Hommage - Jean-Jacques BELJEAN et Michel

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Hommage - Jean-Jacques BELJEAN et Michel
 Mgr l’Évêque K. H. Ting 丁光训 – Ding Guangxun 1915‐2012 1 K. H. Ting, un « père de l’Église » chinois Son parcours Né à Shanghai le 20 septembre 1915, fils de banquier et petit‐fils de pasteur anglican, l’Evêque Ting (丁光训 Ding Guangxun), a traversé le 20ème siècle en jouant un rôle majeur pour le christianisme protestant chinois. Il n’est pas exagéré de le considérer comme un vrai père de l’Église chinois, tant par son rayonnement personnel que sa théologie ou encore son rôle fondamental de médiation entre l’Église protestante, l’Etat, la société, le parti. Elève de l’Université St‐John à Shanghai, il a poursuivi des études de théologie à l’Université américaine de Columbia. Il est ordonné pasteur anglican en 1942 et officie pour la paroisse internationale de Shanghai. Mais c’est principalement dans le Mouvement chrétien d’étudiants et les Unions chrétiennes de jeunes gens (UCJG‐YMCA) qu’il a connu une carrière fulgurante, tout d’abord au Canada, puis à Genève, en Suisse, pays avec lequel il se sentira toujours en lien et en confiance, au point qu’il développera par la suite d'étroites relations avec la Fédération des Églises protestantes de la Suisse (FEPS). Lors de la Révolution chinoise de 1949, l’Evêque Ting a fait preuve d’un important courage. Alors que la plupart des dirigeants d’Églises étaient soit expulsés, soit émigraient, il décida de quitter Genève et de rentrer en Chine. Proche du premier ministre de l’époque, Zhou Enlai, il mit toute son énergie au développement d’une théologie chinoise originale et au maintien d’une Église protestante unie au sein du nouvel État communiste. Il entamera alors une collaboration loyale mais critique avec le parti, au travers du Front uni. Il est consacré évêque de l'église anglicane du diocèse du Zhejiang, près de Shanghai, en 1955, âgé de seulement 40 ans. A partir de ce moment, il s’oppose à la tendance évangélique et fondamentaliste que prend l’Église pour lui préférer une pensée théologique originale en gestation, la pensée Jianshe. Pendant la révolution culturelle, il perd ses fonctions et se trouve complètement marginalisé, ce qui va entièrement interrompre la diffusion de sa pensée théologique et de ses idées sur l’organisation de l’Église. En 1980, il devient président du Conseil chrétien de Chine, organe pastoral de la nouvelle Église protestante unie post‐confessionnelle. Une année plus tard, il prend la tête du Mouvement des trois‐
autonomies, une émanation du Front uni, dont le but est de réduire la dépendance des Églises protestantes de l’étranger en promouvant l’autonomie de direction, de finance, de théologie. Il joue ensuite un très grand rôle dans les contacts établis entre Conseil chrétien de Chine et églises et Instituts théologiques du monde entier. Il veut promouvoir la formation théologique complète des pasteurs chinois pour éviter les excès des sectes et mouvements importés principalement par les chrétiens évangéliques américains. Il prend aussi des responsabilités au sein de l’Etat et siègera au sein de la Conférence politique consultative du peuple chinois, dont il sera l’un des vice‐présidents. Il se retirera des affaires de l’Église en 1997. Sa théologie Si sa brève biographie, peu exhaustive pour une si longue carrière, montre l’envergure de la personnalité que fut l’Évêque Ting, son œuvre théologique fut majeure, même si elle est actuellement disputée, principalement par les ailes fondamentalistes de l’Église et par d’innombrables communautés protestantes d’origine principalement nord‐américaines. 