S`Ouvrir à l`Esprit de la Société. La rhétorique d`un texte Edwin

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S`Ouvrir à l`Esprit de la Société. La rhétorique d`un texte Edwin
S’Ouvrir à l’Esprit de la Société.
La rhétorique d’un texte
Edwin L. Keel sm
Préambule
Un texte si complexe dans son développement et si riche en contenu que celui de l’Esprit de
la Société a permis d’innombrables approches à interprétation. Aujourd’hui, je voudrais m’arrêter
sur la rhétorique du texte même. Dans quelle sorte de langage notre texte est-il écrit? On
s’attend à ce que le texte De Societatis spiritu, nous donne une définition de l’esprit de la Société.
Cette présupposition fait que des générations de Maristes ont été déconcertés par
l’embrouillement, par le méli-mélo d’idées, de vertus, d’actions, d’attitudes, qu’on trouve là. Le
père Maîtrepierre, théologien et pendant plusieurs années maître des novices de la Société, était
lui-même mystifié :1
L’esprit de la Société consiste principalement dans les choses énumérées dans cet
article. Mais combien y en a-t-il ?
1. humilité ; 2. abnégation ; 3. union intime avec Dieu ; 4. la plus ardente charité
envers le prochain ; 5. la fuite de l’esprit du monde ; 6. le vide de toute cupidité ; 7. le
vide de toute propre considération ; 8. une profonde abnégation ; 9. l’unique recherche
des intérêts de Jésus et Marie ; 10. se considérer comme exilés et voyageurs ici bas ; 11.
se considérer comme des serviteurs inutiles ; 12. comme la balayure du monde ; 13. le
désintéressement ; 14. éviter le faste ; 15. l’ostentation ; 16. fuir toute considération
humaine ; 17. aimer à être inconnus ; 18.à se soumettre à tout le monde ; 19. n’être pas
trompeurs ; 20. ni rusés ; 21. montrer partout une grande pauvreté ; 22. une grande
humilité ; 23. une grande modestie ; 24. une grande simplicité ; 25. négliger l’ambition
du monde ; 26. la vanité ; 27. aimer la solitude ; 28. et le silence ; 29. pratiquer les vertus
cachées ; 30. se livrer aux œuvres de zèle ; 31. aimer à être ignorés ; 32. aimer la vie
cachée.
Quel idéal du Mariste ! quel religieux phénoménal ! Cependant il en faut tout
autant pour que la Société puisse subsister ; cet esprit en 32 points est le boulevard
contre les ennemis de la Société ; c’est le pivot sans lequel la Société ne sauroit ni se
mouvoir ni se tourner en aucune manière : Societas cardinem et firmamentum. Ainsi le
Mariste digne de ce nom sera bien un religieux superlatif.
On peut, cependant en diminuer quelque chose ; c’est en considérant bien des
ressemblances dans ses nombreuses idées. Ne découvre-t-on pas, en effet, quelques
ressemblances dans les idées que présentent les expressions suivantes ?
1. abnégation, et 2. encore abnégation, et 3. se regarder comme la balayure du
monde par abnégation, et 4. se mettre au-dessous de tous par abnégation.
Et 5. humilité, et 6. encore humilité, et 7. modestie qui renferme l’humilité ou est
renfermée dans l’humilité, et 8. simplicité, qui ressemble beaucoup ici la humilité, et 9.
vide de sa propre estime par l’humilité, et 10. se regarder comme serviteurs inutiles par
l’humilité, et 11. fuir le faste par humilité, et 12. fuir l’ostentation par humilité, et 13.
avoir assez d’humilité pour fuir tout ce qui ressentirait la considération humaine, et 14.
fuir la vanité pour conserver l’humilité, et 15. avoir assez d’humilité pour ne pas se
laisser aller à l’ambition.
Et 16. pratiquer les vertus cachées, et 17. aimer la solitude, c’est-à-dire la vie
cachée, et 18. le silence, encore par le désir de la vie cachée, et 19. amantes nesciri,
aimer la vie cachée, et 20. esse ignoti, amour de la vie cachée, et 21. esse occulti,
toujours l’amour de la vie cachée. Ainsi ces idées au nombre de 21 se rapportent à trois
principales, et encore, n’y a-t-il pas quelque ressemblance entre ces trois mots :
abnégation, humilité, vie cachée ? Voit-on là des nuances bien tranchées ? Pas d’article
1
Jean Coste sm, The Spirit of the Society, Rome, Via Alesssandro Poerio 63, 1963, p. 487f.
