceau brosse plat assez large (taille no 20) généreusement
imprégné de peinture à la colle ; il est intéressant de remarquer que la
colle teintée de vert a diffusé dans la trame du tissu puisqu’on observe des
auréoles de colle tout autour des grosses taches. Ce tronc lui a servi de
repère pour tracer ensuite des grandes lignes vertes épaisses et parallèles
pour suggérer les branches de l’arbre ; ces lignes se poursuivent sur le
5. La peinture à la colle est une technique picturale dans laquelle les colorants utilisés sous forme
de poudre sont broyés puis délayés au moment de peindre avec de la colle tiède de peau de lapin. La
colle doit bien imprégner le tissu. Le plus difficile est le moment de l’exécution car la peinture ne
révèle précisément les teintes que lorsqu’elle est complètement sèche. Il faut en conséquence une
grande pratique de son utilisation pour obtenir les teintes et les effets désireux.
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— Un bleu sombre : appelé communément « le bleu Guingot », il s’agit
d’un bleu particulier dont seul l’artiste connaissait le secret de fabrication et qu’il utilisait couramment dans ses décors de théâtre, pour souligner partiellement des ombres, des branches, des arbres...
III . 3
III . 4
Source : photo F. T. (2006).
Source : photo F. T. (2005).
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devant de la veste. Guingot a conçu alors un camouflage zébré ou tigré
conforme à un paysage de type européen. Il est fort probable qu’il se soit
inspiré de la veste d’Émile Friant (1863-1932) qui « avait créé un camouflage pour la chasse, fait de rayures verticales, spécialisé pour se confondre
avec les arbres, et non un effet impressionniste par taches colorées distribuées de façon quelconque et pouvant servir en tout terrain »6. Dans un
deuxième temps, il traça au pinceau des traits rouges et des cernes bleus
sombres pour produire tout simplement des effets de volume des masses
vertes. Par exemple sur les manches, l’association des trois couleurs crée
l’illusion d’une profondeur des sous-bois car notre rétine ne perçoit pas
les couleurs indépendamment les unes des autres mais elle les associe. Les
touches produisent des effets variés, les lignes brunes concentriques et
bleues le long de taches vertes sur la manche droite, suggèrent parfaitement les lichens sur les écorces des arbres ou des pierres. À l’inverse, la
disposition des taches vertes sur la manche gauche suggère des mousses
poussant en forêt.
Pour comprendre l’effet de ce camouflage, il suffit de l’observer les
yeux mi-clos jusqu’à ne plus le percevoir avec netteté. Cela permet de ne
saisir que de simples masses de couleurs dépourvues de détails superflus.
Les couleurs se juxtaposent de telle manière que l’œil les voit s’imbriquer
les unes dans les autres. Ainsi les taches rouges et les cernes bleus disparaissent car elles se fondent avec les taches vertes.
Une fois sèche, la veste fut placée quelque part dans son jardin et se
fondit avec la couleur dominante du lieu. C’est la définition même du
6. Albert Conte, Louis Guingot (1864-1948) et les autres : peintre – inventeur du camouflage de guerre
en 1914, 1996, Chez l’auteur, p. 16.
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1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde »
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Frédéric Thiery
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III . 5
Source : F. T. dessin à l’aquarelle (2005).
Aussitôt, Guingot fit part de son idée géniale à Corbin qui avait assez
de relations à Paris pour faire suivre le dossier au ministère de la Guerre.
