Alicia M, une enfant blessée dans un corps de jeune fille

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Alicia M, une enfant blessée dans un corps de jeune fille
Alicia M, une enfant blessée dans un corps de jeune fille
INTRODUCTION
Alicia M est la deuxième enfant d’une fratrie de trois. Elle est âgée aujourd’hui de 18 ans, son frère aîné
de 20 ans et son petit frère de 12 ans. Nous avons rencontré Alicia pour une première AEMO, elle avait
alors 13 ans 1/2. Elle se présentait comme une jolie jeune fille faisant plus âgée que son âge (16/17 ans).
Ce décalage entre son apparence physique et son âge effectif nous a amené à intituler ce texte ainsi, en
faisant référence au statut de « l’enfant blessé dans le corps d’une jeune fille ».
L’histoire d’Alicia est en effet émaillée de mauvais traitements (physique et moral), de trahisons et de
plusieurs traumatismes jusqu’à l’agression sexuelle dont elle a été victime. Si ces évènements
traumatiques ne nous ont pas été nommés au même moment, les faits de maltraitances ont été révélés
en toute fin de mesure, au moment où Alicia allait devenir majeure.
1ère PARTIE : L’histoire d’une jeune fille et de sa famille
Alicia M n’a pas posé de difficultés particulières jusqu’au collège, puis dans le courant de son année de
6ème son comportement s’est dégradé (indocilité, provocations diverses, insolences, conflits physiques
au dedans comme au dehors de l’établissement, insultes envers des collégiens et leurs parents…). Alicia
n’arrivait plus à entrer dans les apprentissages malgré de bonnes capacités. Ces comportements ont
amené l’établissement scolaire, après diverses commissions internes, à envoyer une note d’informations
préoccupantes via l’assistante sociale, demandant ainsi une mesure de protection pour les enfants (Alicia
et son frère cadet). Depuis, la mesure éducative a été renouvelée par le magistrat chaque année jusqu’à
la majorité de la jeune fille. Le couple parental traversait alors une crise importante dont les enfants
n’étaient pas épargnés. A l’époque Monsieur M était souvent absent en semaine pour des raisons
professionnelles et Madame M travaillait en horaires décalés. Alicia a appris la vie adultérine de son père
en classe de 6ème. En effet, elle a pu évoquer la double vie de Monsieur M. et les conditions dans
lesquelles elle en a été informée Alicia a ressenti cela comme une véritable trahison envers elle mais
aussi envers toute la famille.
Elle disait alors en vouloir beaucoup à son père et ne plus lui adresser la parole. Elle dénonçait ses
absences, ses indisponibilités et également la différence de traitement que son père faisait entre ses
propres enfants et les enfants de sa maîtresse (sorties, cadeaux…). Elle le percevait comme autoritaire
régnant en maître sur la famille, « même absent il décide de tout » disait-elle, imposant ses quatre
volontés à chacun. Monsieur M est dépeint encore aujourd’hui comme un homme tyrannique qui est de
moins en moins souvent au domicile familial, mais qui est omniprésent tant il génère de crainte chez sa
femme et ses enfants. Il se montre impulsif et colérique. Ses propos peuvent être orduriers, vulgaires et
humiliants, n’épargnant personne.
Entre défiance et colère, Alicia ne parle plus à son père et adopte une stratégie d’évitement (se réfugiant
dans sa chambre quand il est présent). Elle dit ne pas lui pardonner et qu’elle attend ses 18 ans pour ne
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plus être sous son emprise. Elle entretenait une relation compliquée avec sa mère. Madame M
représentait pour sa fille à la fois une personne ressource qui lui apportait soutien et un exutoire à sa
colère. En effet, Madame M a subit la relation adultérine de son mari et ne renonçait pas à sauver son
couple. Elle subit encore la situation au point de ne pas pouvoir refuser ses faveurs à Monsieur quand ce
dernier l’exige lors de ses apparitions impromptues au domicile. Alicia ne supporte pas l’inertie de sa
mère et le fait qu’elle semble accepter cette situation. Elle ne comprend pas sa position, se montrant
pour le moins conciliante voire soumise. Selon elle, sa mère se résigne à être humilier.
