L`intervention pédagogique constructiviste: Fondements

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L`intervention pédagogique constructiviste: Fondements
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[Symposium «Construire le constructivisme»: Communication #1]
L'intervention pédagogique constructiviste: Fondements
épistémologiques et implications théoriques
François J. Desjardins, Ph.D.
Faculté d'éducation, Université d'Ottawa
Et Institut Anaximandre d'Études Épistémiques
Résumé
Pour le concepteur de programmes d'intervention pédagogique, la perspective constructiviste
soulève deux problèmes principaux qui s'articulent sur la nécessité de disposer à la fois (1) d'une
théorie du champ de connaissance de départ, celui de son novice-type, et (2) d'une théorie du
champ de connaissance d'arrivée, celui de son expert-cible. Là où la question se complique
considérablement, c'est lorsque s'impose la nécessité pour le constructiviste de ne pouvoir donner
un sens, en matière de théories cognitives du novice, qu'à celles qui formulent son "actualité"
cognitive de façon à rendre explicite son "potentiel" cognitif, et, en matière de théories cognitives
de l'expert, qu'à celles qui formulent son "actualité" cognitive de façon à rendre explicite son
historicité, ou sa genèse. Le champ complet de la problématique pédagogique se voit ainsi défini
comme occupant l'intersection de la projection vers l'avenir des potentialités cognitives associées
à l'"actualité" cognitive du novice d'une part, et de la projection vers le passé des déploiements
génétiques ayant présidé à la mise en place de l'"actualité" cognitive de l'expert d'autre part.
Introduction
Que l'on aborde la perspective constructiviste en tant qu'héritière de
l'interactionnisme génétique piagétien, ou en tant qu'héritière du rationalisme
critique poppérieni, les problèmes qu'elle soulève pour la pratique pédagogique
demeurent aussi identiques que colossaux. Il y en a deux principaux, qui sont en
fait le reflet l'un de l'autre, et qui s'articulent sur la double nécessité, pour le
concepteur de programmes d'intervention pédagogique constructiviste, de
disposer à la fois d'une théorie du champ de connaissance de départ, celui de son
novice-type, et d'une théorie du champ de connaissance d'arrivée, celui de son
expert-cible. En posant d'abord un regard sur le novice et l'expert, nous
tenterons ensuite de définir un espace commun qui permettrait l'intervention.
La théorie du champ de connaissance du novice-type
Que l'on considère le novice comme étant strictement un potentiel, ou qu'on le
considère comme étant doté de certaines connaissances installées en une
structure quelconque, où des liens cognitifs plus ou moins forts entre les
éléments lui permettent de retrouver et d'utiliser ces connaissances au besoin,
devant chaque nouvelle expérience, des liens originaux doivent être établis qui
intègreront les nouveaux éléments à la structure existante, modifiant celle-ci au
besoin. Le processus d'intégration et de construction de ces liens cognitifs fait en
sorte que l'univers construit par le novice tend vers une plus grande cohérence.
Par exemple, quand il cherche à savoir le pourquoi d'un événement, c'est qu'il
tente de construire un lien de causalité entre un élément connu et un nouveau.
Ceci dit, comme l'être connaissant est exposé à un flot continu d'information
provenant de diverses sources, le processus d'intégration des nouvelles
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expériences pourrait le mener dans toutes les directions en même temps sans
qu'il n'arrive à construire des liens forts et satisfaisants.
Par contre, au moment où le novice est placé devant un problème ou une
question précise, une sélection des éléments de connaissance déjà acquis devient
possible par le fait que ce problème permet de dégager un certains nombre de
critères de sélection dont le premier pourrait être la pertinence. En identifiant
seulement les éléments de connaissance pertinents à la question, le sousensemble est déjà moins grand et facilite la prise de décisions par le novice.
L'«actualité» cognitive d'un novice-type peut donc se définir non seulement par
ce qui est présent, ou «en acte», dans une structure de connaissance mais aussi
parce qui y est «en puissance», c’est-à-dire son «potentiel» (1) d'intégration des
éléments de connaissance en une structure quelconque et (2) de sélection des
éléments qui seront les plus aptes à établir ces liens cognitifs qui permettront de
construire les nouvelles connaissances.
