Le vent révolutionnaire qui nous vient de tunisie
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Le vent révolutionnaire qui nous vient de tunisie
www.etincellenantes.org [email protected] Le vent révolutionnaire qui nous vient de Tunisie E n quelques semaines, par leur mobilisation crescendo, nos frères et sœurs de Tunisie ont sacrément balayé sur leur passage. Exit Ben Ali, dictateur féroce installé depuis 23 ans, chef d’un clan « bling-bling » qui a bâti ses fortunes sur l’exploitation et l’oppression forcenées. Exit l’arrogance des nombreux amis de Ben Ali dans le monde et en France, de Sarkozy à Strauss-Kahn, en passant par AlliotMarie et Frédéric Mitterrand, sans oublier les noms du capitalisme français qui font du fric là-bas. Quelquesuns bredouillent des regrets d’avoir joui de leur villa à Carthage sans entendre les voix d’opposants livrés aux tortionnaires. Mais Ben Ali, c’est fini. En quelques semaines, la colère populaire a explosé contre un régime qui ne donnait ni pain ni travail ni liberté et promettait pire avec la crise, et n’a cessé de gran- « Jusqu’à présent, avec une conscience et une audace qui forcent l’admiration de tous les travailleurs et pauvres du monde arabe mais aussi d’Europe, les révoltés de Tunisie refusent les replâtrages et grosses ficelles du camp d’en face. Leur révolution, ils l’ont faite mais surtout ils la poursuivent et ne lâchent pas leurs propres armes, leur propre force mobilisée et organisée, dans la rue, les quartiers et les entreprises.. La révolution, pas question de se la faire confisquer ! B en Ali parti ? Certes mais il en reste d’autres ! A commencer par ce « gouvernement provisoire d’union nationale », loin d’être tout beau et tout nouveau ! Il est formé d’anciens ministres de Ben Ali aux postes clés, avec le même premier ministre ! Sous la pression populaire, trois bureaucrates de l’UGTT (syndicat unique acoquiné au pouvoir sous Ben Ali) qui s’étaient engouffrés au gouvernement en sont ressortis. Sous la pression populaire encore, le premier ministre a démissionné du RCD (le parti unique de Ben Ali), puis dissout le RCD. Mais maintenant la rue exige la démission du gouvernement. Des milliers de manifestants dont les rangs grossissent sous les fenêtres du Palais gouvernemental à Tunis, venus de tout le pays, bravent le couvre-feu et demandent son départ. Ce n’est pas tout. Dans les quartiers, des comités de vigilance ou d’autodéfense se sont organisés, armes de fortune à la main, pour se protéger contre les exactions policières mais aussi pour parer aux urgences alimentaires. Dans un nombre croissant d’entreprises, dont des banques, des grands journaux ou chaînes de télé, des salariés se dressent ensemble, à l’initiative ou pas de militants locaux de l’UGTT, pour faire déguerpir les PDG liés à Ben Ali. Les travailleurs et les jeunes n’attendent pas que des droits démocratiques leur soient octroyés. Ils les prennent eux-mêmes. Ils installent des jalons pour leur propre pouvoir. C’est cela la révolution, venue de très profond et donc très large. Et ce n’est pas fini. Tandis que le gouvernement appelle au retour à une « vie normale », entre autres à la réouverture des écoles, les enseignants du primaire appellent à la grève ! Un petit événement symbolique : des librairies de Tunis étalent des livres hier interdits, devant des badauds ébahis. Mais ils coûtent 10 % des quelque 150 euros d’un Smic tunisien. Comme quoi les travailleurs et les jeunes, pour profiter de cette nouvelle liberté qu’ils viennent d’arracher, doivent imposer toutes leurs revendications : non seulement démocratiques mais économiques, de survie face au chômage et aux hausses de prix des carburants ou produits alimentaires de base. Et pour cela poursuivre dans la voie qu’ils ont spectaculairement empruntée, d’action et d’organisation sur leur terrain de classe. Souhaitons que les travailleurs de Tunisie qui ont derrière eux une riche tradition de luttes, même sous les pires dictatures, profitent de la liberté gagnée pour mettre en avant un programme d’urgence pour tous les exploités et opprimés du