Rafah€: la guerre des tunnels.

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Rafah€: la guerre des tunnels.
Israël-Palestine :destins croisés (4)
Rafah : la guerre des tunnels.
Par Jean-Paul Mari
Abdel Nasser touchait au but. Au-dessus de lui, il ne restait plus quune mince couche de terre et un
peu dherbe. Dans sa ceinture, le Palestinien serrait les trois mille dollars qui lui serviraient à
rapporter des denrées rares. Un aller-retour, un seul voyage en Egypte et cétait une petite fortune
assurée. Voilà des années quil en rêvait. Et deux mois quil creusait. Cétait son premier tunnel. Il
avait progressé de soixante mètres sous terre et sa galerie était maintenant assez longue. A lorigine
était la cave dune petite maison de Rafah, en territoire palestinien et lentrée dun puits vertical,
profond. Abdel Nasser était passé sous la ligne de défense israélienne, en silence, pour que le bruit
des travaux nalerte pas les soldats en surface et il avait continué à gratter de longues semaines
avant daboutir sur ce terrain vague, derrière un monticule repéré avant le début des travaux.
Maintenant, il attendait la nuit. Quand il a raclé les derniers centimètres de sable en surface, il croyait
découvrir les étoiles de la nuit égyptienne. Il na vu que la lumière des lampes torche qui éclairaient
les visages des policiers qui le guettaient. Cétait il y a six mois. Et Abdul Nasser est toujours en
prison au Caire. Il est parti dici, de ce quartier apparemment désert, au bord de ce quon appelle la
« ligne rose ». On erre dans un paysage de ruines en enjambant des gravats, des tas dordures et
des restes calcinés dune rue transformée en impasse. Devant soi, un étrange graffiti : « Plus
question damour ! »... Qui a pu écrire cela sur ce pan de mur à moitié écroulé ? Au bout du chemin,
dénormes rochers, monolithes de pierre de deux mètres de hauteur, sont posés en chicane, en
protection des tirs ciblés et des balles perdues. Des monticules de sacs de sable crevés se vident
lentement, laissent échapper un grain que le vent fait voler. Rafah étouffe. Il y a de la crasse dans
lair, de la cendre, de la poussière et ce sable qui épaissit latmosphère dun four à plus de quarante
degrés. On nage dans une nappe humide et bouillante, la poitrine oppressée, dans le chaos dun
quartier fantôme hanté par quelques survivants pugnaces mais épuisés, accrochés au souvenir
dautrefois, davant la création de la « ligne rose. » Le joli nom incongru désigne cette ligne frontière
au sud de la bande de Gaza, entre la ville de Rafah la Palestinienne et la position de larmée
israélienne qui suit la ligne de démarcation internationale. LEgypte est là, derrière, à un jet de pierre.
Tout se joue sur une centaine de mètres de large à peine, un labyrinthe de bunkers, de fortifications
de terre et de béton, de remparts ocres dun monde crénelé, médiéval mais truffé darmes
modernes. Et au milieu, une route stratégique, lisse et noire, tracée sur une carte par la main de
négociateurs de laccord de Camp David en 1979 puis dans celui de Gaza-Jéricho en 1994 : la
« Route Philadelphie », encore un nom étrange pour ce simple doigt dasphalte au milieu des dunes.
