Je hais les dormeurs - Les éditions du Chemin de fer

Transcription

Je hais les dormeurs - Les éditions du Chemin de fer
Je hais les dormeurs
Violette Leduc
L’éditeur remercie Catherine Viollet et Carlo Jansiti pour leur
précieuse collaboration.
Je hais les dormeurs
Vu par
Béatrice Cussol
Postface de
Catherine Viollet
Seconde édition
© Les éditions du Chemin de fer, 2006
www.chemindefer.org
ISBN : 978-2-916130-29-3
A Jean Genet
Je hais les dormeurs. Ce sont des morts qui
n’ont pas dit leur dernier mot. Ils méconnaissent la nuit quand elle est pleine. Je ne
veux pas qu’on la répudie. Je veux que l’on
se place sous les corbeaux qui abritent les
terres de minuit avec leurs ailes ouvertes. Je
ne peux pas guerroyer avec les dormeurs.
Leur sommeil est plus fort que ma guerre. Il
emporte tout. Puisque votre sommeil est
plus fort que ma haine, je vous le laisse mais
installez-vous dans les arbres, allongezvous sur les toits, renversez-vous contre les
murailles, adossez-vous aux fontaines.
Ingurgitez l’obscurité avec le roucoulement
de l’eau potable. Sortez. Ne boudez plus
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infiniment la nuit. Les lits ont été créés pour
souffrir et pour jouir. Ne perdez pas votre
connaissance dedans. Donneur de sang,
donneur de cœur ne t’endors pas. Epuise ta
soif blanche. J’ouvre ma fenêtre sans un désir
d’hygiène. Je l’ouvre parce que la nuit se
poussait contre la vitre. Elle entre avec sa
traîne. La mer avance sans les musiciennes,
sans l’écume, sans le bouillonnement. C’est
par nuit noire que j’ai découvert la vraie
hauteur du ciel et que je suis retombée sur
le trésor des fraisiers. C’est par nuit tendre
pendant les gelées que, dans les prés traversés,
j’ai entendu se propager des craquements
d’incendie sous mes pieds. Les bruissements,
raccourcis de vie irrésistible, étaient distants
du givre bleu sur les épines des haies. Tous
les boutons des portes lançaient des feux. La
gelée de nuit, avec son emprise, fortifiait
chaque chose, mais le paysage qui sortait
d’un tombeau, était frappé de crainte. Si je
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vous éveille, si je proclame que la nuit est
prête à se laisser pénétrer, vous m’accordez
un regard nonchalant puis vous vous rendormez. Vous ne me navrez pas. Je vous hais
cadavres incomplets. Vous manquez de froideur
et de raideur. C’est dans le ventre chaud que
le tour de force des amertumes a été réalisé.
Mourir et renaître. Renaître et mourir. C’est
la cadence, c’est l’ambition charnelle, c’est la
foire dans le sexe. Sur les banquettes des
balançoires le vertige, l’illusion de monter, le
point de suspension, la retombée sont les
mêmes que ceux de notre plaisir essentiel.
Après la partie viennent la rentrée dans le
vieux néant, la légèreté d’une faim qui n’a
pas changé. Après nous fumons des cigarettes tandis que nous sommes à nous-mêmes
une fumée plus âcre. Je vous propose le ventre
froid. Vous n’avez pas besoin d’entrer avec vos
précautions. Vous êtes tout de suite dedans
de la tête aux pieds. C’est la possession
fabuleuse. La nuit, avec ses sombreros et sa
douceur de suie, est prête partout mais tu
ne peux, dormeur, la prendre en mille
endroits. Je t’aiderai. J’ai délivré pour toi les
espaces vierges dans la nuit. Cours plus
vite que le coureur professionnel. Ne
ralentis pas. Tu es ma grave expérience.
Prends-toi par le bras. Epouse-toi au fond
d’un ventre de ténèbres, solitaire. J’admirerai
tes épousailles singulières. Tu récolteras à la
fin de la nuit la perle fine de l’aurore. Cours
pour rien. Deviens le prophète de l’ombre et
du silence. Tends les mains. Mendie tout en
ne mendiant rien. Tu recevras l’aumône qui
pèse moins qu’une plume : la rencontre de la
nuit et de ta main. Partir loin sans voir devant.