pays, du monde arabe voire de l’Europe, auxquels exploiteurs et affameurs mènent la même guerre. Pour l’heure en tout cas, la révolution tunisienne et sa contagion font que la peur change de camp. Tunisie : « Ils ont volé nos richesses, ils ne voleront pas notre révolution » Ils ont volé nos richesses, ils ne voleront pas notre révolution », c’est l’un des slogans que les marcheurs, venus des villes de province sur Tunis, criaient le dimanche 23 janvier sous les fenêtres du gouvernement de Mohamed Ghanouchi. Le peuple tunisien semble toujours bien décidé à ne pas se laisser usurper sa révolution. Ni les concessions tardives de Ben Ali le 13 janvier (promesses de 300 000 emplois et de ne pas faire un nouveau mandat), ni sa chute le 14, ni la formation d’un gouvernement « d’union nationale » le 17, incluant plusieurs ministres de l’opposition et de la centrale syndicale UGTT, n’ont réussi à calmer la rue. Elle a continué à manifester contre un gouvernement de mascarade, dirigé par l’ancien premier ministre de Ben Ali, et où son parti, le RCD, gardait tous les postes clés. Le nouveau gouvernement provisoire… trop vu trop connu ! L e lundi 17 janvier, dès l’annonce de la composition du nouveau gouvernement, l’un des cortèges de manifestants auquel « ont pris part beaucoup de femmes et surtout des syndicalistes » (selon le reportage du journal algérien El Watan) s’est dirigé vers le siège de l’UGTT qui « se vide rapidement de ses cadres qui semblent fuir de peur d’affronter les militants de l’union ». Le seul membre du bureau exécutif qui se fait « coincer » s’empresse de s’excuser en affirmant que ce gouvernement «est chargé juste d’assurer la transition et préparer les élections ; par la suite ce sera à celui qui a le plus de popularité de l’emporter». Car si nombre de militants syndicaux et responsables locaux ont joué un rôle dans le développement du mouvement qui a renversé Ben Ali, la direction de l’UGTT a plutôt joué celui de frein. Certes le syndicat unique tunisien n’a pas été tout au long de son histoire inféodé au pouvoir politique, Qui sommes-nous ? C dir et de s’enhardir, malgré 100 morts et d’innombrables blessés sous les balles. e bulletin regroupe des militants pour qui communisme et socialisme sont le seul avenir pour l’humanité, menacée par les crises, l’épuisement des matières premières et des milieux naturels, et comme l’est l’UGTA en Algérie. Un de ses fondateurs, Habib Achour, avait même été condamné aux travaux forcés sous Bourguiba pour participation aux émeutes de 1978. Mais la direction d’aujourd’hui, qui avait appelé à voter Ben Ali à l’élection présidentielle de 2009, l’a quasiment soutenu jusqu’au bout. Le 12 janvier encore, en sortant d’une rencontre avec Ben Ali, le secrétaire général déclarait avoir « trouvé auprès du Président de la République une vision profonde des principaux problèmes et de leurs causes et une volonté de les résoudre ». Quant à la grève générale ou plutôt aux journées de grèves générales dans certaines villes ou régions, comme à Sfax le 12 janvier où 40 000 personnes ont envahi les rues, qui ont contribué à la chute du régime, la centrale n’y a pas franchement appelé : elle s’est contentée de donner le feu vert aux initiatives des instances locales ou régionales. A Tunis même l’appel officiel à la « grève générale » n’était que de 2 heures le 14 janvier. Mais le mardi 18, devant l’hostilité de la rue et de leurs propres militants, les trois représentants de la centrale syndicale qui avaient accepté des postes de ministres donnaient leur démission : « cette composition n’est pas en harmonie avec les aspirations et les attentes des travailleurs » découvrait le secrétaire général de la confédération. Il était temps, les prestations de serment des quatre ministres démissionnaires étaient déjà enregistrées, mais pas encore passées à la télé. D Démocrates de service ans la journée un autre ministre suivait leur exemple : le président du Forum Démocratique pour le Travail et la Liberté qui avait accepté le ministère de la santé (le FDTL est membre consultatif de l’Internationale