La relation Mère/Fille est teintée d’ambivalence, entre relation de copinage et relation filiale, entre
protection mutuelle et agressivité. Face aux craintes inspirées par Monsieur M, la mère et la fille,
cachent des éléments concernant la vie d’Alicia (déscolarisation, portable de la jeune fille, sa relation
amoureuse). Alicia ne veut pas qu’il s’en prenne à sa mère et Madame craint les réactions impulsives de
son mari.
Deux ans plus tard, la situation de la famille n’a guère évolué. Un soir de semaine, Alicia accepte la
proposition d’un proche de la famille de la ramener chez elle après ses cours au Lycée. Sur le chemin,
l’homme s’est arrêté et l’a violée. Une plainte a été déposé, une enquête diligentée et le coupable a été
jugé et condamné. Alicia a été reconnue dans son statut de victime. A ce moment-là, son père et sa mère
l’ont accompagnée et soutenue.
Dans un premier temps, Alicia se disait forte et capable de surmonter l’épreuve, de faire face. Elle
semblait détachée et refusait d’envisager un soutien psychologique. Elle pouvait en parler avec sa mère
et une meilleure amie (d’une vingtaine d’année). Face à ce refus de tout suivi psychologique, il ne restait
qu’à maintenir cet espace de parole qu’offrait le suivi éducatif. Parler de tout et de rien, tenter d’initier
une démarche de prévention vis-à-vis d’un probable retour du refoulé. Il a fallu attendre la concordance
des discours de son entourage et d’autres professionnels pour proposer au bon moment la rencontre, au
moins une fois, avec une psychologue. Alicia accepte alors de voir la psychologue du service.
Après le viol, les difficultés déjà observées s’en trouvaient exacerbées : difficultés accrues avec les
professeurs hommes, bagarres (elle a été condamnée pour violence au pénal), absentéisme scolaire puis
déscolarisation, impossibilité de dormir la nuit, impossibilité de se projeter, demande d’exclusivité dans
la relation, relation aux garçons compliquées, jalousie envers ses frères etc… Elle a pu aussi évoquer un
sentiment de culpabilité vis-à-vis de son agresseur. Elle savait qu’il avait un enfant en bas âge et
culpabilisait d’envoyer le papa en prison.
Du coté des parents, la situation évolue lentement selon la temporalité de chacun. Madame M a initié
des démarches pour le divorce, elle concrétise un projet de déménagement afin d’accéder à un
logement personnel, peu à peu elle semblait s’affranchir de son mari qui, lui, tente de maintenir la
situation en l’état.
Alicia a pu exprimer au téléphone sa colère envers son père. Elle lui a dit ce qu’elle avait sur le cœur et le
ressentiment accumulé. Elle lui a enfin avoué ce qu’elle et sa mère lui dissimulaient. La virulence de son
propos a étonné sa mère car habituellement Alicia adoptait une attitude de fuite vis-à-vis de son père.
Selon Madame cela lui évoquait l’image « d’une petite fille en présence de Monsieur ».
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Peu de temps avant la fin de mesure, Alicia a dénoncé des mauvais traitements infligés par son père
envers elle et son frère aîné (violences physiques, insultes), chose dont elle n’avait jamais parlé
auparavant. Elle a pu nous en parler la veille de sa majorité, alors que les visites du père s’intensifiaient
au domicile de Madame M et que ce dernier devenait de plus en plus menaçant dans ses gestes et ses
propos. Il a, pour exemple détruit une cage à oiseau et tué un des oiseaux qu’il avait offert au plus jeune
de ses fils. Il a pu dire à sa femme : « je vais te pourrir la vie, achète toi une corde pour te pendre », le
tout agrémenté d’insultes à caractères sexuels.
2ème partie : Les blessures traumatiques
1) Trauma1 : le viol
Suite à son agression sexuelle, Alicia a manifesté un certain nombre de symptômes que l’on pourrait
regrouper sous l’entité de syndrome post-traumatique. En effet, elle présentait des crises d’angoisses
importantes. En journée elle pouvait avoir le sentiment de revivre le traumatisme en étant envahie par
les souvenirs de la scène de l’agression. La nuit, elle était victime soit d’insomnies, soit de cauchemars
récurrents.