Figure 1
Le champ de connaissance du novice-type
La théorie du champ de connaissance de l'expert-cible
À l'opposé du novice, l'«expert-cible» se caractérise tout d'abord par les
connaissances présentes et aussi par la structure ou l'organisation de celles-ci.
Non seulement un expert connaît mais il peut aussi se rappeler et utiliser ces
connaissances d'une façon efficace. Cette caractéristique, un peu évidente, en
masque cependant une autre qui se veut d'une plus grande importance au
moment de définir l'espace de l'intervention pédagogique, soit celle de la
nécessité de rendre explicite l'historicité ou la genèse de son savoir.
Considérons tout d'abord la connaissance de l'expert comme étant un ensemble
d'éléments cognitifs distincts mis en rapport par des liens cognitifs formant ainsi
une structure qui tend vers une stabilité tout en étant en évolution constante.
Cette évolution vient du simple fait que bon nombre de ces éléments cognitifs
trouvent leurs sources au niveau de la perception, mais ne peuvent y demeurer.
Par exemple, une fois que l'être a vu ou entendu, l'information perceptuelle est
immédiatement transformée en perdant sa caractéristique de «perçu» et devient
une information qui doit être intégrée dans la structure cognitive existante. À
cette fin, le nouvel élément d'information est inséré dans la structure et est
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déplacé jusqu'à ce que certains liens puissent s'établir, sinon il est simplement
rejeté. Ce processus dynamique implique obligatoirement que certains liens
cognitifs déjà présents dans la structure seront modifiés pour accommoder les
nouveaux éléments. Cette flexibilité nécessaire de la structure actuelle des
connaissances de l'expert lui permet, devant une nouvelle situation, non
seulement de s'adapter mais aussi d'exploiter les éléments pertinents déjà
présents dans sa structure, pour agir ou interagir. Le mathématicien par
exemple, travaillant sur une preuve complexe, peut lire rapidement un
développement écrit parce que tous les éléments perçus qui sont aussi connus,
sont retrouvés rapidement et la structure déjà établie de cette connaissance est
clairement identifiée. Il ne reste ensuite que la partie inconnue du problème,
pour laquelle aucun référent complet n'existe dans la structure connue, qui
engendre les tentatives d'établir des nouveaux liens cognitifs pour compléter la
structure. Chez l'expert, ces tentatives dépassent constamment la simple
exploitation de la structure construite de la connaissance existante et plongent
dans une révision de liens qui étaient, jusque là, jugés stables.
Voilà que cette révision fait émerger le besoin de ce qui dépasse l'actualité de la
connaissance de l'expert. L'antropologue par exemple peut faire une analyse
détaillée d'un peuple en décrivant les situations actuelles et en évoquant les
relations qui peuvent exister entre les divers éléments du groupe. Cette analyse
demeure cependant tout à fait incomplète et un grand nombre d'éléments et de
relations ne pourront jamais être expliqués exclusivement par ce qui est présent.
Certaines relations entre des groupes ethniques par exemple ne s'expliquent que
par un regard sur le passé de ces peuples. De là, entre autre, la nécessité de
l'étude de l'histoire pour expliquer le présent. L'étude de l'histoire reflète un
besoin de compléter le modèle que nous avons du présent. Ceci implique
qu'entre une situation (le passé) et une autre (le présent) il y aurait un
changement et de là la nécessité d'une dimension additionnelle, soit celle du
temps. La construction de cette dimension permet de créer et de traiter de la
séquence et de la causalité comme liens cognitifs possibles entre les éléments de
connaissances.
L'histoire implique une modélisation du monde où les
événements du présent sont liés aux événements du passé par des liens de
séquence et de causalité qui sont en fait tributaires de liens de proximité
sémantique.
