savoir-faire et design : à l`épreuve du marché

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savoir-faire et design : à l`épreuve du marché
SAVOIR-FAIRE ET DESIGN : À
L’ÉPREUVE DU MARCHÉ
SAVOIR-FAIRE ET DESIGN : À
L’ÉPREUVE DU MARCHÉ
Mercredi 26 septembre 2012 de 9h à 12h
Auditorium de l’Hôtel de Ville de Paris
« Toute culture nait des mélanges,
de la rencontre, des chocs.
A l’inverse, c’est de l’isolement
que meurent les civilisations. »
Octavio PAZ, Liberté sur parole.
Il en va ainsi de l’innovation, dont la réalité, afin de se conjuguer au présent,
repose souvent sur le décloisonnement, l’interdisciplinarité et la transgression.
De ce point de vue, les métiers d’art disposent d’infinies possibilités : innovation
de savoir-faire, innovation en matériaux, innovation de procédés, innovation
produits, etc. D’où sans doute, le regain d’intérêt dont ils font l’objet depuis
quelques années, et qui donne lieu à différentes expériences collaboratives,
associant la maitrise du savoir-faire et la connaissance de la matière de
l’artisan aux compétences de recherche fonctionnelle et de méthodologie de
l’innovation du designer.
Si certaines ont parfois connu des écueils, elles ont, pour la plupart, contribué à
redynamiser le champ de la création dans son ensemble, c’est-à-dire qu’elles
ont ouvert la voie à un décloisonnement des secteurs de la création dans le
cadre d’une démarche commerciale.
Dès lors, l’Institut National des Métiers d’Art a jugé intéressant de se pencher
sur le fonctionnement de ces projets collaboratifs afin de comprendre le rôle et
la place de chaque professionnel, ainsi que les attentes et les besoins exprimés,
en vue de la production d’objets, qui ont pour finalité de s’inscrire dans de
nouvelles perspectives de marchés.
A l’occasion du Deuxième Rendez-vous de l’INMA, intitulé Savoir-faire et
design : à l’épreuve du marché, qui s’est tenu le mercredi 26 septembre 2012, à
l’Auditorium de l’Hôtel de Ville de Paris, dans le cadre de l’exposition Le Dessein
du Geste, et en présence de Madame Lyne COHEN-SOLAL, Adjointe au Maire de
Paris, chargée du commerce, de l’artisanat, des professions indépendantes et
des métiers d’art, six professionnels engagés dans des processus collaboratifs
associant professionnels des métiers d’art et du design sont venus témoigner de
leurs expériences, et nous ont ainsi permis d’apporter des éléments de réponse
à des questions suscitant parfois la controverse.
1. De la complémentarité des secteurs de la création au sein d’une
économie ouverte et dynamique.
Ainsi que l’a rappelé Lyne COHEN-SOLAL en ouverture de cette matinée, les métiers d’art
contribuent à l’attractivité internationale de Paris, tant en termes de rayonnement culturel que
de création d’emplois à forte valeur ajoutée.
L’Île-de-France compte en effet environ 8 000 entreprises métiers d’art, dont les savoir-faire
participent au dynamisme de l’ensemble des « industries créatives », qui rassemblent 32 000
entreprises dans la mode, 30 000 emplois dans le secteur du design et 5 000 sous-traitants des
industries du luxe.
Si les frontières catégorielles entre art, artisanat d’art, design et industrie ont perduré de
nombreuses années en France, la globalisation économique et l’uniformatisation des pratiques
auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui appellent au développement de nouvelles
stratégies créatives et commerciales.
Dans ce contexte, l’innovation dans une acception très large semble être le maître-mot de la
production. Aussi n’est-il pas étonnant de constater une recrudescence de projets collaboratifs
associant des professionnels issus de secteurs différents, dont l’objectif consiste, d’une part, en
un renouvellement des productions et, d’autre part, en une hybridation des processus créatifs,
de la conception à la diffusion. Et la création d’une nouvelle image et de nouveaux territoires
d’expression.