Itinéraire des explorateurs et des savants. Ne
dors plus, dépiaute-toi scaphandrier allongé.
Remonte dormeur. Habille-toi en homme.
Jette-toi dans la nuit du dehors. Il y a une
forêt funèbre devant ta porte. Plonge. Tu
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n’auras plus pitié des aveugles et des sourds.
Si tu traverses la nuit d’un bout à l’autre,
baiseur téméraire de ténèbres, tu retiendras
que : le fruit qui tombe est un fruit triste, les
tours d’une cathédrale fermée à clé sont des
hosannahs, le chêne palpite sans ses oiseaux,
les barrières et les clôtures ne valent pas une
allégorie, le chant du rossignol de nuit
fait pâlir les verdures, sur le pont le danger
prend la forme de l’anneau, l’horloge qui a
sonné douze coups est ensuite une captive
enchaînée, la longueur et la largeur sont des
mesures mortes, le bruit est la conclusion
d’un poème terminé (la chute d’une pomme
de pin sur le sable), l’autre bruit est le début
d’un poème à continuer (l’entreprise du vent
dans le feuillage des acacias), près du mourant
il n’y a que des voyeurs… Ne dors plus. J’use
de tous les timbres de ma voix. Ne dors plus.
Touche ton visage. Constate-le dans le noir :
nous avons tous la même fleur pour visage.
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La générosité de la nuit me fait défaillir
car nous avons tous, piqués aux oreilles, les
diamants du froid. Notre front est une plage,
notre poignet est un bracelet, nos sourcils
sont des épis couchés, nos lèvres closes sont
les lèvres d’une plaie refermée, notre souffle
est un vent du Sud tempéré, nos aisselles sont
des corbeilles de nourritures pour nos mains
glacées. Ne dors plus. Au bout de la nuit, les
magnificences de la solitude se présentent.
Prends la nuit lentement si tu ne veux pas te
lever. Ouvre ta fenêtre, ouvre-toi. Elle s’ouvrira. Reste dedans, ne bouge pas, attends.
C’est elle qui travaillera pour toi avec sa
caresse de grande chauve-souris.
Ils dorment. Je m’irrite avec le talon de la
danseuse espagnole mais ils dorment.
Je hais les dormeurs. Je me penche sur
eux avec mes mauvaises intentions. Leur
soumission m’exaspère. Je hais leur sérénité
inconsciente, leur fausse anesthésie, leur
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visage d’aveugle studieux, leur saoulerie
raisonnable, leur application d’incapable.
Je compare la mollesse de leur corps à
l’hypocrisie des eaux dormantes mais dans
les eaux dormantes il y a des batraciens
veilleurs de nuit et veilleurs de jour. J’ai
guetté, j’ai attendu longtemps la bulle rose
qui sortirait de la bouche de mon dormeur.
Je ne réclamais de lui qu’une bulle de présence. Je ne l’ai pas eue. Les laitiers dormaient
leurs dernières heures, le dernier passant
avait péri avec son soulier à étincelles, le
réverbère à la lumière aigre appauvrissait la
nuit devant ma fenêtre. Je n’avais que le
souffle de la régularité et de la monotonie.
Cette lumière était faible mais cruelle. J’ai vu
que ses paupières de nuit étaient des paupières
de mort. Je n’avais pas eu le triste avantage
de lui fermer les yeux quand il s’était
endormi. Ses paupières de jour, avec leur
mouvement perpétuel, me faisaient croire à
une éternité, une éternité mouvementée. Je
découvrais dans leur battement les battements d’un petit cœur supplémentaire dont
le pouvoir de vie était peut-être surnaturel.
La mort, me disais-je, n’aura pas le temps de
s’installer entre les battements de ses longs
cils. Enfin ses paupières de jour battaient le
rassemblement de la vie. Quand j’avais fini
d’espérer je regardais encore les cils pour
voir des sautillements, les suggestions d’une
fougère, la somptuosité d’une frange éventée.