Avant, on venait ici filmer des images de familles séparées qui communiquaient en hurlant de
chaque côté du grillage et se jetaient des paquets de lettres et de photos. Cest fini. Un mur de béton
aveugle a remplacé la clôture. Côté palestinien, le décor ressemble à celui de la ligne verte de
Beyrouth ou à la banlieue de Sarajevo, tous ces endroits maudits, zones de combat perpétuel, où il
faut réfléchir avant de montrer son nez à la fenêtre. Pour gagner le centre de Rafah, il faut refluer,
séloigner de cette zone de fracture en laissant derrière soi un amas de maisons dynamitées, de
blocs de parpaings, de restes de cuisine ou de salle de bains lentement avalés par le sable. Peu à
peu, les murs constellés dimpacts laissent la place à des façades maculées de graffitis et de
peintures murales. Pas un mètre carré qui ne soit couvert de slogans politiques sur la « gloire des
Martyrs qui défendent notre dignité », de tableaux naïfs et lyriques, éclatant de couleur, vert ou
Jean-Paul Mari
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rouge, truffés darmes, de kalachnikovs, de grenades, de roquettes, de kamikazes qui se font sauter,
davions F 16 israéliens, doiseaux rapaces et dimmenses flaques de sang. Et partout encore,
obsédant, étalé comme les pages dun quotidien, des dizaines dimages de visages dhommes
jeunes ou plus âgés, en uniforme ou en civil, avec ou sans barbe, doux ou martiaux, ceux morts en
se jetant sur les habitants dune colonie voisine ou contre un barrage militaire. Encore quelques
pâtés de maisons et voici le centre dune ville de cent trente mille habitants, agglutinés sur une
poignée de kilomètres. Rafah est à Gaza ce que Gaza est à Tel-Aviv. Tel-Aviv est une métropole
daujourdhui, Gaza est une ville du tiers-monde, Rafah nest quun lacis de ruelles sales où un
adulte ne peut pas passer les bras écartés. Dans la rue principale, on croise des charrettes à âne,
des véhicules déglingués et des Mercedes volées. Au marché, des ombres poussent de lourds
brancards chargés de pastèques vertes entre les minarets des mosquées où flotte le drapeau noir du
Jihad islamique. Plus loin, des groupes tumultueux dhommes font la queue, un jerrican de plastique
à la main, autour du seul robinet deau potable du quartier. Les visages sont marqués, pales, tendus
par cette survie au quotidien. Ici, au moindre incident, la violence éclate, contre le voisin, lAutorité
Palestinienne, contre Israël. La rue est un miroir, bric à brac de la misère, de lentassement, de
lexaspération. En passant le check-point vers Gaza , on fait un bond en arrière dun siècle en
quelques dizaines de mètres. Puis de Gaza à Rafah, pourtant confiné dans le même espace
palestinien, on senfonce rapidement dans lobscurité dun musée du moyen âge. Sauf que ses
habitants, chômeurs accrochés à leurs paraboles et leurs écrans de télévision, passent leurs
journées à contempler un monde qui leur échappe, les éblouit, les nargue. Nabil fait pivoter son
fauteuil de PDG, en suivant les quatre points cardinaux : « A lOuest, je suis à un kilomètre de la
colonie qui nous barre laccès à la mer. Au Nord, je peux circuler jusquà Gaza, à condition de ne
pas être retardé ou coincé au check-point israélien dAbou Qoli. » Nouveau quart de tour, il tend le
bras : « A lEst, à quatre kilomètres, je bute sur la frontière avec Beer Sheva, en Israël. Et au sud, il y
a la « ligne rose » qui nous sépare de lEgypte depuis plus de vingt ans. » Nabil est un fils de grande
famille commerçante, il est jeune, mince, intelligent, énergique, fume des cigarettes américaines,
possède le dernier téléphone portable, un grand bureau au sommet dun immeuble et travaille sur
ordinateur. Et il enrage, si près de la frontière, à regarder de lautre côté, les toits des immeubles si
proche, interdits. Avant, Rafah était une ville en or, situé sur la route du commerce libre entre Al
Arish lEgyptienne et Gaza. En 1982, quand Israël sest retiré du Sinaï, la nouvelle frontière est
passée en plein milieu de la cité, coupant en deux la grand-rue Salah Eddine, séparant commerces,
maisons, familles. Rafah, ville-carrefour, sest transformée en banlieue perdue, sans issue. En 1987,
la première Intifada et son cortège de manifestations, de barrages et de bouclages ont continué à
étrangler la région. La deuxième Intifada a mis un terme au flot des ouvriers travaillant en Israël.