2 Son œuvre ecclésiologique est majeure. Il a permis à l’Église protestante chinoise de traverser les tempêtes, de survivre à la révolution et à la Révolution culturelle. Il a contribué de manière majeure à la formation théologique des pasteurs chinois, au travers des séminaires provinciaux, mais surtout par l’œuvre intellectuelle et pratique du Séminaire national de Nankin. Son œuvre théologique est originale. Il s’agit de la pensée Jianshe. Pour l’évêque Ting, avant toutes choses, Dieu est amour. De n’importe qui. De tout. Pour Ting, c’est l’amour qui sauve, ce qui le distinguera des fondamentalistes. L'amour de Dieu s'adresse tous. Il est un amour inconditionnel. Pas de discours pour culpabiliser du style, « si vous ne faites pas ceci ou cela, vous êtes perdus ». Pas d’appels à une conversion radicale. Pas une demande de confession de toutes les fautes commises. Lesquelles ? On n'aurait jamais fini de les énumérer, de trouver des excuses, des explications. On n'aurait jamais fini d'ergoter sur les responsabilités passées. Non aucune demande de la sorte, mais l'affirmation d'un Dieu aimant tous les êtres humains. Pas de condamnation. Pas de tri entre les bons et les mauvais. Comme si il était possible de faire une distinction nette entre le bien et le mal. Pas de jugement, mais l'amour d’un Dieu fidèle à son intérêt pour les humains, s'adressant à tout le peuple d'abord, donc à chacun, à chacune, quel qu'il soit, quelle qu'elle soit. Pas de formules toutes faites, importées de l'étranger. Mais une formulation purement chinoise, élaborée pour être comprise « ici et maintenant » donc en Chine aujourd'hui. Un amour pour tous, aussi bien pour les dirigeants que pour les dirigés. Un amour s'adressant à qui souffre, à qui a souffert, mais aussi à qui fait souffrir ou a fait souffrir. Un amour s’adressant à l'ami et à l'ennemi aussi. Un amour du passé, d'aujourd'hui et de demain. Donc vous qui avez souffert, vous qui avez combattu durant la guerre civile, subi une invasion étrangère, lutté avec vos camarades durement malmenés par une coalition internationale, vous êtes aimés de Dieu. Et vous qui avez vécu toutes sortes de transformations de la société, qui avez survécu à la famine, qui avez subi les bouleversements de la révolution culturelle, ou qui participez pleinement à la métamorphose actuelle de la société, vous êtes aimés de Dieu. Vous les membres du parti communiste, vous les responsables du gouvernement, vous les riches, vous les pauvres ce message s'adresse à vous tous, aujourd'hui comme hier dans le système qui est le vôtre. Finalement K.H. Ting intègre pleinement dans sa théologie la dimension cosmique du Christ. C'est dire que le Verbe divin en s'incarnant, selon le prologue de l’Évangile de Jean, ne s'est pas seulement fait homme, il a assumé toute la chair du monde. L'évêque se défend cependant de vouloir projeter le Christ au loin dans un espace céleste. L'idée est reconnaissance de l'extension du domaine d'action du Christ, bien au delà du petit cercle des croyants. Cette dimension cosmique concerne toute la création. Cela ne signifie pas que tout ce qui advient dans la nature et dans l'histoire est affaire de l’œuvre du Christ. La création est un long processus toujours incomplet. L'important est la prise en compte du caractère universel de l'amour divin porté par Jésus. Telle est donc la théologie Jianshe. Une théologie du dedans, émanant de l'intérieur de la Chine. Elle s'inscrit dans le cadre de ce pays aujourd'hui. Elle fait partie de l'histoire vécue personnellement mais aussi collectivement par les chrétiens et les chrétiennes en particulier depuis le milieu du 20e siècle. Elle est l'expression dans la langue et la pensée chinoises du message de Dieu révélé dans la Bible. Le pouvoir de Dieu s’exerce dans la faiblesse, et sa souveraineté passe par la croix et non le pouvoir. Ting maintient ensemble le paradoxe du Christ cosmique, du Dieu faible et qui pourtant révèle toute sa force dans l’action humaine par l’amour. Un très grand homme s’est éteint à Nankin ce 22 novembre 2012. Un père de l’Église chinoise moderne, mais aussi un père de l’Église universelle par son rayonnement dans le monde. Jean‐Jacques Beljean et Michel Baumgartner. 3 J'ai rencontré un Père de l’Église.