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Esprit de la Société
qui fasse illusion comme celui-ci. On le lit avec une édifiante satisfaction, et cependant,
comme il pâlit aux premières investigations de la plus légère étude, d’une simple
exposition analytique.
Mais notre texte n’offre pas une définition de l’esprit de la Société. La seule « définition » si l’on peut dire- que notre texte présente est que l’esprit de la Société est l’esprit de Marie ellemême. Ce texte propose plutôt aux Maristes une série d’actions ; il prescrit certaines actions dans
lesquelles nous Maristes devons nous engager. Le Père Jean Coste, dans son commentaire
historique, utilise, en passant, les phrases « exercice spirituel » (p. 657) et « exercices
fondamentaux » (p. 673) en décrivant les actions que ce texte veut engendrer chez les Maristes.
Je propose que le numéro 49 consiste en trois grands exercices spirituels par lesquels le Mariste
peut s’ouvrir lui-même à recevoir l’esprit de la Société, c’est-à-dire, l’esprit de Marie elle-même ;
et que le numéro 50 utilise une grande métaphore pour décrire la vie ou le cours d’action ou le
projet sur lequel le texte veut lancer les Maristes.
I. Numéro 49
Premier Exercice.
Qu’ils se souviennent toujours que, par un choix privilégié, ils sont de la famille de la
bienheureuse Marie, mère de Dieu : depuis le début, ils tiennent d’elle leur nom [de Mariste] et
ils l’ont choisie comme modèle et comme première et perpétuelle supérieure.
Le premier exercice qui nous est conseillé est de nous souvenir de quelque chose qui
concerne notre identité et le corps auquel nous appartenons. L’expression latine « In mente
perpetuo teneant » est particulièrement forte. Elle parle d’une ténacité de mémoire, de ne pas
oublier, en grec « anamnesis ». L’anamnesis de la Messe est la prière Eucharistique dans laquelle
nous nous souvenons de tout ce que notre Dieu a fait pour nous en Jésus Christ pour le rendre
présent. Cette manière de prier dérive de l’Ancien Testament dans lequel le psalmiste conseille de
rappeler les merveilles du Seigneur :
Rappelez-vous les miracles qu'il a faits,
ses prodiges et les jugements sortis de sa bouche,
vous, race d'Abraham son serviteur,
vous, fils de Jacob, ses élus! (Psaume 105)
Je rappelle les exploits du Seigneur;
oui, je me rappelle ton miracle d'autrefois.
Je me redis tout ce que tu as accompli,
j'en reviens à tes exploits:
Dieu, ton chemin n'est que sainteté!
Quel dieu est aussi grand que Dieu;
c'est toi le dieu qui a fait le miracle,
et ta force, tu l'as montrée parmi les peuples.
Par ton bras, tu as affranchi ton peuple,
les fils de Jacob et de Joseph. (Psaume 77)
Et les credo dans l’Ancien Testament sont des formulaires dans lesquels Israël se souvient des
merveilles du Seigneur qui ont fait que la nation a été libérée d’Égypte et a été constituée comme
peuple de Dieu. Et je remarque ici au Province Québec que sur les plaques d’immatriculation de
vos voitures que vous proclamez au monde : « Je me souviens », sans doute en mémoire des
événements historiques par lesquels vous vous êtes constitués comme peuple avec une culture
particulière.
Keel
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Alors, de quoi devons-nous nous souvenir exactement en tant que Maristes ? Nous nous
souvenons de notre identité : que nous sommes de la famille de Marie, et que nous tenons de
Marie notre nom. Le chapitre général de 1872 a ajouté le mot Mariste, l’appellation sous laquelle
nous sommes connus. L’intention originelle du texte était que nous portions le nom même de
Marie. C’est-à-dire, comme Simon était doté d’un nom nouveau—Pierre—par Jésus au moment
ou il lui donnait une mission nouvelle d’être la pierre sur laquelle l’Église sera édifiée ; ainsi pour
nous Maristes : nous sommes dotés du nom même de Marie en même temps que nous sommes
dotés de la mission d’être la présence de Marie dans l’Église de notre jour.
Mais, d’où dérivons-nous cette identité de Maristes ? Elle arrive comme un choix privilégié.
Le Latin « delectu gratioso » implique « faveur », on peut dire « grâce ». Nous sommes choisis.
Dieu (ou Marie : le sujet du choix n’est pas spécifié) nous a choisis pour appartenir à la famille de
Marie et pour porter son nom. L’initiative vient de Dieu. Mais ce choix demande a être ratifié.