Ces angoisses massives étaient accompagnées de douleurs somatiques (maux de ventre, difficultés
respiratoires) menant à plusieurs reprises jusqu’à l’hospitalisation. Pour se défendre de ses troubles, elle
limitait ses interactions, ne sortait plus seule dans la rue de peur de se faire agresser à tout moment. Ces
symptômes ont conduit à sa complète déscolarisation.
Alicia n’a pas parlé tout de suite de ces symptômes, elle les a livrés au fur et à mesure de nos rencontres.
Ce n’est que dans l’après coup, deux ans après, qu’elle a pu élaborer autour de cet évènement. Même si
elle décrivait encore des moments où elle était sidérée, paralysée par les images de cette scène
traumatique, elle semblait à ce moment-là prête à en dire quelque chose. Elle a pu nous expliquer
d’ailleurs comment ces images surgissaient sous forme de flash-back et étaient déclenchés à partir de
mots inducteurs. Il arrive parfois que la fixation traumatique soit liée à un élément anodin, signifiant ou
image, qui peut renforcer le caractère énigmatique du traumatisme. Par exemple, à chaque fois qu’Alicia
entendait « paye moi une clope », les images de la scène traumatique faisaient irruption. Il lui arrivait
également de revivre la scène autrement dans le rêve, des gens étaient présents mais n’intervenaient
pas pour la protéger.
Selon la définition du LAPLANCHE et PONTALIS, le trauma concerne « un évènement de la vie du sujet
qui se définit par son intensité, l’incapacité où se trouve le sujet d’y répondre adéquatement, le
bouleversement et les effets pathogènes durables qu’il provoque dans l’organisation psychique ». Il est
important de pointer qu’étymologiquement le trauma désigne une blessure avec effraction. Le trauma
renvoie en effet toujours à un au-delà, soit de la représentation, soit de la capacité du sujet à se
préserver d’un déséquilibre libidinal.
Alicia pouvait relire les comptes rendus des avocats et les dépositions plusieurs fois afin d’y retrouver les
traces d’une quelconque responsabilité de sa part. En effet, même si son père l’a accompagné pour le
dépôt de plainte, il a pu par la suite mettre en doute sa parole et lui renvoyer sa responsabilité.
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Rappelons que l’auteur des faits était de la famille de la maîtresse de Monsieur et se rendait
régulièrement au domicile familial. De plus, il s’est comporté pendant plusieurs jours « comme si de rien
n’était » entretenant des relations amicales avec l’ensemble de la famille.
2) Trauma 2 : La double vie du père
Dans le récit, lorsqu’Alicia parle de l’évènement traumatique, elle le relie spontanément à un autre
évènement comme s’ils étaient contigus dans le temps. Elle relie le viol et le moment où elle apprend la
double vie de son père dans une sorte de continuité temporelle comme si effectivement le temps entre
les deux ne s’était pas écoulé. En effet, si Alicia développe ses symptômes suite à l’agression sexuelle,
des difficultés existaient auparavant (absentéisme scolaire, caractère irascible, altercations physiques
avec ses pairs par exemple). Nous n’avions alors pas encore connaissance des maltraitances qu’elle avait
pu subir dès ses 12 ans. Aujourd’hui, la façon dont Alicia relate ces trois évènements traumatiques nous
donne l’impression que chacun fait parti d’un tout.