Cette approche contemporaine de l’ « acte créateur » semble s’imposer comme un élément
incontournable au sein du champ de la création, tant les étudiants et les jeunes diplômés des
établissements d’arts appliqués et métiers d’art, des écoles d’art, d’arts décoratifs, d’architecture
et de design, manifestent la volonté de travailler ensemble ou d’élargir leur domaine de
compétence, contribuant ainsi à renforcer la porosité des frontières préétablies. En effet, on
observe au sein de ces établissements, et des filières auxquelles ils appartiennent, une demande
prégnante/pressante de transversalité des enseignements et des formations proposés.
La réflexion critique, à la fois créative et commerciale, que ces jeunes (et futurs) professionnels
développent sur leurs métiers et leur savoir-faire, démontre combien curiosité et démarche
complémentaire peuvent ouvrir la voie à de nouvelles pratiques et perspectives de marchés. A
cet égard, ils sont de plus en plus nombreux à répondre présents aux Rendez-vous de l’INMA,
sensibles, sans doute, à la démarche de l’Institut.
Depuis sa création en 2010, l’Institut National des Métiers d’Art a pour objectif de mettre en
place une politique sectorielle, nationale et intégrée, dynamique et ouverte, dédiée au
développement économique et culturel des métiers d’art, et destinée à promouvoir une vision
plus juste des professionnels des métiers d’art, afin de rendre plus lisible la richesse de leurs
pratiques, résolument ancrées dans la création contemporaine.
Renforcer la visibilité et la compréhension du secteur auprès des décideurs économiques et
politiques et du public, accompagner les pouvoirs publics dans la mise en œuvre de leurs
actions en faveur de son développement économique et territorial, permettre un nouveau
regard et valoriser son vivier de créateurs, initier un dialogue entre les disciplines et les
professionnels, souligner cette notion de « rencontre », maintes fois mise en avant : rencontre
avec la matière, rencontre avec des hommes, leurs savoir-faire et leurs idées ; tel est le cœur de
la mission de l’INMA.
Dès lors, le décloisonnement du secteur des métiers d’art promu par l’INMA, ne saurait être
synonyme de dilution au sein d’un ensemble plus vaste et indéfini. Bien au contraire, il vise à
permettre à tous les professionnels, quels qu’ils soient, de s’exprimer comme ils le souhaitent
et de proposer des projets innovants, individuels ou collaboratifs, dont la finalité s’inscrit
toujours dans une démarche économique et commerciale. Les collaborations entre
professionnels des métiers d’art et du design constituent un exemple parmi d’autres, mais un
exemple réel, qu’il convient de démystifier à l’aune de sa réalité économique.
L’Institut National des Métiers d’Art a souhaité interroger leurs modalités de fonctionnement
afin d’identifier leur potentiel commercial.
Aussi, compte tenu de l’intérêt mutuel que se manifestent certains professionnels issus de ces
secteurs, le postulat d’une antinomie, réelle ou fantasmée, entre les métiers d’art et le design
n’a-t-il pas lieu d’être. Les plus belles collaborations l’ont prouvé, qui ont révélé une sensibilité
commune à la plasticité de la matière, en donnant vie à des objets fonctionnels, pièce unique
ou petite série, dont la singularité repose sur la justesse formelle et l’exceptionnelle finition,
c’est-à-dire sur la complémentarité des savoir-faire.
Citant Ettore SOTTSASS, Lyne COHEN-SOLAL a rappelé que « le design (était) une
façon de débattre avec la vie ». Il y a fort à parier que les professionnels engagés dans ces
débats ont souhaité débattre de la vie avec des idées sensuelles, car comme l’a souligné Richard
SENNETT dans son ouvrage Ce que sait la main (2008), le geste de l’artisan exprime la
sensualité de la pensée.
Les témoignages recueillis nous ont donné un aperçu fort intéressant de l’origine, des enjeux
et des conséquences de ces débats, dont ils nous ont présenté un éventail des plus significatifs.