Comme la construction de ce passé participe de la cohérence du construit du
présent, de même la genèse d'un modèle, par récursion, participe de la cohérence
du modèle même. C'est-à-dire que très souvent, les liens cognitifs entre certains
éléments de connaissances ne se retrouvent pas dans la situation actuelle. Il faut
alors remonter dans l'histoire du développement des concepts mêmes pour
retrouver le point commun qui a permis l'évolution des idées respectives. Les
liens entre certains éléments de connaissance ne se retracent donc que dans la
genèse de celle-ci, ce qui implique que souvent, la compréhension d'un concept
global n'est possible que si l'expert fait référence à la genèse des savoirs pointant
à un élément commun antérieur. La théorie du champ de connaissance de
l'expert-cible doit donc avoir un modèle de sa connaissance qui en inclue la
genèse.
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Figure 2
Le champ de connaissance de l'expert-cible
Une première partie de cette théorie du champ de connaissance de l'expert-cible
est déterminée par l'ensemble des connaissances actuelles qui le composent et
par les liens cognitifs qui en définissent la structure. La deuxième partie de cette
théorie est déterminée par les séquences de déploiement des éléments de
connaissance ainsi que de création et de modification des liens entre ces éléments
c'est-à-dire par la genèse de la connaissance. En histoire par exemple, un
événement peut, dans certaines conditions, être identifié comme une cause
directe de un ou deux autres événements lui succédant immédiatement. Ces
événements ensuite peuvent continuer cette chaîne dans plusieurs directions
jusqu'au moment où un certain nombre de situations qui semblent complètement
dissociées et dont les explications semblent échapper à la logique, trouvent, en
fait, leurs causes dans une source commune mais loin dans le passé. Toujours
dans le cas de l'histoire, l'ensemble de ces liens donne lieu à la création de
réseaux d'événements ou de périodes historiques. Dans ces périodes, les
éléments sont regroupés seulement par des liens de causalité, ce qui n'exclut pas
l'analyse de ces événements ou ces périodes par le partage de caractéristiques de
similarité. Par exemple, on peut regrouper les événements ayant une séquence
de cause à effet à l'intérieur de la Révolution Française, comme on peut comparer
deux révolutions différentes partageant cependant certains traits. Ce type de
sélection et de regroupement participe de la constitution d'une structure de
connaissances avec des sous ensembles ou des régions de réseaux qui peuvent
être traitées ensuite comme des éléments distincts, simplement par récursion. Le
repérage de cette structure récursive dans la dimension du temps permet donc à
l'expert, l'historien dans ce cas, d'accéder autant à la logique qu'à la séquence de
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développement d'un concept, c'est-à-dire qu'il dispose des étapes de la
construction d'un ensemble structuré de connaissances.
L'espace d'intervention pédagogique
En plus d'avoir besoin d'une théorie des actualités cognitives du novice, le
concepteur de programmes d'intervention pédagogique constructiviste, doit
aussi avoir une théorie des actualités cognitives de l'expert-cible ainsi que de la
genèse ou l'histoire de ces connaissances. L'absence de cette genèse risque de
rendre les actualités cognitives incohérentes en éliminant l'accès à certaines des
connexions qui passent exclusivement par cette genèse de la théorie.
À la lumière de la caractérisation des champs de connaissances du novice et de
l'expert-cible, une première définition claire de l'espace pédagogique émerge
autant par une précision de ses limites que par la détermination de sa structure.
Commençons tout d'abord par poser qu'une intervention pédagogique vise
généralement, à favoriser le développement du champ de connaissance du
novice de façon à ce qu'il tende à ressembler à l'actualité cognitive de l'expertcible tout en tenant compte que celle-ci est en fait l'aboutissement d'une genèse.
Devant cette intention, l'espace d'intervention doit tout d'abord se situer quelque
part entre l'actualité cognitive du novice et celle de l'expert. Une intervention à
un niveau inférieur aux acquis du novice serait inutile en ce sens qu'aucun
apprentissage nouveau ne pourrait en résulter. En revanche, une intervention à
un niveau supérieur à la connaissance de l'expert-cible cesserait d'être de l'ordre
de la pédagogie pour devenir, par son intention de construire des nouveaux
savoirs, une action de recherche tout simplement.