Il déposa son prototype avec une lettre explicative à Nancy à charge
pour Corbin de l’envoyer aux Services des Armées à Paris, qui prélevèrent un carré de toile camouflée (15 × 15,5 cm) pour accompagner un
dossier administratif destiné aux autorités militaires. Malheureusement,
ce carré ne fut jamais retrouvé. On peut penser que la veste devait être
boutonnée comme sur l’illustration ci-dessus, ce qui explique le prélèvement du carré de tissu sur le pan droit, coupé à la limite de la poche, et
non sur le pan gauche. La veste amputée sur le devant revint quelques
semaines plus tard chez son propriétaire, accompagnée d’une lettre polie
de l’armée que Guingot, probablement furieux, jeta. On n’a jamais su
exactement ce qui était écrit dans cette lettre. Elle disait certainement
que l’idée était intéressante, mais sans plus... Ce n’est qu’en été 1944,
après le Débarquement en Normandie, que la veste sera rapiécée d’un
carré de tissu blanc identique à celui de la veste. Par conséquent, cela
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camouflage : tout objet camouflé perd son contour et se fond, pour
l’observateur, dans le paysage dans lequel il se trouve. Pour la première
fois dans le monde et dans l’histoire de l’art, un vêtement camouflé vit le
jour (cf. III.5) : il est lorrain et nancéien. On est en septembre 1914,
c’est-à-dire un mois après la déclaration de guerre du 3 août 1914. Fier de
sa trouvaille, Guingot aurait voulu l’appeler « caméléon » en hommage à
son animal préféré, mais Friant fit remarquer que « caméléon » n’avait pas
une connotation militaire. Le terme de « léopard » sonnait mieux car il
rappelait le nom d’un animal combatif. « Léopard » sera donc synonyme
de camouflage moderne, adopté par toutes les armées du monde, en particulier par l’armée française.
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signifie que, de 1914 à 1944, la veste était restée dans l’état dans lequel
elle avait été rendue par l’armée.
La « tenue léopard » qui aurait pu sauver beaucoup de vies humaines,
ne fut pas retenue par l’état-major pour quatre raisons. D’évidence, l’idée
du camouflage se heurta à son incompatibilité avec la fable représentative
du combat, de la victoire, avec l’idée du sacrifice, avec les idéaux de toute
une société. L’irruption d’un prototype de camouflage de guerre dans les
bureaux de l’état-major apparut comme une révolution psychologique et
morale, agissant tant sur la pensée de la guerre que sur le code d’honneur
de la société militaire de l’époque. Le camouflage se révéla comme une
arme de la ruse et de la dissimulation qui rompait avec le mythe du combattant. En résumé, le camouflage était considéré comme une arme nouvelle, une arme qui trompe. Guingot avait réfléchi en peintre et en humaniste. Il voulut faire adopter l’idée d’un camouflage par la couleur, destiné
à rendre moins manifestement visibles sinon invisibles les hommes, et
ainsi les confondre avec l’environnement. L’état-major ne pouvait laisser
libre cours à des initiatives visant à la conception, et encore moins à la
réalisation d’une tenue bariolée de manière fantaisiste par un peintre,
pourtant connu, et non par des militaires. Il faudra donc attendre
l’imaginaire, avisé et sans a priori, d’un artiste confronté à l’épreuve du feu
– un certain Guirand de Scévola –, pour voir l’invention du camouflage
resurgir et sa solution adoptée officiellement le 12 février 1915.
Cette pensée militaire n’explique pas à elle seule une telle réticence. En
effet, l’uniforme de l’armée française revêtait, sous la France de la
IIIe République, une symbolique militaire forte : le bleu et le rouge rappelaient aux hommes le caractère sacré des couleurs nationales et républicaines, et entretenaient à la fois le souvenir des plus belles victoires militaires et
l’esprit de la Revanche sur l’Allemagne. Fier de son uniforme, le soldat de
la Belle Époque le portait avec élégance et respect. De cet état d’esprit, provient l’attachement irraisonné de l’opinion publique française à la tunique
bleue et au pantalon rouge. Jean Jaurès lui-même s’était opposé, en juillet 1914, à l’abandon du pantalon garance. Quant à l’armée... Le capitaine
Clément Grandcourt déclara en 1914 : « Il faut laisser à l’infanterie sa couleur garance, traditionnelle, et qui ne se révèle au-delà de 800 m que par
une sorte de papillonnement fort utile, vu qu’il empêche la confusion très à
craindre aux distances actuelles de combat » et le lieutenant Michel affirmait que l’uniforme français était « un costume d’hygiène et non un costume de combat [...]. On ne se figurait guère un soldat vêtu complètement
de gris ou de brun de la tête au pied »7. Par conséquent, il fallait donner à
l’ennemi l’impression que le soldat français n’avait pas peur, qu’il était combatif, respectable et animé de cette « force morale » au combat.
Mais, au-delà d’un souci persistant de l’esthétique vestimentaire,
l’uniforme officiel correspondait, dans l’optique militaire de l’époque, au
7. Louis Delperier, « 1914 : l’Infanterie », Gazette des Uniformes, les armées de l’Histoire, no 79,
février 1984, p. 80.