1999, j'arrive à Nanjing dans l'intention de rendre visite à quelques amis.
A peine arrivé à peine reparti. Je suis invité par l'évêque Ting Kuang-hsun
(丁光训 Ding Guangxun) ou plus simplement K. H. Ting, à Shanghai, à un
banquet. Me voici tantôt dans un hôtel prestigieux de cette immense
métropole commerciale et culturelle, à une table d'hôte présidée par
l'évêque, entouré de la quasi-totalité des dirigeants du Mouvement
patriotique des trois autonomies et du Conseil chrétien de Chine. Je suis le
seul étranger, témoin privilégié d'un événement fondateur qui va marquer
la théologie chinoise : c'est à l'occasion de ce banquet que l'évêque K. H.
Ting va poser la pierre angulaire de la théologie Jianshe au beau milieu du
protestantisme chinois. Jianshe, un processus de reconstruction
théologique.
Jusque-là cette nouvelle approche, conçue à partir de 1998, n'était connue
que dans le milieu du Séminaire national de théologie de Nanjing. Elle va
devenir désormais l'élément moteur de la théologie dans le cadre du
Conseil chrétien de Chine. Cela, en présence d'un humble pasteur de la
Fédération des Églises protestantes de la Suisse, surpris d'être ainsi
instrumentalisé, mais consentant et enthousiaste. En effet, plus je
découvre la Chine, plus la théologie Jianshe me paraît bien adaptée à ce
pays et à son histoire récente. Mais à mon sens sa portée va bien au-delà.
Le concept même de reconstruction reflète une réalité universelle dans un
monde globalisé.
Mais pourquoi cet enthousiasme ?
C'est d'abord une affaire personnelle qui tient à une étape particulière de
mon existence, et aux questions inhérentes à cette période de ma vie. En
avril 1975 je débarquais à Hanoï, capitale du Nord Vietnam, pour un
séjour qui allait se prolonger sur plusieurs années. J'étais à l'époque
l'unique représentant permanent du Comité International de la CroixRouge (CICR) dans un pays communiste. Voilà qui m’a donné l'occasion
de transiter à deux reprises par la Chine au début de 1976, toutes les
autres frontières avec le Vietnam ayant été fermées. Impression rapide et
profonde en un temps de fin de Révolution culturelle. Mais ma
préoccupation pour la cause chinoise n'était pas terminée. En février 1979
la République populaire de Chine, en conflit armé avec le Vietnam
s’engageait d’emblée à mettre en application le droit international
humanitaire. Elle invitait le CICR à visiter les prisonniers de guerre
vietnamiens en sa possession. De mon côté j'entamais de dures
négociations avec le gouvernement vietnamien pour demander des visites
aux prisonniers de guerre chinois, victimes de cette guerre. Le conflit
terminé, l'échange des prisonniers eut lieu assez rapidement, en présence
de mon organisation humanitaire, mais sans moi. Appelé sur un autre
théâtre d’opération j’avais déjà quitté l’Asie à ce moment-là, emportant
avec moi une question : Et Dieu dans tout cela que fait-il ?
Dieu ! Plus précisément ses témoins, je les ai rencontrés en Chine à partir
de 1991, dans les églises chrétiennes que j'ai visitées. Entre temps j'avais
changé de travail pour devenir pasteur de la Fédération des Églises
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protestantes de la Suisse. Quelle était le témoignage porté par des
chrétiens chinois ?
Ma très modeste connaissance de la langue chinoise me permit de
distinguer à l'intérieur des églises un caractère omniprésent : « ai »,
aimer. Partout ce signe d'amour, cette affirmation de l'amour de Dieu.
