Interphase n°3, 2e partie

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Interphase n°3, 2e partie
La science de l’uniforme, un art politique en exploration ? L’influence égyptienne dans
l’habillement militaire français de l’expédition d’Égypte à l’Empire
Nils Renard
Dans le cadre d’une étude sur l’exploration, on ne
peut faire l’impasse de la question des vêtements et de
l’équipement nécessaires pour explorer. Si les voyages
actuels nous habituent à prévoir assez aisément les
conditions climatiques des pays où s’effectuent les
« explorations » contemporaines très contrôlées et où la
préparation de l’habillement est centrale, il n’en a pas
toujours été ainsi, loin de là. Certes des données étaient
rassemblées au préalable des expéditions des XVIe et
XVIIIe siècles, mais la prise en compte d’une nécessaire
adaptation du vêtement au climat local n’était que
marginale, tant sa fonction sociale obligeait à conserver les
tenues européennes. C’est ainsi que nombre de ces
explorations ont été l’occasion d’une improvisation où
l’adaptation climatique ne
se départait pas d’un
conservatisme
vestimentaire tant social
que culturel. Il aurait ainsi
paru choquant de quitter
l’habillement
d’officier
aristocrate, même en pleine
chaleur, habillement qui
était non seulement le
symbole d’un rang social et
d’une fonction mais aussi la
barrière
culturelle
principale, avec la langue,
face aux peuples dont le
pays était ainsi exploré.
C’est tout l’enjeu des débats
qui ont occupé l’état-major
français de l’expédition
d’Égypte
du
Général
Bonaparte
et
de
ses
successeurs, de 1798 à 1801,
date du rapatriement des
dernières troupes françaises
d’Égypte
sous
le
commandement de Menou.
À peine arrivées en Égypte,
les
troupes
françaises
occidentale. À ces tensions, sont liés des non-dits et des
réflexes opposés, propres à l’orientalisme étudié par Saïd :
si la volonté de garder son identité européenne et de
marquer la différence avec des populations locales qui
inspirent encore la méfiance est patente, elle doit jouer
avec un réel objectif d’adaptation et d’échange culturel
avec les Égyptiens que Bonaparte nomme « nos frères ».
Cette tenue orientale fascine et effraie tout autant, d’autant
que certains costumes proposés accentuent un Orient au
sein duquel on range à peu près tout et n’importe quoi, de
la tenue à la hussarde hongroise, au turban mamelouk, en
passant par le gilet grec. Cette excentricité exotique, encore
contenue en Égypte même, va paradoxalement aller
s’accentuant en France, une fois que Bonaparte devenu
Empereur des Français,
reconstitue
un
demiescadron
de
cavaliers
mamelouks et affecte à
chaque régiment de la Garde
à cheval, des timbaliers au
costume de type «retour
d’Égypte ». Il y a donc bien
une question égyptienne de
l’habillement
militaire
français, d’abord liée à un
simple
pragmatisme
climatique, puis très vite
devenu un objet de fantaisie
européen, ce qui mime la
trajectoire de la fascination
orientale européenne au
sens large. Ces processus
contradictoires
dans
l’adoption
de
nouveaux
uniformes sont en effet une
part méconnue de cet
« orientalisme », tant étudié
depuis
les
travaux
fondateurs de Saïd, et offrent
un point de vue des plus
concrets sur les modes
d’appropriation
découvrent en effet une
vestimentaires
d’une
Planche n°1 : Uniformes français du début de
chaleur
insupportable,
exploration qui fonde une
l’expédition d’Égypte : au premier plan, de gauche à
d’autant qu’ils y débarquent
partie de la légitimité
droite, officier d’infanterie légère, soldats de ligne et de
le 2 juillet 1798 et passent
politique impériale. Même
légère ; au second plan chirurgien, ambulance volante
tout l’été à se battre en habit
l’excentricité du costume
de Larrey sur dromadaire, tambour et chirurgien. (La
de drap de laine. Très vite il
mamelouk joue un rôle
planche est partiellement erronée: les petites bottes que
faut songer à changer
politique et stratégique. On
porte le soldat d’infanterie de ligne au centre n’ont pas
l’habillement,
mais
peut dès lors formuler la
lieu d’être, et devraient être remplacées par des guêtres
comment concilier le respect
question en ces termes :
montant jusqu’au-dessus du genou.)
