La technique, l`art et le beau 2 791KB Sep 18 2013 05:29:48
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30 L’ART L’essentiel pour comprendre 1 L’ART ET LA NATURE ▲ A. Le beau artistique n’est pas le beau naturel ● Le mot art est ambigu. Il peut renvoyer à la technique ou aux beaux-arts, au travail de l’artisan ou à celui de l’artiste. C’est dans ce dernier sens que nous prendrons le mot. Sont considérés comme des arts toutes les activités humaines consacrées à la production du beau : la poésie, la musique, le théâtre, le dessin, la peinture, la sculpture, l’architecture, le cinéma, etc. Et ce qu’on appelle l’esthétique n’est pas autre chose que la réflexion philosophique sur l’art. Réfléchir sur l’art, c’est donc avant tout élucider le sens de cette valeur particulière qu’est le beau. ● Mais la beauté dont il est question ici est celle de l’art (beauté esthétique), non celle de la nature. La beauté naturelle est en général l’adaptation d’une forme à une fonction : un beau cheval est un cheval dont les membres puissants et les formes souples suggèrent la rapidité de la course. L’art prend parfois pour objet la beauté naturelle (sculpture classique), mais pas toujours. Les pouilleux de Murillo, les tabagies des peintres hollandais sont artistiquement beaux. Et pourtant, des infirmes qui mendient, une salle enfumée peuvent n’avoir aucune beauté naturelle – ou du moins nous ne leur prêtons une sorte de beauté qu’à partir de notre culture artistique (nous dirons de ce men- 169 diant rencontré sur le parvis d’une église qu’il est « beau comme un Murillo »). Il faut donc distinguer, comme nous y invite Kant, « la représentation d’une belle chose » et « la belle représentation d’une chose ». ▲ B. L’art n’est pas imitation de la nature ● Soulignons simplement ici que l’art est une création et jamais une copie. Même l’illusion de réalité ne peut être donnée par l’art que grâce à des procédés qui tournent le dos au réel. Une œuvre comme L’homme qui marche de Rodin est à cet égard typique. Aucun homme n’a jamais marché à la façon de L’homme qui marche : les deux pieds à terre, bien à plat. Combien d’erreurs volontaires pour donner l’illusion esthétique du vrai ! Voyez l’Odalisque d’Ingres : le peintre le plus classique de l’histoire du XIXe siècle s’est rendu coupable d’une contre-vérité anatomique puisque cette Odalisque a treize côtes au lieu de douze (cette transformation de la nature objective étant nécessaire pour donner une impression « réaliste » de nonchalance et de langueur). Même les philosophes qui croient, comme Bergson, que l’art n’a pas d’autre fin que de nous révéler la réalité, pensent précisément que cette réalité est d’abord cachée – l’objet immédiat étant défiguré par les conventions et les préjugés utilitaires de la perception ordinaire. ● L’art est donc un autre monde que la nature : on ne devient pas musicien en écoutant le chant des oiseaux, mais en allant au concert ; on ne devient pas peintre en regardant des couchers de soleil mais « la peinture s’apprend au musée » (Renoir). L’artiste, nous dit Malraux dans Les Voix du silence (1951), commence par imiter les toiles de ses maîtres (et non la nature), pour ensuite découvrir sa manière propre. L’art se conquiert toujours sur l’art lui-même. 2 LA CRÉATION ESTHÉTIQUE ▲ A. Peut-on expliquer la création artistique ? ● N’est-il pas paradoxal de prétendre expliquer la création artis- tique ? Expliquer, c’est ramener le nouveau à l’ancien, l’inconnu au familier. Expliquer une création, c’est d’une certaine façon nier son originalité. Cependant, on remarquera que la création d’une 170 Chapitre 30 L’art œuvre d’art n’est pas une création divine, produite à partir de rien (ex nihilo). La création artistique est toujours mise en forme de matériaux préexistants : le cubisme doit beaucoup à Cézanne, par exemple. ● D’autre part, l’œuvre d’art est l’œuvre d’un homme qui a une his- toire, qui appartient à une classe sociale et à un milieu déterminés. Les psychanalystes ont montré par exemple que les pulsions qui s’esthétisent en images sont celles qui, refoulées, n’ont pu se traduire en actes. Freud, « psychanalysant » l’œuvre de Léonard de Vinci, découvre dans la Sainte-Anne du Louvre un vautour obsessionnel qui serait dessiné involontairement, inconsciemment, par les plis de la robe de la Vierge. Dans le même esprit, on peut voir dans La Cruche cassée de Greuze le symbole inconscient d’une défloration. On peut aussi chercher le sens politique caché d’une œuvre d’art. Selon les marxistes, la création artistique correspondrait à une transposition voilée et « mystifiée » des conflits de classes sociales à une époque donnée. Nous ne pouvons contester que les drames de Diderot, la comédie larmoyante du XVIIIe siècle puissent être éclairés de façon fructueuse par la connaissance de l’essor économique de la bourgeoisie. ▲ B. La création artistique défie toute explication ● Cependant, l’étude des « sources » psychologiques ou sociales d’une œuvre d’art laisse de côté l’essentiel, c’est-à-dire la valeur de l’œuvre, ce qui fait d’elle, précisément, une œuvre d’art. La psychologie, ou la sociologie de l’art, n’expliquera de l’art que ce qui, en lui, n’est