Socialiste, le RCD de Ben Ali en étant jusqu’au 18 janvier le membre titulaire ). Ce Mustafa Ben Jaafar avait joué la mauvaise carte : vu « l’ampleur du les guerres dues à l’anarchie de la société actuelle divisée en classes sociales, qui repose sur la concurrence économique et l’égoïsme individuel. Nous sommes convaincus que les travailleurs et les jeunes peuvent rejet […] il faut un gouvernement de rupture », se ravisa-t-il. Le chef de file d’Ettajdid (ancien Parti communiste tunisien rebaptisé « Renouveau »), devenu ministre de l’enseignement supérieur, se contentait de menacer de partir si « le Premier ministre et le président par intérim ne se retirent pas du parti de Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique ». Qu’à cela ne tienne, le président et tous les ministres ont démissionné… du RCD. Est resté sur son strapontin (de secrétaire d’Etat à la jeunesse et aux sports) le petit roi du web, ce jeune codirigeant d’une petite société d’informatique qui aurait, dit-on, attisé de son compte Twitter la révolution du jasmin, cyber-révolution du 21ème siècle. Il en a tiré un poste et se sent bien au milieu des anciens ministres de Ben Ali : on a besoin d’eux, affirme-t-il, « si vous voulez des gens qui ont du métier… ». Est resté aussi le fondateur du Parti démocratique progressiste (PDP). Présenté il y a peu comme le principal parti tunisien d’opposition, il déclare aujourd’hui que vouloir bannir le RCD n’a pas de sens : « La rue peut réclamer ce qu’elle veut mais il ne faut pas répondre à ses exigences si elle a tort. » Il n’y avait plus qu’à tenter de bannir la rue. Jeudi 20, le premier acte du nouveau gouvernement a été de décréter trois jours de deuil national en l’honneur des victimes de la répression. Dans l’espoir de vider à cette occasion la rue des manifestations qui s’y poursuivaient toujours. P Se charger du nettoyage soi-même endant que se tenait sa première réunion, les manifestants envahissaient le siège du RCD, ce parti qui réunissait jusque-là tous les dirigeants petits ou grands du pays, des maires de villages aux hommes d’affaires remplacer le capitalisme par une société libre, fraternelle et humaine, car ils constituent la majorité de la population, et n’ont aucun intérêt personnel au maintien de l’actuelle société. Pour cela, ils devront remplacer l’Etat de la bourgeoisie, pour créer un régime où les masses (ou mafieux) bien placés, et affichait officiellement plus de 2 millions de membres (sur 10 millions d’habitants). Les manifestants bazardaient du toit de l’immeuble l’emblème, que président et ministres avaient tout juste eu le temps eux-mêmes de laisser tomber. Plus concrète fut la chasse faite non seulement aux membres notoires du clan Ben Ali mais aussi à nombre de notables du régime, dont la presse cite plusieurs exemples : des officiers de police pourchassés, un maire destitué par ses administrés, des PdG virés de leurs postes… Le vendredi 21 janvier, drapeaux en bernes et versets du coran à la radio, le deuil débutait. Sans paralyser tous ceux qui estimaient avoir mieux à faire. Des centaines de manifestants défilaient à nouveau sur la principale artère de Tunis en scandant leur refus de ce gouvernement. 400 autres se rassemblaient devant le siège de la Compagnie des transports tunisiens : elle « abrite des gens corrompus et il est temps de reprendre nos droits… On ne va pas se taire ». Car on assiste aussi dans des entreprises à la chasse menée par des salariés contre des patrons ou directeurs compromis avec le pouvoir. Les assemblées générales se multiplient pour discuter et contrôler ce qui se passe. Et il y a de quoi faire, du Pdg de la compagnie Tunisair, « dont le nom figure dans un livre à charge sur la famille Ben Ali » (selon le journal Le Monde) et que ses employés ont pris à partie, aux directeurs de la société de télécommunications Orange-Tunisie, détenue à part égale par FranceTélécom et une société tunisienne appartenant à un gendre de Ben Ali. On comprend que de peur de passer lui aussi à la casserole, le directeur de la branche tunisienne de la société de restauration