de l’uniformité militaire
pourquoi
les
premiers
européenne et la nécessaire
projets
d’adaptation
adaptation aux habits locaux ? Les implications de ces
vestimentaire en Égypte ont-ils pu ainsi évoluer jusqu’à
débats sont en effet de taille : le rééquipement de l’armée
faire du costume de mamelouk une pièce centrale de la
française en Égypte suppose de passer des commandes
Garde Impériale, et ce même en pleine campagne de
pour 30 000 hommes pour les rendre aptes au combat très
Russie ?
rapidement dans les zones désertiques de Haute-Égypte ou
de Syrie. Très vite, des tensions apparaissent dans l’étatUne
nécessaire
adaptation
climatique
et
major entre ceux favorables à une réelle adaptation au
stratégique en terre d’exploration
vêtement local, parmi lesquels on compte le Général en
chef, et les généraux français préférant une légère retouche
Ce n’est pas au cours de la préparation de
de l’uniforme dont ils souhaitent garder la coupe
l’expédition en France que le problème se pose, mais
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uniquement après la prise du Caire, une fois l’armée
implantée en pays d’Égypte. À cet égard, Napoléon,
pourtant attaché aux moindres détails dans cette
expédition, fait preuve d’une inconscience frappante : les
soldats gardent donc le lourd habit à la française en drap
de laine, porté par-dessus un gilet de même étoffe et une
chemise, tandis que les pantalons sont recouverts en partie
de longues guêtres et que la tête n’est protégée que par un
bicorne qui ne garde ni de la pluie ni du soleil, ce dont se
plaignent les soldats depuis son adoption. C’est qu’il
paraissait sans doute inconcevable de procéder à une telle
dépense et à une telle adaptation du vêtement, alors même
que cette armée rassemblée
à Toulon était présentée
comme armée d’invasion de
l’Angleterre,
pour
faire
diversion et éviter que la
flotte britannique ne bloque
la route vers l’Égypte. Cette
armée a donc encore tout
d’une armée européenne et
pour cause, rien ne doit
trahir la destination finale
de ce projet classé « secret
défense », et surtout pas la
tenue
militaire.
Les
premiers combats dans le
delta du Nil et les chaleurs
insupportables vécues par
les soldats dans la bataille
des
Pyramides
rendent
cependant cette question
des plus urgentes. Napoléon
réunit une commission
chargée
d’étudier
une
nouvelle tenue pour l’armée,
dans le même temps que les
officiers français prennent
possession
des
palais
Bernoyer, dans une lettre à sa femme, visiblement
intéressée par ces secrets militaires, le décrit en ces
termes1 : « La veste très dégagée avec ses retroussis et
boutonnée jusqu’à la ceinture afin de supprimer le gilet ;
les pantalons en toile de coton et terminés en bas par des
demi-guêtres d’une forme telle que les souliers soient bien
couverts et que le sable n’entre pas au cours des voyages
dans le désert ». Plusieurs points méritent d’être soulignés.
La coupe générale de cet habit rompt en effet avec
la veste « à la française », tenue fétiche des armées
françaises jusqu’à la réforme de 1812, dont l’adoption en
Europe illustrait une puissance militaire française qui
passait finalement autant
par le vêtement que par les
victoires
sous
l’Ancien
Régime. Cet habit, présenté
en planche n°1, est maintenu
en France sous la Révolution
et l’Empire, même s’il
apparaît désuet et très
inconfortable
à
porter,
d’après le témoignage du
capitaine Coignet2, tandis
que les armées européennes
l’abandonnent dans le même
temps que la guerre avec la
France
s’accentue
sous
l’Empire. L’habit « à la
française » est donc un objet
aussi
bien
idéologique
qu’esthétique. Parce qu’il
impose de se munir d’un
gilet sous la veste, il est
cependant devenu trop lourd
et étouffant en Égypte, d’où
l’adoption
par
l’armée
d’Égypte de cette simple
veste, en coton, qui sera
finalement la tenue de base
de l’armée française sous la
cairotes où ils découvrent
Planche n°2 : Uniformes de Bernoyer pour l’armée
Restauration, et que l’armée
les
innovations
d’Orient, résultat final. De gauche à droite, officier et
autrichienne utilise déjà. Si
architecturales destinées à
soldat de ligne, soldat d’infanterie légère à genou,
Napoléon n’a pu inciter ses
lutter contre la chaleur.
tambour.
généraux à faire adopter le
Celle-ci est à son comble
pantalon de mamelouk,
dans la ville où les Français
ample et léger, celui retenu, en coton, s’en rapproche et là
sont entrés le 24 juillet 1798.