Je me réfugiais dans la gaîté de ses paupières
lorsque cet homme était intraitable. Le
sommeil est dur quand il s’y met. Il a tout
raflé. Mon dormeur triche avec le silence,
avec la parole, avec l’immobilité, avec le
mouvement, avec le mystère, avec l’oracle : il
balbutie des mots inintelligibles, il glisse dans
le milieu du lit, il sursaute comme un sphinx
qui ne révèlera rien et j’appelle à mon
secours la vision d’une chose qui ne triche
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pas avec le silence, avec l’immobilité, avec le
mystère. Cette grande chose est une péniche
d’anthracite qui a été amarrée au début de la
nuit. Je choisis le fleuve en contrée non illuminée afin que le fleuve coule religieusement. Le minerai précieux ne brille plus, la
barque inséparable est calme, la chaîne se
tait. J’ai trouvé le monument horizontal qui
aimante, capte, solennise la pleine nuit.
Les ténèbres ont afflué sur l’embarcation
comme du sang qui revient au cœur. Il y a
une attraction entre cette péniche pleine de
charbon et cette nuit obscure. Je ne conçois
pas une communion plus parfaite.
Je hais mon dormeur qui peut se créer,
avec de l’inconscience, une paix qui m’est
étrangère. Je hais son front de miel. Il a un
visage d’ange mais si je le secoue c’est une
bête écartée d’un os. Je le griffe. Il se laisse
faire. Je tombe dans le piège de ce faux
martyr. J’avais oublié qu’il dormait profon-
dément. Je me penche encore en l’observant.
Il est au fond de lui-même à s’affairer pour
son repos. Il récapitule je ne sais quoi. J’allais
croire à sa fourmilière intérieure tandis que
sa main fainéante ne retiendrait pas un
duvet de chardon… Si je le contemple, je
hais son innocence hautaine. Il se fiche du
monde et du ciel ; pourtant des prières, qui
ne sont pas les miennes, tombent sur sa tête.
Je recule pour qu’il revienne. Fasse qu’il
s’éveille de lui-même… Mais cet homme
qui dort à côté de moi est parti loin en mer.
Je lui insufflerai mon éveil. Ma bouche est
sur ses lèvres sommeilleuses et sucrées.
Elle supplie mon dormeur de revenir en
carrosse, de se pencher à la portière avec
son mouchoir de dentelle, de mettre un pied
sur le marchepied. Cheval qui t’ennuie à
l’écurie, il ne reviendra pas. Cheval, je te
parle en soutenant ton regard fourbe.
Donne-moi le tapage de ton insomnie.
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J’écoute le torrent qui dévale dans le flanc
d’un cheval.
Nous étions partis à tire-d’aile. Nous
voulions quitter la terre en utilisant notre
tempérament. Nous avions décollé, escaladé,
guetté, attendu, fredonné, abouti, gémi,
gagné et perdu ensemble. C’était une sérieuse
école buissonnière. Nous avions déniché une
nouvelle sorte de néant. Maintenant tu dors.
Ton effacement n’est pas honnête. Cheval
je n’ai que ton insomnie et la mienne. Ma
bouche qui prend le souffle de mon dormeur
ne l’interrompt pas. Je n’ai pas pincé les
cordes de la harpe qui a fait frémir son visage.
Moi j’ai déchargé ma tendresse sur lui mais
son visage n’a pas frémi pour moi. Tous les
espoirs me sont permis puisque son visage
de dormeur a été sensible. Je reviens près de
toi. Je balance l’encensoir au-dessus de cette
face qui va me revenir avec la prononciation
de mon prénom. Graine de folle, ton dormeur
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a juré ailleurs qu’il ne faillirait pas à son
devoir de dormeur. Ma bouche sur la sienne
ne se désespère pas. Lui, il respire en dormant
jusque dans ma gorge. Je suis vaincue par
ce titan du sommeil. Alors je m’abats sur sa
poitrine que je vénère parce qu’elle est vraiment là. Lui, il se laisse vénérer pourvu qu’il
dorme. Il est moins authentique qu’une statue
de bois. Je te hais avec un poignard entre mes
dents, mon dormeur. Je me dresse dans mon
lit pour rendre les honneurs à la nuit. Salut,
mon général aux yeux bandés. Je rends les honneurs au contrebandier, dont les espadrilles
sont des dames d’honneur courtoises avec
les sentiers de la nuit, aux filets, aux pièges
des braconniers qui sont les choses passionnantes de la nuit. Vive l’héroïsme en boudoir
de tous les rossignols de nuit… Cesse de
sursauter dormeur. Tu te contredis. Je
n’apprécie pas un éclair qui n’éclaire rien.
Descends jusqu’au fond de ton immobilité :
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