Sodexo s’empresse de montrer qu’il ne mange désormais plus de ce pain-là. Président du Centre des populaires exerceront elles-mêmes le pouvoir en assurant un contrôle démocratique sur tous les rouages du pouvoir économique et politique. Nous disons aussi que les travailleurs n’ont pas de patrie, et qu’un peuple qui en opprime un autre ne peut être un peuple libre. jeunes dirigeants (CJD), il demande au nom de son organisation de jeunes patrons la démission du président de l’UTICA, le Medef tunisien, « afin de permettre à l’organisation patronale de jouer son rôle dans la crise actuelle ». Chose faite mercredi 19 janvier. Il est plus difficile de savoir, au travers des seuls reportages de la presse, ce que représentent réellement les comités de vigilance ou comités d’auto-défense qui (selon Le Monde du 18 janvier) « ont poussé comme des champignons… dans les villes et villages ». Ils sont probablement de toutes sortes, allant de ceux qui se sont organisés spontanément pour protéger leurs quartiers des pillages ou des exactions de groupes armés fortement soupçonnés d’être liés à la police, à ceux qui ont décidé de ne faire confiance qu’à eux-mêmes, à leurs voisins ou camarades de travail pour faire la police et contrôler tout ce qui se passe, y compris aux postes de police ou dans les comptes de la mairie. En passant par ceux qui, comme cet étudiant cité par Le Monde du 18 janvier, pensent que « les soldats ne sont pas assez nombreux, il faut les aider ». Mais c’est bien en s’organisant ellemême, en contrôlant elle-même voire en s’armant elle-même, que la population se donne les moyens de ne pas se laisser usurper sa première et spectaculaire victoire. Pas en s’en remettant à un gouvernement de rechange ou à des généraux. Le mythe de l’armée populaire U ne armée tunisienne qui, à la différence d’une police incontrôlable et corrompue, serait du côté du peuple et l’aurait protégé, est un mythe. Son rôle ces dernières semaines a certes créé des illusions. Médias et monde politique, y compris d’opposition, les ont largement cultivées. Oubliant de rappeler que Ben Ali était général, avait été placé par Bourguiba à la tête de la sécurité nationale à la suite des Les militants qui animent ce bulletin s’affirment trotskystes, du nom du compagnon et continuateur de Lénine, qui a combattu le stalinisme dès son origine, et a péri assassiné pour n’avoir jamais cédé. sanglantes émeutes du pain de 1984, avant de devenir ministre de l’Intérieur, puis d’évincer trois ans plus tard le vieux président grâce à son poids dans l’armée. Si l’armée tunisienne n’est pas intervenue dans la répression, c’est que l’Etat major a finalement fait le choix de lâcher Ben Ali. Les pressions des EtatsUnis (évidemment pas de Sarkozy ni d’Alliot-Marie) pour trouver une « solution pacifique » parce que « nous sommes inquiets quant aux troubles et à l’instabilité », selon les termes de la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton, n’y sont pas pour rien. L’armée est donc restée en marge, son chef d’Etatmajor, le général Rachid Ammar s’illustrant par son refus de faire tirer sur les manifestants. Mais il ne faudrait pas s’y laisser prendre. Blanchie ainsi, l’armée est en meilleure position pour assurer la stabilité de l’Etat, des banques et des affaires. Tout simplement. Et en meilleure position aussi pour éventuellement trancher entre les concurrents au pouvoir, ou assurer le pouvoir ellemême, si les professionnels de la poli- L Les partis en lice ne rêvent que de ramener aux urnes C ertains des partis d’oppositions, se voulant plus radicaux, mettent en avant l’idée d’une « constituante » qui romprait vraiment avec le régime Ben Ali. C’est y compris ce que défend le Parti communiste des ouvriers (PCOT, ex-maoïste) dont le dirigeant Hamma Hammami, jusque là contraint à la clandestinité, avait été arrêté au début des évènements et qui critique non seulement la participation de partis d’opposition à ce gouvernement mais aussi l’attitude générale des dirigeants de l’UGTT. Arguant que la constitution avait été « maintes fois amendée à son profit », il estime