« Oui Dieu aime », comme un slogan du témoignage chrétien.
Cette découverte était comme une réponse à ma question. Et Dieu dans
tout cela que fait-il ? Eh bien Dieu suscite un témoignage précis et fort de
la part de celles et de ceux qui en Chine tentent de le comprendre, de
l'accepter.
Tel est à mon avis le point de départ de la théologie protestante
d'aujourd'hui en Chine.
« Dieu vous aime ! » Mais qui ? Qui sont les destinataires de l'amour
divin ? Ce message est à la fois universel et très bien ciblé.
L'amour de Dieu s'adresse tous. Il est un amour inconditionnel.
Pas de discours pour culpabiliser du style, « si vous ne faites pas ceci ou
cela, vous êtes perdus ». Pas d’appels à une conversion radicale. Pas une
demande de confession de toutes les fautes commises. Lesquelles ? On
n'aurait jamais fini de les énumérer, de trouver des excuses, des
explications. On n'aurait jamais fini d'ergoter sur les responsabilités
passées. Non aucune demande de la sorte, mais l'affirmation d'un Dieu
aimant tous les êtres humains.
Pas de condamnation. Pas de tri entre les bons et les mauvais. Comme si
il était possible de faire une distinction nette entre le bien et le mal.
Non pas de jugement, mais l'amour d’un Dieu fidèle à son intérêt pour les
humains, s'adressant à tout le peuple d'abord, donc à chacun, à chacune,
quel qu'il soit, quelle qu'elle soit.
Pas de formules toutes faites, importées de l'étranger. Mais une
formulation purement chinoise, élaborée pour être comprise « ici et
maintenant » donc en Chine aujourd'hui.
Un amour pour tous, aussi bien pour les dirigeants que pour les dirigés.
Un amour s'adressant à qui souffre, à qui a souffert, mais aussi à qui fait
souffrir ou a fait souffrir. Un amour s’adressant à l'ami et à l'ennemi aussi.
Un amour du passé, d'aujourd'hui et de demain.
Le langage des signes destinés aux sourds-muets évoque le futur la main
tendue en avant, et le passé la main tendue en arrière par-dessus
l'épaule… pour tous les peuples du monde, sauf en Chine. En effet le
langage des signes dans sa version chinoise fait référence au passé les
deux mains tendues en avant. Cette image figure bien la réalité de
l'amour divin exprimé dans le témoignage des chrétiens que j'ai
rencontrés. Cet amour est en face toujours, même quand il se réfère au
passé. Au temps des bouleversements et des grandes souffrances subies
dans le courant de 20e siècle Dieu aimait déjà. Si dans la pensée chinoise
le passé reste en face, c'est aussi le cas pour Dieu qui est amour.
Donc vous qui avez souffert, vous qui avez combattu durant la guerre
civile, subi une invasion étrangère, lutté avec vos camarades durement
malmenés par une coalition internationale, vous êtes aimés de Dieu. Et
vous qui avez vécu toutes sortes de transformations de la société, qui
avez survécu à la famine, qui avez subi les bouleversements de la
Révolution culturelle, ou qui participez pleinement à la métamorphose
actuelle de la société, vous êtes aimés de Dieu.
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Vous les membres du parti communiste, vous les responsables du
gouvernement, vous les riches, vous les pauvres ce message s'adresse à
vous tous, aujourd'hui comme hier dans le système qui est le vôtre.
Telle est donc la théologie Jianshe. Une théologie du dedans, émanant de
l'intérieur de la Chine. Elle s'inscrit dans le cadre de ce pays aujourd'hui.
Elle fait partie de l'histoire vécue personnellement mais aussi
collectivement par les chrétiens et les chrétiennes en particulier depuis le
milieu du 20e siècle. Elle donc chinoise, elle est l'expression dans la
langue et la pensée chinoise du message de Dieu révélé dans la Bible.