encore, il a plusieurs décennies d’avance sur la coupe du
Très vite, des divergences se font sentir face aux
pantalon français du XIXème siècle, avec cette taille plus
deux projets proposés par le chef de l’atelier d’habillement,
lâche que la culotte de daim se terminant par des guêtres
François Bernoyer, divergences qui traduisent finalement
courtes. Le modèle du pantalon bouffant mamelouk est
les contradictions d’une expédition militaire que les
donc présent en filigrane et offre un exemple frappant de
généraux souhaitent brève et purement stratégique, alors
mimétisme vestimentaire en demi-teinte : sans franchir le
que Napoléon la veut durable, appelée à former la base
cap de l’altérité, les impératifs climatiques font
d’une colonie française en Orient. Le premier vêtement
comprendre l’utilité d’une telle coupe et c’est dans une
proposé par Bernoyer est clairement d’inspiration
version amoindrie qu’il est repris. Là encore, l’idéologie
orientale selon les témoignages, et aurait eu la nette
n’est pas éloignée de la mode, puisque cette coupe est bien
préférence de Bonaparte, partisan d’une totale
celle d’un pantalon, et non d’une culotte : alors que la
acclimatation aux mœurs locales et assez fasciné par la
tenue des mamelouks qu’il préfère à la pesante veste de
tenue avec guêtre longues3 mimait la coupe de la culotte et
général en chef de la République. On n’a pu obtenir de
des bas de la noblesse, ce pantalon rompt avec une
description précise de ce premier projet, mais on peut
esthétique que l’armée française métropolitaine conservera
penser qu’il était centré sur l’utilisation du fameux
encore 13 ans avant de l’abandonner. C’est bien une armée
pantalon ample des mamelouks qui plaît au Général en
de sans-culottes qui se forme ici, loin des regards des cours
chef. L’état-major se prononce néanmoins en faveur du
européennes. La coiffe peut également surprendre ; elle
second uniforme, présenté dans la planche n°2, qui, s’il
n’est pourtant pas la pièce la plus originale puisque les
garde la coupe européenne, n’en constitue pas moins une
armées françaises avaient tenté d’adopter une coiffe à peu
véritable innovation de l’uniforme, parmi les premiers à
près similaire avec cimier au début de la Révolution. En
être conçu uniquement d’après des impératifs climatiques.
Interphase, Exploration
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l’occurrence, elle est taillée pour un but scientifique et
climatique très précis : protéger les soldats contre le soleil,
grâce à la visière, lequel avait mis de très nombreux soldats
hors de combat du fait d’une ophtalmie qui les avait
rendus aveugles temporairement ou définitivement. Cette
maladie inconnue jusqu’alors avait terrifié les généraux,
d’où ce casque en cuir qui protège également la nuque et
les oreilles par les rabats que les soldats peuvent abaisser.
Enfin, alors que l’on proposait d’obliger les soldats à
couper les cheveux que l’on portait longs, noués sur le dos
en une très longue tressée huilée et durcie, de manière à
protéger contre les coups de sabre sur la nuque, on y
renonce finalement : cette tradition est encore trop
fortement ancrée dans l’armée et ce n’est qu’au milieu de
l’Empire qu’on la prohibe, au prix de crises de larmes
parmi les vieux soldats.
Cet uniforme est donc le résultat d’un équilibre
subtil entre des impératifs contradictoires : adaptation
climatique bien évidemment, mais aussi désir de
modernité de la tenue, volonté de mimer les tenues locales
sans perdre l’air martial du soldat européen, enfin,
nécessité de confectionner assez rapidement des tenues
peu coûteuses. Fruit des premières expériences de terrain,
la confection de l’uniforme devient ainsi une science de
l’exploration, née dans l’exploration même : au lieu d’une
étude préalable, ce n’est qu’après les premiers contretemps
et les premières impressions d’exploration en Égypte
qu’elle est dessinée. Elle reflète à cet égard les principaux
points qui ont pu traumatiser ou fasciner l’armée ; la
chaleur certes mais aussi les ophtalmies d’un côté,
auxquels répondent des innovations soit inspirées d’usages
locaux d’une part, comme par exemple le pantalon ample,
soit issues d’une reprise d’essais européens remis au goût
du jour d’autre part, comme le casque à visière. Elle est
donc l’image d’une terre dont on débute l’exploration, sans
savoir ce qu’il va en ressortir, dont on imite les usages sans
vouloir capituler son identité. Entre science et habitudes,
cet uniforme est donc un premier effort d’acclimatation.