qu’« il nous faut donc un nouveau texte » et que « pour préparer l’assemblée constituante, nous avons besoin d’un gouvernement formé d’hommes et de femmes sans liens avec l’ancien régime » afin de « jeter les bases d’une démocratie en Tunisie, dans un délai de trois à six mois, si le climat politique le permet ». Tout comme, suivant le train de tous les autres partis, il se félicite du rôle joué par l’armée qui « s’est donné pour mission de protéger les populations civiles et les biens publics et privés. Son rôle a été positif ». Même s’il souligne qu’une prolongation de l’Etat d’urgence constituerait « également une menace pour le processus démocratique » et demande « que l’armée rentre dans les casernes le plus tôt possible, dès que l’ordre sera rétabli ». L’ordre qui défendrait les intérêts de pauvres, c’est celui que peuvent imposer les travailleurs qui contrôlent les rues, les quartiers et les entreprises. Rien de ce qui a changé si rapidement en Tunisie n’est venu du gouvernement ou des institutions. Tout est venu de la mobilisation elle-même, parce qu’elle n’a pas faibli et au contraire s’est approfondie. Un des pièges bien connu des classes dominantes dans pareille révolution est de faire abandonner aux classes populaires leur propre intervention sur leur terrain de classe, pour les ramener sur le seul terrain des urnes. Dans ce contexte, la revendication d’une assemblée constituante par certains partis d’opposition ressemble davantage à l’envie d’un rapide replâtrage, d’une tentative d’aiguillage du mouvement sur un terrain institutionnel (fût-il « constituant ») qui changerait peut-être les règles du jeu entre les partis candidats au pouvoir, mais pas le jeu de dupes pour les travailleurs et les couches pauvres qui s’y laisseraient prendre. P La force de la mobilisation populaire our préserver la liberté qu’elle vient d’acquérir, pour faire avancer ses revendications économiques, un emploi, un meilleur salaire, une vie décente, pour se débarrasser non seulement du pillage exercé par la famille Ben Ali, mais de l’exploitation en général, celle des patrons tunisiens et des trusts mondiaux, et pour imposer le maximum de libertés démocratiques, la population ne peut compter que sur ses propres forces. On voit la mobilisation à l’œuvre au jour le jour, et son efficacité. La classe ouvrière tunisienne, dont sa jeunesse, y joue un rôle, elle qui a un riche passé de luttes. Et les évènements des semaines passées ont montré que pourrait venir à la rescousse la révolte des travailleurs et classes populaires d’Algérie, et d’ailleurs. La grève de Gafsa en 2008… une expérience encore fraîche dans les mémoires e samedi 22 janvier, 300 manifestants partaient de la ville de Menzel Bouziane, à 280 km au sud de Tunis, pour une marche vers la capitale, demandant la démission du gouvernement. Via Regueb où plusieurs centaines d’autres manifestants les attendaient, alors que d’autres marches partaient le même jour de Thala et Kasserine, trois villes où les 8 et 9 janvier la police a tiré sur la foule faisant au mois 14 morts. Une autre marche est partie de Gafsa, un peu plus au sud, le centre du bassin minier où a eu lieu, il y a un peu plus de deux ans, l’une des plus grandes grèves qu’ait connues le pays. Cette grève des mines de potasse de Gafsa avait débuté le 5 janvier 2008. L e 18 janvier, à la Bourse du travail d’Alger, le secrétaire général du syndicat officiel, l’UGTA, réunissait quelque 1 000 syndicalistes de la région. Il les appelait à maintenir un « climat sain et serein dans le milieu professionnel » et les mettait en garde « contre tout dérapage », car, ajoutaitil, « quelles que soient les difficultés et les problèmes auxquels nous sommes confrontés, aucune personne n’a le droit de perturber le pays ». Et Sidi Saïd de dénoncer les médias étrangers qui dénigrent l’Algérie ainsi que « la mondialisation dangereuse » qui est « une tentative de recolonisation sous une autre forme, notamment celle de pousser le peuple à l’émeute sous le beau slogan de la démocratie. Il est immoral d’appeler à la révolte». La révolte, qui