Depuis vingt-deux mois, Rafah agonise. Leau, lélectricité, lessence, la farine, les médicaments, le
bois, lacier, lélectronique ou la verroterie... tout vient dIsraël ou doit passer par son territoire. Nabil,
Pdg dune société-fantôme dimportation délectroménager, attends en vain son stock dappareils
bloqué dans les hangars dIsraël. Il perd de largent parce quil a acheté, payé et ne peut pas vendre,
que la chute du shekel aggrave son déficit et quil doit continuer à payer les frais de garde de sa
marchandise inutile. Voilà une des raisons qui a poussé le commerçant en machines à laver à se
transformer en.....fabricant de tunnels. Il ne lavouera jamais. Ici, le sujet est secret, frappé du tabou
de la sécurité. Tout Rafah le sait mais personne naime en parler. Les collaborateurs dIsraël sont
dabord des informateurs et un tunnel connu est un tunnel condamné, aussitôt détruit. Lentreprise
est longue, coûteuse et très risquée. Dabord, il faut sassocier avec une des familles qui possède
une maison au bord de la « ligne rose » et commencer à creuser verticalement dans une cave ou
une salle de bains, à labri des regards. Au début, les ouvriers ne trouvent que du sable mou puis,
vers deux ou trois mètres de profondeur, le sol calcaire devient plus dur. Les premiers tunnels,
profonds de cinq mètres, ont vite été abandonnés quand les pelleteuses de larmée israélienne ont
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commencé à faire de larges tranchées à mi-chemin, de lautre côté de la route Philadelphie. Alors,
on a creusé plus profond, dix, douze, dix-sept mètres avant de continuer à lhorizontale. « Si les
Israéliens descendent jusque là, nous creuserons plus bas, à moins vingt mètres » dit Nabil. Il faut
des échelles mobiles pour descendre dans le puits, du bois, des cordes, des sacs ou de petits
chariots reliés à un moteur pour évacuer les déblais de terre. On travaille nuit et jour, en équipes de
quatre à cinq personnes. En surface, lun surveille, lautre disperse la terre évacuée ; en sous-sol, on
creuse à la lampe de poche avec des bêches, des crochets, des pioches courtes en prenant soin
détayer les parties meubles avec du bois. En novembre dernier, trois membres de la même famille
ont été ensevelis dans leffondrement dun tunnel et il a fallu négocier avec les militaires israéliens
pour pouvoir aller dégager leurs corps au bulldozer. Plus le tunnel est profond, plus il est solide. On
peut alors sculpter une cavité en forme darche, haute de soixante-dix centimètres et large de
soixante, à peine suffisante pour laisser deux personnes se croiser, des hommes minces et solides,
capables de percer trois à cinq mètres par jour, pendant deux à trois mois, dans une chaleur humide,
asphyxiante, une atmosphère de catacombes. Pour respirer, pas de ventilateur ni dextracteur. Tous
les vingt mètres, à des endroits sûrs, repérés en surface, on plante dans la voûte des tubes dacier
que lon fait monter à la force dun cric de voiture. Le mineur amateur devient plongeur des
profondeurs, accroché à lair tiède de son tuyau, attentif au moindre bruit, à la moindre alerte.
Parfois, ce sont les pelleteuses de larmée israéliennes qui explorent le sol, à la recherche des
galeries ; parfois, les militaires creusent un trou profond et le bourrent de dynamite dont lexplosion
déclenche un séisme et aplatit le moindre espace creux en sous-sol. Une fois passé les lignes
israéliennes, les mineurs commencent à incurver doucement le tracé du tunnel vers le haut pour
aboutir en pente douce à labri dune dune, dun verger ou dans le jardin dune maison. Il faut des
complices égyptiens, les mêmes qui se chargeront des achats, du transport et de la livraison. Ici,
chaque famille a des parents de lautre côté et à lheure dite, quelquun soulève la trappe qui
recouvre lextrémité du tunnel, descend les marchandises vers les visiteurs qui repartent en rampant
dans lautre sens . Les cigarettes de contrebande, revendues quatre fois leur prix, les médicaments,
subventionnés en Egypte et hors de prix à Rafah, lor, autrefois de meilleure qualité, les appareils
électroniques, une télévision, les armes, les munitions des documents ou des hommes recherchés...
Tout a de la valeur. Il y a quelques mois, une patrouille israélienne a pris en chasse un véhicule à
lest de la frontière et ses occupants ont du abandonner six énormes sacs, au total 980 kilos de
marijuana. La guerre des tunnels dure depuis près de vingt-cinq ans, les Egyptiens ont dabord lutté
contre la contrebande puis lAutorité Palestinienne a détruit des dizaines de tunnels pour mettre fin à
la fraude fiscale. Aujourdhui, avec le bouclage des territoires, Israël a réussi à rendre hermétique la
barrière entourant la bande de Gaza, ses patrouilleurs sillonnent la mer à trois miles des côtes, le
ciel est parcouru dhélicoptères, de drones, de F16 et le nouvel aéroport palestinien, à peine achevé,
a été détruit... Ne reste que lantique voie souterraine, de plus en plus longue, de plus en plus
dangereuse. En surface, tout au long de la « ligne rose », il y a le lieutenant-colonel Yehuda et son
unité de réservistes parachutistes qui surveillent une sorte de ligne Maginot contemporaine. Les
abords de la route Philadelphie ont été nettoyés, creusés de fossés, de barbelés, de fortins, avec
escaliers intérieurs, murailles de sacs de sable, postes de tir numérotés, radars et mitrailleuses en
batterie. Du haut dune tour de vingt-cinq mètres, des hommes observent et notent le moindre
mouvement suspect à travers de puissants binoculaires. Dans un poste similaire, une cohorte de
techniciens et de militaires règlent la dernière arme livrée : une caméra infra-lumineuse, un écran
vidéo soigneusement gradué, angle, distance et hauteur, doté dun joy-stick et dune gachette rouge.