En réponse, « depuis le début » (début de la Société et début de notre vie individuelle de Mariste),
nous avons choisi Marie comme modèle et supérieure.
Et qu’est ce que cette initiative de Dieu et cette ratification de notre part sinon le genre
d’alliance qu’on trouve dans la bible. Je ne veux pas suggérer que Dieu ou Marie a fait une
nouvelle alliance avec les Maristes. Mais je veux dire que par ce choix privilégié et notre
ratification, nous Maristes éprouvons et vivons d’une manière particulière la seule alliance établie
dans le sang du Christ. Et c’est de cette alliance, de ce nom, de cette famille à laquelle nous
appartenons, que nous devons nous souvenir constamment et avec ténacité.
Mais le souvenir en soi, quelque tenace qu’il soit, n’est pas suffisant. Comment est-ce que le
nom de Marie devient plus qu’une appellation, comment est-ce que la réalité exprimée par le nom
« Marie » devient la vérité de notre existence ? Passons au deuxième exercice.
Deuxième Exercice.
Si donc ils sont vraiment et désirent être les fils de cette auguste Mère, ils s’appliqueront
constamment à se pénétrer et à s’animer de son esprit : esprit d’humilité, d’abnégation propre,
d’union intime avec Dieu et de charité très ardente envers le prochain.
Ici notre texte semble définir l’esprit de la Société, et de deux manières. Plus
superficiellement, on nous présente une liste de vertus. Mais deux de ces vertus sont simplement
les deux commandements de la Loi : amour ou union avec Dieu et charité envers le prochain.
L’abnégation propre caractérise la vie de tous ceux qui prennent la vie spirituelle au sérieux.
L’humilité est, peut être, particulièrement caractéristique de Marie : c’est la seule vertu que Marie
nomme en référence à elle-même ; mais c’est aussi le fondement de toute vie spirituelle. Toutes
ces vertus doivent être pratiquées par le Mariste, surtout l’humilité ; mais pas une seule d’entre
elles ne définit l’esprit Mariste.
A un niveau plus profond, cette phrase de notre texte définit, par implication, l’esprit de la
Société : c’est l’esprit même de Marie que le Mariste doit faire entrer en lui-même comme par
respiration. De fait, où notre texte français dit « ils s’appliqueront constamment à se pénétrer et à
s’animer de son esprit » le Latin originel donne une nuance différente à sa lecture : « ipsius
spiritum haurire atque spirare constanter enitantur » c’est-à-dire « qu’ils s’efforceraient
constamment d’inhaler et d’exhaler l’esprit de Marie même. »
Je doute vraiment que le Père Colin ait connu bien des méthodes orientales de prière dans
lesquelles on synchronise la méditation avec la respiration. Colin utilise le mot « respirer » ici
comme une métaphore. Il avait connaissance du fait que, dans plusieurs langues, comme dans le
Latin, le mot « esprit » vient de la même racine que « respirer ». Alors, le Mariste doit inhaler
l’esprit de Marie, doit le faire entrer en lui-même. Mais, que signifie ce « faire entrer », cet
« inhaler » ? De quoi, précisément, le « spirare », le « respirer », est-il une métaphore ? Je crois
que le père Colin avait en vue la manière par laquelle on est influencé par quelqu’un de grande
portée, comme un parent, un mentor, un ami. Il est impossible de définir exactement cette
influence ; c’est une réalité ineffable mais très vraie, très importante, peut-être la chose la plus
vraie et la plus importante de la vie. Et cette influence s’exerce par un processus dans lequel on
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Esprit de la Société
habite en présence du mentor ou, au moins, on porte la personne dans l’âme, pour ainsi dire.
C’est un processus d’osmose dans lequel le caractère, les vertus, la personnalité du mentor nous
forme, nous façonne, nous pétrit le caractère. Alors, dans cet exercice spirituel que nous sommes
en train de considérer, le père Colin nous invite à garder Marie dans notre cœur et dans notre âme,
à absorber son esprit, à devenir Marie pour ainsi dire, à devenir celle dont nous portons le nom.
Parce que c’est cette identification avec Marie qui est au cœur de l’être Mariste. Colin nous invite
à prendre Marie même comme notre règle de vie.
Mais, l’esprit de la Société, l’esprit de Marie, n’est pas une réalité uniquement intérieure,
uniquement « spirituelle ». L’esprit de Marie nous est donné pour exercer une influence sur
l’Église et sur le monde. Alors, comment pouvons-nous « traduire » cet esprit intérieur en action
transformante sur le monde ? Passons au troisième exercice.