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1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde »
16
Frédéric Thiery
vieux principe séculaire du « voir et se faire voir », où la force et la bravoure tiraient leur efficacité psychologique de leur visibilité. Le soldat
français ne devait pas être confondu sur le champ de bataille avec une
autre armée, en particulier avec l’ennemi. Ainsi, l’obligation de se dissimuler fut très mal prise en compte par l’armée française car, en instaurant
le « voir et combattre sans être vu », le camouflage aurait mis fin à ce
vieux principe militaire du XIXe siècle.
Enfin, les facteurs économiques englobent tout. En 1914, il était
impossible, pour des raisons budgétaires, de fabriquer en série la quantité
de tissu nécessaire à des millions de tenues, du fait de la complexité des
dessins et du nombre de couleurs exigées pour le camouflage ; seul Guingot savait peindre artisanalement cet effet de brouillage.
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Camoufler les canons préoccupait davantage l’état-major français qui
avait, avant 1914, sous-estimé l’augmentation formidable que la puissance
du feu allait prendre au cours du conflit. L’artillerie lourde était un armement nouveau qui faisait défaut à l’armée française alors que les forces
allemandes étaient équipées de canons puissants, fabriqués dans les usines
Krupp. Tout s’accéléra alors.
Fin septembre 1914. Eugène Corbin, maréchal des logis au 6e Régiment d’Artillerie à Pied au fort de Domgermain près de Toul, fut choqué
par la mort d’un sous-officier et de deux artilleurs tués à côté de leur
canon. Encouragé par son supérieur, le colonel Fetter, il s’adressa à son
ami Guingot pour tenter une expérience d’utilisation des toiles camouflées. Le premier essai fut réalisé au camp retranché de Toul, au-dessus
d’un canon sous une grande toile rectangulaire tissée dans les Magasins
Réunis de Nancy et traitée de la même manière. L’histoire se déroula
ainsi : cinq artilleurs revêtirent « [les] cagoules, simples sacs rectangulaires,
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CAMOUFLER LES CANONS PLUTÔT QUE LES COMBATTANTS !
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cousues sur une longueur et une largeur [...] dans la même toile que la
veste de Guingot »8 et peintes par celui-ci, tandis que cinq autres artilleurs
gardèrent l’uniforme bleu foncé. Cette expérience fut un vrai succès : de
son avion, le pilote, ignorant tout de l’organisation, « lança un tube renfermant un message annonçant qu’il n’aperçut que les cinq hommes portant la tenue réglementaire ». Cela signifiait que la batterie et ses servants
camouflés se confondaient avec le terrain environnant. Rappelons ici que,
lors des manœuvres de 1910, il avait été prouvé que même dans les bois,
les aviateurs distinguaient nettement le rouge du pantalon et du képi.
Leurs expériences analogues et réussies de camouflage de canons et
d’artilleurs décidèrent de la création du premier atelier de camouflage
dans l’atelier de Guingot, rue d’Auxonne à Nancy, en octobre 1914. Les
premières personnes embauchées étaient des civils : son fils Henri et
Berthe Theuret9. Mais la demande était toujours croissante. Le service de
camouflage s’installa alors au 3, rue Chanzy à Toul, dans la maison de
Paul Louis (directeur des Magasins Réunis de Toul), puis à partir du
17 novembre 1914, à l’Arsenal de Toul sur la recommandation du colonel
Fetter. L’équipe des camoufleurs se composa bien sûr de Louis Guingot
engagé au 2e Génie de Toul pour toute la durée de la guerre, d’Eugène
Corbin, d’Henri Royer (1869-1938) – caporal au 42e Régiment
d’Infanterie territoriale –, d’Eugène Ronsin – décorateur à l’Opéra de
Paris et maréchal des logis du 6e Régiment d’Artillerie à Pied, comme
Corbin –, de Georges Ventrillon – peintre ayant exécuté un portrait tricolore de « Guingot de l’équipe » le 6 novembre 1914, ce tableau prouvant la création très rapide de l’Équipe à Toul – et enfin du chansonnier
lorrain Georges Chepfer (1870-1945) – célèbre auteur interprète des
Dames de Saizerais, de La Communion du gamin et de Not’Parisienne est
arrivée. Ce groupe prit le nom pompeux d’ « Équipe d’Art du 6e Régiment d’Artillerie à Pied », puis devint l’ « Équipe de camouflage » suite
aux quolibets des Nancéiens qui les appelaient péjorativement « les barbouilleurs ». Il peignit sans arrêt des toiles fournies par Corbin et allait les
installer au-dessus des pièces d’artillerie. Puis il se mit à peindre les pièces
elles-mêmes, notamment les canons de 120 et de 155, attendant à l’arsenal
de Toul leur envoi sur le front. Ces canons furent utilisés – sans jamais
être repérés – dans le secteur de Toul pour tirer sur les positions avancées
de Metz.