Alicia a appris la double vie de son père par la fille de la maîtresse (elle aussi une amie de la famille). Sur
le portable offert par Monsieur M. à l’occasion d’un anniversaire, la collégienne lui a montré une photo
où Alicia pouvait voir son père, sa maîtresse, et cette jeune fille avec sa sœur. (Alicia ne recevait alors pas
de cadeau de son père qui ne lui fêtait pas plus son anniversaire). Là aussi, une image a fait effraction,
remettant en question la représentation qu’elle avait d’elle-même et de sa famille. Elle a pu décrire un
temps de saisissement, comme un temps d’arrêt, de fixation corporelle, puis, d’un seul coup, un
déferlement de violence l’a amené à s’en prendre à la jeune fille. Confrontée à une image de sérénité
familiale, elle a vécu cela comme une véritable trahison de la part de son père. Sachant qu’elle a été
malmenée physiquement et moralement, quelle valeur pouvait-elle avoir en tant que personne ? En tant
que petite fille dans la relation à son père ? Nous pressentons là quelque chose de la mécanique
œdipienne. Car si Madame M se montre résignée face à la situation familiale, Alicia se sent trahie,
abandonnée, voir annihilée. Un amour déçu, désavoué.
Alicia se trouve ainsi dans une position de rivalité vis-à-vis de la maîtresse de son père et de ses filles.
Rivalité, avons-nous dit, mais rivalité à son désavantage : En effet nous pourrions dire pour elle : « Ou
suis-je sur cette photo ?, je n’y suis pas, je n’existe pas …».
3) Des blessures dans le corps et dans l’âme
Alicia M a donc été blessée dans sa chair à deux reprises, à l’occasion du viol et auparavant lors de
corrections démesurées de la part de son père. Elle nous a décrit de véritables « passages à tabac » dont
elle a été victime ainsi que son frère aîné (au point de ne pas aller en cours pour ne pas montrer ses
bleus en sport). Madame M, tentant d’apaiser chacun, n’a pas su protéger ses enfants par crainte nous
dira t-elle.
a) Des blessures dans le corps
Le viol a été un évènement qui lui a fait violence dans son corps. La violence d’être maintenu de force, la
sidération vécue, le jaillissement de la sexualité adulte alors qu’elle était à peine adolescente, a marqué
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Alicia M dans sa chair. De cette violence, on en retrouve la trace dans l’expression somatique de ses
symptômes (maux de ventre, crises d’angoisses et détresses respiratoires …). Alicia a même pu dire
qu’elle avait dû faire la morte pour que cela cesse. Encore une fois il s’agissait pour elle de disparaître.
Nous voyons à quel point, la violence subie excède ses capacités psychiques, à vouloir disparaître, à
s’extraire de la scène du viol ou de la présence de son père ou encore à convoquer la mort face au désir
de l’autre. Mais au-delà des blessures du corps, il y a aussi des blessures morales dans le sens où la vie
psychique en est ébranlée.
b) Des blessures de l’âme
Pour Alicia, il s’agissait bien là de sa place de petite fille dans la relation au père et à la mère sur fond de
fantasme œdipien. Monsieur M se montrait intrusif, il fouillait dans les affaires de sa fille, faisant
intrusion dans son intimité jusqu’à lui faire des remarques déplacées sur son corps, sa féminité et sa
sexualité. Il a pu la traiter de « salope et de pute » à de nombreuses reprises et dire que sa mère et elle
finiraient de toute manière sur le trottoir. L’absence de barrière générationnelle et l’absence de pudeur
questionne la position incestueuse de ce père. A ses 13 ans il pouvait lui offrir des chaussures à talons, «
les mêmes qu’à sa maîtresse », et du maquillage, tout en l’insultant lorsqu’elle en portait.
Une mère sous emprise ne protégeant pas ses enfants, un père dans la toute-puissance faisant effraction
dans l’intime, alimentent une mésestime de soi. Ce corps qu’on frappe, et qu’on violente sexuellement
nous renvoie à la position d’objet de la jeune fille (objet exutoire et objet de jouissance). Au cours des
traumas successifs nous pouvons repérer à quel point le sexuel fait irruption et effraction (par les actes
et par les mots). La répétition de cette position d’objet ira même jusqu’à se manifester dans ses relations
amoureuses (multipliant les rencontres avec les garçons) et jusqu’à sa façon de se donner à voir
(pouvant se montrer très séductrice, acceptant de poser pour un photographe amateur).