2. Savoir-faire et design : une rencontre audacieuse autour de valeurs et
d’un projet communs.
Depuis une dizaine d’années, les projets associant professionnels des métiers d’art et designers
se sont multipliés. Si le mouvement semble avoir été lancé par les grandes maisons du luxe et
par le ministère de la Culture, ces collaborations se sont étendues aux professionnels
indépendants, designers, artistes ou artisans d’art. Compte tenu des spécificités de chaque
secteur et de l’engagement que constitue l’acte créateur en lui-même, Lyne COHEN-SOLAL
et Chantal GRANIER n’ont pas manqué de souligner leur caractère audacieux.
En effet, une collaboration entre créateurs, qu’ils soient concepteurs ou fabricants – parfois
même les deux – ne se décrète pas. Sa faisabilité et son succès reposent sur un certain nombre
de pré-requis, dont on ne saurait faire l’impasse, c’est-à-dire qu’elle s’inscrit dans un projet
créatif et commercial commun, fondé sur un partage de valeurs et une stratégie de
développement à long terme.
Le projet, clef de voûte de la collaboration intersectorielle.
Dès le Premier Rendez-vous organisé par l’INMA le 26 juin 2012, les professionnels
interrogés ont insisté sur l’importance de la notion de projet, en tant qu’articulation tangible
entre la démarche créative et les perspectives commerciales, entre la démarche créative et son
appropriation par le public, amateur ou consommateur.
La définition claire et précise, mais non moins ouverte, de la finalité d’un projet élaboré par un
professionnel ou par une entreprise, permet d’établir un cahier des charges de la collaboration
en termes d’identification des besoins, de formulation des attentes créatives et commerciales,
et d’organisation du travail.
De cette première étape dépend la faisabilité du projet. Dans le cas d’une collaboration entre
professionnels des métiers d’art et du design, les finalités sont multiples et peuvent revêtir
différents aspects. Nous en avons sélectionné quatre : redynamiser le savoir-faire d’une maison
historique (Baccarat) ou redéployer un savoir-faire sectoriel (traditionnel) et territorial (Alki),
créer un espace d’expérimentations et de réflexion pluridisciplinaire (LAO) ou développer une
collaboration (interpersonnelle) de long terme (Matali CRASSET et Vincent BREED).
Redynamiser une entreprise et ancrer son savoir-faire dans la création et l’économie
contemporaines : le rôle et la place du directeur artistique et du designer.
Lors du Premier Rendez-vous de l’INMA consacré à l’émergence de nouveaux éditeurs
valorisant les productions des professionnels du secteur des métiers d’art, l’accent a été mis sur
le rôle essentiel du directeur artistique dans la mise en œuvre des objectifs du projet établi en
amont de toute collaboration, notamment si celle-ci a lieu dans le cadre d’une maison de luxe,
d’une manufacture ou d’une entreprise de taille moyenne ou intermédiaire.
C’est en effet au directeur artistique qu’il revient d’élaborer la ligne artistique ou éditoriale des
productions de l’entreprise, c’est-à-dire d’identifier les marchés potentiels et les clientèles
ciblées, et de définir la stratégie de développement, comme nous le verrons plus loin.
Si le directeur artistique joue à la fois un rôle de prescripteur et de médiateur dans le cadre
d’une collaboration entre professionnels des métiers d’art et du design, ses objectifs varient en
fonction des besoins et des attentes de la structure au sein de laquelle il exerce son activité.
Savoir-faire et design au service du luxe
Après avoir été journaliste pour des revues de décoration, Chantal GRANIER a passé 10 ans
en tant que Directrice artistique chez Baccarat, avant de poursuivre cette activité auprès de
Pierre-Alexis DUMAS, au sein du groupe Hermès International, plus particulièrement auprès
de Hermès Maison, Puiforcat et Saint-Louis.