semble l’inquiéter autant qu’elle inquiète Bouteflika, avait déjà explosé deux semaines plus tôt, les 4 et 5 janvier à Oran et Alger avant de s’étendre pendant plusieurs jours dans tout le pays. Sans aucun appel. Encouragée seulement par la révolte de la jeunesse tunisienne. C tique n’arrivaient pas à trouver entre eux une combinaison capable de gouverner. C’est le souci primordial d’assurer l’ordre contre les pauvres et la stabilité pour les affaires, qui amène les partis politiques à encenser l’armée. C’est vrai de tous les partis politiques, d’opposition ou pas, qui se sont mis sur le devant de la scène, qu’ils aient accepté ou refusé de tremper dans ce premier gouvernement de coalition. D’autant qu’en Tunisie l’autre pilier du pouvoir, la police, est pour l’instant déconsidérée. Même si elle tente ses derniers jours de se réhabiliter : responsables mis à l’arrière plan, confessions publiques et demande des policiers de base à l’UGTT de se syndiquer, et même manifestations de policiers en quelque sorte défroqués dans la rue. Mais il est certain que le principal rempart du pouvoir des classes riches et du monde des banques, touroperators ou industriels implantés en Tunisie reste cette armée. La goutte d’eau ’est probablement une nouvelle hausse brutale des prix des produits de première nécessité : des augmentations de 20 % pour l’huile, 80 % pour le sucre en quelques semaines, les portant respectivement à 180 dinars le litre, 140 dinars le kg, soit en gros 1,4 € et 1,8 €, pratiquement les même prix qu’ici, alors que le Smic algérien est à 1 500 dinars soit 150 €. Il en est de même pour la farine, la semoule, la viande, les légumes et fruits. La répression des forces de l’ordre qui a fait 3 morts, des centaines de blessés et des milliers d’arrestations au cours de ces cinq à six jours d’émeutes, a encore attisé la colère, sans intimider pour autant les manifestants. Plus de 1 300 personnes arrêtées lors des évènements sont maintenant passées en justice dans des procès expéditifs. Mais le mécontentement social et le sentiment d’injustice est profond, que ne pourront enrayer ni les incarcéra- Après plusieurs restructurations les effectifs de la Compagnie des Phosphates de Gafsa (CPG), principale activité de toute la région, avaient été réduits de 14 000 à 5 000. Il fallait réussir un concours d’embauche pour faire partie des heureux qui y trouvaient un emploi. Et c’est la publication ce jourlà des résultats visiblement frauduleux de ce concours qui a fait exploser la colère. La grève allait durer près de 6 mois, touchant tout le bassin minier. La direction centrale de l’UGTT n’était pas là pour soutenir les grévistes : elle commençait la nouvelle campagne électorale de Ben Ali. Mais pas plus la direction régionale, devenue (selon les termes d’un reportage du Monde Diplomatique) « le centre d’une oli- garchie qui ne fait plus bénéficier que ses amis et parents des miettes de la rente phosphatière ». Ces miettes consistent en la distribution des emplois, des fonds de reconversion et primes de bénéfices cogérés par la direction de la CPG et la petite coterie qui dirige l’UGTT. Qu’à cela ne tienne, les grévistes allaient s’en passer. A Redeyef, l’autre grande ville du bassin minier, près de la frontière algérienne, les grévistes occupèrent de force le local de l’UGTT de la ville et, malgré des tentatives d’expulsion, en firent le QG de la grève. Ils étaient épaulés par nombre de militants syndicaux de base, non seulement des mines, mais des autres secteurs, certains aussitôt exclus ou « suspendus » par la direction de leurs syndicats, comme l’enseignant Adnane Hajji, l’un des leaders du mouvement. Plagiant les affiches de la campagne électorale présidentielle « Ben Ali 2009 », des affichettes « Ben Ali 2080 » ou « Ben Ali 2500 » fleurirent sur les murs du bassin minier. Finalement, Ben Ali n’aura dépassé 2010 que de quelques jours ! C’est dans cette même ville de Redeyef, encerclée par la police, que le 7 mai 2008 des femmes décidaient de faire leurs bagages et partir toutes ensemble avec leurs familles : « Ils veulent cette