pas artistique. On n’expliquera pas le génie de Rembrandt à partir de la Hollande de son époque, puisqu’après tout, le dernier des petits maîtres hollandais reflète aussi son temps (mais il n’est pas Rembrandt). ● Le secret de la création artistique n’est pas dans les matériaux, dans les sources de l’œuvre mais, tout au contraire, dans l’élan mystérieux qui emporte ces matériaux, ces sources, et les métamorphose en œuvres d’art. Aussi tourmenté que soit un art authentique – on pense aux poèmes de Rimbaud ou aux peintures de Van Gogh –, il révélera un ordre, une unité, la métamorphose du chaos original des passions et des servitudes en une harmonie originale, en une cohérence souveraine. Comme l’a bien vu Malraux, le style imprime la marque de l’homme libre sur la vie qui d’abord l’écrase, et chaque œuvre d’art témoigne d’une servitude domptée : « L’art est un anti-destin ». 171 3 LA CONTEMPLATION DE L’ŒUVRE D’ART ▲ A. Caractère original du plaisir esthétique ● Une étude philosophique de la contemplation esthétique, c’est-à- dire du plaisir éprouvé par l’amateur d’art, sera symétrique à l’étude de la création artistique. Autrement dit, il convient ici de montrer la spécificité du plaisir esthétique que l’on ne saurait, sans le trahir, réduire à autre chose que lui-même. Dire, avec Stendhal, que « la beauté est une promesse de bonheur », c’est ne rien dire, car assurément la contemplation esthétique est une joie, mais pas n’importe quelle joie. Et si on sous-entend qu’il s’agit d’un plaisir sensuel, voire d’une émotion sexuelle, on confond la contemplation esthétique avec autre chose qu’elle-même. ● D’autres « réductions », opposées à la « réduction sensualiste » du plaisir esthétique, ne sont pas plus convaincantes. Ramener par exemple la contemplation esthétique à la simple reconnaissance d’un ordre rationnel, d’une logique cachée, ne respecte pas davantage la spécificité de l’émotion esthétique. « La musique, disait Leibniz, est un exercice d’arithmétique d’un esprit qui ne sait pas qu’il compte. » Mais l’émotion qui saisit l’auditeur d’un concert ne se confond pas avec le sentiment d’avoir résolu un problème mathématique ! ▲ B. Contemplation et ravissement ● Quelle est donc l’essence de la contemplation esthétique ? C’est la présence d’une réalité immatérielle qui me ravit, c’est-à-dire littéralement qui m’arrache à mon propre univers. Les Oliviers de Van Gogh ne sont pas, comme des oliviers sur une carte postale, le signe de quelque réalité prosaïque (repos, vacances, etc.). Ils m’introduisent d’emblée dans un monde qui n’est ni le monde de la Provence, ni le monde de l’herboriculture. Ce monde dramatique et tourmenté des oliviers tordus et houleux, c’est le monde de Van Gogh : il m’est brusquement révélé dans une intuition fulgurante qui laisse de côté tous les aspects matériels (la toile, les formes, les couleurs, etc.) qui m’ont pourtant conduit jusqu’à lui. ● Aucune définition de l’art n’est plus vraie et plus profonde que celle que donnait le philosophe grec Plotin (vers 205-270) de l’architecture : « L’architecture, c’est ce qui reste de l’édifice, une fois la pierre ôtée ». 172 Le point sur... LE BEAU SELON KANT Dans sa Critique de la faculté de juger (1790), Kant a souligné en quelques formules décisives l’irréductibilité de la valeur esthétique. 1. Le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée Cette formule nous invite à distinguer l’émotion esthétique de la sensualité naturelle. La « nature morte » qui donnerait envie de manger, le « nu » qui réveillerait le désir sexuel, perdraient leur qualité d’œuvres d’art. Bien loin de servir d’aliments à nos désirs charnels, les œuvres d’art, objets d’une contemplation désintéressée, nous délivrent du désir. Cette première formule peut être opposée à toutes les esthétiques naturalistes qui définissent la beauté par l’utile ou par un intérêt, un plaisir purement subjectifs. 2. La beauté est la forme de la finalité de l’objet, mais en dehors de toute représentation d’une fin En quoi consiste cette « finalité sans fin » ? L’œuvre d’art a une finalité parce qu’elle est une harmonie. C’est une « finalité sans fin » parce que l’harmonie de l’œuvre n’est au service d’aucune fin extérieure à l’art. L’œuvre ne signifie rien d’autre qu’elle-même ; elle ne vaut que par elle-même, et non par l’idée ou le « message » dont on pourrait la croire porteuse. Il n’est pas besoin d’être croyant pour admirer les chefs-d’œuvre de l’art sacré. 3. Est beau ce qui plaît universellement sans concept Kant met en lumière une ambiguïté fondamentale de la valeur esthétique. L’œuvre d’art vraiment belle a une valeur universelle – elle est reconnue telle par tous les hommes compétents, dont le goût a été éduqué. Elle a même, dit Kant, une valeur nécessaire (on ne peut pas ne pas reconnaître, par exemple, la supériorité de Vermeer sur tel petit maître hollandais). Pourtant cette universalité et cette nécessité – qui sont au premier chef des caractères de la raison – sont reconnues sans concept. Elles ne sont accessibles qu’au sentiment. La valeur d’une œuvre n’est pas quelque chose qui se démontre par de froids raisonnements. Elle s’éprouve, mais ne se prouve pas. 173