Dès son arrivée chez Baccarat, Chantal GRANIER a entrepris un travail de revalorisation des
savoir-faire de la maison afin de répondre aux exigences de la création contemporaine, tant du
point de vue des formes esthétiques que de l’économie. Ainsi, soucieuse de renouveler la
dimension formelle des créations, elle fut l’une des premières à recourir aux compétences des
designers dans le cadre de collections spécifiques. Il s’agissait, en d’autres termes, d’associer
savoir-faire et design au service de l’identité de la maison, c’est-à-dire du luxe. Et qui dit luxe,
dit clientèle raffinée disposant d’un capital socio-économique et culturel particulièrement
élevé, à la recherche de produits à très forte valeur ajoutée, reposant sur l’innovation dans le
respect de la tradition de la maison.
Il n’est donc pas étonnant que les maisons du luxe aient été les premières à solliciter les
designers, et notamment les designers de renommée internationale tels que Ettore
SOTTSASS, Philippe STARCK, etc. Le recours à de telles personnalités du design, plus
proche du design artistique que du design industriel, suppose de la part du directeur artistique
un encadrement à la fois plus ferme et plus flexible dans le suivi du développement du produit,
qui ne doit pas aboutir à une dérive artistique.
Le directeur artistique doit en effet faciliter le dialogue entre le designer, les artisans, les chefs
de produits, les ingénieurs et les services commerciaux, qu’il s’agit de convaincre de la
pertinence d’une telle collaboration, sans omettre de faire respecter le cahier des charges
préétabli. Dans ce contexte, le directeur artistique assume un rôle d’interprète et de traducteur
des idées et des savoir-faire des uns et des autres.
Toutefois, Chantal GRANIER a fortement insisté sur un travers à éviter : « il ne faut jamais
se prendre pour le designer ! ».
Le Design au service du savoir-faire.
De son côté, Alki, coopérative artisanale fondée en 1982, au Pays basque, s’est trouvée
confrontée à une problématique en partie similaire, mais dans un contexte différent. Durant
25 ans, Alki est restée spécialisée dans la fabrication et la commercialisation de mobilier
traditionnel en bois, au service de grands réseaux de distribution de mobilier, avant que les
années 2000 ne viennent sonner le glas de ce modèle économique.
Face à la réduction progressive de la marge bénéficiaire annuelle de la coopérative, Peïo
UHALDE, l’un de ses cofondateurs et dirigeant, a pris conscience de la nécessité de
réorienter le positionnement des productions et, ce faisant, de renouveler la clientèle afin
d’ouvrir de nouvelles perspectives de marché. C’est à cette fin qu’il a sollicité les compétences
de Jean-Louis IRATZOKI, designer, qui travaille désormais étroitement avec la marque, dont
il assure également la direction artistique, non sans développer par ailleurs des projets
personnels avec d’autres partenaires.
« Contrairement à ce que l’on croit, recourir aux services d’un designer ne coûte pas cher », a
tenu à préciser Jean-Louis IRATZOKI, avant d’ajouter « que le rôle du directeur artistique »
dans tout projet d’entreprise était crucial, notamment en termes de définition de l’identité de
la « marque » développée. Chez Alki, son rôle consiste donc à assurer cette direction
artistique, à faire le lien entre le geste de l’artisan, la technologie et l’esthétique du produit,
entre le projet et le savoir-faire et enfin, entre les valeurs de durabilité et de modernité.
Expérimenter de nouvelles méthodes de travail dans le cadre d’une démarche réflexive
sur la situation et l’évolution des métiers et du secteur de l’artisanat d’art.
Une plateforme de réflexion et de création métiers d’art et design : de nouveaux usages pour
de nouveaux marchés.