Cette tenue sera en partie amendée au fur et à
mesure que de nouvelles découvertes sont faites, non sans
déconvenues étonnantes. Alors que 10 000 tenues sont
confectionnées en l’espace d’un mois, il faut rapidement
commander des manteaux supplémentaires, car les nuits
dans le désert ont révélé des chutes de températures
auxquelles la légère veste en coton n’oppose qu’une trop
faible protection. Ces changements brusques ne sont pas
sans perturber les organismes européens déjà soumis à
rude épreuve, alors que l’hiver approche. Ce sont 21 300
manteaux de grosse toile qui sont commandés, ce qui crée
une rupture de stock sur le marché égyptien. Quant au
pantalon-guêtres, il se révèle fort peu pratique à l’exercice,
d’où un retour rapide à un pantalon court à demi-guêtres.
Véritable expérimentation permanente, la tenue de l’armée
d’Égypte ne cesse alors d’évoluer, au gré des besoins et des
nécessités : des vestes de couleurs de plus en plus variées
sont adoptées après que le manque d’indigo a imposé de
renoncer à l’uniformité de la veste bleue, dont la couleur
est encore très récente dans les armées françaises.
L’exploration s’effectue donc à cette échelle insoupçonnée
de l’expédition et les explorateurs évoluent avec le pays
qu’ils découvrent, forcés de s’y acclimater ou renonçant à
certaines innovations. Laboratoire en marche, l’expédition
d’Égypte l’est donc tout autant par les efforts
d’acclimatation de l’armée que par les recherches des 167
scientifiques4 qui l’accompagnent. C’est bien le sens
véritable de la notion d’acculturation qui, contrairement à
une opinion tenace, n’est pas la perte de la culture par les
populations soumises à une culture différente mais un
processus
réciproque
d’adaptation,
d’échange
et
d’inspiration entre deux peuples. Ces soldats d’Égypte
vivent ainsi leur propre exploration, moins célèbre que
celle des scientifiques mais dont les effets à long terme
seront décisifs, comme on peut le voir avec la question des
dromadaires dans l’armée.
Entre excentricité exotique et unité d’élite : le
« régiment des dromadaires »
De nouveaux besoins militaires se font vite sentir,
tandis que la préparation de la campagne de Syrie impose
de recourir à une cavalerie apte à contrer les bédouins dont
les assauts épuisent les armées françaises en mouvement :
l’exploration engendre d’autres explorations, et à chaque
fois, une nouvelle étape est franchie dans l’appropriation
des usages militaires locaux. Le 9 janvier 1799, le
« régiment des dromadaires » est constitué. Plusieurs
facteurs expliquent cette décision appelée à un grand
succès. C’est tout d’abord la carence de chevaux qui impose
une telle évolution, carence volontaire car Napoléon avait
parié sur des centaines de pur-sang arabes en Égypte alors
qu’il ne peut compter que sur des chevaux faibles, ne
21
Planche n°3 : Régiment de dromadaires selon les
différentes époques. Après un premier uniforme
d’inspiration clairement orientale, voulu par
Bonaparte, un certain retour à une tenue européenne
est marquée en 1800, sous Kléber, opposé à une
acclimatation marquée en Égypte qu’il souhaite quitter
au plus vite, avant que Menou ne rétablisse une allure
orientale en 1801.
Interphase, Exploration
pouvant supporter le lourd harnachement européen, ou
sur des chevaux de mamelouks dont le dressage ne
correspond pas aux exigences des escadrons de cavalerie
européenne. Napoléon avait dès lors emmené des cavaliers
sans chevaux et ceux-ci sont donc privés de montures
suffisantes, alors que la cavalerie lui est de plus en plus
vitale pour couvrir les longues distances qu’il s’apprête à
affronter. L’idée de l’usage des dromadaires par des soldats
montés fait alors son chemin. De tels animaux étaient déjà
utilisés par le chirurgien Larrey pour ses « ambulances
volantes »5 : deux brancards couverts placés de part et
d’autre de la bosse du dromadaire permettaient d’évacuer
les blessés en les protégeant du soleil, nouveau chef
d’œuvre de l’esprit d’invention qui se répand dans les
armées révolutionnaires, ou plus exactement de l’esprit de
débrouillardise, le même que celui qui a présidé à l’usage
des montgolfières à Fleurus.