Une expression qui s’est développée et a pris forme bien avant 1998 et la
réunion de Shanghai de 1999. Voilà d’ailleurs ce qui donne tout son sens à
la publication de « Love never ends » par l'évêque K. H. Ting cette même
année 1999 (First Yilin Edition, Nanjing, avril 2000 pour la version
anglaise). À résumer ainsi les textes qu'il a publiés, l'évêque a pris
conscience pour lui-même et surtout a fait prendre conscience à chacun
d'un fait très important, l'élaboration d'une théologie purement chinoise.
« Vous êtes en train de faire de la théologie, depuis 50 ans vous avez
fabriqué votre propre théologie, vous les chrétiens de ce pays », au-delà
des mots et de son contenu telle est la portée du message de « Love
never ends ». Un titre qui résonne comme un véritable programme.
« L'amour de Dieu qui n'a jamais de fin est bien là, au centre de la
théologie qui est la vôtre, chrétiens de Chine, mes compatriotes ! » La
force de l'évêque et d'avoir su comprendre le mouvement de cette
théologie intérieure toute empreinte de réalisme et de pragmatisme qui
s'est développé durant les dernières décennies, et ensuite de lui avoir
donné un point d’ancrage, d’avoir choisi pour elle un nom, Jianshe, la
théologie de la reconstruction. Le terme surprend. Généralement on
construit sur un terrain vierge, on reconstruit sur les ruines de ce qui a été
détruit. Serait-ce que durant les dernières années les 50 dernières années
il a fallu reconstruire sur les ruines des diverses théologies importées en
Chine ? La question n'est pas là. De toutes manières le nombre de
chrétiens protestants toutes dénominations confondues, au milieu du 20e
siècle était très faible, à peine 0,12 % de la population totale (ce nombre,
en 1950 est estimé à 0,7 million de personnes alors que le recensement
de 1953 évalue la population totale de la Chine à 583 millions). On
comprend donc que les théologies missionnaires n’aient pas laissé grand
chose pour constituer des ruines sur lesquelles reconstruire.
Alors pourquoi parler de reconstruction puisque la théologie chinoise a pris
forme à mesure de l’accroissement du nombre de chrétiens (sans doute
plus de 2% de la population à l’heure actuelle). Ne s’agit-il pas tout
simplement d’une construction, sur un nouveau terrain en quelque sorte ?
Assurément d’un point de vue logique.
Mais réalisme et pragmatisme défient la logique commune. Nous sommes
ici dans le même cas de figure que pour le langage des signes. La Chine a
sa propre logique. Il s'agit bien d'une théologie de reconstruction, parce
qu'à chaque étape de l'histoire correspondent des théologies différentes,
en tous les cas des modifications profondes des concepts théologiques.
C'est ainsi que dans les années 1950 l’idée dite des trois autonomies,
autogestion, autofinancement et activité missionnaire autonome, est mise
en évidence.
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En fait cette idée avait déjà vu le jour plusieurs années auparavant, avec
en 1927 la création au sud du pays de l’Église du Christ en Chine qui
regroupait 36 dénominations. Cette Église gérée de manière autonome,
sans soutien financier extérieur, assumait son propre témoignage. Le
concept en 1954 donne naissance au Mouvement patriotique des trois
autonomies, sorte d’organe directeur des Églises, mais aussi affirmation
de la spécificité chinoise d'une théologie à construire.
Comment ?
Le Grand bond en avant et la famine qui sévit ensuite laisse peu de place
au développement d'une théologie. Chacun se concentre sur la Bible dans
la mesure du possible, le nombre d’exemplaire en circulation étant limité.
Avec la Révolution culturelle toute élaboration théologique semble même
disparaître. Vide spirituel ? Non ? Exiger dévotion à l'auteur d'un petit livre
rouge peut perturber, mais ne suffit pas à transformer la spiritualité
humaine. Une nouvelle construction prend naissance dans les cœurs des
chrétiens qui au terme de cette révolution se retrouvent plus nombreux
qu'avant.