Ludovic AVENEL et Benoît LANGLADE se sont rencontrés lors de leurs études en
ébénisterie à l’Ecole Boulle, Ecole supérieure et lycée des métiers d’art, de l’architecture
d’intérieur et du design, et, une fois diplômés, ont créé chacun leur entreprise. Les expériences
professionnelles auxquelles ils ont été confrontés les ont menés au constat suivant : de
nombreuses entreprises métiers d’art ont cessé leur activité ces dernières années en raison de
l’inadaptation de leur production aux besoins du marché. En d’autres termes, les productions,
au style souvent daté, n’ont pas rencontré les faveurs de la clientèle, alors même que l’on
observe une demande croissante de produits estampillés « métiers d’art » du fait de leur
caractère unique, patrimonial et durable.
Aussi ont-ils fondé Les Ateliers Ouverts (LAO), plateforme de réflexion et d’expérimentation
sur le secteur des métiers d’art, en matière de création, diffusion et promotion des
productions.
Cette initiative collaborative de création et de réflexion sur les nouveaux usages des savoirfaire a intégré, dès le départ, l’apport de la démarche du design, en tant qu’outil de lecture
critique, tant de leur domaine de compétence que de leur secteur d’activité. Cette recherche de
décloisonnement ne vise aucunement à substituer un savoir-faire à un autre, mais plutôt à
créer un dialogue entre les disciplines, autour de l’usage des savoir-faire et de leur
appropriation par les consommateurs au XXIème siècle.
Ainsi, ce qui est mis en avant, c’est le résultat du travail collaboratif de LAO, qui fait appel à
des designers dans le cadre de projets de création spécifiques, et dans les cas où la présence de
ces derniers s’avère nécessaire, comme par exemple, pour la conception de mobiliers de jardin
pour personnes âgées, créés à partir d’un dialogue entre matière, forme et ergonomie.
Savoir-faire et design : la plasticité de la matière au cœur de l’intersubjectivité
créatrice.
Designer industriel de formation, Vincent BREED s’est rapidement orienté vers le travail du
verre, qu’il a découvert à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Sous
l’influence de cette double formation, et du fait de sa curiosité personnelle, son activité revêt
plusieurs dimensions : création de pièces uniques ou en petites séries, collaboration et soustraitance, et co-création avec d’autres professionnels du secteur de la création.
Installé à Lyon depuis les années 2000, Vincent BREED consacre la majeure partie de son
temps de travail à la production d’objets ludiques et très colorés, souvent liés à l’architecture et
à la décoration, que l’on peut retrouver dans des espaces publics ou privés, comme c’est le cas,
par exemple, des créations présentées à l’Hôtel Murano, à Paris, ou encore à Hong- Kong.
Néanmoins, son travail personnel n’entame en rien sa recherche de transversalité et de
rencontres, dans son atelier ou à travers le monde, autour de la plasticité du verre, matériau
face auquel il déclare se sentir « tout petit ». Aussi travaille-t-il avec de nombreux designers,
au premier rang desquels figure Matali CRASSET. Leur collaboration est née il y a une
dizaine d’années et a évolué de plusieurs façons.
En effet, Vincent BREED a d’abord été l’artisan des créations de Matali CRASSET avant de
devenir son conseiller technique, pour finalement développer des projets conjoints avec elle,
tel que le projet « Bouture ». Chaque projet répond à un cahier des charges précis, qui définit
le rôle de chacun. La question, sensible pour certains, de la « cosignature », n’intervient que
dans le cadre de projets de création communs. Toutefois, quelle que soit la nature de la
collaboration entre designer et artisan d’art, celle-ci n’a d’autre objectif que celui de faire
évoluer le savoir-faire et ses usages.
La stratégie de développement : les clefs d’une rencontre réussie entre un produit et
son client.
Une fois le projet défini, les attentes et le rôle de chacun précisés, toute collaboration doit
s’appuyer sur une stratégie de développement, destinée à favoriser la rencontre entre le produit
et le(s) marché(s) visé(s).
Car ces projets collaboratifs ont bien pour objectif de s’intégrer à des segments de marchés
existants, mais plus encore, d’ouvrir de nouvelles perspectives de marchés grâce à leur
approche innovante et dynamique.
Identifier les marchés porteurs et construire l’identité de la marque.