Si la pénurie de chevaux est une explication à ce
choix, elle n’est pas la seule, loin de là, car une fois lancé, le
projet précise explicitement qu’il ne s’agit pas d’un
substitut à la cavalerie, mais d’une infanterie montée ; la
nuance est importante, car elle détermine les modes de
combat et d’équipement. En cas d’attaque, les soldats sont
supposés démonter et former un carré en se regroupant
avec les dromadaires comme protection ou en les
protégeant au centre du carré. Leurs membres,
sélectionnés avec soin, sont d’ailleurs issus de l’infanterie
et ils sont équipés de carabines, de pistolets, lances et
sabres, équipement pour le moins complet, auquel s’ajoute
un paquetage permettant une grande autonomie en
ravitaillement, avec une réserve de fourrage portative. Ces
unités ont donc bien un rôle autre que celui de cavalerie de
remplacement : la volonté d’en créer un régiment procède
d’un besoin spécifique aux troupes d’Orient. On peut
également penser que l’attrait et l’exotisme d’une telle
monture n’ont pas été étrangers à ce choix très
symbolique, qui permet en outre d’avoir une position
surélevée qui facilite les missions d’avant-garde et
d’éclaireur dévolues à ces unités. On leur confie également
le courrier et, plus tard, sous le gouvernement de Kléber,
on leur donne pour mission d’inspecter les côtes sableuses
du delta, en prévision d’un possible débarquement anglais.
Une dernière explication tient à la date de création de ce
régiment, au retour de Bonaparte de l’expédition de Suez,
expédition au cours de laquelle il a été intrigué par l’agilité
et la rapidité de ces animaux6.
La question de l’uniforme de cette unité qui doit
servir au plus vite pour la campagne de Syrie, vers Jaffa et
Saint-Jean-d’Acre, se pose de nouveau, cette fois à la
satisfaction des goûts exotiques de Napoléon. Bernoyer
doit une fois de plus réfléchir à un uniforme pour cette
troupe, uniforme dont nous donnons trois exemples en
planche7 et une description légèrement différente, fournie
par le chef de l’habillement dans une lettre non datée à sa
femme : « Le chapeau rabattu par devant pour garantir du
soleil, retroussé par derrière et surmonté d’un panache
rouge fait de plumes d’autruches : le gilet de drap vert
taillé à la grecque avec dessin à la hongroise et cordons en
or (en soie pour les simples cavaliers) ; une ceinture à la
turque pour y placer des pistolets et un poignard ; le
pantalon en drap cramoisi à la mamelouk ainsi que le
sabre, les brodequins à la romaine ; l’habit de drap écarlate
à la polonaise, galonné d’or ; le manteau de drap vert à la
Crispin ainsi que les gants8 ». Cet uniforme est donc bien
un ensemble des plus hétérogènes, dont l’auteur avoue luimême qu’il le trouve « cocasse » : il ne fait pourtant
qu’obéir aux exigences de Bonaparte qui lui avait dit
Interphase, Exploration
explicitement qu’il ne voulait rien de français dans cet
uniforme. Le Général lui avait en effet précisé : « Tachez de
la rendre aussi originale que cette cavalerie l’exige ». C’est
donc bien un pari d’extranéité qui est tenu et chaque
élément du costume fait finalement référence à un pays
étranger, ce qui permet d’ailleurs de dessiner les contours
très étonnants de cet Orient qui est l’idée directrice de cet
uniforme : ainsi chaque pièce est suivie d’une expression
« à la... » pour la caractériser, unissant dans cet Orient les
tenues grecques, hongroises, polonaises, turques,
romaines et mamelouks. Il est notable que toute forme
d’exotisme soit aisément assimilée à l’Orient, ce qui reflète
de façon concrète l’idée d’une vision très floue des limites
de « l’Europe civilisée », puisque mêler les Polonais aux
mamelouks peut surprendre. Ce n’est cependant pas sans
fondement : les mamelouks sont d’anciens esclaves,
souvent venus du Caucase et parfois même des franges de
l’Europe chrétienne, éduqués en guerriers par les
maisonnées des anciens mamelouks par un système
complexe de perpétuation d’une caste guerrière. Par
ailleurs, cette tenue orientale est finalement faite en
grande partie d’éléments connus, puisque les tenues
hongroises de hussards ou polonaises, font déjà partie de
la panoplie des uniformes européens. Dès lors, dans cet
effort d’originalité et de création d’une tenue orientale,
c’est finalement le connu qui vient très vite recouvrer la
prétendue originalité qu’on recompose. Bernoyer, au lieu
de prendre réellement une tenue locale, tente de mimer les
populations locales mais avec des pièces d’uniformes déjà
connues des européens : on retrouve là l’idée
nietzschéenne que connaître, et par extension explorer,
c’est subsumer l’inconnu au connu, et rattacher ce qui
demeure impossible à appréhender à des catégories
mentales déjà assimilées depuis longtemps. Cet uniforme
de dromadaire est donc à mi-chemin encore entre ce qui
est déjà exploré et rangé sous la catégorie d’exotique, c’està-dire les tenues hongroises et polonaises, et ce qui est
encore objet de fascination, le pantalon mamelouk et le
turban. C’est d’ailleurs la conclusion de Henry Laurens qui
résume en une ligne cet uniforme en disant qu’il est « mieuropéen, mi-oriental»9.