3ème PARTIE : La jeune fille entre trahison, éthique et honte
Dans le traumatisme, le sujet souffre de sa mémoire, de réminiscences dira Freud. Faute de pouvoir
oublier, il se rappelle sans cesse ce qui cause sa chute en tant que sujet. Si l’effroi traumatique réactive le
sentiment de détresse du sujet, il le confronte du coup à l’insoutenable solitude de l’être. Les souvenirs,
comme tentative de reconstruction, sont là pour lui rappeler le Réel intraitable auquel il a affaire tout en
tentant de l’habiller de mots. A partir d’une histoire qui peut se raconter, le sujet face au trauma se situe
toujours dans une tension, entre la nécessité de dire et l’exigence de se taire, entre le besoin d’être
entendu et la peur de ne pas être écouté.
Alicia M. nous interpelle sur différents points et notamment sur ce qui lui est véritablement traumatique :
l’agression sexuelle, le viol, par cet ami de la famille, la trahison familiale révélée par sa camarade de
collège ou les maltraitances du père ? Le collège d’ailleurs représente le lieu de la révélation et le point
de départ du trajet de l’agression, véhiculant, peut-être, son lot de honte. Alicia n’était pas au courant,
elle ne savait pas, alors, que tous savait mais lui cachait. De quoi s’agissait-il au juste ? D’un secret, d’une
trahison, d’une tragédie ? Au collège il s’agissait pour elle d’une autre, une autre fille, une autre femme,
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de la double vie de son père. Peut-être s’agissait-il d’un savoir sur « l’obscur » objet de désir, ou de
jouissance de l’Autre ? Le père de l’Œdipe logiquement orienté vers la mère, que la petite fille aime
tendrement, semble céder ici au père orienté vers une autre, et peut-être potentiellement vers toutes
les autres. Ce que l’Œdipe pouvait maintenir dans le fantasme d’une petite fille comme une motion
tendrement affective et une place qualitativement privilégiée, ce savoir là l’a pulvérisé pour le
transformer dans la réalité en une relation à un père hors limites, tout puissant, poussé par la sexualité
de son désir vers toutes les femmes et pourquoi pas aussi vers sa propre fille. Et si la trahison familiale
venait masquer la chute de l’interdit de l’inceste et révéler l’effroi traumatique de sa possible réalisation ?
A moins qu’elle ne révèle une autre image du fantasme, une autre fille qu’elle, un double, sa doublure
aimée par le père, rivale suprême puisque, presque comme elle mais n’étant pas la mère ? Cette autre
fille dans le miroir lui renverrait alors l’inconsistance de son image et de sa valeur d’objet agalmatique1,
précieux, dans le regard de son père.
La notion freudienne d’après-coup du trauma nous permet peut-être ici d’interroger la fonction de
l’agression sexuelle comme venant attester du sens du premier évènement et de sa portée traumatique.
Etre violée, se faire violer, par cet homme appartenant au cercle familial, l’a confronté non seulement à
un savoir sur la sexualité de l’adulte mais aussi à sa position de déchet (de pur objet de la jouissance)
dans le rapport à l’Autre. De cet acte ne peut surgir que l’effroi du sexe et de la mort. Comment peut-elle
alors se départir de cette révélation qui va fonder, enkyster son point d’existence. Que suis-je pour cet
homme pourrait se demander la jeune fille ? Pour celui qui me traite comme un pur objet de plaisir ?