Troisième Exercice.
Ainsi doivent-ils, en toutes choses, penser comme Marie, juger comme Marie, sentir et agir
comme Marie ; autrement, ils ne seraient que des fils indignes et dégénérés.
« Penser », « juger », « sentir », toutes ces actions mènent à l’ « agir » : ça c’est le langage du
discernement. Je propose que l’Esprit saint inspire en nous Maristes des actions créatives et
transformatives à travers la personne de Marie avec qui nous nous sommes identifiés, c’est-à-dire,
à travers l’image de Marie qui se trouve dans les Écritures, dans la Tradition et l’enseignement de
l’Église, et dans la tradition spirituelle Mariste et Colinienne. En essayant de penser, de juger, de
sentir comme Marie, nous nous rendons disponibles pour être guidés par l’Esprit dans des actions
qui font avancer l’œuvre de Marie.
Mais, que signifie « penser comme Marie » ? Je ne crois pas que Marie nous présente une
nouvelle méthode de logique post-aristotélicienne. Non. Ce qui importe n’est pas la méthode
mais la direction, l’objet de nos pensées. Selon le père Colin, parlant de Marie, « Quand JésusChrist est né, il est l’objet de toutes ses pensées, de toutes ses affections. Après sa mort, son
unique pensée est l’extension et le développement du mystère de l’Incarnation. Voilà précisément
la marque à laquelle on peut reconnaître un Mariste. » (ES, doc. 60, 1) Alors, penser comme
Marie veut dire diriger notre intelligence, notre pouvoir rationnel, notre attention complète, sur la
marche du Royaume de Dieu, sur l’œuvre de Marie, sur la mission de la Société.
Et, « juger comme Marie » : que signifie cette phrase ? « Juger » veut dire « évaluer ».
Selon quelles valeurs, selon quel sens des choses, est-ce que Marie évaluait des situations ou des
comportements ? On peut dire selon les valeurs que l’on trouve dans l’Évangile. Certes, nous
devons juger toutes les choses à la lumière de l’Évangile. Cependant il n’est pas rare que tel ou
tel enseignement de l’Evangile tombe dans l’oubli. Probablement chaque fondation d’une
congrégation religieuse signifie le redécouverte de valeurs évangéliques oubliées. Et en principe,
ces valeurs redécouvertes sont précisément celles dont la culture contemporaine a le besoin le plus
crucial. Alors quelles sont les valeurs évangéliques redécouvertes par la fondation de la Société
de Marie? Quelles sont les points de repère les plus importants auxquels les Maristes doivent
prêter une attention particulière en jugeant des situations et des actions ? Sans aucune espérance
d’être exhaustif, voici quelques exemples. Dans le Summarium Regularum S.M. le père Colin
propose comme but général de la Société : « Que tous les fidèles soient, Dieu aidant, un seul cœur
et une seule âme dans le sein de l’Église » (Summarium, paragraph 109). Les Maristes doivent
donc être sensibles aux situations marquées par la désunion, et doivent choisir des actions qui
promeuvent la réconciliation et l’unité. Colin nous dit aussi que le sein de Marie s’ouvre « à tous
ceux qui voudront y entrer » (ES, doc. 4, 1). Par conséquent nous Maristes sommes allergiques à
toute situation d’exclusion, de rejet, de marginalisation des personnes, et nous favorisons des
actions qui cherchent à inclure tout le monde. Notre pierre de touche, « inconnu et comme caché
en ce monde » dirige nos yeux vers les ministères les moins attrayants dans le monde et aussi,
peut-être, vers les gens qui sont tombés dans l’oubli et qui ont des besoins non satisfaits. Un autre
point de repère est la joie, la joie de Marie, manifestée dans son Magnificat. Le Père Mayet nous
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dit que Colin « désirait le recueillement, mais il désirait autant la liberté d’esprit, une manière de
faire bonne, gaie, fraternelle, de l’abandon, du laisser-aller » (QS, doc. 192). Colin voulait que le
père Eymard « répande la joie dans le cœur des autres » (BT2 544). Et pendant une retraite
générale Colin dit que les Maristes sont « bien heureux d’être les instruments de salut et de
répandre dans les âmes la paix et la joie » (ES, doc. 45, 3). L’ascétisme que nous vivons et
l’évangile que nous proclamons sont provocants et exigeants, bien sûr ; mais, s’ils ne mènent pas
à la joie, ils ne sont pas bonnes Nouvelles et ils ne sont pas Maristes. Et l’absence de la joie nous
signale des situations qui ont besoin de bonnes Nouvelles et qui ont besoin de la présence de
Marie.