En premier lieu, il convient donc d’identifier les marchés ciblés : s’agit-il du haut de gamme,
de produits accessibles à une clientèle plus large, de pièces uniques ou de petites séries,… ?
L’environnement du luxe impose une double contrainte : le respect des codes historiques qui
ont fondé l’identité de la maison auprès de sa clientèle et un renouvellement qualitatif des
produits proposés, qui se doivent d’être iconiques, c’est-à-dire de marquer les esprits, tant d’un
point de vue médiatique que commercial, et contribuer ainsi à enrichir le catalogue de la
maison. Ces collaborations donnent lieu à des collections produites en édition limitée, dont le
prix onéreux est gage d’éthique et de valeur patrimoniale. A ce titre, il exprime le caractère
inédit de ces produits à forte valeur ajoutée, qui doivent « générer de l’image et du chiffre
d’affaires », comme l’a souligné Chantal GRANIER.
Ainsi, à chaque marché un prix correspondant ; les professionnels ont donc pour mission de
développer un produit correspondant aux besoins d’un marché, voire d’en créer de nouveaux.
En d’autres termes, les collaborations artisans d’art – designers doivent proposer une offre
nouvelle qui, en retour, devra susciter de nouvelles demandes de la part de la clientèle, ce qui
engage les entreprises dans une démarche d’innovation constante.
Dans le cas d’Alki, par exemple, l’exercice fut sensiblement le même, à ceci près qu’il n’était
plus question pour le designer de réinterpréter les codes de la maison, mais bien de construire
la nouvelle identité de la coopérative, à partir des valeurs promues par ses fondateurs. Ancrée
au Pays basque, le succès de l’entreprise a longtemps été synonyme de savoir-faire traditionnel
et d’identité locale et de qualité. Loin d’être dépassés, les savoir-faire territoriaux connaissent
depuis quelques années un fort regain d’intérêt, en ce sens qu’ils sont vecteurs de
développement économique et de création d’emplois à forte valeur ajoutée. Dès lors, JeanLouis IRATZOKI et Peio UHALDE ont souhaité proposer une version « modernisée » des
savoir-faire de l’entreprise en s’appuyant sur une notion à la fois très identifiable et transversale
: la ruralité. En effet, l’entreprise accorde la plus grande importance à l’éco-conception et à
l’univers chaleureux véhiculé par le mobilier en bois, dont on constate qu’ils rencontrent un
écho égal en France et à l’étranger auprès d’une nouvelle catégorie de consommateurs, en
quête de produits éthiques et durables.
En outre, le repositionnement de l’entreprise ne s’est pas fait du jour au lendemain : si
l’entreprise de 25 personnes génère aujourd’hui un chiffre d’affaires de 2.8 millions d’euros,
75% proviennent des collections associant savoir-faire et design, dont 50% à l’export dans des
pays tels que l’Australie, le Koweït, la Corée du Sud, le Danemark, la Norvège, la Suisse, etc.
Il s’agit, pour la plupart, de pays où le travail du bois est apprécié et recherché, tant pour sa
qualité que pour son esthétique ; les productions sont proposées à des prix abordables, c’est-àdire correspondant à la valeur réelle du produit et du savoir-faire nécessaire à sa réalisation.
Aussi, si l’entreprise est parvenue à se positionner sur de nouveaux marchés en insistant sur ses
atouts en termes d’identité culturelle et technique, elle le doit avant tout à son mode de
gestion : en tant que coopérative, Alki redirige 45% de son chiffre d’affaires sur son fonds de
réserve, ce qui lui permet d’anticiper les fluctuations du marché d’une année à l’autre, mais
également d’anticiper son évolution.
Il aura fallu 5 ans à Alki pour se créer de nouveaux marchés et 3 ans pour obtenir un retour sur
investissement ; 5 ans d’investissement, de discipline, tant créative que budgétaire, mais aussi
de courage, comme a tenu à le souligner Jean-Louis IRATZOKI.