ville, on la leur laisse ». dans la petite ville de Tagzout (près de Bouira à 120 km au sud-est d’Alger), les enseignants des collèges, les instituteurs et les conducteurs de bus se mettaient en grève pour soutenir deux pères de famille en grève de la faim pour avoir été exclus de la liste des relogements. Pour citer quelques exemples récents. Les mille raisons de la colère Et partout le problème essentiel, le chômage : officiellement de 10 %, il touche en réalité 60 % de la population active de moins de 30 ans. Sans parler des femmes qui sont pratiquement absentes des statistiques, puisque seul un million d’entre elles, sur une population de 35 millions, sont comptabilisées dans la « population active » L a nouvelle flambée des prix n’a été que la goutte de trop. Il ne se passe pas une semaine en Algérie sans que, ici ou là, on assiste à un rassemblement devant une sous-préfecture ou une mairie, un blocage de carrefour ou de route nationale pour des raisons aussi multiples qu’une coupure de courant, le manque d’eau ou les critères totalement occultes, voire la corruption claire et nette, dans la distribution des logements sociaux. L’un des Algériens qui a tenté ces derniers jours de s’immoler, à l’exemple du jeune chômeur, le 12 janvier à Bordj Menaiel (70 km à l’est d’Alger), était un employé territorial, père de 6 enfants, désespéré de se voir refuser une nouvelle fois un logement. Heureusement il n’y a pas que le désespoir. Mardi 28 décembre, une semaine avant les émeutes généralisées qui ont marqué l’actualité, des centaines de jeunes bloquaient une grande route et affrontaient les forces de l’ordre à Baraki, une des banlieues pauvres d’Alger, pour réclamer les logements décents qu’on leur promet depuis des années. Une émeute « ordinaire » en quelque sorte. Elle avait été précédée la veille par des protestations semblables dans d’autres quartiers pauvres, à Laquiba, et à Rouiba dans la zone des « chalets », ces baraquements provisoires installés pour reloger les victimes du séisme de 2003 qui sont encore là sept ans après, totalement délabrés. A la mi-décembre un rassemblement d’habitants de la ville de Yellel (dans l’ouest du pays) devant le siège de la « daïra » (équivalent de nos sous-préfectures) réclamait l’affichage public des attributions de logements. Fin novembre, L Manne pétrolière et creusement des inégalités es années 1991-2000 de la guerre entre armée et groupes islamistes, par la pression qu’elle exerçait sur l’ensemble le la population, la terreur qu’elle faisait régner, sans oublier les militants syndicaux assassinés (dont bien malin celui qui pouvait dire si c’était par des islamistes ou par l’armée), ont facilité bien des attaques contre les travailleurs, notamment le démantèlement d’une bonne partie des entreprises d’Etat, confiées ensuite au privé avec des fournées de licenciements à la clé. Quant aux recettes engrangées par l’Etat algérien grâce au cours élevé du pétrole au cours des années 2000, elles n’ont rien apporté à la population pauvre. Elles ont bénéficié à une petite minorité d’affairistes de la haute société algérienne et surtout aux banques occidentales auxquelles l’Etat algérien à reversé quelque 40 milliards de dollars (sans parler des intérêts versés annuellement) pour réduire sa dette et « gagner la confiance » d’investisseurs qu’il cherchait à attirer dans le pays. La politique de grands travaux de ces dernières années ou la construction de quelques grands hôtels pour hommes d’affaires, ce n’était pas pour les plus démunis. Pas plus que le programme de construction de logements confié La classe ouvrière tunisienne ne manque ni de détermination ni d’expérience. Menacées par les autorités d’être considérées comme « traîtres » si elles Algérie Pour que la révolte porte enfin ses fruits tions, ni les vagues promesses que vient de faire le gouvernement de faire baisser les prix (en commençant par baisser les taxes aux grossistes dans l’espoir qu’ils veuillent bien le répercuter, comme ici la baisse de la TVA sur les restaurants !), ni les appels au calme ou les ridicules dénonciations de la