Nous arrivons à l’expression « sentir comme Marie ». Le 19 novembre 1848, le père Mayet a
entendu ces paroles remarquables du père Colin : « Messieurs… Nous devons faire le bien d’une
manière cachée, embrasser toutes sortes d’œuvres, mais toujours en restant ignoti et occulti
[inconnus et cachés]. Mais cela ne veut pas dire que je désire qu’on prêche mal, certes non ; ni
qu’on n’ait point de zèle, point d’ardeur, pointe d’énergie pour le bien, et qu’on se rétrécisse dans
un cercle étroit. Notre Seigneur ne brûlait-il pas de ce feu sacré ? Marie, ne sentait-elle pas cette
flamme ardente qui tend à se communiquer ? Quelles âmes plus brûlantes que les leurs ? Quel
foyer de zèle ? » (ES, doc. 167) Colin veut que nous Maristes soyons enflammés du même zèle,
de la même flamme ardente qui brûlait dans le cœur de Marie. Elle « hâtait par ses désirs
enflammés la venue de Dieu ! » à l’Incarnation. (ES, doc. 60, 1) Nous Maristes devons brûler
avec du même zèle, de la même passion, pour la venue du Royaume en ces derniers jours ! Voilà
un exemple importante de ce que signifie sentir comme Marie.
Mais, peut-on dire quelque chose de la manière propre de sentir de Marie ? Comme vous le
savez, le père Colin a insisté sur la miséricorde comme qualité propre aux Maristes. Nous devons
devenir des « instruments des miséricordes divines » (cf. BT 478-486). Et c’est parce que pour le
père Colin, Marie est mère de miséricorde. Pour Colin, la miséricorde signifiait principalement
l’inclusion : « Elle est mère de miséricorde. Son corps [c’est-à-dire la Société de Marie] aura
plusieurs branches. Elle s’ouvrira à toutes sortes de personnes. » Mais le mot même, miséricorde,
signifie un cœur qui sent la misère d’une autre personne. Alors miséricorde comporte la
signification compassion qui, en sa racine latine signifie souffrir avec quelqu’un, c’est-à-dire,
sentir ce que l’autre personne ressent. Le Mariste apprend de Marie comment sentir ce que l’autre
est en train de sentir, à entrer dans les souffrances de l’autre.
Finalement, « agir comme Marie ». Dans les Constitutions de 1872, on lit un texte dont la
matière se trouvait déjà dans la plus ancienne règle de la Société, celle de Cerdon : «que pleine
liberté soit laissée au supérieur de choisir le parti que devant Dieu lui agréera davantage,
cependant, toutes les fois que la majorité des assistantes est d’un avis contraire au sien, il est
invité et même instamment prié d’adopter, par humilité, cet avis opposé au sien propre. Marie, en
effet, était toujours prête à suivre la volonté des autres plutôt que la sienne » (BT 331). Autre
texte constitutionnel : « A l’égard de tous, et surtout des curés, ils se montreront aimables et
humbles, ne donnant à personne des motifs de reproche ou de méfiance, pour un plus grand
service de Dieu. Ils révéreront tous les autres religieux, se jugeant en tout vérité inférieurs à eux.
Dans leur façon d’agir ou de parler, ils leurs témoigneront une affection et une charité sincères.
Bien plus, ils attireront sur eux, par leurs prières, les grâces de Dieu et, à chacun de leurs succès
dans l’Église, ils s’uniront sincèrement à leur joie. » (BT 343) Colin a dit aussi, « L’union [avec
les évêques] doit être tel que les évêques puissent regarder notre Société ut suam [comme la
leurs]… Dans le diocèse, la Société ne devra pas tout attirer à soi, ne pas faire son œuvre, mais
faire l’œuvre commune, l’œuvre de l’Église, l’œuvre de l’évêque… » (BT 341) Regardant la
prédication, le père nous dit : « Soyons petits, soyons humbles. En chaire, si nous voulons être
victorieux et l’emporter d’assaut, l’homme se cabre et il nous échappe. Il faute le prendre en
dessous. J’appelle le prendre en dessous se faire si petit, si petit… » (BT 335) « En chaire, ne
paraissons pas vouloir dominer ; autrement nous éloignerions. L’homme est plus que jamais
jaloux de sa liberté, de son indépendance. » (BT 336) « On ne peut réussir aujourd’hui que par la
modestie ; il faut prendre les âmes en se soumettant à elles. » (BT 338) Et sur le tiers ordre, le
2
BT = Edwin Keel sm (ed.), Textes pour l'étude de la spiritualité mariste, Rome, 1993 (numéro du document).