A partir de 1980, année de la constitution du Conseil chrétien de Chine,
une nouvelle Révolution commence, la plus spectaculaire ! Qui aurait
visité la Chine à ce à ce moment-là pour la retrouver aujourd'hui, sans
avoir entendu parler de l'évolution du pays, serait complètement perdu.
Dans un tel contexte le terme de reconstruction s’impose. Ne comprend-til pas les notions de « construire, (re-) organiser et développer », trois
notions indispensables dans un monde en transformation rapide.
La théologie Jianshe est ainsi une théologie en mouvement, elle se
reconstruit sans cesse. Fini donc l’élaboration de systèmes théologiques
complexes ? Le mouvement, l’évolution n’exclut pas la systématisation,
mais avec la théologie Jianshe il y a adaptation, réalisme ou pragmatisme.
Le monde change, la pertinence de cette théologie est d’en tenir compte.
Dans cette perspective elle fait donc figure de modèle. D’abord
individuellement. Ma théologie personnelle, ce que j’avais conçu il y a 30
ans est très différente de ce que je suis entrain de mettre au point
aujourd’hui. Dans mon existence ne suis-je pas toujours entrain de
reconstruire ma pensée ?
Ensuite globalement. Dans son principe la théologie Jianshe est un
processus d'actualisation. Est-ce le cas des autres mouvements
théologiques qui à travers le monde doivent prendre en compte les
transformations qu’exige la mondialisation, donc les transformations
rapides de la vie humaine et des questions spirituelles que cela pose ?
La pensée de K. H. Ting a une portée universelle, ses options théologiques
dépassent largement le cadre chinois. « The Cosmic Christ », l'un des
chapitres de « Love never ends » (pages 408 à 418) est à cet égard
significatif :
Pour l'auteur faire une distinction radicale entre le croyant et le noncroyant équivaut à la mise en place d'une Grande Muraille entre le bien et
le mal, entre un croyant qui s'estime approuvé par Dieu et les incroyants
dans un monde sans Dieu, voué au pouvoir du mal. Il refuse
catégoriquement une telle conception. Dieu à son avis prend en compte la
beauté du monde, toute action bonne de quelque humain que ce soit.
Il dénonce en rapport avec ce point l'approche en Chine des missionnaires
exigeant des Chinois pour être véritablement chrétiens de divorcer d'avec
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leur héritage
traditionnel et de tous mouvements socio-politiques
considérés comme incompatibles avec le colonialisme et les visées
économiques de l'Occident.
Sans mentionner nommément le Parti communiste chinois et son rôle
dans les affaires du Conseil chrétien de Chine, il esquisse un parallèle en
mentionnant l'intérêt, attesté par la Bible, de rois païens ayant contribué
au développement du judaïsme comme par exemple la reconstruction de
la ville de Jérusalem et de son Temple encouragé et en partie financé par
le roi de Perse Cyrus.
Il rappelle que, selon le Nouveau Testament, le pouvoir de Dieu s'exerce
dans la faiblesse, et sa souveraineté à travers la croix et non la conquête,
ni une toute-puissance écrasante.
Il n'hésite pas à fustiger, en termes posés, l'attitude phallocentrique des
hommes, aussi bien dans les traditions chinoises que chrétiennes,
considérant Dieu comme un père sévère. Il cite de nombreux passages
bibliques faisant usage de l'image de la mère pour indiquer comment Dieu
aime.
Finalement K. H. Ting intègre pleinement dans sa théologie la dimension
cosmique du Christ. C'est dire que le Verbe divin en s'incarnant, selon le
prologue de l’Évangile de Jean, ne s'est pas seulement fait homme, il a
assumé toute la chair du monde. L'évêque se défend cependant de vouloir
projeter le Christ au loin dans un espace céleste. L'idée est reconnaissance
de l'extension du domaine d'action du Christ, bien au delà du petit cercle
des croyants. Cette dimension cosmique concerne toute la création. Cela
ne signifie pas que tout ce qui advient dans la nature et dans l'histoire est
affaire de l’œuvre du Christ. La création est un long processus toujours
incomplet. L'important est la prise en compte du caractère universel de
l'amour divin porté par Jésus.