Il en va de même pour LAO qui souhaite promouvoir un travail original et contemporain du
bois, où chaque professionnel, artisan(s) d’art, graphiste ou designer, est sollicité pour la valeur
ajoutée de son savoir-faire dans le cadre de projets destinés à une clientèle très large, en quête
aussi bien d’authenticité que de tradition.
Investir dans des outils de diffusion et de promotion de projets nés de et pour des
rencontres à choix multiples.
Si la construction de l’identité du projet en tant que collaboration inédite ou « marque » (de
fabrique), est essentielle, celle-ci doit être envisagée sur le long terme. En effet, qu’il s’agisse
de collaborations ponctuelles ou de collaborations de long terme, tout projet doit s’intégrer à
la démarche globale et pérenne de l’entreprise ou du professionnel, au sens qu’il souhaite
donner à son travail et à son évolution sur le temps long.
Par conséquent, si l’on ne devait retenir qu’un terme de ces deux premiers Rendez-vous de
l’INMA, la rencontre serait celui-là. Qu’il soit question d’édition ou de collaborations artisans
d’art-designers, d’individus et de valeurs, de savoir-faire et de procédés, d’un produit et d’un
client, sur les bancs de l’Ecole Boulle, comme ce fut le cas de Ludovic AVENEL et de Benoît
LANGLADE, ou encore dans le cadre d’une collaboration entre un illustre designer, Ettore
SOTTSASS, et une maison de renom, Baccarat, la rencontre apparaît à la fois comme le
socle, le catalyseur et l’objectif de toute collaboration aboutie. C’est-à-dire d’un projet
collaboratif donnant vie à un ou des objets qui « feront sens » et rencontreront un succès
commercial (public) et médiatique (critique).
Depuis le lancement des Rendez-vous de l’INMA, il n’est pas d’intervenant qui n’ait insisté
sur la notion de rencontre, et ce d’autant plus que celle-ci revêt des formes diverses qui se
fondent sur des valeurs et des objectifs communs. Il s’agit en effet de bien identifier ses
interlocuteurs afin d’établir une dialogue sur la base de valeurs partagées et de savoir-faire
complémentaires en vue de la réalisation de produits innovants, durables et vecteurs de
transmission patrimoniale. Car en effet, l’envie de dialogue va de pair avec une volonté de
résultat, pour ce qui doit être l’ultime rencontre entre un produit et son client.
Dès lors, la stratégie de développement du projet collaboratif doit s’appuyer sur des outils de
diffusion et de promotion adéquats.
Dans le cas d’une maison de luxe, la collaboration avec un designer est relayée par le service
marketing dans le cadre d’une campagne de communication axée sur le caractère inédit de la
collaboration ou du produit, ou encore de la renommée du designer choisi. Néanmoins, il
arrive que ces maisons promeuvent des projets de jeunes créateurs, comme ce fut le cas de
Baccarat. Dans le cadre de l’opération « Les espoirs de la création » organisée à l’initiative du
Comité Colbert, le projet proposé par Stéphanie BALLINI, faisant appel à l’ensemble des
savoir-faire des artisans verriers a retenu l’attention de la cristallerie. Celle-ci en a édité deux
coffrets de 4 verres, vendus chacun 1000 €. Le projet a bénéficié d’une couverture médiatique
exceptionnelle et a connu un important succès commercial.
L’aboutissement de projets de ce type demeure somme toute assez rare au sein des maisons et
des industries du luxe, qui ont tendance à privilégier les valeurs sûres.
Aussi, les jeunes designers en quête de nouvelles perspectives de marché ont-ils tendance à se
tourner vers le secteur des métiers d’art, désormais beaucoup plus accessible pour eux, ainsi
que l’a souligné Benoît LANGLADE.
Par ailleurs, les moyens de communication et les réseaux de distribution dont disposent les
maisons du luxe sont sans commune mesure avec ceux des artisans d’art. C’est pourquoi les
professionnels tels que Alki, LAO ou Vincent BREED sont contraints de mettre en œuvre
d’autres stratégies de communication et de diffusion de leurs productions. Ces stratégies ont
certes un coût non négligeable, mais il s’agit avant tout d’investissements de long terme.