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Esprit de la Société
père « parla beaucoup de la modestie avec laquelle on devait y travailler, à ce tiers ordre ; qu’il
fallait toujours favoriser les autres, et, bien plus, que quand quelqu’un flotterait entre notre tiers
ordre et les autres, il fallait toujours, toujours, l’engager à entrer dans les autres tiers ordres. Que
les Maristes sont pour favoriser tous les ordres, travailler au bien de tous les ordres. » (ES 189,2)
Tout cela me parle de coopération, collaboration, service, et pas du tout de compétition et
domination. Voilà, la manière d’agir de Marie avec laquelle nous devons rivaliser.
II. Numéro 50
Si nous passons maintenant au numéro 50, je veux suggérer que ce paragraphe se présente
sous la forme d’un voyage, spécifiquement le voyage apostolique. Le voyage apostolique comme
métaphore pour la vie Mariste. Remarquez à toutes les expressions de mouvement, de course, de
voyage dans ces phrases :
S’attachant aux pas de leur Mère… : Nous commençons, marchant sur les pas de Marie.
Qu’ils soient avant tout étrangers à l’esprit du monde en d’autres termes, entièrement vides de
toute convoitise des biens terrestres et de toute préoccupation personnelle; qu’ils s’efforcent de
renoncer complètement à eux-mêmes en toutes choses… : nous nous éloignons d’un esprit
contraire.
Recherchant non leurs intérêts propres, mais uniquement ceux du Christ et de Marie : Nous
tournons le dos à une vie consacrée à nous-mêmes et nous nous mettons à la recherche d’une vie
de service des autres au nom du Christ et de Marie.
Se considérant comme des exilés et des voyageurs sur la terre, comme des serviteurs inutiles et la
balayure du monde, usant des choses de ce monde comme s’ils n’en usaient pas… : Nous ne nous
arrêtons pas pour construire un royaume pour nous-mêmes, nous sommes toujours en route ; nous
ne nous mettons pas sur un piédestal, mais nous nous soumettons aux âmes auxquelles nous
sommes envoyés.
Fuyant soigneusement dans leurs immeubles et leurs habitations, dans leur manière de vivre,
dans toutes leurs relations avec les autres hommes, ce qui pourrait sentir le faste, l’ostentation ou
l’appétit de considération humaine; aimant être ignorés et se trouver au-dessous de tous ; sans
ruse ni duplicité… : Nous fuyons toute préoccupation avec nous-mêmes et notre propre
importance, toute manière de vivre qui peut attirer l’attention des autres sur nous-mêmes plutôt
que sur le Christ.
En un mot, allant partout avec tant de pauvreté, d’humilité, de modestie, de simplicité de cœur,
d’indifférence à ce qui est vanité et ambition mondaine unissant si bien l’amour de la solitude et
du silence, la pratique des vertus cachées, avec les œuvres de zèle : Nous courons le monde sans
le bagage qui peut nous ralentir ; et nous cherchons, dans le silence, énergie et direction pour le
voyage.
Que, sans préjudice du devoir qui leur incombe d’exercer les différents ministères utiles au salut
des âmes, ils apparaissent néanmoins inconnus et comme cachés en ce monde. Alors, ayant suivi
Marie, notre Mère, dans le voyage apostolique, nous arrivons dans le monde, au service du Peuple
de Dieu. Ainsi nous réalisons une présence mariale, cachée et inconnue mais pas moins efficace,
au cœur du monde.
Conclusion
Je crois que, après beaucoup de tentatives pour définir l’esprit de la Société, le père Colin a
renoncé à cette approche. Je crois qu’il avait décidé de mettre sa confiance dans l’Esprit saint,
dans la grâce de Dieu. Plutôt que de définir ou décrire l’esprit, Colin nous présente une série
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d’exercices à travers lesquels nous pouvons nous rendre disponibles pour recevoir l’esprit de la
Société ; puis il nous envoie dehors nous engager dans le monde, marchant derrière Marie, guidés
par les jalons qu’il nous a proposés, confiants que l’Esprit Saint inspirera en nous le même feu, le
même zèle, la même magnanimité, le même courage et la même créativité qu’il avait inspirés chez
nos premiers maristes.