main de l’étranger. s’approchaient de la frontière algérienne, elles finirent par revenir après leur coup d’éclat reprendre le cours de la lutte. Une résistance de près de 6 mois qui s’est terminée, outre deux morts, par l’arrestation en juin 2008 d’une quarantaine de militants syndicaux animateurs du mouvement, condamnés en décembre à des peines allant de 1 à 10 ans de prison – mais libérés plus tôt grâce aux campagnes de protestation. à des entreprises chinoises amenant leurs ouvriers encore moins payés qu’un ouvrier algérien. Il ne s’agissait pour l’essentiel pas de logements sociaux, mais de logements mis en location-vente, avec des aides de l’Etat, pour cibler la petite bourgeoisie du pays. Cette petite bourgeoisie qui a pu aussi bénéficier en partie des multiples aides à la création d’entreprises accordées par le gouvernement. Soit dit en passant, bien des cadres islamistes, qui se sont recyclés sous les auspices de la réconciliation nationale décidée par Bouteflika, ont profité de cette manne pour se faire une place au soleil. Quoi d’étonnant que lors des journées d’émeutes de ce début janvier, les jeunes ne s’en soient pas seulement pris à ce qui à leurs yeux représente l’Etat, sous-préfectures, gendarmeries, bâtiments publics ou cabines téléphoniques, mais aussi aux vitrines rutilantes d’une agence Renault ou d’un marchand de téléviseurs Samsung à écrans plats. I La contestation ouvrière l y a un an, presque jour pour jour, le 12 janvier 2010, le secrétaire général de l’UGTA déclarait déjà que les travailleurs « doivent intégrer la sagesse et la civilité dans leur action». Il s’agissait de prêcher la reprise du travail aux deux plus gros centres industriels du pays. Les 7 000 ouvriers du complexe sidérurgique d’El Hadjar, près d’Anaba, ancienne entreprise publique devenue en 2001 propriété du groupe Arcelor-Mital, était en grève contre la menace de fermeture d’un des ateliers, la cockerie, et le licenciement de 350 salariés. Sourds aux appels à la sagesse, ils ont eu gain de cause. Simultanément, l’usine automobile de Rouiba (dans la banlieue d’Alger), une entreprise toujours publique de 5 000 travailleurs, qui produit bus et camions, était en grève contre l’accord salarial « tripartite » que venaient de passer patronat, gouvernent et UGTA, portant le salaire minimum de 12 000 dinars à sa valeur actuelle de 15 000 dinars. Cette augmentation paraissait dérisoire aux ouvriers au regard de la hausse du coût de la vie. Que dire aujourd’hui après les hausses vertigineuses de prix de l’année ! Les ouvriers de la SNVI avaient entraîné avec eux quelque 5 000 autres travailleurs des entreprises voisines de la zone industrielle de Rouiba. Toute l’année 2010 a été ponctuée en Algérie de grèves dans de nombreux secteurs, enseignants, forestiers, ouvriers d’une cimenterie Lafarge, cheminots…, animées par des militants locaux de l’UGTA passant outre les appels au calme ou propositions de médiation de la direction nationale, ou dans le milieu enseignant par des militants des syndicats autonomes plus indépendants du gouvernement. Jusqu’au déclenchement en ce début janvier, au moment même des émeutes, d’une grève de plusieurs centaines de dockers d’Alger contre des suppressions de postes, cette fois en butte aussi à l’accord passé entre la direction et des responsables syndicaux locaux. Elle est bien là la force qui pourrait donner des perspectives à la jeunesse en révolte : unifier toutes les luttes éparses sur les logements, les conditions de vie, le mépris des autorités et la corruption. Si des travailleurs prenaient le chemin de la révolte et rendaient leurs luttes aussi rapidement contagieuses que l’ont été les émeutes de la jeunesse. Car octobre 1988 est encore dans les mémoires, rappelant comment un mouvement, celui qui a fini par avoir la peau du régime de Chadli, peut être escamoté par quelques politiciens démocrates, avant de tourner au cauchemar lorsque des démagogues réactionnaires et religieux apparaissent finalement comme les seuls opposants radicaux, faute de militants proposant une politique de classe aux opprimés.