Auprès de qui je ne trouve d’autres solutions pour survivre que de faire la morte ? « Si je ne bouge plus,
si je fais la morte, comme si de rien n’était, il va s’arrêter » dira t-elle. Pour se protéger de
l’anéantissement psychique, Alicia se clive de son corps et se donne en pâture à la puissance jouissante
de l’Autre. La lutte vivante ne faisant qu’attiser la volonté destructrice de cet homme, elle s’est retirée
d’elle-même. Cependant en se donnant pour morte, n’y aurait-elle pas laissé une partie d’elle ? Survivre
implique souvent la honte du survivant comme honte de survivre à l’autre, mais aussi à soi-même,
comme une faute éthique du sujet de ne pas y être resté totalement, de ne pas être morte vraiment. La
survie implique alors souvent une dette, un don majeur de soi, résultat d’un choix aliénant. Entre la
bourse ou la vie, la victime a choisi la vie mais au prix de quelque chose de fondamental, au prix d’y
laisser son propre désir. Escamotée d’une partie d’elle-même, la jeune fille se retrouve face à une vie
impossible, une vie privée d’avenir, une survie sans véritable vie. Ce savoir-là, sur la jouissance de l’Autre,
la conduirait alors à n’y voir que la vacuité de son existence, appendue à une puissance destructrice. « A
quoi bon désirer, continuer à vivre, puisque n’importe qui, n’importe quand peut surgir, me violer et me
tuer » dit-elle. Tragédie d’un savoir sur le sexe et la mort qui scelle sa destinée et l’a peut-être marquée
du sceau de l’indignité. Elle en subira d’ailleurs l’insulte, des insultes directement adressée à sa position
d’objet sexuel, des insultes effectivement venant de la famille de son agresseur lorsqu’elle les croisera
dans la rue, mais aussi des insultes de son père et de son frère qui portent tout particulièrement sur sa
1
Agalma : objet précieux du désir placé dans un écrin, auquel l’image échappe (Cf. le commentaire du
Banquet de Platon par Lacan).
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faute de jouissance (du genre « ça t’a plu »). Elle dit d’ailleurs que depuis, « il y a deux Alicia », « une
gentille et une méchante », la première « ressent » les choses et « pleure » alors que la deuxième « fait
l’indifférente », dorénavant elle se fout de tout, comme si rien n’était grave ». « Rien n’est grave
d’ailleurs ». Il lui aura fallu quelques temps, il lui aura fallu un autre type d’évènement, sa majorité, pour
peut-être réconcilier ces deux parties du moi et reconnaitre, faire reconnaitre, la gravité de ce qu’elle
avait subi.
De deux évènements, elle finit donc par en rapporter un 3ème, les scènes de maltraitance venant
inaugurer la mise en récit des souvenirs traumatiques. Le temps du sujet ne relève pas tout à fait du
temps historique, il a sa propre temporalité. Alicia nous montre qu’elle a affaire à une place logique que
l’on pourrait retrouver dans chaque évènement. De cette place-là, elle semble n’en vouloir plus. Dans sa
plainte ne tente-elle pas de restaurer son image, de colmater ses blessures ? Montrant à l’autre qui s’est
tue, à sa mère qui assistait aux coups sans rien dire ou aux personnages de son rêve qu’ils n’auraient pas
dû se taire ?
Conclusion
La honte est une sensation qui affecte le corps et en tant que telle elle nous concerne tous. Elle affecte le
corps comme corps vivant habité par le langage et comme corps mortel voué à disparaître. Pour Alicia la
honte concerne ici le regard jugeant qu’elle porte sur elle-même, honteuse d’accepter d’être ça, cet
objet de l’autre, maltraité et violenté, et « rien que ça » (cf David Bernard).
Face à la honte à survivre, la plainte peut parfois réparer dans l’après-coup la faute éthique du sujet de
s’être absenté de lui-même, le temps du trauma. Alicia a dû attendre sa majorité pour tout révéler, il lui
a fallu que ses 18 ans l’autorisent à dénoncer son père, affranchie de son autorité. Ce dépôt de plainte là,
en venant légitimer définitivement une place de victime, concerne cette fois la petite fille blessée en elle.
La faisant à nouveau advenir comme sujet de sa propre parole, le dépôt de plainte lui permettra peutêtre de se reconstruire une histoire où elle ne sera plus figée entre ces deux images d’elle-même,
enfermée dans cette dichotomie entre souffrance et indifférence. Alicia a pu se questionner sur ce
qu’elle serait devenue sans la mesure d’ailleurs elle « n’en aurait pas été fière ». En effet, comment
pourra t-elle reconquérir une image digne à ses yeux et aux yeux de l’Autre afin de retrouver le goût de
la vie et le plaisir de vivre ?
Jean-Marc LE PEILLET,
Educateur au SAE
Association Chanteclair
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