Alki et LAO ont chacun, selon leurs moyens, présenté leur travail dans différents salons, tels
que le Salon du mobilier de Milan, le salon Maison et Objet, le salon « Interieur » (Biennale)
de Courtrai (Belgique), qui leur assurent une couverture médiatique locale, nationale et
internationale. En outre, le travail de Ludovic AVENEL a été récompensé par le Prix Liliane
Bettencourt Pour l’Intelligence de la main, tandis que les créations d’Alki ont été présentées
dans le cadre de l’exposition le Dessein du geste à l’Hôtel de Ville de Paris en 2012.
Ces succès médiatiques sont aussi le résultat d’une réflexion sur les réseaux de distribution,
dont LAO constitue un exemple fort intéressant. En effet, dans le cadre de leur projet de
mobilier de jardin pour personnes âgées, Ludovic AVENEL et Benoît LANGLADE ont
souhaité insister sur la notion éthique et durable de leurs créations en insistant sur leur
traçabilité. Ils ont choisi pour cela d’utiliser du bois français, le robinier, dont le potentiel
demeure encore inexploité, et de localiser la fabrication des modèles créés au sein des Ateliers
Ouverts, une façon pour eux de contribuer à la redynamisation des ateliers d’ébénisterie
partout en France, dans la perspective de nouvelles voies de fabrication et de
commercialisation.
Savoir-faire et design : l’inscription dans le temps long, créatif et commercial.
Innovation de projet, innovation en matériau, innovation produit… la liste du potentiel
d’innovation du champ de la création, déjà vaste, est sans doute démultipliée dans le cadre de
collaborations intersectorielles, ainsi que l’ont démontré les témoignages recueillis à l’occasion
de ce Deuxième Rendez-vous.
Si d’aucuns préfèrent y voir une tendance passagère, de son côté, Jean-Luc COLONNA
D’ISTRIA, entrepreneur et Directeur du Département Maison de Merci, a tenu à souligner la
demande croissante de produits métiers d’art parmi les différentes catégories de
consommateurs. « Il y a un intérêt de plus en plus fort pour le travail de la main, alors que
l’ont observe des capacités de diffusion réduites. Il faut donc œuvrer, en France, afin de
rapprocher les artisans d’art et les clients, parmi lesquels ceux qui achètent des produits
industriels à prix réduit (IKEA), sont également en quête de produits plus onéreux et uniques.
A cet égard, le travail du commerçant consiste à faire tomber leurs inhibitions », a-t-il tenu à
préciser avant d’ajouter que les commerçants, encore frileux sur ces questions, devaient être
bousculés.
Cette analyse, partagée par l’ensemble des intervenants et du public, a renforcé l’idée selon
laquelle les vendeurs avaient un rôle essentiel à jouer dans la valorisation des produits créés en
petite série.
Car si le temps du commerçant est un temps court, celui du créateur, et plus particulièrement
dans le secteur des métiers d’art, apparaît comme un temps long, voire comme un temps hors
temps : celui de l’acquisition du geste et de sa juste réalisation, celui de la conception de l’objet
et de sa fabrication, celui de sa distribution et de sa valorisation.
Contrainte ou parti-pris, toujours le temps est assumé. Le professionnel des métiers d’art est
tel un marathonien, qui d’accélérations en décélérations, s’inscrit dans la durée. Reste à savoir
ce qui le fait courir… ou non.
Le jeudi 22 novembre 2012, de 8h30 à 12h, à la Galerie des Gobelins, se tiendra le 3ème
Rendez-vous de l’INMA intitulé « Le temps au cœur des métiers d’art : à l’heure du Slow
made. » Nous vous y attendons nombreux afin de discuter de cette question passionnante mais
non moins complexe.
Ivana ZOVKO
Paris, le 13 novembre 2012