Les limites inférieures et supérieures ayant été fixées, il demeure qu'une
intervention pédagogique doit s'effectuer dans un espace commun où il y aurait
une rencontre possible entre le novice et l'expert. De plus, étant donné l'intention
énoncée de l'intervention, cet espace doit justement se situer au niveau des
champs de connaissances. Il en découle que, premièrement, cet espace
pédagogique est limité par la projection vers le passé des déploiements de la
genèse des actualités cognitives visées de l'expert-cible simplement parce
qu'aucune référence à des éléments inconnus n'est possible. Deuxièmement, un
cadre est imposé par une projection des potentialités du novice vers l'avenir,
dont les limites sont fixées par le point de départ que représente son actualité
cognitive. À la définition de ces cadres, il importe aussi d'ajouter qu'étant donné
la nécessité d'un espace commun pour l'intervention, la genèse des actualités
cognitives de l'expert doit reculer au moins jusqu'au point de pouvoir rejoindre
l'actualité cognitive du novice, soit le point de départ d'un telle intervention. Le
cadre de l'espace pédagogique se définit donc par les limites de la genèse des
actualités cognitives de l'expert et par les limites des potentialités cognitives du
novice.
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Figure 3
L'espace pédagogique tel que défini par l'intersection entre la projection vers le passé des
déploiements de la genèse des actualités cognitives de l'expert-cible et la projection vers
l'avenir des potentialités des actualités cognitives du novice
À l'intérieur de ces limites, une structure émerge simplement à la reconnaissance
que l'aboutissement des déploiements génétiques a en fait présidé à la mise en
place d'une actualité cognitive qui elle-même est aussi détentrice de potentialités
et donc ouverte à d'autres constructions de connaissances. Le processus ne
s'arrête donc pas au moment où l'actualité cognitive du novice aurait atteint le
niveau de l'actualité cognitive de l'expert-cible. Ce dernier ne représente
généralement que la cible dans une discipline ou un domaine ou même
seulement une étape à l'intérieur d'un champ d'étude. L'implication devient
donc simplement que le processus peut continuer, reprendre, et que le
cheminement à l'intérieur de chacun de ces espaces pédagogiques se fait de la
même façon, en exploitant les potentialités du novice pour le guider vers
l'actualité de l'expert-cible en passant par la genèse spécifique, contenue à
l'intérieur de l'espace approprié. La récursion d'un niveau de ces espaces
pédagogiques à un autre, permet ainsi au novice de faire des liens entre des
éléments d'un champ à un autre et ainsi de passer à une construction plus
globale que les espaces individuels peuvent lui permettre. Finalement donc,
l'espace pédagogique se définit aussi par sa structure récursive en ce sens que ce
qu'il englobe ressemble en structure à ce qu'il est.
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Bref, pour créer un environnement d'apprentissage approprié, le concepteur de
programmes d'intervention pédagogique constructiviste doit disposer à la fois
d'une théorie du champ de connaissance de départ, celui de son novice-type, et
d'une théorie du champ de connaissance d'arrivée, celui de son expert-cible. Que
cet environnement soit une salle de classe ou une micromonde informatique, le
novice devrait se retrouver devant des problèmes analogues à ceux que l'expert
pourrait avoir rencontré dans son propre processus de construction de
connaissance, qui lui ont donné l'occasion de poser des hypothèses, de réfléchir
et de prendre des décisions permettant la genèse de son actualité cognitive. Ceci
dit, dans le cas d'un cours d'histoire par exemple, il s'agirait d'une part, de
considérer l'apprenant comme un historien en le plaçant devant les mêmes
questions et les même problèmes, tirées de la zone d'intersection cognitive
appropriée, et d'autre part de créer des situations où l'apprenant aurait à
expliciter sa réflexion l'ayant mené aux hypothèses et décisions prises. Quoique
la proposition fondamentale soit la même, indépendamment de la connaissance
ciblée, le problème pratique de définir l'espace d'intervention pédagogique avec
précision demeure aussi colossal pour le concepteur de programme que pour
l'intervenant, qui doit être en possession non seulement de l'actualité cognitive
de l'expert-cible mais aussi et surtout d’une genèse de cette expertise capable de
rejoindre l’actualité cognitive des novices en présence.
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Popper, K.R. (1979). Objective Knowledge. Oxford: Clarendon Press.
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