C’est aussi le sens de toute cette exploration de
l’Égypte, où les scientifiques sont en grande partie
conditionnés par les récits antiques sur l’Égypte,
d’Hérodote notamment, et évoluent donc dans un pays de
mythes, un pays déjà connu en partie : l’exploration n’est
jamais ici qu’un voyage dans un rêve antique, en partie
confirmé, en partie dépassé. Dès lors, le régiment des
dromadaires joue bien ce rôle de transition, de traduction
d’un réel en partie méconnu qu’on appréhende d’abord
selon les catégories de pensée déjà maîtrisées. Ces
cavaliers sont en effet une troupe d’avant-garde,
d’éclaireurs ; ils sont les premiers à pénétrer dans les
territoires non encore explorés et occupés par l’expédition.
Ils forment dès lors une zone instable entre l’inconnu et le
connu, mouvante, qui doit donc faire un effort
d’adaptation esthétique, de traduction dans les réalités
locales dont ils pastichent, voire parodient, le costume. Ils
forment une frontière de traduction et de transition qui
avance ainsi, véritablement à mi-chemin entre les deux
mondes qui se font face en Égypte. Il est d’ailleurs
remarquable que les techniques de combat de ce régiment
s’adaptent de plus en plus, à mesure qu’ils s’installent dans
le pays, aux techniques de ceux qu’ils combattent, les
bédouins : ainsi sous Kléber, ils ont le droit de récupérer la
moitié des biens confisqués aux convois bédouins qu’ils
attaquent, prise de guerre qui reproduit les fondements du
22
Planche n°4 : Mamelouks d’Égypte à comparer avec
ceux de la Garde impériale.
droit de la guerre de razzia. Cette troupe avance donc et
gagne en conformité à l’habit et aux coutumes de l’Égypte.
Napoléon a donc réussi à créer cette unité plus
égyptienne que les autres, lui qui est un partisan de la
fraternisation et de l’acclimatation totale au pays occupé,
ce qui s’est traduit par son goût des uniformes adaptés au
terrain, ce dont il rend compte d’ailleurs dans un rapport
qu’il remet à Kléber avant son départ où il écrit : « Il faut
se conformer aux manières des Orientaux [...]. Ainsi
vêtues, elles paraîtraient aux habitants une
armée nationale, cela cadrerait donc avec les
circonstances du pays. »10 L’enjeu politique et
idéologique se dessine donc clairement
derrière cet apparent goût orientaliste et
exotique de Napoléon : donner à cette armée
de la République française un cachet
d’authenticité locale qui en fasse une apparente
armée « nationale » égyptienne et permette
une implantation durable de la France en
Égypte, et ce en désaccord avec son état-major.
Napoléon seul en effet souhaite de tels
uniformes et a en tête un tel dessein de
colonisation. De l’exotisme à la politique
étrangère, il n’y a donc qu’un pas, et l’uniforme
semble être la continuation de la guerre par
d’autres
moyens
dans
ces
derniers
flamboiements de la « guerre en dentelle ».
le succès ultérieur de ces tenues si difficiles à faire accepter
à l’état-major français contraste avec leurs débuts
hésitants. Leur postérité se traduit en effet quelques
années plus tard, lorsqu’à partir des troupes revenues
d’Égypte et des quelques Égyptiens partis avec leurs alliés,
Napoléon, devenu Empereur des Français, crée un demiescadron de mamelouks dans sa Garde Impériale et ajoute
à la musique militaire des régiments de cavalerie, de très
exotiques timbaliers en tenue de retour d’Égypte. Ces
troupes cadrent en effet très bien avec la mode tant
vestimentaire qu’architecturale du « retour d’Égypte », qui
donne son lustre à tout le style Empire. Véritables preuves
vivantes de cette expédition dont Napoléon exploite
davantage l’écho en France que l’intérêt stratégique en
Orient, duquel il se désintéresse assez vite, ces mamelouks
forment un élément symboliquement fort de cette Garde.