Le temps de choisir sur lécran un point précis au sommet dune butte, dappliquer le témoin
lumineux, de presser la gâchette et une rafale de mitrailleuse lourde, calibre 7.62, fait voler le sable
précisément à lendroit visé. Impossible de franchir la ligne avec ce mortel jeu vidéo. En sous-sol, les
explosifs et les pelleteuses font le reste. Le 15 mai dernier, larmée a découvert un tunnel de deux
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cents mètres de long à cinq mètres de profondeur, il était traversé par une ligne électrique et
téléphonique et aboutissait dans la douche dune maison. « Nous avons déjà détruit vingt-huit
tunnels et nous connaissons lexistence dune quinzaine dautres » affirme le lieutenant-colonel
parachutiste. Pour Yehuda, les tunnels ne servent quà passer des terroristes recherchés, des armes
lourdes et des munitions. Il est convaincu que larsenal saisi cet hiver sur le cargo « Karine A » en
Mer Rouge devait transiter par les chameaux des Bédouins du Sinaï jusquà la frontière de la ligne
Rose et les tunnels de Rafah pour alimenter les combattants palestiniens de la bande de Gaza.
Témoin ces furieux combats quotidiens autour du poste israélien de Termit, face à Tell El Sultan où,
chaque nuit, des coups de feu sont échangés de part et dautre. Depuis le début de lIntifada,
soixante-trois explosions ont touché la route Philadelphie et les alentours des postes de combat ont
reçu un bon millier de grenades dont vingt-cinq en une seule nuit. Il sagit de faire diversion,
doccuper les soldats de Termit la nuit pendant que le travail avance en profondeur, dans les tunnels.
En septembre dernier, à lextrémité dun long tunnel creusé pendant trois mois, une bombe a
explosé juste au-dessous dun poste militaire, blessant plusieurs soldats israéliens. Le 10 juillet
dernier, Hagaï Haïm, 25 ans, un capitaine à la recherche de lentrée dun tunnel a été abattu de deux
balles dans la tête par un sniper au moment où il descendait de son véhicule blindé. Guerre de
tunnels, guerre de tranchées, guérilla urbaine... dans les décombres du quartier du « Bloch 0 »,
Youcef Abu Jazar se préparer à déménager sa famille de dix personnes, comme chaque jour, un
peu avant le coucher du soleil. Le onze janvier dernier, vers deux heures du matin, il a perçu le bruit
dun hélicoptère au-dessus de sa maison. Puis un projecteur a éclairé la rue et il a entendu un grand
bruit de chenilles des chars et des bulldozers qui avançaient sur la ligne Rose. Aujourdhui, le
quartier est en ruines, la première ligne de maisons est détruite, les murs des autres sont constellés
dimpacts de balles et Youcef Abu Jazar sous-loue un magasin vide pour la nuit. Les Palestiniens
affirment que trois cents maisons ont été détruites le long de la ligne frontière ; larmée israélienne
reconnait avoir détruit quatre vingt-cinq constructions et Betsélem, une organisation israélienne, a
compté soixante maisons rasées et six-cent quatorze personnes sans abri. Ceux-là mêmes quon
peut voir, à labri dune toile de bâche, installés depuis six mois sur un trottoir du centre ville de
Rafah. Désormais, il faut creuser plus loin, plus longtemps, parfois sur plus de deux cents mètres
pour percer les lignes israéliennes. Et les experts militaires commencent à envisager de construire
des murs souterrains en béton pour barrer la route des tunnels. Jusquà quelle profondeur ? Nabil,
lancien Pdg en import-export a vu deux mois defforts réduits à néant quand larmée a dynamité la
maison où il faisait creuser son dernier tunnel. Il dit que plus rien ne passe mais quil essaiera
encore, jusquà ce quun jour, Rafah redevienne une ville de commerce, avec une frontière ouverte :
un pays en or. Pour lheure, chacun ne vit quen fonction de lautre, obsédé par lautre. Nabil le
Palestinien dun côté, Yehuda lofficier israélien de lautre. Lun creuse, fait des trous ; lautre les
découvre et les bouche. Impossible séparation.
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