Perte, voire négation du Dieu personnel au profit d'une dimension
cosmique du divin ? On peut comprendre l’appréhension de nombreux
chrétiens chinois à accepter cet aspect de la théologie Jianshe. Ne se sontils pas habitués à une relation toute personnelle, discrète, peut-être
secrète avec Dieu dans un environnement qui était hostile aux religions.
De plus, les théologiens occidentaux qui dans la foulée de l'ouverture de la
Chine au monde, s'intéressent au christianisme chinois, ignorent pour la
plupart cet aspect de la théologie, à l'exception d'un cas particulier le
jésuite Pierre Theilhard de Chardin. Pour eux les questions ontologiques
comme celle de découvrir « qui est Jésus » ne sont plus à l'ordre du jour.
Ce qui compte est de savoir « ce que Jésus a fait pour moi ». C'est sur ce
point qu'ils tentent de partager leur message avec leurs collègues chinois.
Pourtant K.H. Ting insiste, développe sa propre ligne de penser et, à mon
sens, son intuition se révèle très moderne.
Aujourd'hui, en effet, la crise environnementale menaçant l'humanité
entière, est reconnue par le Parti communiste chinois qui lors de son
XVIIIe congrès national a inscrit dans ses statuts « la nécessité de
promouvoir le progrès écologique ».
Or qui dit préservation de l'environnement, dit révision du rapport de
l'être humain avec la nature. Il s'agit de rétablir la nature dans la totalité
de son être, et de lui reconnaître sa dimension mystérieuse.
C'est justement ce que fait la théologie du Christ cosmique. Elle permet de
redécouvrir la notion de création avec ses mystères irréductibles à toute
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explication scientifique. Elle suppose aussi un abandon de la dualité
« panthéisme / matérialisme » ou « la nature est Dieu / la nature existe
par elle-même ». Elle ose affirmer la présence de Dieu dans le monde.
(C'est ainsi que l'on peut dire que « Dieu est dans l'arbre, mais Dieu n'est
pas l'arbre ».)
Cette vision du rapport de Dieu à la création n'est cependant pas nouvelle.
Elle fut celle de nombreux Pères de l’Église, ces théologiens des premiers
siècles du christianisme comme Irénée de Lyon (177-202), Grégoire de
Nysse (331/341 – 394), Maxime le confesseur (580-662), Isaac le Syrien
(VIIe siècle). On la retrouve chez le Père Serge Boulgakov (1871-1939)
théologien orthodoxe russe.
En fait le monde orthodoxe a toujours conservé cette dimension cosmique
de la foi. K. H. Ting a su la retrouver et l'affirmer, lui donner un sens dans
une Chine moderne confronté à la nature, à la beauté d'une création de
Dieu en voie de destruction par le fait des humains.
Pendant 4 années passées en République démocratique puis socialiste du
Vietnam il m'a été donné de découvrir et de négocier avec un régime
communiste particulièrement intraitable et austère. Cette expérience m'a
donné de comprendre la pertinence des options théologiques de K. H. Ting
dans une Chine dirigée par le Parti communiste chinois. Mes rencontres,
avec de nombreuses personnes dans les 2/3 des provinces du pays que
j'ai visitées, m'ont permis de constater l'adéquation à la réalité chinoise de
cette place faite à l'amour de Dieu pour tous, et de ce processus de reconstruction théologique.
De plus, cette nouvelle vision du Christ cosmique, place son auteur dans
la droite ligne de ces illustres prédécesseurs, les anciens Pères de l’Église.
En Ting Kuang-hsun, j'ai eu le privilège de rencontrer un nouveau Père de
l’Église universelle.
Michel Baumgartner, à Zurich, le 25 novembre 2012
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