Après cette période d’expériences fécondes et novatrices, il fut décidé
de donner une existence officielle à cette équipe. Dès février 1915, le
peintre portraitiste mondain Guirand de Scévola (1871-1950), qui aurait
8. A. Conte, op. cit., p. 42.
9. Berthe Theuret est née en 1896 à Saint-Martin, près de Blâmont (54). Dentellière sur perles à
Dombasle-sur-Meurthe (54), elle fut la toute première ouvrière embauchée comme gouvernante dans
l’atelier de Guingot. Elle avait 18 ans. Elle était deux fois plus jeune que Guingot et sera la cause d’un
profond désaccord entre le père et ses deux enfants. Après le décès de Guingot en 1848, elle emportera la veste camouflée. Elle épousera M. Andriot, un pensionné de guerre, et s’installera à Mailly-surSeille, près de Nomeny (54). Elle décédera le 21 mai 1979 à Saint-Nicolas-de-Port.
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1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde »
Frédéric Thiery
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été envoyé à Toul comme peintre officiel de l’Armée10, rejoignit immédiatement l’équipe et proposa sa collaboration afin de promouvoir la nouvelle technique de camouflage et d’assurer la gestion administrative de
l’atelier. C’est alors que Corbin devint le fournisseur exclusif des toiles et
Guingot fut progressivement évincé au profit de Guirand de Scévola qui
fut nommé chef de cette nouvelle section autonome à laquelle furent
affectés des artistes mobilisés. Secondé par sa femme Marie-Thérèse Pierrat, Guirand de Scévola – alors canonnier au 6e Régiment d’Artillerie à
Pied promu rapidement capitaine – utilisa ses hautes relations parmi les
membres du gouvernement pour faire connaître aux autorités militaires
les expériences réalisées dans le Toulois. Fort de l’appui du général de
Castelnau – chef de la IIe armée – et de l’intérêt du président de la République Raymond Poincaré, il finit par persuader le Haut Commandement
de la valeur stratégique du camouflage et de son efficacité pour protéger
les points sensibles du front. Comment ? En mars 1915, il se présenta au
colonel de Cointet, puis au général de Castelnau, pour procéder à une
démonstration du camouflage sur le front de Picardie aux commandants
d’armée. Il raconta en effet que, lorsqu’il assurait la liaison téléphonique
entre sa pièce d’artillerie de 155 et l’état-major de Pont-à-Mousson près
de Nancy, il s’aperçut que son canon ne constituait pas un modèle de discrétion, et prétendit ensuite que les Allemands repéraient le canon dès son
tir et le bombardaient immédiatement. Il soumit à l’état-major français
l’idée de dissimuler, sous des toiles peintes, les canons qui brillaient au
soleil, ainsi que les hommes, de telle sorte qu’ils se confondissent avec le
terrain environnant. Mais s’attribuant ainsi l’idée du camouflage, Guirand
de Scévola oublia évidemment de relater les essais aériens de Toul
de 1914 dont l’antériorité lui aurait ôté tout mérite ! D’ailleurs, il avait
affirmé que son idée lui était venue grâce aux recherches picturales du
groupe de peintres du Moulin de la Galette à Montmartre11.