On ne pourrait non plus oblitérer le mamelouk Roustam
qui accompagnera l’Empereur toute sa vie. Ces reliques de
l’Égypte donnent une légitimité à cet homme qui n’est
porté au pouvoir que par ses victoires militaires et qui doit
sans cesse rappeler la gloire : pour beaucoup en effet, il est
avant tout le vainqueur des Pyramides dont l’écho
journalistique est immense et explique en partie le
ralliement des Français au Consulat. Dès lors, ces
mamelouks forment une preuve de l’exploration, tandis
que les chasseurs à cheval de sa Garde impériale sont
composés volontairement des anciens guides de l’armée
d’Égypte que Napoléon connaît souvent individuellement
et qu’il aime à retrouver à ses côtés. Chaque campagne
militaire en Europe rejoue ainsi l’exploration d’Égypte,
puisque ses proches sont les mêmes que ceux d’Égypte
assez souvent, véritable expérience initiatique, avec la
campagne d’Italie, pour les fidèles de l’Empereur.
Napoléon précise d’ailleurs dans une lettre du 4 mai 1808,
adressée au Maréchal Bessières, que cette unité doit servir
de récompense pour ceux d’Égypte », et non être augmenté
de recrues inutiles : « J’ai créé ce corps pour récompenser
des hommes qui m’ont servi en Égypte, et non pour en
faire un ramas d’aventuriers »11. Ce demi-escadron doit
ainsi rester un souvenir authentique de l’Égypte.
L’exploration après l’exploration : le
demi-escadron des mamelouks et son
rôle politique
Reste à étudier le devenir de cet
orientalisme de l’uniforme, de cette exploration
indirecte des ressources de l’acclimatation, car
Planche n°5 : Mamelouks de la Garde impériale.
23
Interphase, Exploration
Il est cette fois notable que la tenue de ce demiescadron de mamelouks et des timbaliers soit désormais
une reproduction beaucoup plus fidèle des authentiques
tenues de mamelouks que celle timidement adoptée par les
dromadaires en Égypte. La planche n°4 représente
d’authentiques mamelouks d’Égypte, ceux qu’a dû
affronter Napoléon, tandis que la planche n°5 donne les
uniformes de l’unité des Mamelouks de la Garde Impériale,
dont la ressemblance avec « l’original » est cette fois
complète. Le costume y est bien plus authentique, jusqu’à
la moustache portée « à la cosaque ». Cette fidélité traduit
le sens même de l’exploration qui s’effectue autant dans le
temps que dans l’espace : alors que les premiers mois de la
campagne sont encore ceux de l’adaptation psychologique
à ces tenues, mêlée d’une crainte de perdre son identité
d’européen au milieu d’une terre vue comme semi-barbare,
ce n’est que bien après, lorsque l’image s’est imprégnée
dans l’imaginaire des soldats, et lorsque la distance avec le
pays lui-même préserve de la perte des repères, que le
costume de mamelouk est définitivement adopté par une
unité militaire française. Le paradoxe est bien qu’il a fallu
attendre les campagnes en Europe centrale et jusque dans
les plaines froides de Pologne pour voir apparaître un
uniforme adapté au climat égyptien dans l’armée française.
L’excentricité est dès lors la seule raison d’un tel choix,
excentricité qui produit l’impact le plus décisif sur les
troupes ennemies qui eurent à affronter ce demi-escadron
de mamelouks. Si, en Égypte, il s’agissait de créer une
armée nationale, en vain, en Europe, ces soldats aux
tenues exotiques ont un autre rôle politique, celui de
rappeler les conquêtes de Napoléon, d’authentifier le
mythe et d’en préserver l’aura. L’armée napoléonienne
fonctionne d’ailleurs selon ce système d’assimilation et
d’intégration des unités étrangères, puisqu’à chaque
annexion, un régiment local est formé, souvent avec un
uniforme qui pastiche la tenue traditionnelle de la région.
La science de l’uniforme est donc bien un outil politique,
né dans l’exploration militaire, au service du pouvoir
politique et militaire de Napoléon.
Cette brève analyse d’un exemple concret
d’évolution des uniformes inspirés par l’expédition
d’Égypte nous a donc permis de répondre à la question
posée, celle de la volonté d’adaptation climatique de
l’uniforme aboutissant à ce paradoxe d’un exotisme de
l’uniforme maintenu et pleinement achevé en Europe.
Outre les adaptations nécessaires de la tenue, adaptation
Lettre du 12 thermidor an VI (30 juillet 1798à son épouse, in
Robert Solé, Bonaparte à la conquête de l’Égypte, Paris, Editions
du Seuil, 2006, p. 103. On en fournit également une illustration
(cf. planche n°2).
1
2 Voir notamment COIGNET, Cahiers du Capitaine Coignet, dans
les ajouts à la première édition.