Très vite, l’art du camouflage se développa et devint une nouvelle discipline militaire que l’armée française supervisa au sein même des casernes. Le premier document concernant le camouflage émane du ministère
de la Guerre et est daté du 12 février 1915. Il constitue l’acte de création
de la première équipe officielle de camouflage à Amiens12, en Picardie, là
où le front redoublait d’activité en ce début de l’année 1915. Des peintres
cubistes célèbres, tels Charles Dufresne (1876-1938) ou Roger de la
Fresnaye (1885-1925), vinrent s’y installer. Le 14 août de la même année,
le maréchal Joffre, convaincu de ce nouvel art militaire, donna une organisation régulière aux camoufleurs rassemblés en une unité rattachée
d’abord à son Grand Quartier Général, puis en octobre 1916 au 1er Régi10. Guirand de Scévola fut présenté à Eugène Corbin par le Dr Chapuis, médecin militaire et
sénateur. R. Nouveau, op. cit., p. 44.
11. G. Hartcup, Camouflage. A History of Concealment and Deception in War, London, New
Abbot, North Pomfret, David et Charles, 1979, p. 17.
12. Service historique de la Défense – Terre, dossier 7N410.
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1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde »
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ment du Génie, et placée sous le commandement de Guirand de Scévola.
Des ateliers secondaires apparurent à Châlons-en-Champagne et à Nancy,
puis à proximité des combats, à Limey, à Châlons-sur-Marne, à Noyon et
à Chantilly. La création des sections de camouflage permit à de nombreux
artistes – auxquels la profession ne destinait pas un rôle particulier dans la
guerre – de mettre leur talent au service de la France. Ainsi émergèrent
des maîtres du camouflage comme André Mare (1885-1932), Jean-Louis
Forain (1852-1931) et André Dunoyer de Segonzac (1884-1974). Une
équipe réduite de camoufleurs fut maintenue à Toul sous la direction du
peintre Auguste Desch (1877-1924). Corbin se laissa démobiliser en
août 1915 tandis que Guingot, qui avait signé un engagement pour la
durée de la guerre, demeura simple canonnier de 2e classe et peignit inlassablement avec son équipe des toiles à la caserne de Domgermain.
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Après la Première Guerre mondiale, une querelle d’attribution éclata
entre les différents acteurs de l’aventure du camouflage de guerre qui
essayèrent de tirer une gloire de cette découverte.
Le premier fut Guirand de Scévola. Son nom est souvent cité dans les
articles évoquant l’histoire de la découverte du camouflage. Portraitiste
mondain bien connu et très apprécié des Parisiens, c’est grâce à ses relations et à ses acquis dans tous les milieux, tant artistiques que politiques,
qu’il parla au généralissime Joffre de la technique que Guingot avait
inventée à Nancy. Il reçut la Légion d’honneur à titre civil – alors même
que Guingot l’avait refusée. Le second fut Émile Friant, qui n’ayant pourtant jamais participé aux équipes de camouflage, se prévaudra de cette
idée pour tenter de s’attribuer l’invention du camouflage de guerre : « Il
avait créé un camouflage pour la chasse, fait de rayures verticales, spécialisé pour se confondre avec les arbres, et non un effet impressionniste par
taches colorées distribuées de façon quelconque et pouvant servir en tout
terrain »13 ; Louis Guingot en avait eu connaissance.
René Nouveau attribue l’invention du camouflage à deux Lorrains :
Eugène Corbin et Louis Guingot et Cécile Coutin, conservateur de la
Bibliothèque de l’Arsenal à Paris, indique que « Georges Mouveau, décorateur à l’Opéra de Paris, sous-lieutenant camoufleur, attribue l’invention
à deux Lorrains : Eugène Corbin, administrateur des Magasins Réunis à
Nancy, et Louis Guingot, peintre décorateur ». Louis Guingot se considéra toujours comme le père du camouflage, tout en reconnaissant l’aide
considérable apportée par Eugène Corbin, fournisseur de la veste brute, et
intervenant dans l’expédition de la veste aux Services des Armées. Quant
à son fils Henri Guingot, qui participa à l’aventure dès le début en aidant
13. Cité dans A. Conte, op. cit., p. 16.
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LA POLÉMIQUE DE LA PATERNITÉ
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Frédéric Thiery
son père à peindre les premières toiles, il restituera, dans une conférence
et plusieurs articles de journaux de 1934, le rôle de chacun, minimisant le
rôle de son père et glorifiant Corbin à qui il était redevable.
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Le camouflage est une technique de dissimulation et de protection qui
est née en Lorraine en 1914. Nul ne le conteste. Louis Guingot en fut
l’inventeur et se consacra à sa mise en œuvre durant le premier conflit
mondial. Il est certain que l’artiste, grâce à son travail de décorateur, possédait une sensibilité et un métier qui le rendaient particulièrement apte à
décomposer les formes et les couleurs des paysages par des taches et des
lignes plus ou moins épaisses. En tant que prototype, la première veste de
camouflage de guerre du monde avait un rôle humanitaire et militaire à la
fois : éviter la mort d’un grand nombre de soldats encore vêtus comme
en 1870 et prouver à l’état-major l’efficacité du camouflage. Mais les Services des Armées ne furent pas intéressés par une tenue camouflée pour
diverses raisons. Camoufler les canons, par contre, les préoccupait davantage. Elle a aussi une histoire de famille : elle fut portée par le peintre luimême de nombreuses fois comme tenue de jardinage, ce qui explique en
partie les nombreux trous et l’usure du vêtement, et elle voyagea souvent
(jusqu’en 1949, la veste est à Lay-Saint-Christophe ; suite à plusieurs
déménagements, Berthe Theuret l’emporte avec elle à Thuilley-auxGroseilles, puis à Mailly-sur-Seille où elle reste vingt et un ans ; en 1976,
elle est confiée à Albert Conte).
Objet historique par excellence au sens qu’elle est la première tenue
de camouflage de l’Histoire de l’art, la veste « léopard » de Guingot est
unique dans l’uniformologie militaire : elle rompt complètement avec le
vieux principe militaire du « voir et être vu ». Depuis la Première Guerre
mondiale, les uniformes ont subi de profondes mutations inspirées par le
juste souci de réduire à son minimum la visibilité du combattant sur le
champ de bataille. Les couleurs traditionnelles ont disparu – à l’exception
des tenues de parades –, le camouflage s’est généralisé rapidement et seuls
les marins ont conservé leur mélange de bleu et de blanc. L’après-guerre a
vu un développement extraordinaire du système de camouflage et toutes
les armées du monde ont voulu équiper leurs troupes d’élite de tenues
bariolées. En 1929, l’armée italienne a créé le premier tissu bariolé, la tela
mimetizzata, dont le dessin subsistera sur les tenues jusqu’en 1985. La
seconde moitié du XXe siècle a vu la généralisation progressive des camouflages de plusieurs couleurs. En outre, les armées les plus modernes se sont
dotées de tenues spécifiques adaptées à chaque type de terrain (jungle,
neige, désert, ville...) et qui, par conséquent, changent en fonction des
théâtres d’opérations. On compte plus d’une centaine de motifs en 1960,
on en dénombre actuellement plus de trois cents, le camouflage étant étudié par informatique. Mais le fantassin français a été, jusqu’en 1991, l’un
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CONCLUSION
1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde »
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des derniers du monde à porter du vert uni. La carence en camouflage
désert a rendu les Français facilement identifiables en site désertique lors
des opérations militaires au Tchad et en Arabie. Les mentalités n’ont
guère évolué depuis 1914 et on est toujours en retard d’une guerre !
De nos jours, les écoles militaires enseignent aux jeunes soldats « le
dispositif FOMEC », chaque fantassin doit se fondre dans le paysage en
tenant compte de la forme, de l’ombre, du mouvement, de l’éclat et des
couleurs. Mais c’est peut-être oublier qu’un artiste généreux de l’École de
Nancy, certes bohême, mais d’un goût et d’une habileté remarquables,
d’une faculté d’exécution étonnante, fut « l’inventeur du camouflage de
guerre en 1914 », comme le rappellent clairement la plaque fixée au no 10
de la rue d’Auxonne à Nancy et inaugurée par le ministère des Anciens
combattants le 27 septembre 1982, et l’inscription gravée sur sa tombe au
cimetière de Bouxières-aux-Dames près de Nancy. Par son talent, son
esprit créatif et humanitaire, il créa la première veste camouflée en 1914,
rue d’Auxonne à Nancy. Louis Guingot demeure une des figures les plus
curieuses de la Lorraine artistique.
Frédéric THIERY,
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Doctorant,
Université de Nancy 2.