3
Les planches fournies pour illustration (cf. planche n°1) sont
erronées sur ce point : les petites bottes que porte le soldat
d’infanterie de ligne au centre n’ont pas lieu d’être, et devraient
être remplacées par des guêtres montant jusqu’au-dessus du
genou.
Robert SOLE, Bonaparte à la conquête de l’Égypte, op.cit. p.
495.
4
Cf Planche n°1. Cette idée, rendue officielle par l’arrêté du 12
Fructidor an VI (29 août 1798), est rapportée par Jean
MARCHIONI, Place à Monsieur Larrey, chirurgien de la garde
impériale, Arles, Actes Sud, 2009, p. 148-149, in Robert SOLE,
Bonaparte à la conquête de l’Égypte, op.cit. p. 194.
5
Interphase, Exploration
qui n’est cependant pas d’une telle évidence puisqu’il s’agit
d’une réelle innovation scientifique européenne en Égypte,
l’idée qui préside à ce projet est donc aussi politique, et sur
ce point le rapport déjà cité de Napoléon est explicite.
Créer une colonie en Égypte aurait impliqué une réelle
adaptation au vêtement local pour donner l’illusion d’une
armée nationale, idée que les colonisateurs européens du
XIXe siècle sauront exploiter en partie. L’excentricité des
projets d’uniformes est aussi un révélateur du degré
d’exploration du pays, puisqu’il faut du temps pour que le
vêtement militaire parvienne à reproduire celui des
habitants et de leurs guerriers. Cette fantaisie de l’habit
met du temps à s’implanter et fonctionne en grande partie
par la réutilisation d’éléments déjà connus, étiquetés
comme « exotiques » ou « orientaux » ; comme on l’a vu
avec la tenue du régiment de dromadaires, véritable
assemblage des vêtements exotiques. Cette adaptation ne
trouve paradoxalement son accomplissement véritable
qu’une fois éloigné du pays exploré lui-même ; c’est en
France que l’uniforme mamelouk est scrupuleusement
reproduit, comme si seule la distance permettait de
consentir à telle altérité assumée dans la tenue. Si l’objectif
est opposé, il est aussi décisif pour la légitimité du pouvoir
napoléonien une fois de retour en France : c’est en effet dès
lors l’exotisme de la tenue et son réalisme privilégié par
rapport aux mamelouks qui sont mis en avant, pour
former la preuve de la victoire des pyramides. Les
uniformes chamarrés et de plus en plus diversifiés des
armées napoléoniennes ne sont donc pas une vaine
débauche de luxe, mais bien une cartographie vivante des
territoires subjugués par l’Empereur : chaque peuple peut
y trouver une unité dont l’uniforme tente souvent de
respecter l’habit local. Les uniformes et leurs mutations
sont donc bien un élément de science politique et un art de
l’exploration ; ils participent de cet empire multinational
napoléonien.
Nils Renard
Crédits photographiques — Planche 1 : http://jfcoutel.com/pontonnier93.fr/orient.html ; Planche 2 :
https://en.wikipedia.org/wiki/French_Revolutionary_Army ;
Planche 3 : Rousselot. ; Planche 4 : http://www.histoire-pourtous.fr/histoire-de-france/4322-les-mamelouks-de-la-grande-armeede-napoleon.html ; Planche 5 :
http://www.catawiki.fr/catalog/soldatsminiatures/marques/historex/3805433-garde-imperiale-mamelouks1805-1815.
6 Cf. Robert SOLE, Bonaparte à la conquête de l’Égypte, op.cit. p.
193.
7 Cf. Planche n°3 : le premier personnage, sur la gauche,
correspond à cette description, quoiqu’avec des nuances de
couleur. Le turban est porté normalement en grande tenue.
8 Cf. Lettre extraite de Christian TORTEL et Patricia CARLIER,
Bonaparte de Toulon an Caire : d’après 19 lettres de François
Bernoyer, Amine-Ediculture, Montélimar, 1996, p. 196, in Robert
SOLE, Bonaparte à la conquête de l’Égypte, op.cit. p. 196.
9 Henry LAURENS, L’expédition d’Égypte, 1798-1801, Paris,
Armand Colin, 1989, p. 173.
Mémoire sur l’administration intérieure de l’Égypte de
Bonaparte adressé à Kléber, reproduit en intégralité dans
l’ouvrage de Robert Solé déjà cité.
10
11 Napoléon BONPARTE, Correspondance Générale, publiée par
la Fondation Napoléon, T. VIII, Expansions méridionales et
résistances, 1808, Paris, Librairie Anathème Fayard, 2011, cf. p.
455.
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